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À toujours s’éloigner de soi, on finirait par se connaître, à condition de revenir.

Gilles Vigneault[1]

Partir, c’est tenter de résoudre quelque chose de l’ici qu’on ne comprend pas ou qu’on ne sait pas, donc que l’on « cherche ».

Sophie Caratini[2]

Pour tout anthropologue, la carrière s’inscrit au sein du projet anthropologique tel que mis de l’avant par Herder (1744-1803) et bien d’autres par la suite, soit celui d’étudier directement la diversité des formes que prennent les vies et les sociétés humaines dans le temps et l’espace (Zammito 2002)[3]. C’est ainsi que naît une discipline qui se veut universelle et empirique. Universelle parce que l’ethnologue est en quête de la diversité dont l’analyse permettra d’éclairer la condition humaine pour tous et toutes. Il faudra du temps avant que l’anthropologie laisse derrière elle le présupposé des Européens du dix-neuvième siècle selon lequel « voyager dans l’espace signifiait aussi voyager dans le temps », de telle sorte qu’en rencontrant l’Autre ils pensaient être face-à-face avec « des versions antérieures d’eux-mêmes » (Fox 1995 : 16). Ce présupposé ontologique caractéristique d’une vision évolutionniste des sociétés humaines n’a pas résisté aux critiques de Said (1978), Wolf (1982) et Fabian (1983), ce qui n’a pas diminué pour autant l’ambition pour l’anthropologie de se constituer comme discipline empirique du fait qu’elle est fondée sur des observations fiables dans la mesure où elles sont protégées des postulats et préjugés culturels de l’observateur. L’ethnographie, terme que nous devons à Ludwig von Schlözer (1735-1809), devient ainsi la forme canonique dans laquelle s’inscrit le savoir des Occidentaux au sujet des autres (Zammito 2002 : 236).

La fiabilité de ces observations passe nécessairement par la transformation du chercheur, transformation qui se fait par le biais d’une expérience prolongée d’un dépaysement social, affectif et intellectuel grâce auquel il produit en lui-même un espace dans lequel penser autrement qu’il ou elle ne le faisait dans son milieu d’origine. Quelle que soit la distance géographique franchie en vue d’atteindre ses sujets, l’anthropologue contribue à sa discipline dans la mesure où il s’est transformé au cours de son terrain, est devenu « porteur d’une double naissance, c’est-à-dire d’une autre co-(n)naissance, ou de la connaissance d’un Autre, ce avec quoi tout être naît à lui-même » (Caratini 2004 : 38). L’insistance traditionnelle sur le dépaysement géographique de l’anthropologue, condition incontournable à l’accès au statut professionnel tout au long de l’ère coloniale, diminue à partir des années 1960 et 1970 (Abélès 2002). C’est ainsi que :

[…] l’anthropologie n’est plus liée à un certain type de société – les sociétés exotiques, primitives ou non – […] Sitôt que surgit une collectivité instituant entre ses membres une interaction et une coexistence réglées par des normes, et fondant du même coup un territoire différencié à l’intérieur de l’espace social, l’anthropologue peut se mettre au travail, quelles que soient la nature, les dimensions, les fonctions de cette collectivité.

Terray 2008 : 65

C’est dans le contexte du grand mouvement de la décolonisation des pays, des méthodes et des esprits qu’apparaissent de nouveaux terrains et que l’on met en oeuvre « l’anthropologie du proche qui n’est pas liée à un espace territorial, mais qui se dégage – partiellement – des frontières nationales ou culturelles » (Cohen 2002 : 77), l’ethnologie de proximité (Urbain 2003), l’ethnologie à domicile (Galibert 2004), ou « l’anthropologie […] du familier et du sensible, de l’intime[4] et de l’infime » (Péquignot 2010 : 25). L’anthropologie qui oblige le chercheur à s’éloigner de son soi personnel et culturel progresse dans la mesure où le chercheur revient dans son milieu professionnel et rend compte à ses pairs de ce qu’il ou elle a compris d’autrui et de son monde (Geertz 1996 ; Alexander et Smith 2011).

Sur le terrain, tout comme dans la vie quotidienne, le danger qui guette toute interprétation de la conduite d’autrui consiste à ce « qu’on se mette insidieusement à penser à la place de ceux qu’on croit comprendre et qu’on leur prête plus ou moins autre chose que ce qu’ils pensent » (Lévi-Strauss 2000 : 720). C’est afin d’éviter ce danger que Bourdieu parle de « l’objectivation participante » comme pratique qui « permet à l’analyste de saisir et de maîtriser les expériences sociales préréflexives du monde social qu’il tend à projeter inconsciemment sur les agents ordinaires » qu’il fréquente sur le terrain (Bourdieu 2003 : 293-294). C’est en évitant de se projeter en autrui que l’anthropologue le rencontre vraiment et entre dans son monde social tel que vécu et structuré de manière préréflexive. Devant tout ce qu’il rencontre d’à prime abord étrange et inintelligible, il lui faut procéder selon le « postulat de l’interprétation subjective » (Schütz 2007 : 63)[5] qui le conduit inévitablement à « demander quel type d’esprit individuel peut être construit, et quelles pensées typiques doivent lui être attribuées, afin d’expliquer le fait en question comme le résultat de son activité » (ibid.).

Cette perspective schützienne sur la compréhension du monde de la vie, Augé la fait sienne lorsqu’il affirme que « L’expression “d’ethnologie participante” n’a pas d’autre signification et ne présuppose aucune espèce de fusion mystique avec les autres. On peut entrer dans les raisons d’un individu ou d’une collectivité sans se confondre avec eux » (Augé 2001 : 62). Augé rejoint ainsi la position de Geertz :

Nous ne cherchons pas (en tout cas je ne cherche pas) à devenir des indigènes (un terme compromis de toute façon) ni même à les imiter. Seuls les romantiques ou les espions y trouveraient un intérêt. Nous cherchons, dans un sens large du terme qui va bien au-delà du simple « parler », à converser avec eux.

Geertz 2003 : 217[6]

Il en est de même pour Olivier de Sardan qui nous rappelle que « Si le Blanc s’intéresse aux transes ou aux charmes magiques, c’est forcément “de l’extérieur” (comme lorsqu’il étudie la parenté ou les techniques agricoles : il n’est tenu ni de se marier sur place ni de cultiver le mil), et qu’y a-t-il de plus normal ? » (Olivier de Sardan 1988 : 538). Se trouvent ainsi posées des frontières disciplinaires à l’intérieur desquelles l’anthropologue balise le terrain. Il lui est tout autant interdit de se projeter dans les personnes rencontrées sur le terrain (Lévi-Strauss et Bourdieu) que de se fondre avec elles, ou même de les imiter (Augé et Geertz). Bref, l’anthropologue réussit son terrain dans la mesure où il y saisit intellectuellement un régime d’action et d’intelligence sociale inédit : celui d’autrui, qui le rend intelligible dans son monde.

