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Une abondante littérature et cinématographie est née des cendres du génocide rwandais de 1994. Les films Un dimanche à Kigali et J’ai serré la main du diable ont même été tournés au Rwanda[1]. Dans la foulée, le cinéaste français Alain Tasma y a promené une équipe en juin 2007 afin de reconstituer l’Opération Turquoise, une action militaire organisée par la France à la fin du génocide rwandais[2]. L’équipe s’est arrêtée à Butare, province très touchée par les massacres, y a recruté des figurants et y a effectué une reconstitution sur des lieux chargés d’histoire, alors que les locaux vaquaient à leur quotidien.

La vocation de destination-tournage du Rwanda force une réflexion sur la mémoire et la représentation. D’abord, les limites inhérentes au médium cinématographique : David MacDougall (1992) souligne que les « films which focus on memory do not of course record memory itself, but its referents, its secondary representations (in speech, for example) and its correlatives ». Michael Dorland (2007), dans son analyse des films qui dépeignent l’Holocauste et les génocides rwandais et cambodgien, interroge la fluidité des concepts d’ « Holocauste » et de « génocide » à travers le temps et les normes de représentation qui s’érigent dans l’industrie du cinéma. Nicolas Mirzoeff (2005) a étudié la représentation par l’image du trauma, mais dans les mémoriaux consacrés au génocide rwandais. Claudine Vidal a souligné les biais dans les représentations médiatiques et universitaires (1998a, 1998b) et l’instrumentalisation de la mémoire du génocide rwandais (2004), des études qui mettent l’emphase sur les limites des représentations.

Une réflexion complémentaire peut être posée non pas en termes de limites du genre à assurer une mémoire, mais bien quant aux perceptions de ces tournages chez les locaux. Nous nous intéressons aux intellectuels de Butare : au travers des discussions avec des étudiants et professeurs de l’Université nationale du Rwanda (UNR) et une présence sur les lieux du tournage d’Opération Turquoise, nous avons constaté que le regard d’étrangers suscite des anticipations quant au déséquilibre des représentations, notamment pour des raisons politiques. Ce regard des élites sur le tournage est également révélateur d’un rapport trouble avec l’expression et la relation avec la paysannerie.

Tourner en contexte de retenue

Ce matin de juin, le réalisateur met en scène l’évacuation d’un orphelinat pendant le génocide, évacuation controversée parce que assimilée à une entreprise de relations publiques française. De faux militaires français embarquent une cinquantaine d’enfants-figurants dans des camions. Des figurants adultes aux traits fins et au nez étroit jouent les tutsis, lesquels côtoient des hutus trapus, le nez très épaté. Ils ont été choisis parce que leurs traits grossissaient les stéréotypes courants, alors qu’en réalité l’ethnicité n’est pas affaire de physionomie mais bien de conscience identitaire[3]. Les enfants, tous nés après le génocide, rigolent alors qu’ils sont transportés dans les camions. Après six heures à répéter, le dîner est servi aux figurants. Les Blancs « muzungus » dans une salle, les Rwandais dans l’autre. Un buffet pour les Blancs, une boîte à lunch rationnée pour les Rwandais. « On ne peut pas leur donner accès au buffet, ils vont faire une montagne de leur assiette », explique une responsable du casting. « Nous avons consulté nos collaborateurs rwandais, et ce sont eux qui nous ont avertis ». Une séparation dérangeante : que représente un buffet sur le total d’un budget, pour un tournage qui déplace une montagne entre Kigali, Kibuye, Gikongoro et Butare?

Le tournage se déroule à Butare (moins de 100 000 habitants) qui compte plusieurs milliers de personnes détenues pour crimes de génocide[4]. D’abord préservée du génocide grâce à l’opposition d’un préfet local, elle a ensuite été marquée par les plus violentes exactions (HRW 1999). Treize ans plus tard, la ville gère « l’après » au quotidien. Chaque mercredi, pendant les gacaca (tribunaux populaires), les Butariens jugent en communauté les crimes de génocide, le tout sur fond de controverse. Émettant de sérieuses réserves sur l’impartialité de la justice rwandaise, Amnesty international (2007) déconseille l’extradition de suspects au Rwanda. Human Rights Watch (2008) dénonce les vices de procédures, les cas de corruption et les fausses accusations. Les autorités, agacées par ces critiques, rappellent l’ampleur de la tâche et dénoncent tant l’incapacité de la justice internationale de juger un grand nombre d’inculpés que l’ethnocentrisme des organisations internationales[5]. Le Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement rebelle issu de la diaspora rwandaise de l’Ouganda qui a combattu le gouvernement entre 1990 et 1994, est actuellement au pouvoir, avec à sa tête l’actuel président, Paul Kagamé. À l’automne 2006, un juge d’instruction français, Jean-Louis Bruguière, a émis un mandat d’arrêt international contre des membres de l’entourage présidentiel, les accusant d’avoir abattu l’avion présidentiel de son prédécesseur, Habyarimana, prélude au génocide[6]. La diplomatie française a été sommée par les autorités rwandaises de quitter le pays, puis son rôle passé d’Opérateur Turquoise a été scruté à la loupe et dénoncé, les journaux locaux pro-gouvernementaux publiant régulièrement à la Une des attaques contre la France, l’accusant de complicité directe de génocide.

