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Ce n’est que dans l’imagination des hommes que toute vérité trouve une réelle et indéniable existence.

Conrad 1987 : 887

Impossible d’échapper à Kurtz et au cri de désespoir qu’il lance au moment de mourir : « L’horreur ! L’horreur ! ». Ces mots qui semblent imprégnés d’un mélange de détresse et de fascination comptent parmi les plus célèbres de l’histoire coloniale occidentale ; sans doute comptent-ils aussi parmi les plus mal compris. Impossible d’oublier la scène hallucinante, au bout des jumelles du capitaine Marlow, de ces têtes séchant « sur des pieux en face des fenêtres de M. Kurtz » (Conrad 1993 : 217)[1]. « Des têtes de rebelles », raconta à Marlow le fidèle disciple de Kurtz, un jeune Russe qui avait trouvé refuge à la station des Stanley Falls. Quant au capitaine qui observait ces têtes depuis le pont de son steamer, il leur trouvait plutôt « un air bien soumis au bout de leur bâton » (p. 218). Elles ont l’air de sourire, se dit-il, « d’un sourire perpétuel, au rêve hilare et sans fin de l’éternel sommeil » (p. 215-216).

Joseph Conrad[2] (1857-1924) n’avait que 32 ans quand il séjourna, de juin à décembre 1890, dans l’État indépendant du Congo (1885-1908). Le spectacle de l’extrême cruauté de Kurtz rendu fou par la quête compulsive de l’ivoire, le parfait gâchis d’une entreprise commerciale prédatrice camouflée sous le masque d’un projet de civilisation, la mise au jour de l’odieux mensonge d’une propagande humanitaire prétendant affranchir les Africains de l’esclavagisme arabe sont autant de découvertes qui ont altéré, à jamais, la vision que Conrad s’est faite de l’homme, de la civilisation occidentale et des liens que raison et sauvagerie entretenaient entre elles dans le Congo de Léopold II[3].

Si Kurtz lui-même, artiste à l’intelligence sensible et homme au haut idéal moral à son arrivée en Afrique, en est venu à être dévoré par les sinistres contradictions de l’ordre colonial léopoldien, comment Conrad, écrivain sceptique et exilé angoissé, pouvait-il échapper au pessimisme radical vis-à-vis de l’humain ? « Isolée dans la sauvagerie, [l’âme de Kurtz], écrit Conrad, s’était absorbée dans la contemplation de soi-même, et par Dieu ! Je vous dis, elle était devenue folle » (p. 237). Kurtz succomba à la sauvagerie qui le pénétra d’autant plus « qu’il était creux à l’intérieur » (p. 216), et cela lui arriva, d’après le jeune Russe, parce qu’il « souffrait trop » et qu’il détestait les choses africaines tout en ne pouvant pas « s’en détacher » (p. 213). Avant le Congo, « J’étais un parfait animal », a écrit Conrad dans ses Souvenirs personnels (1987) ; après, je voyais « tout en noir » (Conrad 1955 : 17)[4].

Au coeur des ténèbres (Conrad 1993 [1902]) raconte l’aventure du capitaine Marlow, le « démon chuchotant » à l’oreille de Conrad ce qu’a été sa rencontre avec Kurtz, héros personnifiant les sombres dérives de l’homme basculant dans la sauvagerie. À travers Marlow racontant le sauvetage raté de Kurtz, Conrad lui-même se libère des images noires qui l’ont habité, pendant huit ans, depuis son face-à-face de 1890 avec le monde en folie du Congo, jusqu’à la mise par écrit de son hallucinant séjour congolais[5]. Dans ce roman philosophique, Conrad s’interroge sur le processus de déchéance des hommes blancs transplantés dans les tropiques ; il le fait en explorant la déstructuration progressive des forces morales des civilisateurs et l’effondrement de leur psychisme. Ces Pèlerins  Conrad les nomme ainsi parce qu’ils se croient investis d’une grandiose mission civilisatrice  ratent leur rencontre avec une Afrique qu’ils se représentent sur le seul mode de la primitivité, de l’anthropophagie et de la sauvagerie. « L’odeur de boue, de la boue des premiers âges » (Conrad 1993 [1902] : 234) gangrène leurs zones d’incertitude et fait lever le brouillard en eux, jusqu’à leur enlisement dans ce pourrissoir.

Scènes du Congo en 1890

Le Congo de Conrad commence, en réalité, à Bruxelles. À la fin de 1889, au retour d’un voyage en Malaisie, Conrad se retrouve sans travail. Sans doute espère-t-il obtenir un poste de capitaine auprès de la Société anonyme belge pour le commerce du Haut-Congo (SAB) lorsqu’il se rend à Bruxelles, en février 1890. Il ne peut mieux tomber : la SAB vient d’apprendre « qu’un de ses capitaines avait été tué au cours d’une échauffourée avec les indigènes » (p. 96). Loin de le bouleverser, la nouvelle du meurtre du capitaine Fresleven incite Conrad à accepter le poste qu’on lui offre. Il est de retour à Bruxelles pour signer un contrat de trois ans stipulant qu’il doit piloter un des steamers de la compagnie sur le fleuve Congo[6].

Dans Au coeur des ténèbres, Conrad compare Bruxelles à « un sépulcre blanchi » (p. 98) la mort étant évoquée à travers ces deux femmes tricotant, devant le bureau du Directeur de la SAB, « leur laine noire comme pour en faire un chaud linceul » (p. 101). De tous les engagés pour le Congo qu’elles scrutèrent, ajoute Conrad, « moins de la moitié, il s’en faut » revirent ces « gardiennes de l’Hadès » (p. 102). La visite au docteur, obligatoire pour les nouveaux engagés, renforce sa conviction qu’il court au désastre : le médecin lui mesure la tête, l’interroge sur l’existence ou non de problèmes psychiatriques dans sa famille et l’assomme de conseils : « Avant tout, sous les tropiques il faut conserver son calme… Du calme, du calme. Adieu ! » (p. 104). Le docteur l’avertit aussi que des changements se produisent souvent dans la tête des engagés vivant au Congo, un lugubre pronostic que Conrad n’était pas prêt d’oublier.

