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Ça fait rire les oiseaux, ça fait chanter les abeilles

Ça chasse les nuages et fait briller le soleil

Ça fait rire les oiseaux et danser les écureuils

Ça rajoute des couleurs aux couleurs de l’arc-en-ciel

Ça fait rire les oiseaux, ho oh oh, rire les oiseaux

La Compagnie créole

Un jeune Africain supplie le gouvernement canadien de lui accorder le statut de réfugié selon les critères de la Convention de Genève. Le malheur est qu’il est piégé par le tatouage dont il a hérité du groupe auquel il appartient, considéré comme terroriste depuis septembre 2001. Même s’il n’avait que trois ans lorsque toute sa famille a été assassinée de manière obscène presque devant lui, on sursoit aujourd’hui encore à sa demande, après des années d’attente, multipliant ainsi la violence symbolique. Voilà cet Heimatlosen (apatride) privé de toute territorialité, congédié de tout État, quasi dés-identifié de tout prochain. Mais malgré l’extrême cruauté de son histoire personnelle et d’une histoire économique qui nie tout idéal de justice et toute solidarité humaine, perdure la puissance de son psychisme, sur laquelle il doit étayer sa vie.

C’est cet humain, tombé dans le dés-humain, que j’ai accueilli à titre de psychanalyste dans ma clinique. Comme il restait le plus souvent silencieux, j’ai simplement cherché à l’entendre ; sans oublier que cette horreur qu’il réveillait alors, dissimulée dans le fonds pulsionnel de tout sujet, de toute collectivité, ne cesse de grouiller en chacun de nous, prête à surgir au moindre relâchement. Je voudrais témoigner de tout cela, de ce qu’il a traversé, de ce qu’il m’a enseigné, et que j’ai eu pour devoir d’imaginer afin de survivre moi-même ; je voudrais témoigner afin d’attester des effets psychiques dudit tatouage sur le destin de ce déshomme et sur notre rencontre. Nommer un peu comment le signifiant indélébile qui tenait lieu, glissé sous son épiderme, d’inscription identitaire au départ empoisonnée, lui a lentement fait retrouver en lui sa dignité. Parce qu’il a pu, que nous avons pu compter sur l’intervention en lui d’un tiers : l’animal.

« Sexpeausition »

Chaque année a lieu à la gare Windsor de Montréal une convention tout à fait singulière. Il s’agit du Art Tattoo, qui réunit environ 150 tatoueurs venus du monde entier (Canada, États-Unis, France, Luxembourg, Italie, Danemark, etc.). On peut y voir plusieurs d’entre eux à l’oeuvre, visiter des galeries d’art, assister à des spectacles de danse tribale et à des séminaires. En 2007, par exemple, le tatoueur Safwan consacrait le sien à l’optimisation du rendement des machines à tatouer en insistant sur la spécialisation de la fonction de la machine de même que sur la théorie générale des microajustements. Shane O’Neill, considéré comme l’un des gourous du style réaliste et du portrait, devisait quant à lui au sujet de toutes les étapes de sa technique : prise et choix des photos, confection des stencils, matériel utilisé (aiguilles et encres) ainsi que quelques trucs sur le shading. En 2009, l’hypnothérapeute Michel Gagné présentait une conférence intitulée « Tatouage et hypnose : deux pratiques anciennes qui se rencontrent »[1], dans laquelle il démontrait l’utilité de l’hypnose durant les séances de tatouage (pour anesthésier en partie la douleur ou pour atténuer la phobie des aiguilles) et après (pour favoriser une meilleure guérison).

Ce qui par ailleurs saisit quand on assiste à une convention de ce type, c’est à quel point le tatouage – sans qu’on puisse pour autant le ramener à un effet de mode ou à l’expression d’un symptôme de la supposée faillite des systèmes symboliques qui serait rendue patente dans notre monde gouverné par la biopolitique et par la massification des comportements – frappe pratiquement toutes les « classes » sociales, tous les groupes ethniques et tous les âges, au point qu’une émission comme Miami Ink, qui raconte l’histoire au jour le jour d’un salon de tatouage, fait fureur aux États-Unis et au Canada. Le Journal of the American Academy of Dermatology (Laumann et Derick 2006) révélait, il y a quelques années, qu’autour du quart des États-Uniens de 18 à 50 ans se sont fait dessiner au moins un tatouage, inscrivant ainsi aux frontières de leur corps les traces de leur rencontre avec leurs semblables et nommant le désir inconscient (mais pas toujours) de « vouloir recevoir une marque de l’Autre » (Jeanvoine 2006 : 3). Alors qu’il était jadis considéré dans nos sociétés occidentales comme un insigne de subversion ou comme un indice identitaire, il est désormais si répandu que sa valeur d’échange a considérablement migré, voire chuté, et qu’il est devenu aussi courant qu’un vulgaire collier. Plus encore, cette « compulsion au tatouage » (Malet 2004) indique peut-être en creux le paradoxe de cette étrange inflation égologique du sujet contemporain : celui-ci chercherait à exprimer sa dérive identitaire en même temps qu’à symboliser sa nostalgie d’un groupe d’appartenance dont il a besoin pour que son image lui soit renvoyée. Comme l’écrit le photographe Chris Rainer :

Aujourd’hui, les gens s’approprient ces anciennes pratiques [les différents types de tatouage] parce qu’ils veulent se tailler une identité dans le chaotique âge postindustriel en inscrivant sur leurs épaules et leur peau des symboles d’amour, de mort et d’appartenance.

