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Nous ne sommes pas tous égaux devant la maladie mentale, et ce, pas seulement à cause de notre bagage génétique. Il est maintenant bien connu que les facteurs socioéconomiques peuvent également jouer un rôle majeur au niveau de l’éclosion ainsi que de l’évolution des problèmes de santé mentale. Depuis une cinquantaine d’années, les dimensions plus proprement culturelles sont aussi devenues un sujet d’intérêt majeur autant pour les chercheurs que pour les praticiens du champ psychiatrique. L’expérience clinique tout comme les recherches effectuées dans le domaine de la santé mentale ont montré de façon nette que les difficultés de compréhension dues aux différences socioculturelles entre professionnels et patients pouvaient avoir des impacts significatifs à divers niveaux de l’itinéraire de soin : aussi bien pour ce qui est de l’accès aux services de santé mentale, que du processus d’évaluation et de diagnostique psychiatrique, ou encore du traitement proposé.

La prise en compte des dimensions socioculturelles a en effet toujours constitué un défi de taille pour les cliniciens préoccupés par l’accessibilité des services psychiatriques pour les minorités culturelles ainsi que par l’efficacité de leur travail en contexte transculturel. Historiquement, le champ de la psychiatrie a été traversé à diverses reprises par des courants racistes plus ou moins latents, en particulier au XIXe puis au début du XXe siècle, alors que la science était utilisée pour valider des conceptions à la fois réductionnistes, racistes et colonialistes des groupes humains. Aujourd’hui, après bien des bouleversements culturels et sociaux, les nouvelles réalités sociales associées à la migration et à la mondialisation tout comme l’hégémonie de la culture biomédicale rendent à nouveau essentiel ce processus de réflexion sur la prise en compte de la culture dans les soins de santé mentale.

La psychiatrie a déjà tenté de réfléchir sur l’interface entre la culture et la clinique, et une conséquence en a été le développement du concept de compétence culturelle. Celui-ci a connu une popularité croissante à l’intérieur du champ psychiatrique depuis ses tout débuts aux États-Unis, il y a environ une trentaine d’années. Il est maintenant largement utilisé dans les livres de référence en psychiatrie, dans les articles de recherche en psychiatrie transculturelle, ainsi que dans les recommandations du Collège Royal du Canada concernant l’enseignement postgradué destiné aux jeunes psychiatres. Dans cet article, je propose l’idée que même si le modèle de la compétence culturelle a constitué une avancée importante pour les praticiens oeuvrant en contexte transculturel, il reste un concept insatisfaisant et même potentiellement piégé. D’autres concepts qui ont été développés plus récemment, comme celui de sensibilité culturelle (Cultural Sensitivity), sécurité culturelle (Cultural Safety) ou encore humilité culturelle (Cultural Humility) semblent offrir des alternatives plus pertinentes pour rendre compte de la complexité de l’intégration de la culture clinique dans une pratique quotidienne en santé mentale.

Dans ce texte, je reviendrai en premier lieu sur la définition du concept de compétence culturelle avant de présenter la notion de sensibilité culturelle, avec sa façon distincte de concevoir la culture en contexte clinique. Je me concentrerai ensuite plus spécifiquement sur le rôle du langage et de la traduction dans le travail psychiatrique transculturel avec l’aide d’un cas clinique. Je veux démontrer ici que le modèle de la sensibilité culturelle peut aider à conceptualiser de façon plus pertinente cette manière non stéréotypée et sensible d’ouvrir l’espace clinique aux enjeux culturels avec l’aide d’interprètes professionnels.

La compétence culturelle est habituellement définie comme un ensemble d’outils, de comportements et de connaissances à propos des différentes cultures que l’on peut rencontrer dans un contexte de travail clinique transculturel. Elle prend pour acquis que si la formation des professionnels est suffisamment complète, ce type de connaissance peut être appris, maîtrisé puis utilisé efficacement en clinique. D’une façon caricaturale, le modèle de la compétence culturelle pourrait être vu comme un livre de recettes pour professionnels les instruisant du type d’ingrédients culturels à utiliser dans des situations cliniques spécifiques, selon la culture d’origine des patients concernés.

Certains critiques ont exprimé qu’une telle vision de la culture comme constituant un objet de compétence tirait ses racines directement du champ biomédical et n’était pas vraiment appropriée au domaine de la santé mentale. Penser que nous pouvons acquérir des compétences qui vont nous aider à mieux performer peut être faussement rassurant dans une pratique psychiatrique transculturelle. Cela peut en effet donner le sentiment que le décalage entre patients et thérapeutes peut être facilement comblé au moyen de connaissances et d’adaptations spécifiques.