Embarqué à Bordeaux en mai 1890 sur un navire français, Marlow assiste, depuis l’océan, à « la joyeuse danse du Commerce et de la Mort » s’entrelaçant, écrit-il, « dans une immobile et terreuse atmosphère de catacombe surchauffée » (p. 110). Au bout d’un mois de navigation, on le dépose à Matadi. En attendant qu’une caravane ne parte pour la station de Léopoldville, à quelque 350 kilomètres, Marlow observe les travaux de construction du chemin de fer qui viennent de démarrer[7]. Les travailleurs du rail sont surveillés, note Marlow, par des hommes à « l’air déprimé » qui tiennent « un fusil par le milieu », des « spécimens améliorés » chargés de faire régner l’ordre, des Africains « régénérés » qui sont « le produit des forces nouvelles à l’oeuvre » (p. 114).

Au haut d’une colline, Marlow croise six Africains qui passent à moins d’un pas de lui « sans un coup d’oeil, avec cette totale, cette mortelle indifférence du sauvage malheureux » (p. 114), tous reliés par « un collier de fer autour du cou » et « une chaîne » (p. 114) dont les maillons se balancent avec un tintement rythmé. Un véritable mouroir s’offre soudain à sa vue :

Des formes noires, parmi les arbres, étaient accroupies, gisantes ou assisses, appuyées contre les troncs, collées à la terre, […] dans toutes les postures de la douleur, de l’accablement, du désespoir.

Conrad 1993 [1902] : 116

« L’oeuvre se poursuivait. L’oeuvre ! » (p. 116), écrit un Conrad triste et ironique face à ces hommes mourant pour que l’oeuvre de la civilisation avance. Des ombres noires jonchent le sol dans la contorsion « ainsi qu’on en voit dans certains tableaux de massacre ou de peste » (p. 118)[8].

Près du poste de la SAB de Matadi, Marlow tomba sur « un homme blanc d’une élégance apprêtée si inattendue » qu’il le prit pour une vision. « J’échangeai une poignée de main avec ce miracle et j’appris qu’il était le chef comptable de la Compagnie » (p. 118-119). Dans l’indifférence, ce comptable inscrivait scrupuleusement dans ses livres les quantités « de produits manufacturés, cotons de pacotille, verroteries et fil de laiton » destinés à être échangés dans « les profondeurs des ténèbres » (p. 120) et les arrivages d’ivoire envoyés par les agents de la Compagnie.

La caravane de soixante porteurs dont Marlow fit partie arriva, après 35 jours de marche, à la station de Léopoldville sur le Stanley Pool, là où le fleuve Congo est à nouveau navigable. Les entrées dans son Congo Diary (Conrad 1926) sont bouleversantes : le 4 juillet, « J’ai vu un autre cadavre sur le sentier dans une attitude de pause méditative » (p. 165) ; le 29 juillet, « Sur la route aujourd’hui est passé un squelette attaché à un pieu » (p. 168) ; le 1er août, « Un chef est arrivé avec un jeune de treize ans souffrant d’une blessure par balle à la tête » (p. 169). Dans son roman, Conrad (1993 : 110) note qu’il buta sur « le corps d’un Noir d’âge mûr, le front troué d’une balle », qu’il traversa des villages abandonnés, les indigènes ayant fui pour ne pas être recrutés comme travailleurs du rail ou conscrits comme porteurs, et qu’il assista en direct à la mort de quelques porteurs. « Je constatai, écrit Conrad, que je commençais à devenir scientifiquement intéressant » (p. 125).

Pause à la station d’en bas

Au Coeur des ténèbres ne constitue pas au premier abord un réquisitoire contre le colonialisme. Conrad nous dépeint plutôt, à travers le personnage de Kurtz, comment l’humanité, fut-elle civilisée, ne peut, dans l’espace colonial, qu’être sinistre, vaine et meurtrière, et se dégrader en sauvagerie. Kurtz est un civilisateur qui participe aux trois grandes entreprises de Léopold II : il est un agent d’une Société commerciale dont le rôle est de collecter l’ivoire en s’alliant à des chasseurs africains pour tuer les éléphants ; il est aussi lié à l’exploration du territoire, laquelle apparaît dans le roman sous la forme de la ridicule « Expédition pour l’exploration de l’Eldorado »[9] ; enfin, Kurtz est le porteur d’un projet humanitaire qui vise à civiliser le Congo en débarrassant les indigènes de leurs coutumes barbares et en s’attaquant aux esclavagistes arabes[10]. Kurtz était ainsi mis en danger, trois fois plutôt qu’une.

Durant son séjour forcé à la station de Léopoldville, Marlow découvrit que la pensée de ses quelque vingt agents blancs tournait, toute entière, autour de l’ivoire. « Le mot “ivoire” passait dans l’air, tour à tour murmuré ou soupiré. On eût cru qu’ils lui adressaient des prières » (p. 131). On respirait un air de conspiration dans cette station d’en bas, chacun épiant chacun, intriguant et avançant ainsi ses pions en secret pour faire fortune au Congo. « C’était aussi irréel, écrit Conrad, que tout le reste – que l’imposture philanthropique de toute l’entreprise » (p. 118). Le nom de l’extraordinaire Kurtz installé à la station d’en haut, aux Stanley Falls, était sur toutes les lèvres. C’est de la bouche du comptable que Marlow entendit parler, dès Matadi déjà, de cet « agent de premier ordre » qui envoyait « autant d’ivoire que tous les autres réunis » (p. 121). Le comptable ajouta que Kurtz irait loin et qu’il obtiendrait, d’ici deux ans, un poste très élevé au sein de la Société.