Cité par Tucker 2010 : 60

On comprend ainsi pourquoi la désaffiliation narcissique du sujet met à profit le tatouage, dont on peut alors penser que la fonction recoupe celle du totem tel que Freud (1998 : 315) le définit en en différenciant trois types : le totem de tribu, le totem de sexe et le totem individuel. Le tatouage ne permettrait-il pas en effet de poser, mutatis mutandis, que de plus en plus de sujets jouent (de) leurs identifications et des interdits en faisant graver sur leur peau, devenue dès lors appendice psychique, la ternarité polymorphique qui les convoque du côté de la nature et de la culture ? Le tatoué mettrait en circulation, à même l’extimité de son corps d’usage et d’échange, le tatouage de tribu, qui l’installe dans un arbre transgénérationnel en lui permettant de s’inscrire dans une généalogie, le tatouage de sexe, qui signe sur sa peau sa différence nonobstant la labilité de ses choix d’objets, ainsi que le tatouage individuel, qui refoule en quelque sorte sa descendance ; une manière de conserver ce qui autrement se perdrait, de suppléer à un manque anticipé et angoissant de traces et de mémoire.

Il n’en va pas autrement pour les célébrités, comme le montre le travail de tatouage d’Angelina Jolie, la star hollywoodienne la plus tatouée, dit-on. Deuxième position aux Frigid 50[2] de 2007, l’actrice, connue pour son implication dans le domaine du droit humanitaire, et qui a incarné Lara Croft, l’héroïne de Tomb Raider, orne son corps d’une dizaine de dessins et d’inscriptions[3]. De fait, la peau d’Angie constitue un véritable parchemin politique et biographique, manifeste-palimpseste témoignant d’une histoire psychique, à la lettre indélébile, chaque signe opérant en saillie comme point de capiton d’une individuation psychique et sociale.

Quelques motifs suffiront à rendre compte de cette géopoétique publique et de cette cartographie sentimentale, lieu de création d’affects contemporains[4] : à la base du cou se trouve l’inscription suivante : Know your rights. Puis, sur l’omoplate gauche, l’idéogramme qui signifie « mort », son premier tatouage, recouvert d’une prière bouddhiste en khmer pour son fils Maddox. Sur un bras, une citation de Tennessee Williams : « Prayer for the wild at heart kept in cages » (« Une prière pour les coeurs sauvages gardés en cage »), le mot courage, en japonais, ainsi que l’expression « Le pouvoir de la volonté », cette fois en arabe. Les chiffres romains XIII V MCMXL, c’est-à-dire 13 mai 1940, font écho à la mémoire politique du fait qu’elles correspondent à la date du célèbre discours d’investiture de Winston Churchill, resté célèbre par la formule : « I have nothing to offer but blood, toil, tears, and sweat » (« Je n’ai rien à offrir sinon du sang, des larmes et de la sueur »). Puis, parmi d’autres configurations, plus idiosyncrasiques, le dragon qui a rendu la star célèbre ainsi que le nom de son ex-mari Billy Bob, retirés au laser après leur divorce et remplacés par les coordonnées du Cambodge et de l’Éthiopie, lieux de naissance de ses enfants adoptifs Maddox et Zahara, auxquelles se sont ajoutées celles des pays d’origine de ses autres enfants (Shiloh, Pax Thien et les jumeaux Knox et Vivienne). Pour compléter cette suitefiliatrice, Marceline, la mère d’Angie, d’origine canadienne-française et iroquoise, figure elle aussi dans ce tableau, représentée par un M métonymique (Mom) sur la paume d’une main, tandis que le bas du dos porte un tigre réalisé par le maître thaïlandais Sompong Kanpahai, qui vient au-dessus d’un dragon et de deux symboles iroquois.

La star ambassadrice de bonne volonté pour le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés n’est évidemment pas la seule à donner à lire sa peau à la société du spectacle. Robbie Williams, le chanteur pop britannique, idole de milliers d’adolescents, se fait quant à lui tatouer la moitié du corps afin de bonifier son image de mauvais garçon aux prises avec l’alcoolisme et la toxicomanie. Depuis quelques années, les marins, les prostituées et les bûcherons sont donc doublés de tous les côtés à la fois. Des footballeurs aux mannequins, de l’individu quelconque aux adeptes des plages, nombreux sont ceux et celles qui cherchent à exhiber-voiler leurs parures cutanées en modulant les investissements de l’« entre-vue ». Des acteurs comme Matthew Anders, Adriano Marquez ou Dean Phoenix, trois figures-culte du XXX, arborent, outre leur pilosité considérée comme féroce dans l’industrie pornographique gay, des insignes, des pins et des tableaux cutanés accusant leur virilité, voire leur lubricité, sur un mode proprement histrionique[5]. Le tatouage peut ainsi être entendu comme bien davantage qu’un simple représentant de la marchandisation du corps. S’il constitue un puissant vecteur des pulsions sexuelles, c’est parce que les oeuvres corporelles que proposent à même les toiles-peaux ses artistes les plus aguerris véhiculent les fantasmes qui circulent et se distribuent dans le social. En d’autres termes, le tatouage, graphie du désir entendu comme mouvement de production d’univers psychosociaux, est évidemment à situer dans le champ de l’Autre et de sa jouissance. Se faire tatouer, c’est ainsi sexpeauser à l’Autre, lui offrir à consommer visuellement et psychiquement la projection de notre moi[6].