Une telle vision de la culture et du travail transculturel apparaît trop fortement réductrice puisqu’elle tient peu compte la nature essentiellement dynamique de la culture elle-même, tout comme de la complexité des identités culturelles dont les gens peuvent être porteurs. Penser en termes de « compétence » pourrait aussi mener à négliger plus facilement l’impact des phénomènes de la mondialisation et du métissage sur l’expérience culturelle de chacun. En sursimplifiant et en fixant les différences présentes, le modèle de la compétence culturelle semble ainsi paradoxalement générer un risque de perpétuer davantage la discrimination et les préjugés qu’il condamne pourtant a priori.

Pour sa part, le modèle dit de la sensibilité culturelle met l’accent sur un processus de réflexion personnelle menant à une prise de conscience de sa propre identité culturelle ainsi que de ses propres valeurs culturelles. Ce modèle met de l’avant l’importance de développer une sensibilité aux différences culturelles présentes dans la rencontre clinique ainsi qu’à l’acceptation de ces différences.

La sensibilité culturelle réfère à la diversité des points de vue, des attitudes et des modes de vie des êtres humains. Il inclut la reconnaissance que les groupes d’individus tendent à vivre des stress qui peuvent être distincts et qu’ils utilisent des manières de gérer ce stress qui sont également relativement distinctes. En plus d’être conscient de cette situation, le clinicien doit en tenir compte sans préjugés ni stéréotypes.

Tseng et Streltzer 2004 : 4

Dans un tel modèle, il n’y a pas de façon prédéterminée de concevoir la façon dont la culture d’un patient peut interagir avec sa psychopathologie et contribuer au tableau clinique. Il n’y a pas lieu de penser ici en termes d’une éventuelle « maîtrise culturelle » de la part du clinicien. Celui-ci est plutôt convié à développer une attitude d’ouverture et de sensibilité face à la complexité de la réalité et de l’expérience de son patient. Les professionnels de la santé mentale sont également invités à se rappeler que la culture médicale elle-même peut devenir un élément déterminant de la rencontre transculturelle, tout autant que la culture du patient et celle du thérapeute. Par exemple, dans la culture médicale, les valeurs d’individualisme, de maîtrise de la nature et de projection dans le futur constituent des éléments importants qui peuvent avoir des impacts significatifs sur la façon dont la rencontre clinique va se mettre en place et se déployer. Le clinicien doit rester conscient de cette complexité inhérente au travail transculturel afin d’être capable de travailler de façon plus sensible, plus respectueuse et plus efficace.

Dans ma pratique clinique personnelle, l’introduction d’interprètes a toujours constitué une façon privilégiée d’intégrer les enjeux culturels dans les contextes de clinique transculturelle. Les interprètes ouvrent en effet l’espace thérapeutique à de nouveaux récits et à différents niveaux de sens. À quelques reprises, j’ai même eu le sentiment que c’était surtout le processus d’introduction d’un interprète en lui-même plutôt que la nature du contenu traduit qui devenait le levier thérapeutique principal permettant de mobiliser représentations, discours et émotions. Le langage est de toute évidence un élément essentiel du travail psychothérapeutique alors qu’il se trouve être à la fois l’objet, le matériau et la modalité principale du traitement en santé mentale. Quand ils sont impliqués dans les rencontres cliniques, les interprètes peuvent devenir de précieux alliés qui aident les mots, les images et les émotions à mieux circuler entre les mondes.

Les interprètes dont il s’agit ici ne sont pas de simples traducteurs dont le rôle consisterait uniquement à transférer les informations d’une langue à l’autre. Ils ne sont pas non plus des facilitateurs invisibles de la communication dont les qualités principales seraient la transparence et la neutralité. Au contraire, ils deviennent souvent des partenaires essentiels du travail clinique et ils contribuent activement à l’interaction entre patients et thérapeutes.

Comme le souligne Claudia Angelli (2003), les interprètes sont des partenaires opaques et bien visibles, qui sont porteurs de leurs propres représentations concernant le pouvoir, le genre, la race, la société et la culture dans la rencontre clinique. D’autres, comme Hanneke Bot (2003), évoquent une « psychologie à trois » pour décrire la dynamique particulière établie par la présence d’un interprète dans le lieu de consultation. Dans cette interaction, chaque partie est perçue comme une personne réelle par l’autre et la relation établie entre ces trois personnes, le patient, le thérapeute et l’interprète, devient elle-même un objet de transfert. Marie-Rose Moro (1998, 2007) évoque un phénomène de « diffraction du transfert » en contexte de groupe thérapeutique transculturel afin de mieux décrire cette dynamique unique qui se développe des contextes cliniques en dehors de la relation duelle plus habituelle.

