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Introduction[1]

Il suffit de passer quelque temps à Saint-Pétersbourg pour s’apercevoir que le phénomène de la densification urbaine constitue un des enjeux fondamentaux du quotidien de la ville au cours des dernières années. Il a pris une telle ampleur qu’il ne se passe pas une journée sans que les médias consacrent un article à ce sujet[2]. En 2006, on dénombrait pour la seule agglomération de Saint-Pétersbourg environ 300 lieux faisant l’objet d’un litige. Les conflits touchent différents types d’espaces : parcs, petites places, cours intérieures ou parcelles vacantes de terrain entre deux immeubles. Dans de nombreux cas, la menace sur ces espaces a une incidence directe sur les conditions de vie de milliers de gens.

À Saint-Pétersbourg, comme dans plusieurs grandes villes, l’individu doit constamment veiller à protéger son territoire, aussi petit soit-il. Que ce soit dans les épiceries ou les transports en commun, la vigilance est de mise : il se trouvera toujours quelqu’un pour se faufiler devant l’individu distrait. Depuis quelques années, les Pétersbourgeois doivent toutefois redoubler d’attention alors qu’ils voient les espaces qui les entourent menacés de disparition par un projet de construction fleurant trop souvent la corruption et l’illégalité. Devant l’ampleur de ce phénomène, les citoyens s’organisent : une mobilisation prend forme peu à peu. Les réactions des opposants à cette densification urbaine sont d’autant plus intéressantes qu’elles mettent en lumière plusieurs malaises qui affligent la société russe contemporaine. Le terme utilisé en russe pour la désigner est ouplotnitelnaïa zastroïka, qui se traduit littéralement par construction compactante[3]. L’expression rappelle la politique de « redistribution révolutionnaire du logement », instaurée par Lénine en 1917 afin de faire face à la crise du logement et de redistribuer l’espace locatif occupé par les mieux nantis aux prolétaires. Alors qu’au début du XXe siècle on procédait à une compression de l’espace intérieur, on assiste maintenant, avec le phénomène de densification de la construction, à une compression de l’espace extérieur.

La chute du régime communiste a amené des bouleversements politiques importants et fait naître un réel espoir de démocratie au sein de la population. Dans les années 1990, la fédération russe s’est dotée d’une série de lois dans le but de mettre en place un système démocratique qui assurerait aux citoyens le respect de leurs droits fondamentaux. L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000 a cependant été marquée par le retour en force d’un système autocratique qui a eu des conséquences importantes sur les affaires municipales et a fait s’évanouir bien des espoirs[4]. Le recul de la démocratie n’a toutefois pas empêché la ville de Saint-Pétersbourg d’adopter, en 2004, deux lois visant à protéger ses citoyens : une loi sur la participation des citoyens au processus décisionnel dans le domaine de la construction urbaine et une loi sur la protection des espaces verts. Mais force est de constater que les infractions à ces lois sont devenues monnaie courante. Les conflits qui ont éclaté ces dernières années à Saint-Pétersbourg résultent en grande partie du fait que l’obtention des permis de construction se fait souvent sans tenir compte des procédures officielles et des lois en vigueur. Ne dit-on pas en Russie que les lois n’existent que pour être transgressées?

Le présent article porte ainsi sur plusieurs réactions de citoyens de SaintPétersbourg face à la densification urbaine. Je m’attarderai principalement sur deux cas, qui illustrent de façon éloquente les dynamiques sociospatiales à l’oeuvre dans la redéfinition de l’espace public[5]. Le premier cas concerne un parc municipal au statut juridique clairement défini, et le second un espace au statut imprécis enchâssé entre plusieurs immeubles à logements. Sur le plan théorique, j’ai choisi de me positionner du côté de l’approche critique du lieu (Harvey 1996, Low 1996), qui prend en considération les processus sociaux à l’oeuvre dans la production du lieu. Mon objectif est de montrer comment la lutte que mènent les Pétersbourgeois est révélatrice de plusieurs enjeux sociaux qui traversent la société russe postsoviétique.

Méthodologie

Les données utilisées ici ont été recueillies lors d’un séjour de terrain de cinq mois effectué à Saint-Pétersbourg entre février et juillet 2006. La méthode de recherche consistait à faire de l’observation participante, à consulter les diverses sources d’information (journaux, sites Internet, articles scientifiques, séminaires) sur le phénomène de densification urbaine. Durant ces cinq mois, j’ai assisté à des rassemblements de citoyens et à des événements publics, discuté avec des gens impliqués dans la lutte contre cette densification urbaine et visité des lieux menacés. Je suis aussi entrée en contact avec quelques-unes des principales organisations offrant du soutien aux citoyens aux prises avec ce problème. J’ai consulté Internet, qui recèle une grande quantité de sites sur la densification urbaine (comités de résidents, organisations offrant du soutien aux citoyens, etc.)[6].

Pour une ethnographie de l’espace postsoviétique : Remarques sur l’espace public

Les études consacrées à l’espace public en sciences sociales portent principalement sur la situation qui prévaut dans les villes occidentales, dont le développement est étroitement lié au capitalisme[7]. Bien qu’il soit possible d’effectuer certains parallèles entre l’espace public postsoviétique et occidental, il convient de tenir compte des particularités inhérentes aux villes russes de l’ère postsoviétique – héritage d’un parcours historique unique et fort différent de celui des villes d’Occident.