À m’arrêter année après année aux kiosques de la convention Art Tattoo, je me suis en effet rendu compte combien l’amour, la violence et la mort marquent de manière inoubliable les peaux physique et psychique à travers diverses représentations largement standardisées par le biais de stylisations (celtique, gothique, polynésien, au henné, etc.) fortement codées culturellement. On retrouve en effet, seuls ou combinés, visages, animaux (dauphins, tigres, chevaux, etc.), motifs dits tribaux (souvent en noir et blanc et indiquant le rang dans un clan ou une bande), figures symboliques (soleil, lune, Dionysos, licorne, etc.) empruntées aux différentes mythologies et croyances (comme les idéogrammes et signes du zodiaque ou de l’horoscope chinois), motifs religieux (croix, saints, madones, anges, etc.), plus simplement esthétiques (ornements tels que des anneaux ou des fleurs à la cheville) ou transgressivement pornographiques (images souvent violentes et vulgaires d’actes sexuels, de phallus en érection et éjaculant, de vulves, etc., localisés sur une partie exposée mais souvent sur des parties intimes de la personne : pénis, autour de l’anus, etc.). Des porte-bonheur (trèfle à quatre feuilles) aux idéogrammes, des tatouages de rébellion (répandus au sein des détenus d’une prison, des membres d’un clan ou d’une bande et appelant souvent la vengeance réalisée ou à conclure – les dessins représentant des tombes, des têtes de mort, des armes, etc.) aux tatouages d’amour appelant un(e) élu(e) (à gagner, lointain(e) ou perdu(e), voire un ami ou un proche parent décédé) au moyen de coeurs traversés par des flèches, des couteaux, des hirondelles, des fleurs, un parchemin romantique gravé au nom, au prénom ou aux initiales de l’aimé(e) –, le « couple » pulsions de vie/pulsions de mort semble être inlassablement (obsessivement, pourrait-on dire) privilégié par les porteurs et les graveurs de tatouages.

Pour autant, s’agit-il simplement dans le tatouage de remplacer les mots par des images corporelles, de compléter un discours tronqué du corps, manquant de vocables pour dire l’affect, comme le soutient Nicole Péricone[7] ? Que disent ces « bijoux narcissiques » (Chirot 2006) qui sertissent désormais tant de peaux – supports, voire subjectiles de projections du moi ? Bien loin de ne se déployer que dans le règne de l’apparence, le tatouage produit un nouage entre l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel[8]. Se (faire) tatouer revient à instruire une filiation qui agite les fantasmes inconscients. Signature, le tatouage figure, en s’étalant sur la peau comme trait d’union entre la mère et l’enfant, les dimensions de l’intrinsèque et de l’extrinsèque propres à l’organisation des appareils psychiques en jeu, faisant écho aux formations de l’inconscient. Mais il y a plus : inscrit à l’encre sympathique sur la bande moebienne moi-peau et mobilisant chacune des fonctions de l’inconscient[9], le tatouage consiste en une écriture de la structure propre du désir du sujet. N’est-ce pas du fait de ce qu’ils disent de la pulsion qu’ils participent des « signes corporels séductifs », selon l’expression de David Le Breton (2005 : 350) ?

Inscription du diamant-taire

Les remarques par trop rapides qui précèdent serviront maintenant à contraster un autre usage, malheureusement morbide celui-là, du tatouage. Également griffe-greffe, celui-ci deviendra, dans le cas clinique qui m’intéresse, cachet d’exclusion, d’errance infinie, de déni de la parole. Symbolisation négative et quasi démoniaque, il aura failli annihiler un sujet, le plongeant pendant un long temps de son existence dans l’irreprésentable du Réel de la civilisation. Il peut ainsi arriver qu’à un homme, l’existence soit quasi à jamais interdite, sa filiation maudite se révélant en creux par un tatouage-stigmate indélébile.

Je vais donc parler d’un jeune sierra-léonais de 19 ans, descendant d’esclave, empreint d’horreur, jusqu’à vouloir entrer dans l’indésir, c’est-à-dire réaliser l’acte suicidaire. Pour reprendre un terme dont on trouve des résonances chez Hannah Arendt et Primo Levi, il s’agit d’un banni, d’un véritable paria qui semblait être devenu prisonnier de la folie des guerres et dont la vie a littéralement mutilée, selon l’expression d’Adorno. Or, le pivot de sa vie gisait (et gît encore aujourd’hui) dans un tatouage, quasi tombe, jadis fièrement arboré, mais qu’il a appris à ne plus montrer. Une fois terminé le travail thérapeutique, qui s’échelonna sur près de deux ans, à raison d’une ou deux séances par semaine, dans un dispositif de parole analytique, en face à face, il m’arriva maintes fois de rêver son emblème mortifère comme une sorte de verlan psychique traduisant sa topologie subjective. Le signifiant majeur de son histoire imprimé sur sa toile cutanée avait fini, dans les circonstances singulières de sa vie, par être – à son corps défendant – aussi narcissiquement exposé que les tatouages d’Angelina Jolie ou de Lucky Diamond Rich, l’homme le plus tatoué au monde, ce qui n’est pas sans ironie, pour des raisons que l’on verra apparaître en filigrane dans les propos qui suivent.

Avant de résumer brièvement le parcours du jeune homme, quelques mots s’imposent sur la Sierra Leone, son pays d’origine, qui fut déchiré par une guerre civile provoquée par des luttes pour le contrôle des énormes ressources diamantifères. Cet État de 5 millions d’habitants, répartis en cinq ethnies (les Akwés, les Tibulans, les Amawoués, les Tchogbas et les Agbris), constituait pour Freud ( !) un exemple de ces contrées où se trouve battu en brèche le préjugé selon lequel les royautés des temps anciens constituaient des despotismes, ce qui est confirmé par le fait que toute l’existence des souverains était exclusivement consacrée à leur peuple. Cette position et ce rôle paralysants firent même en sorte que la dignité attachée au titre « cessa d’être quelque chose de désirable », au point que « chez les nègres de la Sierra Leone, la répugnance à accepter la dignité royale devint si grande que la plupart des tribus furent obligées de prendre des étrangers pour en faire leur roi » (Freud 1998 : 252). Il faudrait développer les conséquences de cette étonnante et lumineuse remarque de Freud pour ce qui est des conflits qui ont ravagé ce pays durant la dernière guerre civile. Contentons nous de poser ici quelques repères historiques.