Les mots et les représentations voyagent dans l’espace clinique, facilitant l’exploration des différents niveaux de sens. Cette quête de sens ne doit cependant pas mener pas à une seule et unique réponse ; en contexte transculturel, le thérapeute doit se méfier de la tentation de travailler vers une vision unique et commune du problème présenté. Au contraire, il doit essayer d’ouvrir et d’explorer différentes avenues possible permettant de mieux saisir la complexité de l’expérience du patient et mieux mobiliser ses ressources thérapeutiques.

Jean-Marie Heinrich (2004 [1991-1992]) nous rappelle que le mot hébraïque pour « langage » dans la Bible juive est le même que celui utilisé pour « lèvres » ; ainsi, le langage est à la fois ce qui permet la communication, ce qui aide à partager, mais aussi ce qui distingue et ce qui sépare. Cette double signification est riche car elle permet de mieux saisir la complexité des enjeux autour du langage et de la traduction en contexte clinique.

Si nous revenons au mot « traduction » lui-même, nous pouvons noter qu’en français le mot origine de la locution latine traducere, ce qui veut dire « aller d’une rive à l’autre ». Nous pouvons aussi noter que le mot traducere n’est pas très loin du mot tradure, un autre mot latin, qui signifie « trahir ». Nous pouvons nous demander en effet s’il n’y a pas toujours une quelconque trahison dans le processus de traduction et d’interprétation ; la conscience de cette trahison potentielle peut jouer un rôle essentiel dans un processus thérapeutique, surtout, mais pas exclusivement, en contexte transculturel. D’une certaine façon, nous essayons toujours d’aller d’un monde à l’autre quand nous essayons de comprendre un patient, et nous nous trouvons toujours dans le risque de le trahir éventuellement en cours de route.

Sybille de Pury (1998), une linguiste qui a travaillé dans l’équipe de consultation transculturelle de Tobie Nathan à Paris (voir Nathan 1994) pense que la présence de malentendus n’est pas exceptionnelle dans les contextes psychothérapeutiques ; au contraire, le malentendu serait un phénomène commun et représenterait même une part importante du processus clinique. Très souvent, les gens qui parlent le même langage pensent qu’ils communiquent bien et qu’ils se comprennent, même quand ce n’est pas le cas. La confrontation des différentes langues dans l’espace clinique peut aider à reconnaître l’absence d’une réelle compréhension entre les partenaires présents. En contexte clinique, le malentendu peut devenir la source d’une meilleure compréhension car il mène à se questionner soi-même, à devenir plus ouvert et à communiquer davantage. Le fait de communiquer et de partager ses idées et ses représentations peut parfois devenir plus important que le simple fait de se comprendre.

Le processus d’interprétation établit pour tout le monde que les mondes linguistiques et culturels sont distincts les uns des autres et que le passage d’un monde à l’autre n’est pas facile en soi. Dans ce contexte, l’interprète est perçu comme un individu qui a réussi à gérer avec succès ce voyage constant entre les mondes ; il peut devenir un symbole puissant pour les patients qui tentent eux-mêmes de trouver leur place dans la communauté d’accueil tout en essayant de ne pas oublier qui ils sont ni d’où ils viennent.

Les interprètes amènent un matériel clinique unique et précieux en contexte transculturel. Je pense, comme de Pury (1998), que la traduction constitue une façon privilégiée de produire de nouveaux discours ; ces nouveaux récits sont uniques, ils ne sont pas équivalents à ce qui aurait pu être produit dans une langue ou l’autre. La traduction ouvre de nouvelles portes pour penser et ressentir.

Je vais maintenant présenter brièvement une situation clinique où l’introduction d’un interprète a été au coeur du travail clinique lui-même. Je considère que les interprètes qui travaillent avec moi, qui sont des interprètes professionnels, sont de réels médiateurs culturels en plus de constituer des alliés thérapeutiques précieux. Dans cette situation clinique comme dans d’autres, ce n’est pas tant ce qui a été dit durant les rencontres qui a été important, mais plutôt comment ces choses ont été dites et partagées. En d’autres mots, le fait qu’il y ait eu un espace défini spécifiquement et explicitement depuis le tout début pour considérer les différences de perception, de langage et de culture au-delà des enjeux psychopathologiques eux-mêmes a joué un grand rôle. Selon moi, ce n’est pas tant la culture spécifique du patient qui a constitué l’objet du travail clinique dans cette situation clinique spécifique, mais plutôt la possibilité d’explorer les « entre deux », les espaces situés entre les différentes cultures et expériences en jeu.