Deux décrets, adoptés en 1918, ont eu des conséquences importantes sur l’espace urbain : le décret sur l’abolition de la propriété privée et celui sur la nationalisation de la terre[8]. Sous le régime communiste, l’État était donc, sauf exception, l’unique propriétaire des terrains et immeubles[9]. À l’époque, l’immense majorité des immeubles à logements appartenant à l’État, c’est donc lui qui veillait à la distribution des appartements en fonction de listes de priorités. Dans les années 1960, l’État a permis à des groupes d’individus de construire des immeubles en utilisant leurs propres économies, autorisant ainsi une forme de propriété non étatique : les coopératives d’habitation[10]. Les permis étant octroyés au compte-goutte, ce type de propriété n’a jamais représenté un pourcentage important du parc locatif. Dans le cas des coopératives, les résidents étaient donc propriétaires de l’immeuble. Le statut de la terre était cependant plus problématique. L’État mettait une parcelle de terrain à la disposition des résidents afin qu’ils puissent construire dessus. On peut alors parler d’une forme de location à long terme de la terre.

Cette situation de quasi-monopole de la propriété allait perdurer jusqu’en 1991, année où la privatisation du logement a de nouveau été autorisée. Depuis, les appartements situés dans un immeuble de propriété municipale peuvent être privatisés, mais l’immeuble même ainsi que les aires communes (paliers et greniers) demeurent la propriété de la municipalité. Les coopératives n’ont pour ainsi dire pas été touchées par la nouvelle loi, puisque les résidents en étaient déjà propriétaires.

Aujourd’hui, l’incertitude concernant la propriété des terrains constitue la cause de la majorité des conflits reliés à la densification urbaine. En effet, les promoteurs immobiliers et l’administration municipale se servent de l’ambiguïté légale entourant le statut des terrains pour se les approprier et y construire des immeubles. La logique capitaliste fait rage. Dans le cas du parc des Aviateurs, qui sera examiné ici, il n’y a pas d’ambigüité sur la propriété du terrain convoité : il appartient à la municipalité de Saint-Pétersbourg. Le fait qu’il s’agisse d’un parc « officiellement » reconnu et inclus comme tel dans le plan d’urbanisme de la ville a permis aux citoyens d’obtenir un premier sursis. Très souvent, toutefois, la densification urbaine touche des espaces sans statut officiel, ce qui rend leur défense plus ardue. C’est ce que nous verrons dans le deuxième cas exposé dans cet article.

Un des enjeux reliés à la densification urbaine concerne justement le plan d’urbanisme de la ville. Ce plan fait office de registre qui témoigne du morcellement du territoire. Il détermine le statut des terrains. Ainsi, un terrain qui ne figure pas dans le plan est considéré comme « inexistant », sans statut légal précis, ce qui le rend vulnérable et accessible aux promoteurs immobiliers. L’adoption en 2006 du nouveau plan d’urbanisme a fait l’objet d’une controverse importante, notamment de la part des opposants à la densification urbaine. Ces derniers souhaitaient l’inclusion du plus grand nombre possible de terrains dans le plan, afin de faciliter leur protection, le cas échéant.

Une approche critique de l’espace public

Depuis les années 1970, le débat sur le lieu a été marqué, en sciences sociales, par une approche critique le définissant comme un espace socialement construit. Ce courant de pensée met en lumière le fait que :

Le lieu ne possède pas de significations naturelles et flagrantes ; ce sont des individus qui ont plus de pouvoir que d’autres pour définir ce qui est approprié et ce qui ne l’est pas qui créent ces significations.

Creswell 2004 : 27[11].

Cette approche a fortement été influencée par les travaux du géographe David Harvey, un des premiers à s’être intéressé aux processus sociaux à l’oeuvre dans la construction du lieu (Harvey 1996 : 294). Ces processus sont marqués, selon lui, par des tensions qui révèlent les inégalités sociales présentes dans une société. Dans une telle perspective, le lieu constitue en quelque sorte une arène où se jouent les conflits sociaux et où s’expriment les relations de pouvoir. Les conflits surviennent généralement à la suite de décisions visant à transformer un lieu, sur le plan matériel ou symbolique[12].

Cette manière d’aborder le lieu a certes contribué à introduire l’aspect politique dans l’analyse des questions reliées à l’espace public, mais elle n’ignore pas pour autant les dimensions culturelles, symboliques et historiques qui forgent le lieu :

Les lieux sont construits et ressentis comme des artéfacts matériels et écologiques et des réseaux complexes de relations sociales. […] Ils sont une cible intense d’activité discursive, remplie de sens symboliques et représentationnels et sont un produit caractéristique du pouvoir économique social et politique institutionnalisé.

Harvey 1996 : 316[13]

De plus, Harvey affirme que le fait qu’un lieu devienne vulnérable contraint les citoyens à se questionner sur la nature de ce lieu : « Nous nous soucions du sens du lieu en général et de notre lieu en particulier lorsque la sécurité d’un lieu donné est compromise »[14] (Harvey 1996 : 297). Nous verrons à quel point cette affirmation peut s’appliquer directement aux cas que nous avons étudiés à Saint-Pétersbourg.