C’est dire que le regard sur le passé offert par l’équipe Tasma s’est inscrit dans un contexte politique qui ne sera pas rapporté. Les efforts actuels de mémoire au Rwanda (commémorations du génocide, musées du génocide, matériel scolaire) sont chapeautés par une classe politique qui était partie prenante de la guerre de 1990-1994, guerre dont le génocide a été la partie visible aux yeux du monde. Vidal (2004) constate qu’à chaque commémoration depuis 1994, « le pouvoir a instrumentalisé la représentation du génocide en fonction des conflits du moment et produit une histoire officielle qui donnait un prolongement idéologique aux rapports de force dans lesquels les autorités étaient engagées sur le moment »[7]. La liberté de presse est très restreinte, les références à l’ethnicité passibles de peines d’emprisonnement[8]. L’entrée sur le territoire rwandais avec une caméra à la main est soigneusement encadrée[9]. Les locaux connaissent ces balises, pour les expérimenter au quotidien. Alors que tous ont la liberté de disserter du Rwanda lorsqu’ils se trouvent à l’extérieur du pays, les locaux, eux, ne peuvent suivre la vague.

Le discours actuel des autorités rwandaises est axé sur la culpabilité des acteurs étrangers. Les relations coloniales sont pointées du doigt comme le facteur décisif de l’ethnicisation du pays, prélude au génocide. Les images des colons belges dans les années 1930, mesurant les largeurs du nez et les proportions du corps en vue de l’établissement de cartes d’identité ethniques, sont parmi les premières vignettes sur le site mémoriel de Gisozy (Kigali). L’apathie des puissances mondiales, les faillites de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR), l’appui militaire de la France au régime hutu d’Habyarimana, les références à une « françafrique » qui serait avide de conserver son empreinte coloniale, sont autant de leitmotivs véhiculés par les médias pro-gouvernementaux[10]. Éclipsée la réflexion en profondeur sur les responsabilités locales, l’économie de la guerre, le rôle des ressources naturelles dans la région des Grands Lacs, la pauvreté endémique et la dimension transnationale de l’ethnocide, notamment décrite chez Appadurai (2006). Dans une société aussi divisée de l’intérieur, cette insistance sur le facteur externe rappelle le rôle de ciment que le patriotisme de guerre peut insuffler au pouvoir politique.

Regards d’intellectuels

Nous avons discuté du tournage d’Opération Turquoise avec un groupe de 11 étudiants universitaires[11]. Voici ce qu’ils en ont dit : les cinéastes de passage ont déjà leur script en main et ne profitent pas de leur séjour pour complémenter leur histoire ; la présence de faux militaires peut causer des traumatismes dans la population ; les autorités ont autorisé le tournage parce que « elles savent que c’est un film qui va donner la réalité de ce que la France a fait dans le génocide ». Au fil de l’entrevue, les étudiants ont insisté sur le manque d’information des étrangers et sur l’ignorance présumée de la dite « population ». Parmi les commentaires entendus chez d’autres intellectuels de Butare : 1) « Les gens ne font pas la différence entre une fiction et un documentaire » ; 2) « J’ai entendu des paysans parler du film. Quand ils ont su que des Français venaient tourner ici, ils ne comprenaient plus. Ils pensaient que c’étaient les mêmes militaires français qui revenaient jouer leur scène! » ; 3) « Ça peut re-chauffer les esprits! » Que révèle cette référence appuyée à l’ignorance des Autres (étrangers, comme locaux) sinon un renvoi à ses propres incompréhensions et sa propre incapacité à parler? Qui, de toutes les sources, sont les plus à même de renseigner les personnes moins instruites, les non-initiés et les absents, sur la situation réelle du pays? En explorant la question, au cours de l’entrevue collective avec les étudiants, nous avons décelé un malaise. Nous avons alors demandé aux étudiants ce qu’ils aimeraient écrire, s’ils étaient journalistes.

Étudiant A. –  Moi j’aimerais écrire un article sur la liberté d’expression dans le pays.
Chercheur. –  Est-ce que vous pourriez le faire?
Étudiant A. –  Bon, c’est ça le problème… c’est ça le problème…
(rire collectif)
Étudiant A (rire). – Je n’ai pas dit que c’est parce qu’il n’y en a pas! Mais… c’est un sujet qui me préoccupe.