Si l’anthropologue s’intéresse aux autres et cherche à les comprendre, ces derniers font aussi de même. Ce faisant, ils risquent à leur tour de se projeter en lui. C’est ainsi qu’en 1976, à la veille de mon retour au pays au terme d’un long terrain parmi les Wayuu de la péninsule de la Guajira partagée entre la Colombie et le Venezuela (Goulet 1978, 1981), les hommes avec qui je voyageais dans un camion de contrebande depuis l’arrière-pays vers la ville de Maracaibo d’où je devais m’envoler pour le Canada me firent une dernière requête : « Dis-nous, qui as-tu tué ? ». Je répondis spontanément que je n’avais pas tué qui que ce soit. Ils insistèrent qu’il devait en être ainsi et que le moment était venu de leur dire qui avait été ma victime. Une nouvelle dénégation de ma part souleva un nouveau questionnement : « Pourquoi ne veux-tu pas nous le dire ? » « Ne sommes-nous pas proches ? » « Ne t’avons-nous pas sauvé la vie plus d’une fois ? ». En retraçant les épisodes clés d’une année passée avec eux, ils cherchaient à me convaincre que je n’avais rien à craindre et que je pouvais avouer le crime qui expliquerait ma présence parmi eux.

Face à leurs regards, je saisis soudain comment ils avaient compris mon apparition impromptue parmi eux, mon long séjour, puis mon éventuel retour chez moi. Si un Wayuu cherche refuge loin de ses proches, c’est toujours à la suite d’un meurtre. Le temps passé au loin permet à ses proches de négocier une compensation (argent, bétail, armes, etc.) avec la famille de la victime. Une fois la compensation versée et les esprits calmés – ce qui prend normalement une année – le meurtrier rentre chez lui sans peur des représailles. Il évitera toutefois d’être vu par les membres de la famille de victime de peur de susciter leur colère et de provoquer ainsi un attentat contre sa vie.

Tout ce que je leur avais dit au sujet du métier d’anthropologue et de l’importance de connaître leur culture et leur organisation sociale ne justifiait donc pas ma présence parmi eux. Que faire ? Je pouvais prétendre avoir tué quelqu’un ou maintenir que je ne l’avais point fait. Suivant la première alternative ils seraient satisfaits parce que je confirmerais leur compréhension. Qu’elle soit erronée, ils ne sauraient l’admettre. Je ne pouvais pas les satisfaire en affirmant que je n’étais pas un tueur car je rendais alors impossible cette compréhension mutuelle qu’ils cherchaient. À notre insu, des ontologies irréconciliables rendaient irrecevables les propos que nous échangions. Ils comprenaient ma présence « de manière référentielle et extra-discursive à l’aune des motivations humaines, des motivations conformes à la “nature” de l’homme [...], et non pas à la mesure de sa factualité historique » (Calame 2010 : 25). L’homme qui s’exile de ses proches est un tueur. C’est connu. Comme je n’avouais pas m’être comporté conformément à cette compréhension de l’être humain, je mentais. Il était impossible de s’entendre. Il fallait me résoudre à les quitter avec la tristesse d’entretenir un malentendu irrémédiable. Si j’avais pu entrer dans les raisons des Wayuu, ils ne pouvaient entrer dans les miennes. J’avais ainsi atteint les limites de l’ethnologie participante telle que la définit Augé.

Au-delà de l’interdit, l’inédit

Tout n’est pas dit pour autant au sujet de ces limites. Il est parfois possible et même souhaitable passer outre un interdit afin qu’émergent des observations jusque-là inédites. C’est ce que firent Barbara et Dennis Tedlock au début des années 1970 parmi les Quichés mayas. Ils ont vite fait parler d’eux et j’entendis pour la première fois des commentaires à leur sujet au cours des mes études doctorales (1974-1978). Ils nous étaient donnés comme exemple de chercheurs qui allaient trop loin sur le terrain : en devenant disciples et apprentis de maîtres guérisseurs, ils avaient transgressé un interdit. Ce faisant, n’abandonnaient-ils pas leur profession ? Comment pensaient-ils pouvoir concilier les exigences d’une science exacte et le fait d’engager leurs corps et leurs esprits dans des rituels dont les anthropologues n’avaient jamais fait oser faire l’expérience de crainte de miner leur objectivité ?[7]

Nos professeurs saisissaient bien que leur comportement signalait le dépassement des méthodes jusque-là reconnues comme seules légitimes dans la discipline. En acceptant l’offre de Don Andrés et de son épouse Doña Talín d’entrer dans leur monde, Barbara et Dennis Tedlock cessaient en effet d’être des observateurs externes et devenaient des sujets vulnérables à l’intérieur même du monde maya[8]. Sans savoir quelle serait l’issue de leur décision, ils s’engageaient dans une profonde transformation de leurs personnes, de leurs relations à leurs hôtes et à leurs prédécesseurs et contemporains en anthropologie. Chemin faisant, ils saisissaient l’étendue d’une nouvelle exigence : celle de décoloniser leurs esprits afin de permettre une véritable coprésence parmi leurs hôtes. En consentant à dépasser dans leur vie personnelle les frontières jusque-là imposées par leur profession, ils passaient de « l’observation participante à l’observation de la participation ».

C’est en leur hommage que le titre de ce numéro reprend celui de l’article publié par B. Tedlock en 1991[9], article dans lequel elle prenait acte d’un important changement dans l’attitude de plusieurs anthropologues vis-à-vis du terrain. Pour ces chercheurs, le terrain cessait d’être uniquement un lieu où rencontrer des informateurs étrangers afin d’en extraire des informations pertinentes pour la théorisation d’autres modes de pensée et de vivre. Le terrain était de plus en plus perçu et vécu comme un lieu où rencontrer des personnes compétentes dans leur monde, des personnes de qui recevoir, pas seulement des informations, mais aussi une formation qui éveille personnellement aux réalités de tout ordre qui font partie de leur milieu. Cette façon de vivre avec autrui dans son monde entraîne inévitablement le dépassement d’une représentation de plus en plus rare du terrain comme un mal nécessaire qui ne mérite pas que l’on s’y attarde comme objet d’étude parce qu’il représente « l’aspect négatif de notre métier [qui consiste en ce temps] de privations et d’écoeurante lassitude [consacré] à la collecte d’un mythe inédit, d’une règle de mariage nouvelle, d’une liste complète de noms claniques » (Lévi-Strauss 1955 : 13) ; inévitable servitude à laquelle il faut consentir parce qu’elle est le prix à payer pour trouver « ces vérités que nous allons chercher si loin » (ibid.).

S’engager dans la voie empruntée par les Tedlock et bien d’autres après eux, c’est voir tous les êtres humains (y compris soi-même) non pas « comme donnés ontologiquement mais comme historiquement construits[10] » (Said 1989 : 225). En d’autres mots, si « La représentation d’autrui et de nous-mêmes est toujours et inévitablement dépendante de positions sociales et de présupposés interprétatifs, ceux de l’anthropologue et/ou ceux des autres » (Goulet 1998 : 251), c’est en adoptant de nouvelles positions sociales et de nouvelles façons d’interpréter le vécu que l’anthropologue décolonise son esprit afin de rencontrer l’autre sur son terrain. C’est ainsi qu’autrui devient un mentor qui éduque, plus qu’un informateur qui renseigne.