Plusieurs anthropologues se sont inspirés de cette approche pour élaborer une réflexion sur l’espace public (Low 1996 et 2000, Rodman 1992). L’étude des conflits joue ici aussi un rôle central, car elle permet de mieux comprendre comment les groupes négocient les valeurs culturelles et les représentations qu’ils ont de ces valeurs (Low 1996 : 876). Dans un souci de redonner une voix aux communautés étudiées, les anthropologues ont introduit l’élément ethnographique dans leur approche :

Plutôt que de servir à démontrer nos concepts, [les lieux] devraient être perçus, à des degrés divers, comme des produits socialement construits en fonction des intérêts des autres (matériels et conceptuels) et comme mémoires de leurs expériences.

Rodman 1992 : 644[15]

Cette volonté d’intégrer le discours local a été reprise plus tard par Setha M. Low, pour qui l’approche ethnographique constitue un des meilleurs outils pour analyser les enjeux reliés à l’espace (Low 1996 : 863). Cette démarche est porteuse dans le cas de la lutte contre la densification urbaine à Saint-Pétersbourg, car elle permet d’attirer l’attention sur la signification que les différents acteurs accordent aux espaces publics. Ainsi, les confrontations entre les différentes valeurs nous renseignent sur les enjeux plus globaux qui traversent la société.

Je présenterai ci-dessous deux cas de lutte contre la densification urbaine, du point de vue de deux résidentes, chacune impliquée dans le comité d’initiative formé pour organiser la lutte des résidents concernés. Ces comités sont composés de quelques résidents, mais il est fréquent qu’ils soient conseillés par des organisations militantes ou de défense de droits. Je me suis intéressée particulièrement au récit de ces deux femmes, à leurs motivations pour mener ce combat et aux moyens d’action mis en oeuvre par les résidents pour défendre leurs espaces. La réflexion présentée ici repose en grande partie sur ces deux récits, mais émane également d’autres récits recueillis lors de mon terrain[16].

Le parc des Aviateurs

Le parc des Aviateurs est situé dans un des quartiers sud de Saint-Pétersbourg, quartier qui comporte en outre un des parcs les plus importants de la ville, le parc de la Victoire. Contrairement à ce dernier, qui est de juridiction fédérale, le parc des Aviateurs est de juridiction municipale. Il est donc géré entièrement par l’administration de la ville. C’est en 1966 que sa construction a commencé. Il doit son nom au fait qu’il a été construit sur le site d’un ancien aérodrome. Sa superficie est de 35,2 hectares. Il comprend un étang et une série d’allées sinueuses bordées de différentes essences d’arbres. À l’origine, le parc des Aviateurs avait pour fonction de constituer une « zone de protection sanitaire »[17]. Selon un des membres du comité d’initiatives chargé de veiller à la sauvegarde du parc, le fait qu’il soit sous juridiction municipale explique le manque de ressources consacrées à son entretien[18]. Non seulement il est le parent pauvre du grand parc voisin, mais il est aussi plus vulnérable aux griffes de promoteurs. En effet, des promoteurs ont tenté à deux reprises de s’approprier une parcelle du parc pour y construire des terrains de tennis à vocation commerciale.

En 2001, un promoteur avait élaboré un projet de vingt courts de tennis. Pour ce faire, 336 arbres et arbustes en bordure du parc devaient être coupés. Ayant appris qu’on s’apprêtait à défigurer leur parc, les résidents ont vite réagi et formé une association pour sa défense. J’ai rencontré Loubov Andreevna[19], un des principaux membres du comité d’initiatives, qui m’a raconté l’histoire de leur combat. Elle habite un des immeubles à logement situés à proximité du parc. « On a commencé à écrire, à se réunir. Et on a réussi, à cette époque, ?en 2001? à sauver le parc. Nous sommes allés voir Poutine à Moscou, on a envoyé des lettres ». Ne reculant devant rien, les citoyens ont manifesté et même bloqué une rue pour protester contre la construction des terrains de tennis dans leur parc. Selon Loubov Andreevna, plusieurs facteurs ont, à l’époque, joué en faveur du groupe pour la sauvegarde du parc, dont la participation des médias, qui appuyaient les citoyens dans leur lutte. De plus, certaines organisations de défense des droits des citoyens, comme Greenpeace, étaient venues en aide au groupe de citoyens. Mais le facteur déterminant, selon Loubov Andreevna, c’est qu’à l’époque, le pouvoir local avait su être à l’écoute de ses citoyens. Le chef de l’administration locale s’était prononcé clairement contre la construction des terrains de tennis.

Voilà, ils nous ont entendu et ont pu nous aider. Le chef ?de l’administration? – malheureusement il n’a pas été en poste longtemps – il a tout de suite parlé, il est allé sur place, il est allé dans le parc avec les promoteurs et a dit : il n’y aura pas de courts ?de tennis? ici.

Andreevna, Comité d’initiatives, 7 juin 2006[20]

Pour Loubov Andreevna, c’est grâce au pouvoir municipal au niveau du quartier, le plus proche du peuple, qu’ils ont pu sauver le parc.