Tous les agents de la station d’en bas ne cessaient, eux aussi, d’évoquer le fameux Kurtz sous les traits d’un personnage qui ne tarda pas à fasciner Marlow. À l’occasion d’une visite chez le briquetier, Marlow remarqua, accrochée à un mur de sa chambre, « une petite esquisse à l’huile, représentant sur un panneau de bois, une femme, drapée et les yeux bandés, portant une torche allumée » (p. 136). Elle a été peinte par Kurtz l’année précédente lorsqu’il a résidé ici en attendant de se rendre à la station d’en haut, lui confie le briquetier, qui ajoute que Kurtz est un vrai prodige : « Il est l’émissaire de la pitié, de la science, du progrès, du diable sait quoi encore » (p. 136). Des « gens bien placés » l’ont envoyé au Congo pour qu’il écrive, précise-t-il, un mémoire au sujet de l’oeuvre de civilisation accomplie par les agents du roi Léopold II.

Tous les agents n’étaient pas du même avis, à commencer par le directeur de la société dont Marlow dit qu’il « était un crétin bavard » et qu’il avait obtenu son poste simplement « parce qu’il n’était jamais malade » (p. 127-128). Au détour d’une indiscrétion, Marlow apprit que le directeur ridiculisait la philosophie de Kurtz voulant que chaque station soit « un phare sur la route du progrès, un centre de commerce sans doute, mais aussi un foyer d’humanité, de perfectionnement, d’instruction » (p. 155). Cet « imbécile » aux idées grandioses ne pouvait être, selon le directeur, qu’un utopiste dangereux pour la société si Bruxelles le plaçait à la tête de celle-ci.

Pour Marlow, c’est à travers des rumeurs que Kurtz se mit à exister : un homme cultivé, un artiste, un humaniste, un « homme remarquable », répétait-on sans cesse. C’est cet homme moribond à la station d’en haut que Marlow devrait bientôt aller récupérer, de gré ou de force ; il découvrirait alors l’identité de ce fameux Kurtz dans un face-à-face répandant « une sorte de lumière sur toutes choses » (p. 93). Ce Kurtz, dont la personnalité traverse de part en part le roman de Conrad, ne prononce pratiquement pas un seul mot durant tout le récit, hormis ces quelques mots : « L’horreur ! L’horreur ! », bredouillés au seuil de la mort, quand les fausses parades n’ont plus de sens.

Marlow avait vu trop de barbarie pour pouvoir imaginer qu’il puisse exister, dans l’enfer du Congo, un homme aussi extraordinaire que Kurtz, un homme fuyant le mensonge, un peintre amoureux d’une fiancée laissée en Belgique, un écrivain humaniste venu en Afrique pour supprimer les coutumes barbares et pour dire la vérité au sujet de la mission civilisatrice de l’EIC. Se pourrait-il, se demandait Marlow, que le véritable Kurtz ait été un homme différent de tous ceux qu’il avait rencontrés sous les tropiques ? Marlow ne se doutait pas qu’il allait bientôt être mis en présence d’un « démon, flasque, hypocrite, aux regards évasifs, le démon d’une folie rapace et sans merci » (p. 115). « J’ai vu le démon de la violence, et le démon de la cupidité et celui du désert brûlant : bon sang ! » (ibid.) : c’est ce souvenir troublant que Marlow rapporta de son voyage au Congo.

Le face-à-face de M. Kurtz et de Marlow

Un jour, le directeur fit savoir à Marlow qu’il devait préparer le steamer pour se rendre dans les postes situés le long du fleuve Congo, que le départ pour les Stanley Falls avait déjà trop tardé et qu’il fallait au plus tôt aller voir comment se portaient les affaires et partir secourir les agents de la compagnie qui allaient mal. Il ajouta que la situation était des plus graves, précisant qu’un « poste très important était en péril [… et que] son chef, M. Kurtz, était malade » (p. 138), sans révéler, cependant, que son vrai projet consistait à s’emparer d’un dangereux rival.

Marlow enrôla un timonier, un sauvage « dégrossi » qui devait servir de chaudronnier, et un équipage d’une trentaine de « cannibales » chargés de collecter le bois pour la fournaise. Outre ceux-ci, le steamer partit avec, à son bord, le directeur de la société et trois ou quatre de ses agents. Plus le steamer pénètre à l’intérieur du continent, plus le capitaine Marlow a le sentiment d’être transporté « aux premiers âges du monde » (p. 157) et de prendre « possession de l’héritage maudit » (p. 158) transmis par les premiers hommes. Il se sent ensorcelé par la « forêt impénétrable », par le « grand silence » et par l’immobilité du « fleuve désert » (ibid.), de ce long fleuve qui prend la forme d’un « immense serpent déroulé, la tête dans la mer, son corps au repos s’étendant au loin au travers d’une vaste contrée, la queue perdue dans les profondeurs de l’intérieur » (p. 95).

L’épisode le plus angoissant de la remontrée du fleuve eut lieu, un peu avant l’aube, à quelques kilomètres de la station des Falls. Le vapeur était à l’ancre, perdu dans un épais brouillard, quand « un cri, un très grand cri, comme d’une désolation infinie, s’éleva dans l’air opaque » (p. 172), créant un effroi extrême parmi les passagers du vapeur. Cette clameur aux « sauvages dissonances » (ibid.) surprit à ce point Marlow que ses cheveux, raconte-t-il, se hérissèrent sous sa casquette. Une nuée de flèches s’abattit sur le steamer, des lances se brisèrent contre la coque et les cabines, l’une d’elle transperçant le timonier qui succomba immédiatement. S’emparant du cordon du sifflet à vapeur, le capitaine Marlow le tira « coup sur coup précipitamment », provoquant « une sorte de commotion » dans les sous-bois et mettant fin, comme par magie, à « la pluie de flèches » (p. 188). Un grand silence s’ensuivit. D’un geste rapide, Marlow balança par-dessus bord le corps de son timonier, au déplaisir des cannibales.