Emprunter cette voie expérientielle comme méthode d’enquête sur le terrain, c’est aussi annoncer que l’anthropologue devient partie intégrante de son ethnographie. Oser ou ne pas oser parler de soi ? Jusqu’à la fin des années 1960 et au début des années 1970, la réponse était claire. En 1967, « Plus de trente ans après L’Afrique fantôme de Leiris, la publication posthume du journal de Malinowski (1985) faisait encore scandale » (Caratini 2004 : 100)[11]. Pourquoi risquer sa réputation et sa carrière en parlant de soi plutôt que d’autrui ? Lévi-Strauss affirme qu’il aurait préféré ne pas écrire Tristes Tropiques : « […] j’ai souvent projeté d’entreprendre ce livre ; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m’en ont empêché » (Lévi-Strauss 1955 : 13). S’il a surmonté la forte résistance à « pécher contre la science » en disant « tout ce qui [lui] passe par la tête » (Lévi-Strauss et Eribon 1988 : 86, dans Mohia 2008 : 251), c’est qu’il avait échoué deux fois sa candidature au Collège de France et avait renoncé au rêve d’une carrière universitaire : « J’ai rompu avec mon passé, reconstruit ma vie privée, et j’ai écrit Tristes Tropiques que je n’aurais jamais osé publier si j’avais été engagé dans une compétition quelconque pour une position universitaire » (Lévi-Strauss et Eribon 1998 : 76, dans Mohia 2008 : 251). Petit et Collignon remettent en question cet impératif que tous respectaient au nom de la respectabilité et de l’objectivité scientifique. Dans un article publié en 1989, intitulé « On est prié de reprendre son coeur au vestiaire », Petit ouvrait la porte à une réflexion partagée par Collignon (2009), qui faisait voir que l’expérience sur le terrain :

[D]épasse les cadres de la vie professionnelle du chercheur, engage toute la personne et permet de réfléchir de façon critique à notre façon d’envisager le rapport entre notre « métier »/la « personne » que nous sommes, la construction de l’objectivité, de l’approche scientifique, etc.

Collignon 2009 : s.p.[12]

Cette réflexion fait état d’une tension sentie par tous entre deux postures que Genard et I Escoda (2010) appellent « participante » et « objectivante ». Les uns parlent de subjectivité[13] et participation, les autres de réflexivité et objectivité. Tous s’interrogent sur comment mieux contribuer à la discipline.

Subjectivité et participation

Les tenants d’une « participation aux mondes des enquêtés en vue de parvenir à une compréhension de ces mondes » admettent qu’elle peut être plus ou moins entière (Emmerson 2003 [1981] : 412). Pour celui-ci, Jules-Rosette (1975) dans le registre religieux, ainsi que Thorne dans le registre politique représentent des formes plus complètes d’engagement sur le terrain. Thorne, militant engagé dans la résistance à la conscription durant la guerre du Viêt-Nam, s’appuie sur le fait qu’il « partage les mêmes expériences et traverse les mêmes événements que les autres membres », dit Emmerson (ibid.), afin de livrer une compréhension intime de ce militantisme. Quant à Jules-Rosette, poursuit-il, « Devenue membre de bonne foi de la secte de John Maranke [au Zimbabwe], elle acquiert une véritable expérience de l’intérieur des rituels ésotériques, incompréhensibles pour ceux qui ne sont pas convertis » (ibid.)[14]. Le fait de devenir membre de l’Église, dit Jules-Rosette, lui ont « ouvert une perspective et un ensemble d’informations qu’elle n’avait jamais imaginés avant » (1975 : 21). C’est ainsi que bien que s’étant convertie « pour des raisons personnelles et non pour les nécessités de l’enquête » (Olivier de Sardan 2000 : 429), elle vit à la suite de sa conversion une « transition graduelle de la perspective de l’observation participante à celle d’un participant observateur » (Jules-Rosette 1975 : 22). Dans la préface au livre de Jules-Rosette, Turner affirme que même si dans le sens traditionnel son terrain cesse à partir du moment de sa conversion, il se poursuit dans la mesure où, en traitant son appartenance aux apôtres de John Maranke, « elle cherche à surmonter la dichotomie entre l’engagement et le détachement » (V. Turner 1975 : 8), ce qu’elle réussit dans la mesure où elle parvient « à observer tout en participant, ayant une relation objective avec sa propre subjectivité » (ibid.)[15].

C’est aussi ce que fait Favret-Saada (1977) lorsqu’elle affirme qu’afin de comprendre ce que signifient l’ensorcellement et le don de désorcellement, il lui a fallu les pratiquer. Elle « est la référence francophone la plus citée (y compris dans la littérature anglo-saxonne) » (Olivier de Sardan 2000 : 418) dans les discussions portant sur cette posture qui attache une grande importance à la présence du « je » dans l’ethnographie. Son engagement ethnographique s’est imposé, écrit-elle, parce que dans l’étude de la sorcellerie en Vendée, « il n’y a pas de place pour un observateur non engagé » (Favret-Saada 1977 : 27). Elle devait s’engager corps et âme dans l’étude de la sorcellerie parce que le chercheur qui l’évite « ne voit rien, n’apprend rien, ne sait rien » (Olivier de Sardan 2000 : 427). Selon Leservoisier et Vidal, elle a su :

[D]émontrer en indiquant – à la suite de G. Devereux (1967) – comment l’objet de l’étude se révèle pleinement, voire s’élabore, lors des situations d’enquête et en quoi les effets induits par la présence du chercheur peuvent être une source d’information sur le sujet étudié.

Leservoisier et Vidal 2007 : 5

Ses travaux font voir qu’une « participation personnelle directe peut être utile parfois[16] (si elle est possible, et si elle ne pose pas de problème éthique personnel – hypocrisie du faux-semblant) » (Olivier de Sardan 1988 : 538). Selon celui-ci, si Favret-Saada ne tombe pas dans l’hypocrisie du faux-semblant, sa participation à la sorcellerie des autres est cependant fondamentalement ambiguë. Treize ans après son terrain, elle écrit : « Bien sûr, je n’ai jamais cru comme une proposition vraie qu’un sorcier puisse me nuire en posant des charmes ou en prononçant des incantations, mais je doute que les paysans eux-mêmes y aient cru de cette façon » (Favret-Saada 1990 : 5). En bout de ligne, elle cherche – sans y réussir – à :

[N]ous convaincre que la réalité vécue et pensée par les paysans et celle vécue et pensée par Favret-Saada étaient identiques[17], et donc que l’implication de cette dernière était « pour de vrai » même si elle ne croyait pas à l’efficacité des charmes et des incantations.

Olivier de Sardan 2000 : 428

Le cas de Favret-Saada confirme ainsi le point de vue « de nombreux chercheurs : l’analyse de la religion tend à refléter les présupposés et les croyances du chercheur plus que tout autre phénomène social (Bourdieu 1987 ; Douglas 1982 ; Gold 2003 ; Horton 1984 ; Peel 1969) » (Langewiesche 2007 : 497)[18].

Jules-Rosette et Favret-Saada exercent ce que « Thévenot appelle le “régime du proche”, un régime marqué par la “familiarité” et l’investissement affectif qu’elle accompagne et fait naître » (Genard et I Escoda 2010 : 150. Voir Thévenot 2007). C’est en apprenant elles-mêmes ce que les autres savent faire qu’elles s’autorisent à traiter leurs expériences comme des données empiriques issues du terrain. Elles confirment ainsi le point de vue de Devereux qui affirme que l’on « doit exploiter la subjectivité inhérente à toute observation en la considérant la voie royale conduisant à une objectivité authentique, plutôt que fictive » (Devereux 1967 : xvi-xvii). Plus près de nous, Jackson souligne que c’est en empruntant « une méthode radicalement empirique » (1989 : 4) que les anthropologues se transforment eux-mêmes en « sujets expérimentaux » (ibid.)[19].