Quand j’ai rencontré pour la première fois la patiente dont il s’agit ici, je m’apprêtais moi-même à changer de lieu de travail et préparais progressivement mon départ. J’ai donc reçu en consultation une jeune femme qu’on appellera Sarah, et qui allait avoir dix-huit ans. Son père, rencontré lors d’une consultation pédopsychiatrique pour son cadet, avait insisté pour que je la voie, et ce, bien qu’elle soit sur le point de devenir adulte et moi sur le point de changer d’institution hospitalière. Les contraintes liées au temps, tout comme la sévérité des inquiétudes présentes contribuaient à générer un fort sentiment d’urgence autour de cette requête.

Il m’est apparu que le père de Sarah avait formulé cette demande de consultation à la suite de la décision que j’avais prise précédemment d’introduire un interprète pour les quelques rencontres tenues pour son plus jeune garçon. Ce garçon avait fait l’objet d’une évaluation psychologique dans le cadre de notre clinique à cause de difficultés importantes sur le plan académique. Il était une source d’inquiétude d’autant plus grande pour ses parents qu’il souffrait d’une malformation cardiaque congénitale. Un frère plus âgé était lui-même décédé de cette pathologie cardiaque quelques années plutôt, plongeant alors la mère dans un état dépressif profond. Celle-ci demeurait tellement traumatisée par cette perte qu’elle n’avait même pas été capable de franchir les portes de l’hôpital où son premier fils était décédé et où je travaillais moi-même. Le père était donc celui qui s’occupait de tous les soins médicaux des enfants et les accompagnait lors des consultations en pédopsychiatrie.

L’homme était un homme éduqué, qui avait été médecin dans son pays d’origine ; il avait malheureusement dû abandonner cette profession à la suite de son arrivée au Canada pour s’orienter vers un métier plus technique. Il était au départ plutôt réticent à l’idée d’introduire un interprète dans nos rencontres ; en fait, il était capable de s’exprimer assez bien en français mais il manquait de fluidité et paraissait plus distant émotionnellement quand il parlait cette langue. J’avais alors pensé que nous pourrions aller plus loin avec l’aide d’un interprète nous permettant d’utiliser soit le français soit la langue maternelle, le vietnamien. Finalement, cet homme avait accepté la proposition, et j’avais été surprise de constater avec quelle rapidité il avait alors investi le processus de traduction ainsi que la traductrice elle-même. Il devenait soudain beaucoup plus ouvert à propos de son vécu affectif et de ses pensées intimes dans nos rencontres. Dans sa langue maternelle et avec le support tacite de l’interprète, il pouvait, notamment, revenir sur les terribles sentiments de culpabilité qui l’habitaient. Cette culpabilité était initialement centrée sur le fait que les deux enfants de son second mariage étaient nés avec des malformations cardiaques sévères. Il était aussi préoccupé par la situation de sa fille aînée, née d’un premier mariage, et craignait qu’elle puisse avoir été affectée par un phénomène obscur, éventuellement lié à sa décision de divorcer et de se remarier.

Sarah était née à Montréal de ses deux parents vietnamiens, arrivés une trentaine d’années auparavant comme réfugiés de la mer. Après la séparation de ses parents, dix ans plus tôt, elle était restée avec sa mère, unilingue vietnamienne, gardant des contacts réguliers avec son père. Sarah parlait parfaitement à la fois le français et l’anglais. Rapidement, lors de nos rencontres, nous avons cependant réalisé qu’elle comprenait très peu sa langue maternelle, le vietnamien. En fait, nous avons été estomaqués d’apprendre qu’elle était pratiquement incapable de communiquer avec sa mère à la maison, évitant les échanges verbaux même les plus minimalement complexes. Depuis quelques mois, Sarah se sentait de plus en plus triste et abattue, souvent sur le point de pleurer. Elle pensait à la mort régulièrement, sans pouvoir se rattacher à une raison quelconque de rester en vie dans ce monde. Elle était gravement déprimée et son état était très préoccupant.