Si une période d’accalmie a suivi, l’aventure du parc des Aviateurs n’était pas terminée. En 2005, le même promoteur est revenu à la charge, visant cette fois-ci la partie centrale du parc. Loubov Andreevna a appris par hasard, en écoutant la radio, que le parc était à nouveau menacé. Le groupe d’initiatives pour la sauvegarde du parc a donc repris du service. Cette fois-ci, la lutte s’est avérée plus ardue. Quelques jours après avoir appris la nouvelle, Loubov Andreevna s’est rendue avec d’autres résidents aux bureaux du chef de l’administration du quartier. Munis des lettres émises par l’administration trois ans auparavant, les résidents ont démontré que les autorités s’étaient engagées à ce qu’il n’y ait pas de construction et à ce que le parc demeure entièrement à usage public. Devant leurs arguments, le nouveau chef de l’administration leur aurait répondu qu’ils pouvaient protester tant qu’ils voulaient et former des comités, mais que tout était décidé en haut, par les hautes autorités de la ville. Le groupe de résidents a de nouveau réuni des lettres de protestation et organisé une conférence de presse, mais celle-ci n’a pas connu le même succès qu’en 2001. Les journalistes ne se sont pas montrés aussi intéressés à leur cause qu’à l’époque ; tout cela sans compter qu’il leur fallait composer avec un pouvoir local favorable à la construction des courts de tennis. De plus, des audiences publiques ont eu lieu et les promoteurs y sont arrivés bien préparés, avec en mains les autorisations requises ainsi que les documents d’arpentage[21]. Le projet d’arpentage présenté prévoyait l’utilisation de quatre hectares pour construire les terrains de tennis. Des 150 personnes qui s’étaient déplacées pour l’occasion, la moitié a voté contre le projet. En conséquence, le promoteur a été obligé d’élaborer un autre plan, avec pour objectif de réduire la surface à construire de 35 %. Lorsque j’ai rencontré Loubov Andreevna en juin 2006, les résidents attendaient le nouveau plan depuis plus de quatre mois.

L’argument principal brandi par les opposants à la construction des courts de tennis est le fait que ce parc a été conçu comme zone de protection sanitaire (sanitarnaïa zachtchitnaïa zona). Le quartier Moskovski, où est situé le parc des Aviateurs, est en effet considéré comme l’un des plus pollués de la ville. Selon Loubov Andreevna, c’est dans ce quartier que l’on trouve le plus fort taux de cancer de la ville, ce qui s’expliquerait par la présence d’une centrale thermale au mazout, du chemin de fer, et par la circulation automobile[22]. Le parc des Aviateurs, grâce à la grande quantité d’arbres matures qu’on y trouve, permet d’absorber le bruit et les gaz et ainsi de freiner la détérioration de la qualité de l’air du quartier.

Nous allons démontrer qu’il s’agit d’une zone de protection sanitaire. […] L’été, la centrale émet de la fumée. Les gens ici sont malades. […] [Le pouvoir] se moque du fait qu’on soit en train d’étouffer.

Les autorités affirment pourtant que « tout est selon les normes ». Les opposants aimeraient bien obtenir une expertise externe sur les conditions environnementales dans le quartier, mais les coûts pour ce genre d’expertise sont trop élevés pour être assumés par les citoyens.

L’accès au parc est un autre enjeu important. La privatisation d’une partie substantielle de son territoire n’est pas vue d’un bon oeil. Loubov Andreevna y voit une atteinte aux droits des résidents :

Nous considérons que ce territoire est, selon notre législation, à usage public, et l’utiliser à des fins commerciales c’est tout simplement illégal. Nous allons maintenant faire valoir en cour que c’est un territoire à usage public, où les gens peuvent aller pratiquer un sport gratuitement.

La préoccupation des résidents pour la sauvegarde de l’aspect public et gratuit du parc n’est pas surprenante, surtout lorsque l’on prend en considération que l’accessibilité aux espaces verts était un pilier de la politique soviétique en matière d’urbanisme[23]. Loubov Andreevna appartient justement à cette génération qui a grandi à l’époque de la construction des grands parcs soviétiques, dont les parcs de la Culture et du Repos constituent un exemple remarquable[24].

En principe, les espaces verts de Saint-Pétersbourg sont protégés par la Loi sur la protection des espaces verts. Mais étant donné que toute la terre appartient à la ville, cette dernière en dispose à sa guise, puisque c’est elle qui émet les permis de construction. Face à cette situation, les citoyens protestent et font appel à des organismes : la DGI (Dvijenie grajdanskikh initsiativ – le mouvement d’initiatives citoyennes), un groupe militant qui veille à la défense des droits des citoyens ; EKOM, le centre d’expertise des naturalistes ; ou encore Greenpeace[25]. La DGI prête main forte à beaucoup de groupes, en partageant son expérience de mobilisation citoyenne et en favorisant l’échange entre des groupes aux prises avec ce genre de situations. Le centre d’expertise EKOM offre une aide précieuse et détaillée sur la procédure à suivre lorsque des citoyens soupçonnent que leur environnement est menacé par la densification urbaine. Ce centre peut aussi accorder un soutien juridique, lorsque les citoyens souhaitent intenter des recours légaux. Si des ressources existent, il est évident que ces organisations peinent à répondre aux demandes de plus en plus nombreuses des citoyens.