Réflexivité et observation

Le type d’étude ethnographique souligné plus haut ne fait pas l’unanimité et s’attire les critiques de ceux qui craignent la contamination de l’objet par le chercheur. Pour ces critiques, « la réflexivité fait référence au besoin de tourner continuellement les instruments des sciences sociales sur le chercheur, dans un effort de mieux contrôler les distorsions introduites dans la construction de l’objet » (Ghasarian 2002 : 239). Ce besoin de contrôle de soi que doit satisfaire « l’impératif de réflexivité » engage le chercheur à « savoir et faire savoir qui il est, d’où il parle et à qui il s’adresse, à quelles problématiques il se réfère, quelles demandes cadrent sa recherche et quelles sont ses visées stratégiques » (Cefaï et Amiraux 2002 : 4). « En pratique, la réflexivité est devenue la reconnaissance par les anthropologues du fait que leurs écrits doivent prendre en compte les forces épistémologiques et politiques qui les conditionnent » (Ghasarian 2002 : 238).

La réflexivité devient ainsi synonyme d’une obligation, celle du chercheur « à reconnaître sa propre situation historique et sociale, son positionnement politique, les aspects contingents du contexte de sa recherche, et la manière dont ceux-ci influencent son argumentaire et ses conclusions » (Puddephatt et al. 2009 : 10). Selon ces auteurs, c’est en répondant à ces demandes que le chercheur permet au lecteur de mieux juger de la fiabilité des conclusions de ses enquêtes sur le terrain. Bref, si l’ethnographie se veut réflexive, c’est afin d’échapper au dilemme d’une trop faible participation qui ne « favorise pas la compréhension de l’intérieur » (Ghasarian 2002 : 10) et d’une trop grande participation qui « risque de réduire la distanciation » (ibid.) entre l’observateur et l’observé.

Cette manière de penser la réflexivité rejoint celle exprimée par Bourdieu lorsqu’il traite de « l’objectivation participante » (Bourdieu 1978, 1992 : 224-231) ou de « l’objectivation du sujet objectivant » (Bourdieu 1992 : 175-195). Il invite le chercheur à un travail d’objectivation qu’il ne réussit

[Q]ue si, observateur observé, il soumet à l’objectivation non seulement tout ce qu’il est, ses propres conditions sociales de production et par là les limites de son cerveau, mais aussi son propre travail d’objectivation, les intérêts cachés qui s’y trouvent investis, les projets qu’ils promettent.

Bourdieu 1978 : 18[20]

Le propos de Bourdieu est étonnant. Comment ne pas voir dans cette expression d’attentes inatteignables[21] – objectiver tout ce que l’on est y compris les limites de son cerveau – une injonction correspondant en partie au souhait de se camper définitivement dans le camp du savoir objectif et de se soustraire ainsi au « soupçon obsessionnel qu’un ethnologue ne fait que construire un nouveau miroir pour se regarder lui-même et retrouver sa société et ses présupposés à travers les autres » (Godelier 2002 : 194).

Nonobstant le caractère absolu de cet appel à l’observation participante[22] lancé par Bourdieu, il reste que pour plusieurs toute situation qui rend difficile, sinon impossible, une attitude d’« engagement distancié garante de sens critique » est problématique (Cefaï et Amiraux 2002 : 3). Pour le chercheur, il s’agit de maîtriser « la dialectique de l’engagement et du détachement », faute de quoi il en vient à « endosser les croyances de ses enquêtés et à se convertir à leur monde » (ibid. : 8). De ce point de vue, dans la mesure où Jules-Rosette ou Favret-Saada sont passées du côté des autres, elles ne sont plus anthropologues. Elles ont dépassé « le point extrême » qui consiste à « virer indigène (to go native) » (Cefaï et Amiraux 2002 : 8) et dans cette même mesure sont tombées « dans le piège du “récit de soi” » plutôt que du récit des autres (Kilani 2007 : 284). C’est dans ce même piège que tombent de Stoller et Olkes (1987) et Gibbal (1988) lorsqu’ils décrivent leurs expériences de la sorcellerie comme une « mise en scène dramatisée d’expériences personnelles[23] [dans un registre du] voyage ethnologique aux limites de la réalité » (Olivier de Sardan 1988 : 527). Obnubilés par ce qu’ils ont vécu, ils aboutissent « en fait à présenter les croyances vécues et perçues par l’ethnologue comme étant celles-là même des intéressés » (ibid. : 537), ce dont ils ne font jamais la preuve. Beatty (2010) dit de même au sujet de R. Rosaldo, qui affirme que la mort tragique de son épouse Michelle à la suite d’une chute sur le terrain en 1981 a suscité en lui une rage d’une telle intensité qu’il y a vu la clé d’interprétation aux comportements des chasseurs de têtes ilongot : ils canalisent ainsi la rage qu’ils ressentent après la perte de l’un des leurs (Rosaldo 1989 : 3 et 8-10). S’il arrive que les Ilongot parlent de la rage comme motif de leurs actions, Rosaldo n’a pas démontré pour autant que son expérience personnelle, aussi pénible soit-elle, corresponde à celle des Ilongot qui s’engagent dans une expédition de chasse aux têtes. Beatty souligne de nombreuses composantes de leur vie sociale que Rosaldo ne partage pas et qui doivent être prises en compte afin de comprendre la pratique meurtrière en question : « L’idéal du chasseur de tête, la quête de vengeance, le sarcasme des pairs, le désir du prestige, et les années de prohibitions entourant le deuil – font partie des pressions qui culminent dans la colère relâchée dans le massacre » (Beatty 2010 : 433). C’est en s’identifiant trop profondément à l’autre, qu’à son insu, Rosaldo se retrouve en eux.

C’est à la lumière de telles critiques que les auteurs s’entendent pour dire qu’il y a « sur-réflexivité […] lorsque le “je” prend tant de place dans l’écriture qu’il se substitue au “eux” » (Bouillon et al. 2006 : 16), preuve que le chercheur « en vient presque à oublier l’objectif premier de son métier, qui consiste à rendre compte du réel des autres » (ibid. : 21). Selon ces penseurs il est clair que si le chercheur est pris entre ces deux postures que Genard et I Escoda (2010) appellent « objectivante » et « participante », il faut choisir la première, seule garante du caractère scientifique de la discipline. Selon Watson (1987 : 36-37), ce choix s’impose d’autant plus que le public auquel l’anthropologue s’adresse attend d’un savant, non pas un compte rendu de la manière dont les faits se produisent, mais des données objectives, factuelles, donc véridiques, au sujet du monde[24].

Il n’est pas étonnant donc que « la grande majorité des travaux scientifiques restent très pudiques sur le vécu du chercheur tant son subjectif est épuré » (Cohen 2002 : 85)[25] ; ni que les discussions de l’expérience « incarnée » (embodied) se limitent à celle des autres[26], tenant ainsi l’anthropologue lui-même à distance (A. Turner 2000 : 52). Ces formes d’écriture permettent aux savants de se distinguer et d’éviter d’être comptés au nombre des anthropologues pour qui « la finalité du terrain est devenu le seul récit de la réalisation de ce dernier et non la collecte de données empiriques » (Copans 2005 : 34). Contre cette tendance, il revient aux anthropologues soucieux du caractère scientifique de leurs travaux de « dépasser le stade du témoignage et de la confession psychologique ou épistémologique pour mettre sur pied une véritable sociologie de la connaissance scientifique et anthropologique » (Copans 2007 : 21).