L’actuelle Sierra Leone prend son origine au XVe siècle, au moment où les peuples mandingues (Mende, Temné et Soussou) s’y établissent en refoulant les premiers occupants du territoire (les Kissi, les Sherbo et les Krim). En 1460, le Portugais Pedro da Cintra donne le nom de Sierra Leone (la montagne du lion) à la presqu’île où va bientôt s’organiser une violente traite négrière contrôlée à partir de Freetown, acquise par les Britanniques en 1787 pour y établir en 1791 la Sierra Leone Company et constituer en 1896 un protectorat. Or, depuis son indépendance, obtenue en avril 1961, le pays fut constamment agité par des conflits ethniques. En 1971, Siaka Stevens établit un régime de parti unique pour se lancer dans l’exploitation (les enfants y furent la principale main d’oeuvre) des mines de diamants au nord du pays, du côté de la Guinée, exploitation évidemment soutenue et passée sous silence par les puissances occidentales.

Je dois évidemment passer sur bien des événements (dont les nombreux coups d’État) pour arriver à la période de l’enfance du jeune homme dont je veux parler, période où la guerre civile du Libéria atteint la Sierra Leone puisqu’elle sert de refuge aux civils libériens fuyant leur pays. Ce sera un long et sale conflit, axé sur le contrôle des territoires et des ressources, prolongé par des guerriers professionnels dont la figure emblématique sera le Sobel : soldat le jour et rebelle la nuit (Agier 2002, 2008 ; Zwick 2006). Charles Taylor jouera dans ce cataclysme humain un rôle crucial, ainsi que Foday Sanko, un ancien caporal de l’armée britannique qui enlèvera des milliers d’enfants pour les enrôler de force dans son armée. 50 000 personnes périront dans ce conflit et 2 millions de réfugiés fuiront dans les pays voisins, dont 50 000 en Guinée. Le groupe sud-africain De Beers servira d’intermédiaire commercial en se portant acheteur des diamants de sang pour les vendre clandestinement au Libéria.

« Destinerrance »

C’est donc dans ce contexte collectif d’ambiguïté, de méprise, de mensonge, de haine, de condensation, de déplacement et de dénégation que grandit le jeune homme qui est venu me parler[10]. D’entrée de jeu, je fus frappé par son prénom et son nom, lesquels évoquaient à la fois le profit et la sagesse, produisant en moi un fort sentiment d’inquiétante étrangeté. Ne pouvant évidemment l’écrire ici, je l’appellerai David, du prénom du procureur général (David Crane) de la Cour spéciale instituée à la fin de la guerre civile.

David est âgé de 3 ans au moment où éclate cette guerre civile (1991-2001) opposant d’un côté des FDC (Forces de défense civile) combattant aux côtés de l’armée sierra-léonaise et, de l’autre, les rebelles du RUF (Front révolutionnaire uni). L’enjeu, néolibéral, est le maintien au pouvoir – par l’ONU, les ONG et le FMI – d’un ancien haut fonctionnaire des Nations unies, Ahmad Tejan Kabbah, élément de la stratégie du contrôle des mines diamantifères de la région (Diaz 2000). David est donc un enfant de la guerre, héritier d’une violence extrême et d’un trauma collectif que le Canada et plus largement l’Occident cherchent à taire à tout prix. Il a vu ses parents ainsi que ses frères et soeurs se faire trancher la gorge (la mère et les filles ayant été au préalable violées). S’il a par miracle échappé au carnage, c’est qu’il jouait sous un lit et qu’il y était resté caché, observant tout de sa place, pétrifié par la scène. Compte tenu de son parcours d’errance, il (a) fait preuve d’une incroyable capacité de survie et d’adaptation, ce qui confirme – si besoin en était – les observations d’Anna Freud concernant les enfants maltraités :

Anna Freud [parlant des enfants du camp de Terezin] rend compte avec surprise d’une telle puissance enfantine hors normes, celle qu’aujourd’hui continuent de déployer les enfants des rues, et les enfants guerriers de tous les continents, comme de la Sierre Leone, du Sri Lanka, d’Amérique latine et d’ailleurs.

Davoine et Gaudillère 2006 : 333

Cette puissance, il m’est avec les années arrivé à plusieurs reprises de la voir et de l’entendre en acte, non seulement chez des enfants soldats, témoins ou victimes de torture ou de maltraitance grave, mais également chez des adultes littéralement frappés par la folie de l’histoire.

Toujours est-il que lorsqu’il m’est référé par son travailleur social, David présente tous les symptômes de l’état de stress post-traumatique sévère, accompagné de toxicomanie et de comportements prépsychotiques avec hallucinations auditives et visuelles, ainsi que d’un délire religieux (il a été « reconnu » par des Pentecôtistes), dernier rempart contre sa dérive. Malgré ce tableau, il appert dès les premières entrevues qu’il n’a pas perdu ses capacités psychiques – ce qui rend un travail de parole envisageable. Au lieu de reprendre systématiquement les « événements » atroces qu’il a vécus, David, très tôt dans la cure, taillera dans le récit de l’un d’eux les arêtes d’une nébuleuse affaire de vente par sa mère adoptive de diamants à des hommes inconnus, sans doute des trafiquants, alors qu’il aurait lui-même eu environ sept ou huit ans. Cette histoire, qui se nouera par la suite à des éléments du trauma de l’exil dévoilant l’angoisse provoquée par la séparation de la mère et le doute oedipien, sera la preuve que la réalité « objective » et historique a bougé sur la bande de Moebius qu’elle partage avec sa réalité psychique.