Pour Loubov Andreevna, les enjeux autour de la construction dans le parc sont reliés avant tout à des considérations financières. « Pour eux, tout ça, c’est de l’argent, mais pour nous, il n’y a rien ». Elle s’insurge contre le fait que les promoteurs et l’administration veulent construire des terrains de tennis commerciaux en utilisant les infrastructures existantes (installations électriques, communications, etc.), sans pour autant rénover les maisons avoisinantes, ces vieilles khrouchtchevki[26] dont on dit qu’elles tombent en ruines, et pour lesquelles ces infrastructures ont justement été construites. Cet argument revient très souvent dans le discours des opposants à la densification urbaine. Que des gens profitent des infrastructures qui ont été prévues pour des habitations construites de façon temporaire il y a trente ou quarante ans et que personne ne pense à rénover attise la colère des résidents. Par contre, lorsqu’il est question d’utiliser ces infrastructures de manière à en retirer un profit, on se bouscule… :

Nous comprenons très bien qu’on se joue de nous. Pourquoi? Parce que construire ici des maisons, l’infrastructure est là, c’est-à-dire qu’ils vont utiliser nos systèmes de communication, i.e. le chauffage, l’électricité. ?…? ils veulent tout ça gratis, ils veulent se rattacher à nos infrastructures gratuitement et construire des terrains commerciaux, […] du fric (babki), de l’argent, du fric, comme ils disent…

Pour Loubov Andreevna, le dessein des autorités et des promoteurs est clair : construire, au coût le plus bas possible, un complexe commercial et ce, afin de maximiser les profits. Tout cela se fait au détriment de l’intérêt public, sans tenir compte ni de la volonté des citoyens, ni des conséquences pour l’environnement.

Une importante proportion des habitants de ces maisons est formée de gens à la retraite. Ils habitent le coin depuis de nombreuses années, parfois même depuis la construction de ces maisons. Plusieurs d’entre eux se remémorent l’époque où ils ont participé, lorsqu’ils étaient étudiants, à la plantation des arbres des parcs du quartier[27]. Pour étoffer son argumentation, le groupe pour la sauvegarde du parc va même jusqu’à utiliser la popularité du président Vladimir Poutine, qui y aurait lui-même planté des arbres alors qu’il était étudiant à l’université. Au fil des années, les résidents ont appris à aimer ces lieux qui les entourent. Mais dans leur discours pointe un attachement au passé et à des valeurs qui n’ont plus la cote dans la Russie actuelle. Sans verser nécessairement dans la nostalgie, ils expriment un mécontentement immense face à la direction que semble prendre l’ensemble de la société postsoviétique. Comme si en perdant une partie de leur parc, les habitants perdaient une parcelle de leur passé. Loubov Andreevna n’hésite pas à dire que les jeunes de sa génération étaient plus consciencieux, davantage attachés à la nature, ce qui n’est pas le cas, selon elle, de la majorité des jeunes aujourd’hui, qui voient d’un oeil favorable l’apparition des courts de tennis.

Nous considérons qu’il ne faut pas toucher aux espaces publics. On m’a dit : Voilà, votre génération disparaîtra. Et bien voilà, quand nous disparaîtrons, il ne vous restera plus de verdure, plus rien.

Malgré tous les obstacles et le fait qu’on leur ait dit que les décisions étaient prises en haut lieu, le groupe entend bien continuer à résister.

Les lilas de Mademoiselle Étincelle

Devant la fenêtre de chez Mademoiselle Étincelle fleurissent lilas et rosiers sauvages. En face de la maison se trouve un terrain à la verdure luxuriante où les gens se promènent et jouent avec les enfants. Difficile de croire que l’on se trouve dans un de ces quartiers de l’ère soviétique qui ont si mauvaise réputation, avec leur alignement d’immeubles de béton tous identiques. Les arbres et arbustes qui y poussent ont été plantés au fil des années par les résidents, soucieux de créer une oasis de verdure autour de leurs maisons. « Bientôt, on va perdre tout ça », me dit Mlle Étincelle d’une voix éteinte. Depuis quatre ans, ce terrain de plus de 7 000 mètres carrés, enclavé entre quatre immeubles et situé à plusieurs centaines de mètres de la rue la plus proche, est convoité par des promoteurs immobiliers. C’est la deuxième fois que les résidents sont confrontés à ce genre de situation. En 2001, ils avaient réussi à stopper la construction d’un immeuble de sept étages dans leur cour. Mais, dans ce cas-ci, la partie n’était pas gagnée non plus. Depuis 2005, une autre compagnie projette de construire un autre immeuble, cette fois de dix-sept étages, comprenant des magasins, un stationnement souterrain et des appartements. Le terrain convoité est situé dans un quartier sud de la ville. Les immeubles, qui datent des années 1960, comportent en moyenne cinq étages. Construites rapidement pour remédier à la crise du logement qui perdurait[28], ces maisons ont mauvaise réputation auprès de la population. La piètre qualité des constructions n’a pas empêché Mlle Étincelle d’échanger, en 1983 et au prix de grands efforts, son grand appartement situé au centre-ville contre un petit trois-pièces dans ce quartier excentré, mais dont le prestige repose justement sur la profusion de verdure qu’on y trouve. Mlle Étincelle s’y est installée avec sa mère et y vit maintenant avec son mari. Selon ses dires, ce sont avant tout les espaces verts du quartier qui l’ont attirée.