Le brouillard levé, Marlow conduisit son vapeur, aussi vite qu’il le put, vers la station des Falls, tout en se demandant qui avait intérêt à l’empêcher d’arriver jusqu’à Kurtz. De ses jumelles, il aperçut le bâtiment délabré de la station « au sommet de la colline, à demi enfoui sous les hautes herbes » (p. 199), avec de grands trous béants éventrant la toiture conique. Sur la rive face à la station, Marlow aperçut un jeune homme blanc qui lui faisait de grands signes « avec persistance de toute la longueur de ses bras » (p. 200) ; plus loin, à la lisière de la forêt, il eut la quasi-certitude de « discerner des mouvements glissant ça et là » (p. 202-203). Sans doute s’agissait-il des mêmes guerriers, pensa Marlow, que ceux qui avaient attaqué le steamer au petit matin. Le jeune homme s’avança vers Marlow et lui apprit qu’il était russe et fils d’un archiprêtre, qu’il avait fui l’équipage d’un bateau et qu’il avait ensuite erré, seul, sur le fleuve pendant deux ans avant d’aboutir chez Kurtz qui l’avait accueilli. Il portait un costume bariolé cousu de pièces bleues, rouges et jaunes, et un chapeau « pareil à une roue de voiture » (p. 208), comme s’il sortait tout droit d’un cirque. De ce jeune Russe, Marlow dira plus tard qu’il réalisait le modèle même de l’aventurier : « Si jamais l’esprit d’aventure, absolument pur, désintéressé et chimérique posséda un homme, c’était bien cet adolescent tout rapiécé » (p. 209).

Le disciple blanc de Kurtz finissait à peine de crier : « Emmenez vite Kurtz – vite, je vous le dis ! » (p. 208) que des porteurs arrivaient avec son maître dans leurs bras et l’installaient sur le steamer, dans la cabine du pilote. Des bruits d’arcs et de lances, ainsi que des clameurs s’élevaient de la forêt, laissant penser que des guerriers attendaient l’ordre d’attaquer de la part de Kurtz. Une femme en transe gesticulant « de long en large, sur la berge, lumineuse, éclatante et sauvage » (p. 222) semblait diriger cette troupe incongrue : elle « était sauvage et superbe, les yeux farouches, magnifique » (p. 223), avec une allure d’amazone qui « avait quelque chose de sinistre et d’imposant » (ibid.), comme si cette possédée s’efforçait de retenir Kurtz dans son monde. Un coup strident du sifflet du steamer fit se disperser la « masse nue, haletante et frémissante, de corps bronzés » (p. 238) et on se mit en route sans que Kurtz n’ait donné l’ordre d’attaquer.

Le vapeur s’éloigna lentement, lourd d’un colossal chargement d’ivoire disposé de manière à ce que Kurtz puisse le voir.

Tant qu’il lui fut donné de voir, Kurtz put ainsi contempler et se congratuler, car le sentiment de sa fortune persista en lui jusqu’à la fin. Il vous eût fallu l’entendre dire : « Mon ivoire ». Oh oui ! Je l’ai entendu. Ma fiancée, mon ivoire, ma station, mon fleuve, mon… – tout en fait était à lui.

Conrad 1993 [1902] : 194

Marlow ne cessait de se demander à « combien de puissances ténébreuses » (p. 194) cet homme pouvait bien appartenir, tout en se disant que Kurtz « avait occupé une place si élevée parmi les démons de ce pays – et je l’entends au sens littéral » (ibid.) qu’il faisait certainement partie de leur monde nocturne. « Ce fantôme initié, surgi du fond du Néant » qu’était Kurtz honora Marlow « d’une confiance surprenante avant de se dissiper définitivement » (p. 196) en lui révélant que « la Société Internationale pour la Suppression des Coutumes Barbares l’avait chargé de faire un rapport destiné à l’édification de cette Compagnie » (p. 196-197).

Dans son rapport, Kurtz avait écrit que les Blancs passaient pour des êtres surnaturels aux yeux des Africains et que les Européens se devaient de mettre la puissance qu’on leur prêtait au service du progrès et de la civilisation de l’Afrique. Dans un effrayant post-scriptum, Kurtz contredisait carrément les sentiments altruistes de son mémoire. « Exterminez toutes ces brutes ! » (p. 198), lisait-on dans cette note griffonnée sans doute bien plus tard. Dans le délire qui précéda sa mort, l’âme de Kurtz « saturée d’émotions primitives » (p. 242) mêlait le nom de sa fiancée, l’ivoire, la station des Falls, son grandiose projet de civilisation et sa plongée dans la sauvagerie. Sur le point de mourir, Kurtz remit au capitaine Marlow, « une liasse de papiers et une photographie, le tout lié avec un cordon de chaussures » (p. 243). Puis, Kurtz entra en agonie. Au moment d’expirer, l’homme prononça ses dernières paroles :

Deux fois, d’une voix basse il jeta vers je ne sais quelle image, quelle vision, ce cri qui n’était guère qu’un souffle : L’horreur ! L’horreur !

Conrad 1993 [1902] : 244

Ces paroles furent terribles à entendre : « C’est par son agonie que j’ai l’impression d’avoir passé » (p. 247), se souvient Marlow.