David a logé une demande de statut de réfugié au Canada, qui a été rejetée par un commissaire qui a écrit un rapport dont la violence des jugements au sujet de son parcours laisse pantois tous les intervenants affectés au dossier. Il a par la suite présenté une requête d’examen des risques avant renvoi (ERAR), ce qui équivaut à une évaluation des risques auxquels une personne est exposée si elle est renvoyée dans son pays. Quoique son avocate soit l’assistante d’un juriste très réputé dans les milieux du droit humanitaire, les chances que ses demandes soient acceptées sont considérées comme très faibles. Au moment de rédiger ce texte, il n’a d’ailleurs toujours pas reçu de réponse officielle et ce, après plus de huit ans d’attente.

Au moment où je le rencontre pour la première fois, David a dix-huit ans. Il est arrivé au Canada un an et demi auparavant. Ce qui frappe dans le document que son avocate l’a aidé à rédiger quand il a présenté sa demande de réfugié au Canada, le PIF (Personal Information Form), c’est la quasi-absence de repères temporels, indications pourtant (et souvent malheureusement) essentielles pour arriver à se prévaloir du statut convoité. Il vaut la peine de lire le premier paragraphe de ce document :

Mon nom est [David]. J’ai 17 ans et je suis un citoyen du Sierra Leone. Je suis une personne déplacée qui cherche la protection et un foyer. J’ai fui ma terre natale durant la guerre civile de 1991-2002, quand j’étais un jeune garçon. J’ai vécu au Nigéria et au Gabon, puis je me suis caché sur des bateaux qui m’ont emmené au Brésil, ensuite en Hollande et finalement à Sept-Îles. Durant ce parcours, j’ai perdu beaucoup de choses. J’ai perdu ma jeunesse. J’ai perdu ma mère. Mon père a disparu. J’ai perdu mes deux demi-frères […]. J’ai perdu ma terre natale. J’ai été abusé. J’ai été détenu. Le poids de tout cela est en moi et je ne peux pas m’en sortir. J’ai peur.

Il serait impossible de résumer ici le récit complexe et confus des événements. Mais je crois utile de rappeler avec Eugène Enriquez combien Totem et tabou (Freud 1998 [1912]) a été (et continue d’être) pour moi, avec David comme avec tant de torturés, une source de pensée vive. Ce livre marque en effet,

[Non] seulement une décentration du regard de l’analyste de l’individu vers le « socius », mais surtout l’avènement d’une pensée radicalement pessimiste qui fait naître l’humanité d’un crime commis en commun, crime dont l’humanité ne peut jamais se défaire et qui, telle la tache de sang sur la main de Lady Macbeth, réapparaît de façon lancinante.

Enriquez 1983 : 40

Et Enriquez d’ajouter à son commentaire ceci, qui donne quotidiennement à réfléchir sur l’incontournable des guerres et des génocides : « En cela, le premier crime n’est que le prélude à la série ininterrompue de meurtres qui semble le corollaire normal de l’existence humaine en société » (Enriquez 1983 : 40). Entend-on qu’il n’est pas, ou plus possible d’entendre un torturé marqué par la lettre de l’Autre tout-puissant en se parant d’une belle âme ? Entend-on à quel point l’écoute d’une victime de torture nous replonge dans un espace-temps se situant en deçà du travail de culture, la scène de l’agression (souvent dans les faits répétée) rejouant la tragédie peut-être la plus ancienne de l’humanité ?

Est-on alors surpris que David affirme d’entrée de jeu ne se souvenir de pratiquement rien de ce qui lui est arrivé ? Ne m’a-t-on pas expliqué qu’il souffrait d’amnésies dissociatives, ce qui permet à son représentant officiel d’exiger qu’un répondant témoigne à sa place au moment de son audience devant la Commission de l’Immigration et du statut de réfugié du Canada ? À peine pouvait-il préciser quelques éléments fragmentés de son histoire, morcellement qui redoublait inévitablement celui des événements[11] auxquels il avait été confronté alors qu’il n’avait que neuf ans. Au moment où son père, qu’il n’allait jamais revoir, avait joint les rangs des rebelles du RUF – qui massacrait à Freetown, en janvier 1999, plus de 6000 personnes –, David avait été emprisonné et torturé avec sa mère qui avait négocié sa sortie de détention en échange de faveurs sexuelles à un soldat ami d’un membre d’ECOMOG (un groupe d’observateurs militaires). Elle avait ensuite été assassinée, et en 1997 David avait été emmené au Gabon par sa tante qui allait mourir d’une crise cardiaque à Libreville. Puis, ce fut le Nigéria où il fut conduit par un passeur cupide, habitant alors durant six mois à Lagos, sa capitale économique, avant de fuir au Brésil. Il y séjournera deux ans dans un camp de réfugiés et sera abusé sexuellement, ce qui le décidera à reprendre en 2002 le bateau pour la Hollande où il demandera le statut de réfugié, mais sera interrogé par les autorités et finalement placé en institut psychiatrique parce qu’il commencera à avoir des hallucinations auditives. Sa demande sera rejetée. Il entreprendra une grève de la faim et sera placé en détention. Après quelques mois, « libéré », il reprendra la mer. Placé en détention « préventive » à son arrivée au Canada, il sera libéré après avoir logé une autre requête de statut de réfugié, que la Commission rejettera pour un motif qui n’a pas à voir avec la crédibilité de sa narration, mais plutôt avec le fait qu’il porte au bras le tatouage du RUF, un tel signifiant interdisant qu’il soit reconnu comme réfugié au sens de la Convention de Genève. Du fait de cette image du mal inscrite sur son corps par son père, David appartient à un groupe considéré comme rebelle, voire terroriste (depuis les événements du 11 septembre 2001). Autrement dit, le jeune homme est désormais un « numéroté », « bétaillisé », véritable « animalhomme monstrueux indécidable extrahumain échoué au Lager, Quasimodo à moins que ce ne soit Caliban, ou bien encore plus innommable que l’innommable et presque totalement exhumanisé » (Cixous 2007 : 19). Tatouage-désastre, sceau d’une dédestination, notre homme sans qualité aucune, notre « pseudohomme » porte une sorte de matricule clanique le vouant aux camps des limbes et le situant aux yeux de la Loi dans un rapport à l’Autre qui ne peut se construire que dans l’horizon d’une perpétuelle exclusion, d’une interminable perte de statut.