C’est pour cette raison que le « je » occupe peu de place dans les travaux de ceux et celles qui pratiquent cette forme de réflexivité qui vise d’abord et avant tout à épurer les données avant qu’elles ne soient publiées, de manière à ce qu’elles apparaissent comme objectives et fiables. Le refus d’une telle épuration équivaudrait « à limiter la science sociale à la description de la trace que l’enquêteur produit sur son objet » (Naepels 1998 : 1994). Dans cette perspective « l’absence d’une marque personnelle » (Shapin 2008 : 6-7) est garante de l’authenticité du produit scientifique. C’est pourquoi la pratique de la réflexivité par laquelle l’ethnologue s’interroge sur son rôle dans la construction des résultats du terrain ne conduit pas à la réinsertion de l’anthropologue dans les représentations du terrain. Cette réflexivité tend à se limiter à des réflexions ex post facto où la distinction entre l’ethnologue et le terrain est maintenue et où sa participation est laissée de côté (A. Turner 2000 : 51-52). De fait, « dans l’histoire des sciences sociales les tendances autoréflexives augmentent avec le souci d’objectivité et les réflexions de plus en plus poussées autour de l’objectivation des observations (Kämpf 2005) » (Langewiesche 2007 : 500).

Il n’en demeure pas moins que la réflexion sur le lien entre le « soi » anthropologique et le « soi » des informateurs a conduit plusieurs anthropologues à saisir et analyser les processus d’identification, projection et transformations qui structurent et orientent le chercheur sur « son » terrain[27]. Parmi les nombreux travaux qui s’inscrivent dans cet effort d’objectivation, H.L. Moore (2007 : 215) note ceux de Devereux (1967), Kracke (1987a, 1987b), Mageo (1998), Rabinow (1977), et Riesman (1977). Mohia s’inspire aussi de la psychanalyse pour suggérer que chez l’anthropologue « le terrain serait soumis à quelque processus de refoulement (au sens freudien du terme) qui le maintiendrait dans une certaine ignorance » (Mohia 2008 : 13), thèse qu’elle confirme à travers une relecture attentive de Tristes Tropiques (ibid. : 160-256).

Tous ces auteurs reconnaissent que le choix conscient de tout anthropologue qui « un jour, a pris la décision de porter ses regards sur telle ou telle culture, parce qu’elle l’“intéresse” » (Caratini 2004 : 63), est en partie déterminé par le non-dit, le régime des mobiles inconscients à l’oeuvre dans les mécanismes du transfert qui rendent tel ou tel « objet » séduisant ou fascinant pour l’un et insignifiant ou indifférent pour l’autre. C’est dans cette séduction ou fascination que l’anthropologue élabore son projet – ou plutôt que prend forme en lui une destination qui fait partie de sa destinée[28]. Au sujet de Balandier, par exemple, Augé avoue que « Sans son accueil bienveillant, sans la séduction qu’exerçait sur nous sa vision décapante de l’Afrique et de l’histoire… je n’aurais jamais pensé devenir “africaniste” » (Augé 2008 : 39, italiques dans le texte).

Le pour quoi (l’objectif de la recherche) ne suffit pas à expliquer ce qui conduit le chercheur chez telle population dans la jungle ou les tropiques, dans les steppes désertiques de l’Asie ou la toundra du cercle polaire, ou dans les villages ou quartiers des villes de son pays natal. Bref, là s’applique la remarque de Lacan : « tant qu’un sujet parle de lui, il ne parle pas ; lorsqu’il parle de vous, il ne parle pas ; c’est lorsqu’il vous parle que quelque chose se passe » (Lacan cité par Granoff 2001 : 30, dans Jaffré 2007 : 90). C’est ainsi qu’au motif de la recherche se lient le mobile, les raisons cachées, ce non-dit qu’il est difficile, voire impossible, de repérer et de nommer au moment où chacun justifie son projet de recherche en faisant valoir des « arguments objectifs, comme le fait que cette société n’a pas été précédemment étudiée, puisque c’est une des conditions que l’Université impose, ou que tel aspect de cette culture n’a pas été envisagé par ses prédécesseurs » (Caratini 2004 : 65).

C’est en deçà de cette démarche académique qu’opère le non-dit personnel du chercheur, le traumatisme plus ou moins ressenti, enregistré au cours de sa vie, familiale et autre. Parler d’inconscient, c’est évidemment reconnaître qu’il y du non-dit, de l’interdit, du refoulé, et derrière tout cela une énergie non pas aveugle, mais à sa manière savante, qui dirige l’anthropologue vers un espace dans lequel se reconnaître tout en rencontrant l’autre. C’est ainsi que lors de mon séjour parmi les Dènès du nord-ouest albertain, je fus surpris un jour d’entendre les propos de la mère d’un jeune Dènè Tha bilingue qui m’enseignait sa langue maternelle. Je rangeais mon calepin de notes et l’enregistreuse lorsque j’entendis sa mère lui faire un bref commentaire dans lequel je percevais une inquiétude. Je lui demandai donc ce qu’elle avait dit. Elle lui avait dit : « Fais attention, ne passe pas trop de temps avec lui, tu sais ce qui arrive là où il passe beaucoup de temps ». Ses propos faisaient référence à une nuit très violente chez les voisins à la suite de laquelle il y avait eu plusieurs blessés, parmi lesquels l’un avait presque perdu la vie après avoir été poignardé. La mère suggérait qu’il y avait un lien entre cet épisode qui avait bien sûr fait l’objet de nombreux commentaires dans la communauté et ma fréquentation de cette famille dans laquelle, en effet, je me retrouvais plus souvent qu’ailleurs. Lorsque je consultai mes notes de terrain je me rendis compte que je passais entre 30 % et 40 % de mes premiers mois de terrain dans cette famille. En réfléchissant sur les raisons de ce choix, je m’aperçus que la composition de la famille correspondait plus ou moins à celle dans laquelle j’avais grandi et que le père de famille me rappelait mon frère cadet décédé dix ans plus tôt. C’est à mon insu, pour des motifs inconscients, que j’avais élu cette famille plus que les autres comme endroit où me retrouver. En entendant le propos de la mère je me demandais soudainement si mes visites répétées, trop nombreuses, n’avaient pas suscité des tensions dans le milieu familial, tensions qui s’étaient exprimées dans une violence inusitée lorsque tous étaient en état d’ébriété. Consécutivement à cette crise et à l’avertissement de la mère, et un peu plus conscient qu’avant, je veillai à éviter ce genre de déséquilibre dans mes relations avec les familles du clan qui avaient accepté de m’enseigner la langue et de m’introduire dans leur monde.

Bref, toujours et partout, le chercheur est « accompagné de son double, c’est-à-dire l’autre part de lui-même qui n’est pas uniquement dirigée vers la recherche, vers l’acte scientifique » (Cohen 2002 : 85). Ce double comprend une grande part de dit, de conscient, d’objectifs légitimes, d’une part, et de non-dit, d’inconscient, de refoulé et de souhaits plus ou moins avoués, d’autre part. C’est en raison de cette réalité que Caratini demande si, en se rendant chez autrui sans y avoir été invité, l’anthropologue ne cherche pas inconsciemment « la part insaisissable de son histoire et de sa société, les mots qui lui manquent pour comprendre et se comprendre » (Caratini 2004 : 63). En langage poétique, Vigneault l’exprime de la façon suivante : « À toujours s’éloigner de soi, on finirait par se connaître, à condition de revenir » (Vigneault 1998 : 39).