À son retour à Bruxelles, Marlow remit le mémoire de Kurtz sur la Suppression des coutumes barbares amputé de son post-scriptum à un journaliste, afin qu’il veille à sa publication. Il déposa les lettres et les papiers entre les mains de sa fiancée, à qui il ne put cependant que mentir lorsqu’elle le pria de lui répéter les dernières paroles qu’avait prononcées son fiancé. Incapable de redire les mots « L’horreur ! L’horreur ! » devant cette femme que Kurtz avait peinte tenant un flambeau allumé devant ses yeux bandés, Marlow inventa une réponse : « Le dernier mot qu’il ait prononcé : ce fut votre nom… Je ne pouvais lui dire. C’eût été trop affreux, décidément trop affreux… » (p. 263). Elle n’aurait pas pu comprendre, pensait Marlow, pourquoi l’homme généreux et philanthrope qu’elle aimait avait perdu son combat contre les forces primitives surgissant du « coeur des ténèbres », ni pourquoi son fiancé avait accepté l’adoration sacrilège des indigènes qu’il était venu débarrasser de leur fétichisme, ni pourquoi la sauvagerie s’était emparée de celui que l’on tenait pour un grand civilisateur.

Marlow était convaincu que cette jeune femme bourgeoise ne pouvait pas comprendre que son fiancé s’était donné rendez-vous avec lui-même en ce lieu incertain des Stanley Falls, là où se confondirent, pour lui, lumières et ténèbres. Comment aurait-il pu lui dire qu’il s’était perdu en se faisant l’explorateur de son propre monde intérieur, là où il fit la rencontre avec ces monstres sauvages qui l’habitaient ?

Conrad : écrivain impérial ou critique anticolonial ?

« Un écrivain impérial », a dit Edward Said en parlant de Conrad ; Au coeur des ténèbres n’en est pas moins pour Said (1999 : 76) « la plus formidable oeuvre d’imagination qu’un Européen ait jamais écrite sur l’Afrique »[11]. Said appréciait surtout le fait que Conrad date, avec ce roman, l’impérialisme en en dénonçant la duplicité mensongère et qu’il laisse entrevoir à ses lecteurs, encore de très loin, une Afrique pouvant être autre chose qu’un « continent découpé en une dizaine de colonies européennes » (Said 2000 : 65). Conrad est néanmoins resté emprisonné dans un monde eurocentrique et impérialiste sans qu’il puisse imaginer les colonisés prenant en main « le gouvernement de leur propre destinée »[12] (Said 1994 : 69). Se refusant à blâmer Conrad « retrospectivement », Said rappelle que les Européens de la fin du XIXe siècle étaient incapables de se représenter une Afrique qui puisse se gouverner par elle-même.

Ce que Conrad a pu faire de mieux a consisté, selon Said, à subvertir du dedans l’idée même d’impérialisme à laquelle le romancier adhérait par ailleurs ; ce faisant, il a réussi à miner, en en indiquant les irrépressibles dérives, les fondements mêmes du projet colonialiste des empires. Pour Said, Conrad a traversé, à travers Kurtz, un monde où se mêlent ténèbres et lumière, un monde dans lequel la sauvagerie surgit sur l’horizon même de la civilisation que l’Europe veut imposer aux autres peuples. Sans doute Conrad n’a-t-il jamais vraiment laissé le « sens des dernières paroles de Kurtz » (Said 2000 : 70) faire son plein travail en lui : c’est là, selon Said (p. 71), la « limite presque tragique »[13] de Conrad.

L’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o partage avec Said l’idée qu’il y a quelque chose dans Conrad qui parle à notre situation postcoloniale, précisant que « Conrad n’a pas été capable de rompre avec les biais et épithètes racistes de son époque », qu’il a été « un des rares écrivains de son temps à s’être confronté à la question de la race » et que « nous devons apprécier la remarquable justesse de son point de vue » (Ngugi wa Thiong’o 1981 : 77)[14]. Pour Ngugi, les écrivains africains partagent avec Conrad, aujourd’hui encore, un même monde, celui d’un ordre (post)colonial, qui continue à les emprisonner et dont ils font, nécessairement, la matière de leurs romans. Cette réalité partagée rapproche l’écrivain anglo-polonais des romanciers africains en même temps qu’elle rend son oeuvre familière aux lecteurs africains pour lesquels l’impérialisme n’a pas vraiment disparu.

Pour Chenua Achebe, le Kurtz de ce roman shakespearien tient à la fois de Prospéro qui tue en prétendant civiliser, et de Caliban, le barbare cannibale mis hors humanité par le civilisateur. Un « raciste sanguinaire »[15], a écrit un Chenua Achebe (1977 : 787) en colère au sujet de Conrad. Au coeur des ténèbres raconte une histoire, écrit Achebe, « dans laquelle l’humanité même des hommes noirs est mise en question » (Achebe 1977 : 788) ; et il ajoute qu’il s’agit d’un livre « qui fait défiler de la manière la plus vulgaire les préjugés et les insultes qui ont conduit une partie de l’humanité à souffrir d’atrocités et agonies sans nom » (Achebe 1977 : 790)[16]. Le message central du roman de Conrad n’est rien d’autre, selon l’auteur de Things Fall Apart (Achebe 1958), qu’une invitation à éviter l’Afrique :

Tenez-vous loin de l’Afrique, ou d’ailleurs ! Monsieur Kurtz… aurait dû tenir compte de cet avertissement et l’horreur en cavale dans son coeur serait restée à sa place, enchaînée à sa tanière […] L’obscurité l’a trouvé dehors.

Achebe 1989 : 273

Chenua Achebe est sévère à l’égard de Conrad : il n’est pourtant pas sans savoir que les ténèbres dans lesquelles Kurtz s’est engouffré sont, d’abord et avant tout, les ténèbres de ses propres contradictions intérieures.

De plus, il me semble injuste de réduire le roman de Conrad, comme le fait Achebe, à un avertissement du type : « Tenez-vous loin de l’Afrique si vous ne voulez pas que ses ténèbres vous dévorent ». Certains éléments d’Au coeur des ténèbres permettent, il est vrai, de fonder une telle interprétation : ainsi, par exemple, quand Conrad évoque le timonier, un « spécimen amélioré » croyant que

Si l’eau venait à disparaître dans cette chose transparente, le mauvais génie enfermé à l’intérieur de la chaudière s’irriterait de l’intensité de sa soif et se vengerait de façon terrible.