Peu importe où il posera donc désormais les pieds, sa seule identité est celle de son père et de son « clan » maudit. N’existant plus comme sujet, son tatouage constitue un trait identificatoire négatif, absolument aliénant, dessin qui témoigne contre lui, symbole des pulsions meurtrières allumées et tues dans son pays par les diamants. Comme si elle était émise depuis le temps de l’Autre, de la rébellion, sa parole devient inadmissible à l’humanité, intolérable aux oreilles de la justice. Sa peau porte un taretouage, support d’une lettre irrecevable, écriture du désastre.

Du détatouage

Quand je rencontre cet enfant de la guerre civile pour la première fois, il va devenir majeur et est très angoissé à l’idée qu’il sera, sans aucun égard pour sa situation, tout simplement mis du jour au lendemain à la porte du foyer où on l’hébergeait temporairement. Il devra se trouver un appartement alors qu’il n’a jamais vécu seul et est totalement ignorant des procédures d’inscription dans le social (par exemple, la signature d’un bail pour la location, l’ouverture d’un compte de banque ou le paiement de factures). Or, au-delà du besoin de support qu’un assistant social aurait pu lui offrir, mais qu’une femme dans la soixantaine originaire d’une île du continent océanien vient lui apporter – particulièrement touchée par son sort qui lui rappelle des portions de sa propre histoire avec son fils – sa demande est cristalline, quoique tenue sous silence : il souhaite procéder à un « détatouage » ou mieux, extraire ce « taretouage » comme on extrait de son pays le diamant. Il s’agit en quelque sorte de l’effacer, de l’oublier, de le désymboliser ; et en même temps de le garder, de le protéger, de continuer à porter ce bijou indiscret, parure garante de son affiliation, du Nom-du-Père, de son inscription dans le champ du symbolique. C’est ce qui se jouera d’emblée dans sa demande à mon endroit, s’installant tout de suite dans le transfert, qui n’est ni positif ni négatif, plutôt ambivalent. Comment, sur le fonds de son histoire, construire un lien affectif qui réactualiserait les signifiants porteurs d’amour de son enfance alors qu’ils ont été systématiquement détruits ? D’où peut-il supposer que je détienne un savoir sur lequel étayer l’effacement de ce « legs aux données inintégrables » (Altounian 2005 : xv[12]), de ce signifiant qui le situe dans l’ordre des générations tout en l’empêchant de vivre ?

Signifiant conjonctif et disjonctif, le tatouage de David dessine en effet la frontière d’histoires et de langues qui traversent et déterminent malgré lui les lettres qu’il tente d’extraire de son corps pour produire au cours de nos séances son écriture pulsionnelle. Je ne peux m’empêcher de penser ici à ce que Madeleine Gagnon a pu évoquer du séisme déterritoralisant provoqué au Québec par le poète Claude Gauvreau lorsqu’il parle du « vivant pétroglyphe » que constitue son écriture comme tatouage :

Écriture-tatouage, pensée et nommée par Gauvreau à travers toute son oeuvre poétique pour dire avec les mots du poème […], pour connaître, à travers le païen, les inscriptions corporelles, du dedans et sur la peau, représentant en formules littérales les marques de tous les refoulés, gravés à même la chair comme autant d’énigmes à déchiffrer à travers toutes les permutations de lettres afin qu’un monument, pour dire comme Lacan dans L’instance de la lettre, puisse enfin se lire. Monument extra-territorial, outre-frontières subjectives qui renferme les secrets de ses spectres, de ses maisons ancestrales ; monument grâce auquel des histoires peuvent être créées, advenir à l’être pour qu’à son tour, la nôtre à tous sur cette terre amérindienne où nous sommes tous étrangers, puisse être recréée.

Gagnon 1990 : 23-24

C’est bien cette intime-extime extraterritorialité que David essaiera dans notre travail d’énoncer à travers l’instance de la lettre marquée démarquée sur son corps et venant de son groupe, convoquant ainsi la légitimité paternelle comme assise identitaire (secrets des spectres, maisons ancestrales détruites, etc.). D’autant plus que demeure tapie dans l’ombre du signifiant l’excitation, et donc la fondation sexuelle de l’inscription, et ce, jusqu’au point où ses épisodes délirants, marqués par des angoisses tenant à une éclipse du rapport entre soi et l’autre, tentent de contenir le traçage de son chaos, de soutenir au coeur de la chair la morphogenèse du vivant.