Derrière la quête de savoir qui définit la discipline, affirme Caratini (2004 : 72), opère un Ça-voir qui guide le chercheur au quotidien et, dans la mesure du possible, lui permet de compléter son projet avec un certain équilibre personnel plus ou moins réussi[29]. Nonobstant le bien fondé de cette observation, il ne faut pas sous-estimer le rôle de la curiosité dans la poursuite du savoir, curiosité qui est à l’origine du goût « d’interroger un ordre, s’étonner qu’il soit là, se demander ce qui l’a rendu possible, chercher en parcourant ses paysages les traces des mouvements qui l’ont formé, et découvrir dans ces histoires supposées grisantes comment penser, vivre autrement » (De Certeau 1987 : 52).

Pour une approche relationnelle

Dans Ways of Knowing. New Approaches in the Anthropology of Experience and Learning, Harris (2007) soutient que

L’expérience [acquise ou perçue sur le terrain] devrait être intégrée dans une perspective théorique (e.g. phénoménologique), une méthode d’enquête sur le terrain (e.g. apprentissage participatif, voir Dilley 1999, ou perception participante plutôt qu’observation) et une forme littéraire (e.g. une écriture qui évoque la texture de l’expérience).

Harris 2007 : 2

Ce numéro répond tout à fait à ces attentes et s’inscrit ainsi dans le courant de l’ethnographie expérientielle. Il constitue en quelque sorte une remise en question des frontières de la discipline dans laquelle les contributeurs ont été formés, et qui, dans une certaine mesure, ne les a pas préparés à tout ce qu’ils ont découvert sur le terrain. Les auteurs de ce numéro thématique ne cherchent pas à répondre à « l’impératif de réflexivité » tel que défini plus haut par Bourdieu[30]. Ils ne tombent pas non plus dans le piège de la « sur-réflexivité » identifié par Bouillon, ni n’empruntent les stratégies du déguisement ou de l’ambiguïté identifiées par Olivier de Sardan. Ils traitent tous de nouvelles pratiques qui s’imposent sur le terrain et par le fait même les transforment en tant que chercheurs. Appelés à une réflexivité de plus en radicale, ils s’arrêtent aux conditions d’exercice de leur métier dans des milieux dont ils ne soupçonnaient pas la complexité. Tous ces auteurs « acceptent de s’envisager à la fois comme le terme et la résultante d’un échange entre sujets d’une histoire, et entre subjectivités culturelles parce que personnelles » (Caratini 2004 : 122). Tedlock, Saillant, Meintel et Goulet font état des défis que pose à l’anthropologue une démarche initiatique dans des groupes aussi variés que les Mayas du Mexique, les Afro-Brésiliens de Rio de Janeiro, ou les spiritualistes de Montréal au Québec. D’autres auteurs approfondissent les défis que posent à l’anthropologue l’insertion et la recherche dans un milieu social traversé par les grands courants de la globalisation et de la modernité : Vuillemenot au Kazakhstan, Gagnon au Canada, George en Nouvelle-Zélande et Singleton en Afrique et en Belgique.

La réflexion de Barbara Tedlock prend acte de la profondeur des changements en anthropologie depuis les années 1960 à la suite des mouvements sociaux aux États-Unis d’Amérique qui remettaient en question la domination coloniale des Noirs et des Peaux-Rouges par les Blancs. Interpellés par ceux et celles qui contestaient et changeaient le cours de l’histoire, des anthropologues redéfinissent leur rapport aux individus et aux groupes dont ils dépendent comme chercheur. Pour certains, dont Barbara et Dennis Tedlock, l’engagement ethnographique emprunte une forme d’enquête jusque-là inusitée, celle d’une présence radicale à soi avec autrui qui passe par la décolonisation profonde de la subjectivité du chercheur.

Afin de décrire cette nouvelle posture, B. Tedlock s’inspire de l’oeuvre du sociologue et romancier marocain Abdelkebir Khatibi (1938-2009) dont la vie, la pensée et l’écriture se déroulent dans l’interstice de trois langues, le tamazight (sa langue maternelle berbère), l’arabe, et le français dans lequel il rédigea à la Sorbonne sa thèse de doctorat en sociologie intitulée Le Roman maghrébin d’expression française et arabe depuis 1945 (Khatibi 1965). Dans un de ses romans, Un été à Stockholm, Khatibi se présente lui-même comme un être pluriel : « Je suis successivement moi-même, l’autre, et de nouveau moi-même » (Khatibi 1990 : 49). Cette pluralité en soi le conduit à élaborer dans Amour bilingue (1992) le concept de bi-langue dont s’inspire B. Tedlock pour penser la situation parallèle du chercheur qui se forge lui aussi une nouvelle identité dans un « dialogisme vécu et une nouvelle écriture » (Wahbi s.d., s.p.). C’est par ce biais que B. Tedlock démontre que l’expérience onirique constitue un espace dans lequel le chercheur fait l’expérience de soi comme un autre, espace dans lequel la présence de figures importantes (amis ou parents défunts) éclaire les défis que vit le chercheur dans sa vie personnelle et professionnelle. Une telle posture ne signifie pas que le chercheur se sur-identifie à autrui, et tombe dans le piège de la sur-réflexivité dénoncé par Bouillon, loin de là. La posture adoptée par B. Tedlock lui permet de s’interroger avec autrui sur la signification de ce qui, à prime abord, apparaît comme intime, mais s’avère à l’examen un matériel significatif dans l’élaboration d’un récit de vie intersubjectif.

Le texte de Francine Saillant s’inscrit lui aussi dans le vaste mouvement de décolonisation qui, chez les Afro-Brésiliens, s’exprime par l’appel à la réparation des torts subis durant quatre siècles d’esclavage. Après avoir exposé ce que cet appel signifie dans le mouvement noir contemporain, Saillant fait le récit de sa rencontre particulière entre une famille de saint du candomblé brésilien qui participe à la production de trois documentaires[31], production qui conduit à un processus de resubjectivation réciproque des participants. Cette famille fait d’abord comprendre qu’elle ne peut distinguer le religieux et le politique tel que le proposait l’anthropologue ; elle invite ensuite celle-ci à participer pleinement aux cérémonies en l’honneur de Xango, protecteur de la maison familiale. C’est par la danse, les gestes d’offrandes, les paroles que Saillant signifie qu’elle consent à cette invitation qui entraîne progressivement sa propre transformation en tant que sujet[32]. Lorsque l’ethnologue « se soumet à une initiation religieuse, comme cela fut mon cas dans un terreiro de candomblé de Sao Paulo, il effectue une expérience de désoccidentalisation », écrit Laplantine (2009 : 226). Il rejoint ainsi les propos de B. Tedlock qui parle de décolonisation de son esprit comme condition préalable à l’entrée dans le monde d’autrui. Pour Saillant, cette décolonisation va de pair avec l’abandon de postulats épistémologiques pris pour acquis au moment de l’élaboration du projet de recherche avec lequel elle était arrivée au Brésil. Saillant démontre que c’est sur le terrain, en collaboration avec les personnes qu’elle y rencontre, qu’émergent de nouvelles perspectives d’engagement et de collaboration ethnographique.