Achebe 1989 : 165[17]

Il est vrai que Conrad n’entre jamais dans le monde réel de ce timonier qu’il décrit comme un sauvage superstitieux alors qu’il n’a pu ni lui parler dans sa langue ni comprendre ce qu’il aurait pu lui dire. C’est aussi de l’extérieur que Conrad saisit le monde des cannibales et de cette femme possédée qui danse pour Kurtz.

Pour les auteurs postcoloniaux, Au coeur des ténèbres est un des premiers romans européens à avoir mis en accusation, sans aucune compromission, l’impérialisme et le racisme du projet colonisateur européen[18]. Goonetilleke rappelle que ce roman a contribué

[À] ébranler chez le lecteur cette sorte de récit impérialiste qui a aujourd’hui cessé, depuis longtemps, à être pris au sérieux mais qui était accepté au pied de la lettre, à l’époque de Conrad, par pratiquement tout le monde.

Goonetilleke 1995 : 21[19]

Dans son roman, Conrad répète ad nauseam le mot « sauvagerie », mais ce mot n’évoque pas pour lui, en un sens premier, les relents obsédants de la fascination de Kurtz pour une Afrique primitive, mais bien plutôt cette zone ténébreuse et sauvage qui se cache en tout homme, colonisateur et colonisé, européen et africain.

La référence à la sauvagerie a permis à Conrad d’énoncer une réflexion philosophique au sujet de cette part d’obscurité, souvent impénétrable, qui habite l’homme, et d’articuler, en dérivé, un discours de libération pour l’Afrique qui devra entrer dans la civilisation comme l’Europe l’a fait autrefois. Kurtz, le Blanc à la confection de qui « toute l’Europe avait collaboré » (p. 196), incarnait le projet civilisateur de l’Occident à l’égard de l’Afrique ; or c’est lui, l’homme des Lumières, qui a basculé dans la superstition, la magie et la sauvagerie. Pour Conrad qui est, tel que l’a vu Said, un écrivain conservateur typiquement impérial, les nations européennes avaient le droit, un droit peu contesté dans l’Europe du XIXe siècle, de conquérir les autres peuples, de les civiliser, de transformer leurs terres en des colonies et d’en exploiter les ressources. Elle le faisait cependant à ses risques et périls, sous la menace de renouer avec la sauvagerie.

Il y a un autre Conrad, anticolonial celui-là, pour qui arracher la terre « à ceux dont le teint est différent du nôtre ou le nez légèrement plus aplati, n’est pas une fort jolie chose lorsqu’on y regarde de trop près » (p. 92). C’est de l’extrême violence des pratiques coloniales et de la déchéance humaine qu’elle entraîne fatalement dont parle Au coeur des ténèbres. Pour Conrad, le projet colonial repose, par-delà ses dérives, sur « une Idée juste » qui rachète, à ses yeux, les excès du colonialisme. L’écrivain a sans doute toujours cru en cette Idée, généreuse et utopique, qui fonde et justifie l’entreprise coloniale ; il n’a pas pour autant été aveugle aux tares du colonialisme immoral, ce qu’il démontre par exemple dans sa critique à l’égard de l’expédition lancée en 1890 à l’assaut des richesses minières du Katanga. Ces explorateurs veulent arracher, écrit Conrad, leur trésor au pays qu’ils colonisent « sans plus de préoccupation morale qu’il n’y en a chez le cambrioleur de coffre-fort » (p. 149).

Conrad savait que Kurtz lui-même, pourtant venu au Congo avec de grandes « idées morales », n’a pas échappé à la déchéance. Était-ce parce que le projet colonial portait en lui-même les germes de sa propre destruction ? Était-ce parce que « l’Idée juste » impliquait « une foi désintéressée » qui ne pouvait pas exister ? Était-ce plus fondamentalement parce que les horreurs commises par les agents de l’État léopoldien se liguèrent pour désintégrer l’âme de Kurtz, en le forçant à se confronter au vide de son monde intérieur, là où il fit la tragique rencontre de sa propre sauvagerie ? La sauvagerie de l’Afrique est mise de l’avant, il est vrai, dans le roman de Conrad, mais plus encore, c’est le basculement des civilisateurs dans leur propre fond sauvage que l’écrivain a peint dans une sorte de récit épique.

La littérature au secours de l’anthropologie

Kurtz, le vilain sans doute le plus célèbre de toute la littérature impériale, est un personnage composite. Le Kurtz que le romancier a construit est une figure largement imaginaire, unique et plurielle, rêvée autant que réelle, un héros tragique dans lequel se superposent des personnes réelles, collecteurs d’ivoire, explorateurs et aventuriers, rencontrés par Conrad au Congo, mais aussi ailleurs, dans d’autres colonies. Les rumeurs au sujet du fameux Hodister, agent belge de la « clique de la vertu » et adversaire du directeur de la SAB, ne sont sans doute pas étrangères à la création d’un Kurtz humanitaire ; les « âmes damnées » de colonisateurs déchus dont parlait la campagne anti-léopoldienne ont aussi influencé Conrad, d’autant plus d’ailleurs que cette campagne démarrait en Angleterre au moment où Conrad se préparait à écrire Au coeur des ténèbres[20].

Il se peut que Conrad ait joué sur le nom de Klein, l’agent de la SAB résident de la station des Falls en 1890, pour inventer le personnage de Kurtz. Dans les faits, Georges A. Klein, l’agent français que Marlow rencontra aux Falls ne ressemblait en rien au portrait que Conrad trace de Kurtz. Le nom de Kurtz pourrait aussi n’être qu’une contraction de Korzeniowski, le patronyme de Conrad, comme si l’auteur se projetait lui-même dans le drame de son héros. Kurtz pourrait être, plus radicalement encore, une incarnation de toute l’Europe coloniale : belge, il porte un nom allemand et son ascendance est à la fois française et anglaise. Kurtz pourrait bien renvoyer, indirectement, au roi Léopold II lui-même et à ses folles ambitions qui lui font exploiter une colonie 80 fois plus grande que la Belgique. Hannah Arendt ne s’y est peut-être pas trompée quand elle écrit, dans Les Origines du totalitarisme (1951), que les méthodes léopoldiennes sont aux sources mêmes des totalitarismes du XXe siècle. Kurtz avec son « âme effrénée » est, pour Arendt, le prototype des leaders criminels et fous qui se corrompent en se donnant l’illusion de diriger et de civiliser[21].