Que David le veuille ou non, il est donc , ce tatouage-joyau, insistant, montrant de son corps le destin à infléchir, métonymie du mal totémique. Est-ce pour n’avoir pas pu effacer-écrire cette lettre qu’il demeurait paralysé par ses symptômes, que les tentatives de l’insérer dans le champ social avaient été des échecs ? Quand il m’avait été envoyé, David était décrit comme un jeune homme manquant d’estime de soi, ayant une image de soi négative, au bord de verser dans la déviance et la délinquance, les efforts de revalorisation n’ayant pas porté fruit. Tout cela est exact. Mais je lui proposai pour ma part de me parler simplement de ce qui lui venait à l’esprit en aménageant un « dispositif à géométrie variable » (Moro 2004 : 200), c’est-à-dire en m’autorisant quelques « déviances » du cadre ; quitte à me placer transférentiellement dans une position maternante de façon à ouvrir la dimension de l’exil à une élaboration de la séparation tragique d’avec la mère et du doute oedipien massif qui peut s’en être suivi. Quitte à aller plus loin dans cette réassurance et à me placer parfois dans la position du travailleur social qui intervient cette fois sur le plan de la fonction paternelle de façon musclée de manière à lui proposer des articulations concrètes entre l’intrapsychique et l’intersubjectif – en m’appuyant par exemple sur le savoir qu’il en vint à m’octroyer, en établissant des contacts qui auraient pu le mener à devenir assistant-entraîneur d’une équipe de soccer.

Pour ce faire, j’adoptai, en m’exigeant de ne pas diagnostiquer, les quatre principes posés par Thomas Salmon (1917) dans son travail auprès des soldats souffrant de névrose de guerre au cours du premier conflit mondial, principes repris par Françoise Davoine et Max Gaudillère (2006 : 200) : tout d’abord, la proximité, c’est-à-dire l’ouverture d’un « nouvel espace de fiabilité face au chaos » ; deuxièmement, l’immédiateté, c’est-à-dire l’établissement d’une « temporalité vivante au contact de l’urgence » ; en troisième lieu, l’expectancy, c’est-à-dire la construction de « l’accueil au retour de l’enfer » ; et enfin, la simplicité, c’est-à-dire « la nécessité d’en faire état sans jargon ».

Je n’aurai évidemment pas le temps de commenter ces quatre principes, essentiels dans le maniement du transfert avec les humains qui ont traversé les pires catastrophes. Je dirai seulement qu’ils m’amenèrent à entendre David – comme je le fais toujours avec les personnes que me sont référées à titre de « torturés » et sont souvent lourdement médicamentées – en partant de l’a priori selon lequel, comme sujet, il parlait à partir du lieu de pure inquiétance de la survie et que, dans ces conditions, l’établissement d’un transfert fiable, permettant la sortie du retrait du lien social, supposait – de sa part et de la mienne – de prendre en compte non seulement sa folie privée, mais également la folie collective à laquelle il avait été concrètement soumis – ce que Freud appelait le « roc de l’événement ». Car de son passé, David ne voulait rien savoir, et pour cause. Reste que le régime de signifiants fous continuait à faire son oeuvre et que je devais, en tant qu’analyste qui lui avait été présenté comme « expert » en psychotraumatologie, me garder de toute intrusion si je voulais un jour occuper la position d’un Autre qui ne fut pas tyrannique – c’est-à-dire Maître d’une « technique renforcée d’interrogatoire » (Kempf 2007 : 97). C’est cette posture qui me permit sans doute, au bout de plus d’un an de travail hebdomadaire, de redonner sa chance à une loi structurante l’engageant à recouvrer sa parole et à changer de régime afin de réinscrire un jugement d’existence, mais uniquement au sens où en parlent Davoine et Gaudillère :

Il importe […] que le jugement d’existence inaugural soit porté dans le transfert où l’analyste, qu’il le veuille ou non, est engagé. Ceux qui ont été menacés de vitrification par l’impact du Réel n’ont pas besoin d’être encore transformés en objets[13] [ce pour quoi] il revient à la psychanalyse [de] retrouver la trace du point de rupture, et d’un avant où fantasme et rêve avaient leur place. Car la mort, la sienne qu’on a vue en face, n’a pas de représentation.

Davoine et Gaudillère 2006 : 216, 7-8

Ce n’est que de ce lieu que mère et père disparus, plutôt que ramenés de force à la conscience, auraient pu réapparaître dans la chaîne signifiante de David comme supports transitionnels d’une trame narcissique à retricoter, autrement que comme une effraction du Réel dans le corps par le biais de la « taretouage ». Car que faire de ce signe qui renvoyait à un nom, à une filiation proprement « im-monde » qui l’empêchait de vivre ? Puisque cette marque, bien davantage qu’une balafre du corps, s’offrait comme cicatrice psychique de celui qui devenait le « mis dehors », signe du « déni de l’ailleurs » (Maertens 1978 : 72-73), comment David pouvait-il en venir à assumer une telle transmission cutanée figurant le noeud d’un impossible à vivre ?

Il aura fallu du temps à David pour parler, énoncer ce qu’il ne pouvait pas dire. De fait, jamais il n’exhibera le tatouage maléfique, l’évoquant à peine, le murmurant au gré d’associations que je ne comprendrai pas avant plusieurs mois. Nos séances auront d’abord lieu en anglais, dans la langue du dominant (tant pour lui que pour moi), mais je n’y entendrai presque rien. Durant six mois au moins, nous serons, au pied de la lettre, lost in translation. Sans « éducation », David s’exprimera dans une sorte de sabir (ou de pidgin-english assez complexe) qui s’appuie en fait sur le krio, son créole maternel. Bref, nous devrons d’abord penser et parler dans la langue de l’autre, de l’oppresseur, pour qu’il puisse extérioriser sa parole et ses affects d’horreur, pour qu’il soit en mesure de « conflictualiser l’injustice de [sa] condition, de la dialectiser psychiquement » (Altounian 2005 : 30). Puis, m’appuyant sur l’alliance transférentielle, je profiterai de son récit concernant son séjour au Brésil pour passer au portugais, langue qu’il maîtrise bien mieux que celle du colonisateur de son pays et qui nous permettra de laisser place à davantage d’associations. Partis d’une errance linguistique bordée uniquement par nos appareils psychiques singuliers, nous apprendrons en quelque sorte à parler en langues, c’est-à-dire que nous produirons une espèce de « transcréation », un des tournants de cette traversée, de cette « protéation », étant que, à cause de circonstances que je n’expliquerai pas ici, c’est moi qui déciderai – au risque de faire basculer le travail analytique – de l’accompagner à une école de langue afin qu’il puisse y suivre des cours de français, allant jusqu’à cautionner son inscription en lui prêtant mon adresse postale.