Deirdre Meintel examine de près sa transformation au sein d’une église spiritualiste de Montréal, au fur et à mesure qu’elle apprend la médiumnité – expression désignant le monde des esprits – telle que vécue dans son milieu de recherche. C’est en dépassant l’observation et les entrevues comme méthode de recherche empruntées au début de sa démarche que Meintel atteint avec les membres de la congrégation spiritualiste cette coprésence radicale dont traite B. Tedlock dans son article. Meintel donne ainsi un compte rendu détaillé de son apprentissage de la médiumnité tout en discutant des choix qui l’y ont conduite et des avantages qu’elle en tire afin de comprendre les expériences spirituelles des personnes qui participent à sa recherche[33]. Meintel répond les yeux bien ouverts à l’invitation de faire pour elle-même l’expérience de ce dont les autres lui parlent, démontrant du même coup qu’il est possible d’aller plus loin dans l’étude des rituels religieux que ne le supposait Geertz lorsqu’il affirmait que ce n’est qu’à l’extérieur de ceux-ci que l’anthropologue peut rencontrer les personnes qui les vivent et dont il veut comprendre l’expérience. Le terrain dont nous fait part Meintel est bel et bien intersubjectif, élaboré en situation, dans un échange constant au niveau non-verbal et verbal, qui engage donc et le corps et l’esprit.

Au sujet des démarches décrites par B. Tedlock, Saillant et Meintel, il serait mal à propos de soutenir « qu’en fait, sous couvert de “vivre les rituels de l’intérieur”, [il s’agit d’] une trahison paradoxale de ce que représentent ces religions pour ceux qui les pratiquent quotidiennement » (Olivier de Sardan 1988 : 532) ou de suggérer qu’en « participant aux rituels des autres, le chercheur […] se fait croire à lui-même qu’il partage “en un certain sens” les croyances des autres (stratégie de l’ambiguïté) », quand ce n’est pas le cas (Olivier de Sardan 2000 : 428). Le type de recherche sur le terrain dont font état B. Tedlock, Saillant et Meintel s’inscrit dans une histoire de la discipline dont Goulet trace trois grandes étapes : structuraliste, interprétative et expérientielle. Il emprunte à Schütz (1987) le concept d’intersubjectivité du monde de la vie afin de faire voir dans quelle mesure il est possible d’étendre le concept d’ethnologie participante au-delà des frontières dans lequel Augé le confine. Il examine ainsi les circonstances dans lesquelles les perspectives interculturelles et intersubjectives caractéristiques de l’anthropologie expérientielle abolissent la séparation positiviste entre le chercheur et son objet de recherche. En simplifiant un peu cette histoire de la recherche sur le terrain, Lévi-Strauss écrivait que si elle « est allée de la collecte d’objets au tête-à-tête avec des hommes […] [c’est] qu’à ces études, on demande aujourd’hui davantage » qu’on ne le faisait dans le passé (Lévi-Strauss 2000 : 719)[34].

Goulet démontre que ce sont les personnes rencontrées sur le terrain qui demandent au chercheur de s’impliquer avec elles dans leur monde, dans leurs rituels, dans leurs rêves même. En répondant à ces demandes, où qu’elles soient formulées, les chercheurs empruntent une approche expérientielle afin de sortir du cadre trop restreint des approches positivistes, structuralistes et interprétatives. Cette disposition à dépasser les frontières de l’ethnologie participante telle que délimitées par Augé, Geertz et bien d’autres est à tout à leur honneur et tout à fait conforme aux ambitions d’une ethnographie fiable parce qu’empirique, fondée sur des observations en principe ouvertes à tout autre chercheur qui emprunterait la même approche expérientielle.

Il arrive aussi que les personnes rencontrées sur le terrain interdisent ou rendent impossible au chercheur de poursuivre sa recherche. Cette situation inattendue, Anne Marie-Vuillemenot la vit depuis que les Kazakhs, à la suite de la chute de l’URSS, ont quitté les steppes où l’anthropologue les avait fréquentés dans la yourte afin de s’établir en milieu urbain. Ils entrent ainsi de plain-pied dans « la totalisation mercantile dans laquelle la loi économique du marché international est devenue toute-puissante et tend à occuper tout l’horizon » (Saillant et Laplantine 2009 : 187). Cette métamorphose que vivent les Kazakhs entraîne l’anthropologue dans un questionnement profond de ses objectifs et outils de recherche. Les Kazakhs ne veulent plus qu’elle s’intéresse à eux parce que leur vie est devenue semblable à la leur. Ils la rangent d’ailleurs dans la nouvelle catégorie sociale de « ceux qui ont vécu dans la yourte », établissant ainsi une coupure radicale avec la nouvelle génération qui n’a plus rien à enseigner à l’anthropologue parce qu’elle connaît de première main ce que cela signifie que de vivre en ville.

Vuillemenot se voit ainsi contrainte à une double négociation : celle avec les Kazakhs auprès desquels elle doit à nouveau justifier sa présence en tant qu’ethnologue, d’une part ; celle avec ses collègues professionnels locaux et régionaux qui se disent mieux placés qu’elle, parce qu’ils sont du milieu, pour poursuivre des enquêtes qui doivent maintenant contribuer à la naissance d’une nouvelle nation, d’autre part. Qui est-elle, comme étrangère, pour juger les recherches endogènes ? Elle vit ainsi un exil intérieur dans lequel elle doit faire le deuil de l’idéal d’une monographie qui capterait l’ensemble d’une société maintenant dissoute et s’interroger quant aux nouveaux outils conceptuels et aux nouvelles approches qui rendraient possible l’étude d’un objet en pleine mutation.

En prenant la mesure du défi auquel est confronté Vuillemenot, comment ne pas se rappeler ce passage de Malinowski :

L’ethnologie se trouve dans une situation à la fois ridicule et déplorable, pour ne pas dire tragique, car à l’heure même où elle commence à s’organiser, à forger ses propres outils et à être en état d’accomplir la tâche qui est la sienne, voilà que le matériau sur lequel porte son étude disparaît avec une rapidité désespérante. Juste au moment où les méthodes et les buts de la recherche ethnologique sur le terrain sont mis au point, où des chercheurs parfaitement formés pour ce genre de travail ont commencé à parcourir les pays non-civilisés et à étudier leurs habitants, ceux-ci s’éteignent en quelque sorte sous nos yeux.

Malinowski 1963 : 52

En s’inspirant des propos sur la beauté du mort[35] avancés par De Certeau (1974), Baudrillard et Guillaume parlent du « deuil paradoxal » que doit faire l’anthropologue face à la disparation des populations qui l’intéressent : « C’est au moment où ces cultures n’ont plus le moyen de se défendre qu’apparaissent les ethnologues et les archéologues. Les textes qu’ils publient sont en fait des tombeaux, on embaume ce qui va disparaître » (Baudrillard et Guillaume 1994 : 10).