Tout au long de la décennie 1890, l’imaginaire de Conrad paraît pénétré, de part en part, du souvenir d’hommes excessifs, souvent fous, vivant une cruelle solitude sur des rivières intérieures, et de civilisateurs à l’âme obscure dont les idéaux se sont anéantis sous le choc de leur rencontre avec d’autres peuples. Dès La Folie Almayer (1999 [1895]), son autre grand roman sur la condition coloniale, Conrad explore à partir du personnage de Kaspar Almayer, un négociant hollandais installé dans un comptoir isolé de Bornéo, le thème de la déchéance humaine. Dans ce roman, Conrad raconte l’incroyable aventure d’un Européen, obsédé par la passion de l’or et le commerce des armes, qui veut mettre la main sur le colossal trésor caché par son beau-père, trafiquant et aventurier, quelque part au bout d’une rivière.

Dans Au Coeur des ténèbres, le héros se perd dans le mensonge et plonge dans une déchéance plus profonde encore que celle d’Almayer. Récit de la défaite de ces deux hommes, et à travers eux de celle des colonisateurs européens, qu’ils aient été de Bornéo ou du Congo, et cruelle déconstruction de la prétention coloniale à civiliser les indigènes des terres tropicales, voilà ce dont parlent La Folie Almayer de 1895 et Au coeur des ténèbres de 1902. Dans ces deux romans, Conrad rumine un même thème, celui de l’impossibilité d’être véritablement un homme au coeur de l’ordre colonial et de le rester quand tout se brouille et se corrompt, et quand le projet de changer le monde de l’autre se révèle illusoire. Ne pouvant civiliser les habitants autrement qu’en les brutalisant, le colonisateur n’a plus d’autre choix, note Conrad, que de se changer lui-même, ce qu’il ne peut faire, au sein de l’espace colonial, qu’en lâchant prise. C’est alors qu’il traverse le miroir et qu’il entre dans la sauvagerie.

Conrad n’a jamais cessé de s’interroger sur ce basculement dans la sauvagerie. Ce qu’il a découvert chez Almayer et Kurtz l’a conduit à un pessimisme diffus mais toujours présent, à l’égard du projet civilisateur de l’Occident, pessimisme qu’il a projeté sur la nature humaine et qui l’a fait désespérer de l’homme. C’est ce désespoir qui traverse, me semble-t-il, l’oeuvre littéraire de Conrad, de ses romans du cycle malais à Lord Jim (2002 [1900]) et au Coeur des ténèbres. Dans tous les cas, le héros est confronté à des situations extrêmes qui le mettent à l’épreuve : la forêt, la solitude, la peur, les indigènes, la sorcellerie ; il apparaît enserré de tous les côtés, mais c’est avant tout du dedans de lui-même que la déchéance surgit, indomptable et fatale. Celle-ci naît de la moindre résistance de l’organisme, d’une fragilité psychologique, de ce que le docteur avait dit à Conrad lors de l’examen médical, mais aussi, et plus encore, des rêves fous de conquête et de richesses que l’on mêle d’idéaux humanitaires.

Dans ses romans, Conrad rappelle que l’homme retourne « naturellement » à la sauvagerie quand il est placé dans les conditions appropriées, que ses valeurs morales s’effondrent aisément dans la solitude extrême, que la prétendue supériorité de sa civilisation s’embourbe une fois confrontée à la différence, que la puissance de ses armes s’enraille, et que son idéal de progrès devient tout à coup dérisoire. À la médiocrité d’Almayer livré à lui-même dans l’enfer de Bornéo répond, comme dans une escalade, la grandiose folie d’un Kurtz faussement humanitaire qui règne « avec l’éclair et le tonnerre ». Un travail radical de sape s’est opéré en lui non pas « en façade » mais au fond même de son être, l’enlisant dans un mal destructeur. Dangereux pourrissoir, le vide humain drapé de beaux discours détruit tout le monde, et c’est ce vide que la « sauvagerie » fait éclater au grand jour, dans un grand cri : « L’horreur ! L’horreur ! ».

De nombreux critiques littéraires ont eu raison d’insister sur le primitivisme du roman, en en faisant un roman des origines de l’humanité, une sorte de mise en scène du péché originel sur la terre africaine. Les Congolais de Conrad vivent de superstitions, parlent avec les esprits, couvrent leur visage d’un masque, jouent du tam-tam, lancent des cris sauvages et s’adonnent à l’anthropophagie, autant de clichés appartenant à la vision primitiviste, raciste, que les Européens, fussent-ils éclairés, se faisaient de l’Afrique à la fin du XIXe siècle. Chez Conrad, ces Congolais n’appartiennent pas à un âge premier de l’humanité, à ce temps lointain de l’origine de l’humanité ; ces Congolais renvoient plutôt à un état primordial, celui de la sauvagerie, que la civilisation domestique – sans être cependant jamais quitte avec ce qui reste tapi, caché, au coeur de l’homme.