Avec l’animal

J’aurai reçu David durant un peu plus d’un an et demi, mais nous n’aurons pas eu le temps de sentir se déployer dans le transfert les quatre principes de Salmon puisqu’il aura entretemps dû être interné durant quatre mois dans le service psychiatrique d’un hôpital de la région de Montréal, conduit là un soir qu’il chantait à tue-tête dans un autobus, comme c’était son habitude – sans être aucunement en crise, mais terrorisant quand même les passagers. Lorsque je le revis, quelques mois plus tard, il venait chercher chez moi des effets personnels qu’il m’avait demandé de conserver. On pourrait dire qu’il avait basculé. Où ? Me gardant de diagnostiquer, je lui laisserai la voix, celle qu’il avait utilisée pour parler sa détresse à celui qui l’avait consigné dans son PIF à l’endroit des autorités :

J’ai tout perdu et je ne vous demande pas la pitié, mais de me donner une maison où je peux construire une vie. Il n’y a rien pour moi en Sierra Leone sinon des mémoires de bains de sang et de peur. Je n’ai aucune confiance. Je suis brisé. S’il-vous-plaît, aidez-moi.

Il m’avait demandé cela.

Nous étions sur les traces de sa vie, à redessiner la « taretouage ». Un jour, il s’était autorisé, dans un moment ombilical, à rêver. Une question avait alors surgi : où les animaux vont-ils durant l’hiver ? J’écoutai ce que Freud (1998 : 305) appelle « une déchirure dans la trame », une ébauche de réordonnancement. Un territoire psychique s’amorçait, un liant émergeait, extrayant l’aboli bibelot d’inanité sonore qui l’avait paralysé. Peut-être pourrait-il bientôt s’ouvrir à « l’expérience de la chose comme telle », c’est-à-dire remettre en jeu, via l’animal, la distinction kantienne entre la personne et la chose, entre le droit de la personne et le non-droit de la chose (Derrida 2006 : 130). Sans doute entrevit-il un instant les fins de l’homme. Et tout à coup, plus encore, il prit de la hauteur par rapport au poids du Réel. Sa question se prolongeait, il parlait soudain de sa fascination pour un film qu’il avait vu et voulait revoir : Le peuple migrateur (Perrin 2001). Tous ces tracés, tous ces kilomètres pour la survie, rien que pour la survie, mais tout pour la survie, pour le retour vers le vivant, le sexuel.

David rêvait… Le récit pouvait s’arrimer à des signes de reconnaissance, il résistait… à la mort, à l’éradication définitive. S’il était un apatride, s’il était psychiquement parlant un « épeuplé », pour reprendre le si beau mot forgé par Hélène Cixous à partir du Dépeupleur de Beckett (Cixous 2007 : 20), il pouvait enfin envisager une altérité à partir d’un terrain d’altérité, ouvert aux vents des langues et des imaginaires, se projetant dans ses nouveaux amis les oiseaux, tant aimés de Saint François comme de Derrida (2007 : 61). C’est un corps soudain allégé qui s’arrachait à la gravité de la folie, moins emprisonné dans la gangue de la lettre mortifère le renvoyant à sa communauté traumatique. Fort de son expérience, jamais David n’eut pu croire les oiseaux – pas plus bêtes que les autres animaux – réagir à un simple programme, selon des comportements que certains éthologistes, soucieux de préserver opaque la frontière entre l’humain et l’animal, qualifient de « précâblés ». Non, David n’a pas cette naïveté… À vol d’oiseau, un Autre aurait pu se présenter, qui eût aiguillé sa responsabilité de sujet, son acte à venir, adossé à une castration à recevoir. Une nouvelle carte pulsionnelle eût pu s’esquisser, de nouveaux frayages se générer, son « taretouage », non pas plonger dans l’oubli ou maintenir une jouissance inconsciente, mais prendre une autre visibilité, déployer un langage pour lui inouï. C’est alors qu’on lui cloua le bec.

Au moment de rédiger la première version de ce texte, je n’avais pas revu David, comme lui n’avait jamais revu son père. Je me demandais à l’époque si notre rencontre avait jamais eu lieu. Je me prenais alors à penser que oui, en ce qu’elle avait tatoué et toilé ma psyché (les oiseaux continuaient d’y nicher, faucons de l’âme ou colombes de la liberté) dans l’entendre et l’apprendre de l’ouïe ; et parce que je continuais à rêver à sa mère qui se prénommait Stella, et à une femme qui l’avait ici plus ou moins adopté et se prénommait Pénélope. Mais aujourd’hui que je l’ai à nouveau rencontré, un soir d’octobre 2010, je sais que, contrairement à ce que j’avais cru, il n’avait pas basculé et que la figure de l’Autre avait pu migrer de forme, passer de celle de la haine absolue à celle du refuge tolérable.