Carte 1

Le quartier de Mlle Étincelle.

Le quartier de Mlle Étincelle.

L’espace menacé est en vert. Les quatre maisons qui l’entourent ont une hauteur de cinq et neuf étages

(source : EKOM).

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J’ai rencontré Mlle Étincelle à un rassemblement organisé par le comité d’initiatives pour informer les résidents sur la situation et planifier la défense du terrain. Une centaine de personnes de tous les âges s’étaient déplacées. Des gens, dont j’ai appris par la suite qu’ils étaient membres du comité d’initiatives, ont pris la parole pour exposer la situation. Mlle Étincelle était du nombre. Certaines personnes portaient des pancartes où l’on pouvait lire : « Pouvoir – écoute-nous » ou encore « Ne détruisez pas nos espaces verts ». Outre les conséquences potentielles de la construction de l’immeuble (dégradation de l’environnement et des immeubles voisins), les principaux thèmes qui ont nourri la discussion concernaient les stratégies à adopter et l’importance pour les résidents d’unir leurs forces pour empêcher le projet.

Mlle Étincelle est dans la soixantaine. Aujourd’hui à la retraite, elle n’en demeure pas moins très active et continue de travailler de la maison. Elle est membre du comité d’initiatives, mis sur pied par les résidents en 2005 pour lutter contre la construction du complexe qu’un promoteur souhaite ériger sous sa fenêtre (le « monstre », comme elle l’appelle). Le comité, formé de résidents, a pris en charge la lutte, diffusant de l’information, organisant diverses activités et faisant la liaison avec les instances administratives et les organisations de défense des droits des citoyens. C’est ainsi que le groupe a fait appel aux principaux organismes impliqués dans la lutte contre la densification urbaine à Saint-Pétersbourg et obtenu les services d’un avocat qui représente leur cause en cour[29].

Les opposants à la construction ont multiplié les efforts pour faire entendre leur voix, se présentant aux audiences publiques, et faisant parvenir des centaines de lettres exprimant leur opposition aux différentes instances de la ville, à la gouverneure de Saint-Pétersbourg et même au président de la Fédération, Vladimir Poutine. À quelques reprises ils ont pu obtenir une couverture médiatique à la télévision et dans les journaux locaux. Ils ont tenu des rassemblements et fait du piquetage. Leurs revendications étaient claires : révoquer l’autorisation émise par la ville de construire une tour dans leur cour.

Les arguments invoqués par les résidents concernent tous la diminution de la qualité de vie. Ils adoptent le discours environnemental pour faire valoir leur point de vue, arguant que la coupe d’arbres entraînerait une détérioration de la qualité de l’air. Qui plus est, l’arrivée de nouveaux commerces et de milliers de nouveaux résidents dans le périmètre générerait une augmentation significative de la circulation automobile, provoquant donc une augmentation de gaz carbonique et du bruit. « Tout est perdu. Il nous faudra dorénavant traverser une barrière et obtenir un laissez-passer pour nous rendre à l’épicerie, vous imaginez? », me dit Mlle Étincelle. De fait, comme ce fut le cas pour d’autres projets du genre, la construction du complexe pourrait conduire à une privatisation du territoire, limitant ainsi l’accès à la population avoisinante. Cette dernière serait contrainte soit de contourner le terrain, soit de négocier un droit de passage.

Pour les résidents, on s’attaque à un espace qu’ils ont toujours considéré comme étant le leur, un espace qu’ils ont investi au fil des années. De fait, trois des quatre maisons entourant le petit parc sont des coopératives, construites grâce aux économies de ceux qui y habitent. Parmi les résidents, on trouve beaucoup de retraités qui ont travaillé toute leur vie à « bâtir le socialisme » et contribué à reconstruire le pays après la guerre. De tous les groupes sociaux, ce sont certainement les retraités qui ont le plus souffert du changement de régime et de la crise financière de 1998[30]. Cette attaque à leur petite oasis de verdure, ils la perçoivent comme une tentative de les priver de la seule chose qui leur reste, soit une retraite paisible. Ils se voient dans l’obligation d’utiliser leurs dernières forces pour se battre. Et pour Mlle Étincelle, il est hors de question de déménager. Mlle Étincelle n’a jamais perdu sa combativité, elle qui a connu les années d’ouverture du début du règne de Khrouchtchev, alors que, dit-elle, on pouvait exprimer son opinion et défoncer des portes[31]. Dans son discours, on perçoit nettement le sentiment d’injustice et la déception face à la société actuelle. Il est vrai que dans la Russie postsoviétique, jeunesse et productivité ont la cote. Les retraités sont peu valorisés et leurs droits souvent bafoués. Pour Mlle Étincelle, les riches se moquent du fait que des gens perdent leurs espaces verts :

Ils achètent des propriétés quelque part comme à Nice (il y a beaucoup de Russes là-bas, vous savez?). Ils vont finir leurs jours là-bas et donc se balancent des vieux qui n’ont pas d’autre choix que de rester en Russie.