Ma compréhension de la situation de Sarah était qu’elle se retrouvait dans le vide, piégée au milieu de nulle part, perdue entre des mondes sans lien entre eux : entre l’enfance et l’âge adulte, entre son père et sa mère, entre les langues vietnamienne, française et anglaise… Sarah avait les yeux bridés mais un fort accent québécois quand elle s’exprimait en français, à l’image de plusieurs enfants d’immigrants dits de seconde génération. Pour Sarah, la transition à l’âge adulte semblait constituer une expérience difficile et ardue alors que son sentiment de complicité avec chacun de ses deux parents était vécu comme particulièrement précaire, et associé à une conscience fragile de ses racines et de sa propre identité.

J’ai alors décidé de centrer mon intervention pour Sarah sur cet entre-deux, sur ce décalage. Ce faisant, j’ai utilisé l’interprète comme une partenaire privilégiée pour m’aider à travailler les processus de communication, d’inscription et de transmission au coeur de l’histoire et de l’expérience de Sarah. Je l’ai donc vue soit seule, soit avec l’un ou l’autre de ses parents, en compagnie de l’interprète. Sarah a elle-même investi rapidement la présence de l’interprète dans l’espace clinique, profitant de cette occasion pour sortir progressivement de son sentiment de solitude tout en tentant de se rapprocher de ses parents, en particulier de sa mère ; elle nous avait dit au début des rencontres que sa mère « était comme une étrangère pour elle »… La plupart du temps, elle utilisait l’interprète de sa propre initiative pour poser des questions à ses parents, pour les écouter et pour essayer de comprendre leur point de vue et leur vécu, découvrant petit à petit des pans inconnus de son histoire familiale.

En même temps, Sarah attendait de moi que j’explique à l’interprète et à ses parents quel genre de vie et quelle sorte de besoins elle avait en tant qu’adolescente vietnamienne née dans un monde québécois. Sarah me disait qu’elle aimait venir à nos rencontres car elle était « capable de parler avec sa mère ». Les symptômes de dépression disparurent au fur et à mesure que nous continuions à progresser dans ce travail pour construire des ponts entre les mondes et combler petit à petit les décalages.

Dans cette thérapie, qui a duré quelques semaines, l’introduction d’un interprète a constitué un moyen puissant de reconnaître le décalage significatif présent entre Sarah et ses parents, et aussi à l’intérieur de Sarah elle-même. J’ai décidé que ce décalage deviendrait le centre de mon intervention clinique et qu’il serait traité de manière très concrète en mettant parallèlement en évidence l’écart existant entre les mondes linguistiques. Inclure un interprète dans le processus psychothérapeutique était aussi une façon de reconnaître les différents niveaux de malentendu, les blancs et les ruptures existants dans cette famille. Ensemble, et avec la collaboration unique de l’interprète, nous avons essayé d’ouvrir de nouveaux canaux de communication et de nouvelles possibilités de sens et de partage. Dans cette situation, l’interprète n’a pas partagé sa propre vision de la situation ni de significations culturelles concernant les difficultés de Sarah et de sa famille, ce qui arrive parfois dans d’autres situations cliniques. Sa seule présence et sa capacité à servir de pont entre Sarah, ses parents et moi rendaient cependant son rôle précieux et riche.

Le modèle de la sensibilité culturelle aide à conceptualiser un tel travail clinique, qui prend en compte la culture sans se centrer exclusivement dessus, et sans présumer des besoins du patient. Dans cette situation spécifique, marquée par plusieurs traumas et pertes, c’est l’importance de la communication elle-même et la possibilité de passer d’une langue à l’autre selon les besoins de la patiente qui ont constitué le coeur du travail clinique. Dans le travail avec les enfants et les jeunes adultes, particulièrement ceux dits de « deuxième génération », nous devons utiliser le concept de culture de manière d’autant plus flexible que la nature et la dynamique des enjeux identitaires présents sont fort complexes. Nous ne pouvons pas décider pour nos patients quelles dimensions de leur expérience seront plus saillantes et plus utiles pour le travail thérapeutique ; nous devons rester ouverts à ce qui émergera des rencontres cliniques, que le matériel en question soit d’ordre culturel ou non. Dans cette perspective, le modèle de la compétence culturelle paraît plus restrictif dans sa façon de définir le travail transculturel, et donc moins pertinent pour ce genre de situation clinique.

Dans le travail transculturel, nous devons garder la culture en tête, la nôtre tout comme celle de nos patients, et oeuvrer dans le sens de la construction d’une sorte « d’espace transitionnel », pour reprendre l’expression bien connue de Winnicott, entre les patients et nous-mêmes. Un tel espace permet de considérer les différentes dimensions en jeu sans imposer de visions prédéterminées. L’introduction d’interprètes paraît constituer une façon utile et riche d’ouvrir de nouveaux espaces pour le partage et l’élaboration des récits en thérapie.