Pendant l’entrevue, les étudiants se toisaient les uns les autres, mesuraient leurs propos, abordaient par la bande certaines préoccupations. Les femmes se sont assises à l’autre bout de la pièce ; ceux qui se sont placés aux côtés de la chercheure étaient les plus calmes, les plus pondérés, ils maîtrisaient le groupe. Dans un contexte de retenue, qui a ses racines dans la culture politique du pays et un certain rapport à l’autorité (Karege 2004), il est extrêmement difficile de recueillir des informations et de décoder les dynamiques de groupe sans au préalable un contact prolongé et une acceptation de ses propres limites[12]. Un contact qui révèle également le grand décalage qui subsiste entre les Rwandais de la diaspora venus au pays après le génocide et ceux, souvent plus invisibles, qui étaient présents pendant le génocide et qui sont qualifiés de « soaps » (savons) dans le langage populaire, en référence à l’insaisissable. La présence – éphémère – d’équipes de tournage étrangères rappelle combien le déséquilibre est grand entre ceux qui peuvent parler, même ne sachant pas, et ceux qui gardent le silence. Un silence qu’il est même difficile de définir, tant subsiste un silence sur le silence. Pudeur? Perception de l’ignorance de l’Autre? Appui aux autorités? Peur?

Dans certaines élites rôde le spectre des exactions de masse. Des intellectuels nous ont exprimé leur volonté de taire des problèmes, notamment de discrimination envers les Hutus, afin de préserver l’ordre et la sécurité nationale. Ce faisant, ils exprimaient la crainte d’être perçus suivant l’équation « élite = tutsie = pro-Kagamé ». Au travers cette crainte se profilait cette perception-miroir : « paysannerie = hutu = génocidaire ». Une lecture trop simpliste qui ne tient pas compte des familles mixtes, des hommes et des femmes, toutes origines confondues, qui ne souhaitent que la fin des violences. Mais parce que l’Histoire officielle a ignoré les milieux populaires pour ne recueillir que les témoignages des élites (Vansina 2001 ; DeLame 2002), la paysannerie demeure encore aujourd’hui un mystère dont on ne sait s’il faut l’aborder de plein fouet ou l’occulter[13]. « Qui sait ce qu’il y a dans la tête des gens? ». « Si on aborde des questions de discrimination contre les Hutus, les gens vont se révolter ». Il se trouve, dans le Rwanda de 2007, des intellectuels qui n’osent pas critiquer le gouvernement, de crainte de l’ébranler et de réveiller les « masses »[14].

« Ce qui me dérange, c’est de savoir : peut-on représenter un génocide? Je crois que ce n’est pas possible », a soulevé un professeur de l’UNR. Au reste, ces représentations foisonnent, les plus populaires reposant sur une communication pragmatique que Debray (2000 : 15) oppose à la transmission qui assure le lien intergénérationnel. Alors que les travaux scientifiques empêchent « le confort des visions idéologiques simples de déployer leur écran sécurisant, le public aime à retrouver les figures et les auteurs connus. Les travaux plus pointus sur le Rwanda restent donc peu diffusés et méconnus » (Lame 2002 : 137). Or des pièges guettent les observateurs pressés de raconter le génocide : le découpage temporel anhistorique, le suremploi du paradigme ethnique (faisant fi de l’assujettissement de l’ethnicité aux ambitions personnelles des chefs de guerre) et l’instrumentalisation de la production artistique à des fins politiques (propagande)[15].

En 2007, alors que les autorités rwandaises insistaient sur l’action ou l’inaction (selon les cas) des gouvernements étrangers face au génocide de 1994, ce sont encore des étrangers seuls ou des Rwandais de la diaspora qui en offraient des représentations. Comme si l’histoire rwandaise était à la fois écrite et déterminée par les autres. Lors des entrevues accompagnant la sortie des films, les réalisateurs mentionneront la présence d’une équipe de psychologues – rwandais – sur les lieux du tournage. « Le film permet d’être à l’écoute, de laisser parler les émotions », évoquera-t-on, sans questionner la valeur de l’argument psychologique et son possible assujettissement au politique. Comme cette insistance sur les témoignages, lors des commémorations officielles du génocide, les autorités n’étant pourtant pas sans savoir que l’étalage des sentiments dans la sphère publique rompt avec ce qui est socialement désirable (Bagilishya 1992). Si, pendant ce temps, certains acceptent un salaire de 10 $ pour jouer les figurants d’un jour, ce n’est pas par désir de « se confier » à des inconnus. C’est parce que pour un employé de maison, cela représente parfois trois semaines de salaire[16]. Finalement, cet appel aux « topiques du malheur », pour reprendre l’expression de Fassin (2004), occulte une question clef : « Qui ne parle pas? ».