Mademoiselle Étincelle, Comité d’initiatives, juin 2006

Après s’être adressés sans succès aux diverses instances dirigeantes, les résidents ont compris, comme dans le cas du parc des Aviateurs, que le seul espoir qu’il leur restait était d’aller devant les tribunaux[32]. Lorsque j’ai rencontré Mlle Étincelle, le comité d’initiatives préparait une action civile contre la municipalité de Saint-Pétersbourg. L’argument utilisé par les résidents était que les promoteurs enfreignaient les lois de la Fédération russe et n’avaient présenté aucun projet d’arpentage[33]. Depuis, les choses semblent avoir évolué, puisque l’assemblée législative de Saint-Pétersbourg a adopté en première lecture un projet de loi visant à faire l’inventaire des terrains « sans statut » à inclure dans le plan d’urbanisme de la ville. Le quadrilatère en face de la maison de Mlle Étincelle y figure. La lutte semble porter fruit, du moins pour le moment, mais le dossier est loin d’être clos.

La densification urbaine : Une atteinte à la qualité de vie et aux espaces verts

Les cas présentés ici révèlent la complexité des relations qui entrent en jeu dans la construction des espaces publics à Saint-Pétersbourg ainsi que les tensions qui découlent de la redéfinition de ces espaces. Dans les deux situations, les réactions des résidents se ressemblent. La crainte de voir sa qualité de vie diminuée est un argument central du discours. On argue que la qualité de l’air serait menacée par la coupe d’arbres matures. À l’époque soviétique, les autorités insistaient sur l’importance de doter les grandes villes d’espaces verts accessibles à tous. La réaction de nombreux Pétersbourgeois face à la diminution de ces espaces n’est donc pas surprenante. Beaucoup de gens craignent que la construction ne soit en fait que la pointe de l’iceberg et qu’ensuite, on s’empare des parcs à grande échelle. On a peur de perdre tout contrôle sur son environnement immédiat, sur les espaces publics. Avant, l’espace était là – immuable, accessible. Et tout à coup, il est devenu un objet de convoitise de la part de promoteurs immobiliers, d’investisseurs et même d’escrocs. Si l’on regarde de plus près les chiffres, cette crainte est justifiée. Tous les six mois Saint-Pétersbourg perdrait environ vingt places publiques. Dans le seul quartier Moskovski, situé au sud du centre-ville, la moyenne d’espaces verts par habitant est passée de 17,7 à 14 mètres carrés entre 2001 et 2006, ce qui équivaut à une perte de 150 hectares d’espaces verts (Rosbalt 2006).

Comme l’illustre le cas de la cour de Mlle Étincelle, les résidents seront confrontés, au-delà de la perte d’espaces verts, à une augmentation importante de la pollution sous toutes ses formes : accroissement significatif du bruit, de la circulation automobile, sans compter la perte de luminosité dans les logements, déjà si exigus. Dans la majorité des conflits, on dénonce aussi le fait que les promoteurs choisissent leurs terrains à proximité de zones résidentielles dans le but d’utiliser les infrastructures (gaz, électricité, eau, communications) existantes. On craint que ces installations, trop souvent vétustes, ne supportent pas une augmentation drastique de la population. Généralement, ni la municipalité ni les promoteurs ne prévoient dans leurs plans de procéder à la rénovation des installations environnantes, attisant ainsi l’inquiétude du voisinage.

Clivage social et méfiance envers les autorités

Dans les deux cas présentés ici, le discours des opposants à la densification urbaine fait ressortir le clivage qui s’installe de plus en plus entre le peuple et ses dirigeants. Les groupes qui s’affrontent se composent de multiples acteurs, ajoutant à la complexité de la situation. Le discours des résidents laisse transparaître une rhétorique du « eux » versus « nous », illustrant les confrontations entre différents groupes sociaux pour le contrôle des espaces publics. À la base de ce « nous » se trouvent les résidents. Ceux-ci reçoivent l’appui de différentes organisations ou individus, comme par exemple, des organismes de défense des droits des citoyens, des centres d’expertise environnementale, des députés et des partis politiques. Du côté des partisans de la densification urbaine, que les résidents nomment « eux », on trouve essentiellement les pouvoirs locaux (fonctionnaires de l’administration et les élus locaux) et les promoteurs immobiliers.

Si le début des années 1990 a vu naître un espoir de démocratie, c’est plutôt le cynisme à l’égard de la classe dirigeante qui caractérise aujourd’hui l’attitude des citoyens. La déception envers le nouveau système et l’absence de confiance envers les institutions publiques sont claires. Cette déception est particulièrement évidente dans les récits de Mlle Étincelle et de Loubov Andreevna. Selon la première, des fonctionnaires seraient même allés jusqu’à falsifier des lettres de citoyens pour donner l’impression que ces derniers étaient en accord avec la construction. On déplore la mauvaise volonté des fonctionnaires, qui, loin de défendre les intérêts des citoyens, appuient les promoteurs immobiliers. Les deux cas exposés ici montrent à quel point les citoyens ne se sentent pas écoutés par leurs élus, et encore moins par les fonctionnaires qui les représentent. Ils se sentent floués et protestent contre le fait que leurs intérêts ne sont pas pris en compte. L’absence de volonté politique est identifiée comme un problème majeur. On dénonce aussi le manque de vision des pouvoirs en place et la montée de l’individualisme. Pour les opposants, les projets de densification urbaine n’ont pas pour objectif de régler des problèmes urbains, mais plutôt d’en créer. De fait, en quoi la construction d’une tour de 17 étages dans un territoire enclavé contribuerait-elle à la revitalisation d’un quartier? Quels avantages en tireraient les résidents actuels? Mlle Étincelle considère que l’obtention d’un permis de construction sur un terrain de grande valeur est un privilège. Pour obtenir ce privilège, un investisseur devrait s’engager à investir à long terme dans la communauté, en restaurant par exemple des immeubles historiques. Malheureusement, ce n’est pas encore ce qui se produit et ce n’est pas la corruption qui sévit aujourd’hui en Russie qui aidera à régler les choses.