Kurtz témoigne, dans sa folie même, d’une extrême fascination pour la vie des indigènes, proche de la nature, imprégnée des esprits, libre et hautement sexualisée, une vie clanique fondée sur un chef puissant, sorcier et magicien, et sur des ancêtres morts. Placé, en un sens strict, hors civilisation, Kurtz n’a pas pu résister à la tentation d’un retour en arrière, ce qu’il a fait en adoptant une forme de vie primitive. C’est bien à cela que fait penser le post-scriptum qui défigurait tout son mémoire et qu’il avait écrit, pensa Marlow, après

[…] que ses nerfs se fussent détraqués et l’eussent amené à présider certaines danses nocturnes, se terminant sur je ne sais quels rites innommables dont ce que j’appris ça et là me fit conclure bien malgré moi que c’était lui – lui, M. Kurtz – entendez-vous, qui en était l’objet.

Conrad 1993 [1902] : 196-197

Et pourtant Kurtz est là pour rompre avec tous ces rites barbares.

La véritable régression de Kurtz est encore plus radicale : elle consiste en l’invention d’une sorte de meute quasi-animale qu’il organise autour de la chasse à l’éléphant et de l’assassinat, d’une horde clanique qui est fondée sur la non-présence des ancêtres, sur une fausse figure du père et sur une absence de tout interdit. Peut-être Kurtz a-t-il même fondé, dans les faits, une folle église, maléfique et diabolique, mêlant le plaisir meurtrier à la sexualité, une église monstrueuse dont le symbole pourrait se trouver dans ces crânes humains plantés sur les pieux de la palissade, comme un puissant totem signifiant la mort et la dévastation que la collecte de l’ivoire a répandues autour des Stanley Falls[22].

Face à la station des Stanley Falls, Marlow n’avait-il pas appris du jeune Russe que des chefs de tribu venaient se prosterner chaque jour « en rampant » (p. 217) devant Kurtz, que sa funeste éloquence avait ensorcelé hommes et femmes, celles-ci s’abandonnant à ses « monstrueuses passions », que des « esprits » possédaient des femmes en transe dansant pour lui et que les guerriers de Kurtz razziaient les villages, récoltant l’ivoire qu’on stockait dans les entrepôts, et tuant les indigènes refusant de collaborer. La sauvagerie avait chuchoté à l’oreille de Kurtz, insinua le Russe, « certaines choses sur lui-même qu’il ignorait, dont il n’avait pas le moindre soupçon, avant d’avoir pris conseil avec la solitude » (p. 216).

Conclusion

Au coeur des ténèbres est, à n’en pas douter, un livre éminemment politique qui dénonce l’impérialisme de Léopold II ; il est aussi un pamphlet anticolonial qui s’attaque à toutes les formes de colonialisme. Ce roman de Conrad a aussi été lu dans une direction opposée, en en faisant un discours carrément pro-impérial ou, plus souvent, en insistant sur l’équivalence qui serait établie par Conrad (ce que je ne crois pas) entre sauvagerie et primitivisme. J’ai préféré lire ce roman à partir des contradictions signalées par Conrad entre l’idée, juste d’après lui, sur laquelle s’appuie le projet colonial et les inévitables dérives accompagnant sa mise en oeuvre. Le mensonge de Marlow à la fiancée de Kurtz sur lequel s’achève le roman m’apparaît fournir la conclusion la plus éclairante de ce roman de la désillusion qui naît du refus du face-à-face avec la vérité.

Mais il y a bien plus dans le roman de Conrad. La fable construite autour de Kurtz et de sa quasi-église diabolique s’écrit dans une langue plus philosophique que politique, tantôt dans des méditations d’allure profondément pessimiste sur l’homme, civilisé autant que barbare, tantôt dans des réflexions moralisatrices, qui sont toujours énoncées sur l’horizon d’une exploration de notre condition humaine. Roman métaphysique mettant en intrigue la sauvagerie même de l’homme, tragédie toute shakespearienne autour de l’échec de l’impérialisme occidental et défi lancé à la morale victorienne, Au coeur des ténébres est, d’abord et avant tout, un voyage imaginaire au coeur du drame de l’ensauvagement d’un héros civilisateur qui conclut sa vie par l’appel au massacre : « Exterminez toutes les brutes ». Conrad s’est confronté, dans son roman, à une question ontologique, celle de la définition de l’humain, et c’est dans des considérations philosophiques sur la sauvagerie de l’homme, dans l’exploration des zones d’obscurité qui l’habitent, que l’écrivain nous invite, me semble-t-il, à chercher la clé du problème.

J’ai fait appel à la littérature parce que je suis convaincu que le roman peut encore parler quand le texte anthropologique devient muet. Le roman m’apparaît en effet être plus à même que l’anthropologie de dire les dérives de l’humain dans les cas où notre discipline est confrontée à des situations limites comme le sont le cannibalisme, la sauvagerie, la déraison et la violence meurtrière. J’ai le sentiment que ces sujets graves viennent en quelque sorte marquer les frontières de nos textes, l’écriture anthropologique se révélant être moins adaptée que ne l’est la fiction pour dire la brutale et douloureuse descente de l’humain dans la sauvagerie. Les anthropologues ont écrit de très nombreux livres sur le mal extrême, le cannibalisme, la sauvagerie, et sur les forces obscures au travail dans l’homme ; je ne connais cependant aucun texte ethnographique qui possède une force d’évocation pareille à celle d’Au coeur des ténèbres. Il se pourrait bien que les intrigues, les scénarios, les récits et les personnages auxquels recourent les romanciers arrivent mieux que les anthropologues à faire saisir quelque chose de la lente descente en sauvagerie des civilisateurs et de cette régression qui les conduit à inventer une véritable secte du mal comme l’a fait Kurtz.

Je ne dis pas que l’anthropologie doit devenir littérature ; par contre, je crois que la fiction doit venir au secours de l’anthropologie quand il s’agit de décrire les processus insidieux et destructeurs enclenchés par les forces puissantes et incontrôlables qui se déploient dans la sauvagerie. Je crois aussi que notre écriture anthropologique gagnerait à produire des récits (fondés, bien sûr, sur de solides ethnographies) qui emprunteront à la fiction[23].