De mémoire et d’accessibilité aux espaces publics

En voyant leur environnement menacé, les résidents prennent conscience de leur attachement aux lieux qui les entourent. Ainsi s’amorce une réflexion sur le sens qu’ils attribuent à ces lieux qui, auparavant, étaient en quelque sorte pris pour acquis. Une reconfiguration de la mémoire des lieux s’opère. Les habitants se remémorent leur parcours de vie ; comment ils ont choisi ce quartier ; et surtout, comment ils l’ont habité et investi au fil des années. Dans une lettre envoyée à l’administration, le groupe de résidents dont Mlle Étincelle fait partie affirme que ce sont eux qui, depuis 35 ans, se sont affairés à embellir ce terrain, en y plantant des dizaines de variétés d’arbres et arbustes. Ce quartier, peut-on lire dans cette lettre, a été construit non pas avec les deniers de l’État, mais avec les petits moyens de ses habitants, à hauteur de 80 %.

La conscience du lieu est un phénomène nouveau en Russie, fruit de l’avènement de la propriété privée qui a suivi la chute du communisme[34]. La menace qui pèse sur l’intégrité de lieux autrefois considérés comme appartenant à l’ensemble de la communauté n’est pas étrangère à cette prise de conscience[35]. Les gens que j’ai interrogés s’inquiètent de voir des lieux autrefois accessibles à tous les citoyens transformés en espaces privés à accès restreint. Dans leur discours, ils comparent immanquablement l’époque soviétique à aujourd’hui. Si l’espace urbain soviétique est perçu comme un espace ouvert à tous les citoyens, dans l’ère postsoviétique, il est de plus en plus vu comme un espace cloisonné, se reconfigurant au profit de la classe dirigeante et des nouveaux riches.

En fait, on assiste actuellement à une transformation radicale de la notion d’accessibilité : autrefois, l’État décidait unilatéralement de l’accessibilité des lieux, alors qu’aujourd’hui, des intérêts privés ont aussi ce privilège. Ainsi, la privatisation a créé un lot de nouveaux espaces fermés ; l’accès à plusieurs espaces publics reste tributaire du statut social ou de la fortune de celui qui souhaite y pénétrer. Non seulement les règles du jeu ne sont-elles plus les mêmes qu’à l’époque soviétique, mais elles se transforment constamment, ce qui rend leur compréhension difficile pour le citoyen.

Conclusion

Selon le géographe David Harvey, « c’est à nous que revient la construction de nos lieux futurs. Mais nous ne pouvons les construire sans inscrire, de multiples façons, nos luttes dans l’espace, le lieu et l’environnement »[36] (Harvey 1996 : 326). La lutte contre la densification urbaine à Saint-Pétersbourg témoigne justement de cette volonté des citoyens d’imprimer leur marque sur les lieux qui les entourent et de participer activement à la redéfinition de l’espace public à Saint-Pétersbourg. Elle révèle de plus que les processus à l’oeuvre dans la construction sociale de l’espace public sont souvent de nature conflictuelle.

La mobilisation des citoyens contre la densification urbaine constitue une réaction au changement de statut des espaces publics à Saint-Pétersbourg et à leur vulnérabilité. Elle démontre la volonté des citoyens de préserver leur qualité de vie, mais elle atteste aussi de leur désir d’agir pour dénoncer les inégalités sociales présentes dans la société postsoviétique. Ainsi, le discours des citoyens exprime plusieurs insatisfactions à l’égard de la dynamique sociale dans la Russie actuelle : le fossé grandissant entre ceux qui s’approprient les richesses et le reste de la population, la confrontation entre générations, la perte des repères quant au fonctionnement de cette « nouvelle » société et la déception face à un pouvoir de moins en moins à l’écoute des besoins des citoyens. Le manque de mécanismes qui puissent faire contrepoids au pouvoir en place accroît le mécontentement de la population. Les organisations non gouvernementales de défense des droits sont certes de plus en plus présentes à Saint-Pétersbourg et c’est en partie grâce à elles si des progrès ont eu lieu ces dernières années. Mais il reste beaucoup de chemin à parcourir. Pour plusieurs observateurs, la mobilisation contre la densification urbaine constitue le ferment d’une société civile. De fait, elle représente la plus importante cause de ralliement au sein de la population de Saint-Pétersbourg depuis de nombreuses années. Reste à voir quelle ampleur prendra cette mobilisation, et si elle ira jusqu’à se propager à d’autres sphères de la société, ce qui n’est pas encore le cas[37].