Au constat d’Anne-Marie Vuillemenot du caractère obsolète d’un savoir accumulé dans un monde disparu sous le coup d’une modernisation fulgurante, dans un monde qui répond aux exigences d’une économie globalisée, s’ajoutent les propos de Denis Gagnon, qui s’arrête à la précarité de l’anthropologie elle-même comme discipline. Épuisée, n’est-elle pas déjà en train de disparaître ? En exergue à son texte, il pose d’ailleurs la citation suivante : « En fait… l’anthropologie n’est pas sur le point de se désintégrer. L’inertie institutionnelle seule la maintiendra en vie pendant un certain temps » (Georges Marcus dans Rabinow et al. 2008 : 44, traduction de Gagnon).

Gagnon complète ses études doctorales en 2002, à l’époque où la question centrale de l’écriture a déjà ouvert la porte aux récits réflexifs de l’anthropologue sur le terrain, ce qui le conduit à réfléchir sur la question soulevée par Vuillemenot : que faire devant l’inadéquation des concepts anthropologiques traditionnels de celui qui s’intéresse aux processus et aux événements contemporains ? Gagnon note que lorsque les individus, leur société et culture cessent d’être au centre de l’analyse anthropologique au profit des processus par lesquels émergent des réseaux d’acteurs dans un monde globalisé, il n’est pas surprenant qu’apparaissent de nouveaux lieux de formation tels que Le Center for Ethnography de Marcus[36] qui s’intéresse à la paraethnographie et aux effets transformateurs des nouveaux terrains sur la méthodologie et le développement théorique, ou encore L’Anthropology of the Contemporary Research Collaboratory (ARC) de Rabinow[37] qui s’intéresse aux dispositifs de biosécurité et au remaking ontologique des choses dans le contexte de la biologie synthétique et la nanotechnologie.

Gagnon s’arrête aussi à ses propres expériences à l’occasion de trois types de terrains afin de démontrer comment, à chaque fois, il a dû constamment (re)négocier ses relations, d’abord avec les Innus pèlerins au sanctuaire de Sainte-Anne-de-Beaupré à proximité de la ville de Québec, puis avec les Innus dans une communauté isolée de la Basse-Côte-Nord du Québec, et enfin avec les Métis du Manitoba et de la Saskatchewan. Selon les lieux et les moments de son enquête, il est identifié tantôt comme futur curé, tantôt comme policier espion, tantôt comme étranger à la cause de ceux qu’il étudie. Sa déclaration d’un intérêt pour les pratiques religieuses locales est immédiatement interprétée comme une couverture pour sa véritable identité[38]. Les conflits d’interprétation vécus sur le terrain conduisent Gagnon à se demander à quel point il a su tenir compte de sa propre ontologie ainsi que de celle des Innus, ontologies qui n’impliquent pas d’abord un système cognitif, mais avant tout la façon d’être-au-monde dans laquelle une culture locale prend forme. C’est dans la confrontation de ces ontologies profondément différentes[39] qu’il trouve un cadre dans lequel expliquer les conflits entre les États et leurs nations autochtones dans un monde pluraliste. Gagnon termine sa réflexion en se demandant s’il existe une ontologie propre aux individus et aux populations issues des unions entre Européens et autochtones. Si oui, demande-t-il, quel serait le rôle de l’agent biculturel dans la résolution des conflits entre les États et leurs populations autochtones ?

Cette question est précisément celle qui préoccupe Lily George, anthropologue māori. Sa situation est semblable à celle de Khatibi au Maroc, à qui il revenait de transformer « avec lucidité la blessure bilinguistique en un espace ouvert sur le monde » (Wahbi s.d., s.p.). La rencontre de l’Européen, l’apprentissage de sa langue, l’assujettissement à sa volonté politique et économique ont profondément marqué les Māori. Dans cette histoire coloniale surgissent des leaders māori qui s’inspirent des deux mondes, celui de leurs ancêtres autochtones et celui des Européens allochtones, afin de fabriquer une nouvelle identité que Gagnon reconnaîtrait immédiatement comme métis. Les Māori qui vivent aujourd’hui majoritairement en milieu urbain y ont reconstitué le wharenui (le foyer ancestral) comme lieu de rassemblement et milieu dans lequel ils se reconstituent comme peuple.

En faisant le récit de son propre apprentissage comme femme māori adulte engagée sur la voie de la revendication culturelle des valeurs traditionnelles, George fait bien voir les principes épistémologiques et éthiques qui les sous-tendent. Si elle pose des questions à son maître, Arnold, ce dernier lui répond toujours par des histoires sur lesquelles elle doit ensuite réfléchir afin de trouver la réponse à son interrogation. Frustrée par cette manière de faire tellement différente de celle qu’elle connaît dans le monde académique, George demande un jour à son maître pourquoi il ne répond pas directement à ses questions. Ce dernier répond alors : « Fille, qui suis-je pour t’enlever ton apprentissage ? » (« Girl, who am I to take away your learning ? »). Tout anthropologue qui a fait l’expérience des milieux autochtones reconnaîtra dans cette réponse d’Arnold une attitude à prime abord déconcertante. Lily George y voit toutefois l’invitation à formuler elle-même une synthèse de ce qu’elle a déjà appris, ce qu’elle fait de façon magistrale en s’inspirant du symbolisme du wharenui afin de délimiter et de comprendre la spécificité des trois périodes de renaissance qu’a connues son peuple de 1870 à nos jours. Elle témoigne ainsi de cette capacité māori à s’ouvrir à ce qu’apporte l’étranger comme défi et nouveauté afin de se renouveler dans une longue tradition d’interaction entre cultures autochtones et allochtones.

Singleton, quant à lui, se demande si l’intérêt occidental pour la diversité humaine ne repose pas sur le postulat ontologique plus ou moins avoué, qu’au fond, nous sommes tous les mêmes, postulat qui conduit tous et chacun à s’ériger en autorité en vue de diriger l’ensemble des humains vers leur destinée naturelle ou surnaturelle, définie différemment selon que l’on soit marxiste ou religieux, capitaliste ou altermondialiste. Il appuie ses propos sur ses expériences en Tanzanie, où, à la fin des années 1960, il tentait en tant que jeune anthropologue et missionnaire de comprendre la possession des femmes par des esprits locaux. En Tanzanie, ce qu’il observe n’est pas un phénomène religieux mais une modalité d’interaction sociale visant à rétablir l’équilibre entre la femme possédée et son milieu. Ses deux collègues missionnaires pensent autrement. L’un, tanzanien, y voit l’influence réelle du diable sur ses paroissiennes ; l’autre, néerlandais, y voit la preuve d’une mentalité primitive qu’il revient aux Européens de combattre. Chacun étant convaincu de tenir la vérité, de savoir ce qui se passe vraiment, Singleton soutient que le conflit des interprétations s’avère impossible à régler, sinon par la conversion au point de vue de l’autre, l’imposition d’un point de vue sur l’autre, ou bien par la formulation d’une entente qui dépasse les positions initiales en opposition. Dans tous les cas, les interprétations sont irréconciliables parce que chacune d’elle est « factuelle, c’est-à-dire réalisatrice des réalités en question » (Singleton, ce numéro). En d’autres mots, « dans une ontologie-cum-épistémologie, le verbe et le monde [the word and the world] sont un » (Watson 1991 : 82).

S’il parle tantôt en tant que philosophe, tantôt comme anthropologue, Singleton le fait toujours dans une conscience de soi et des autres façonnée par la confrontation en soi de diverses langues, de multiples façons de dire et de vivre. C’est avec cette conscience du pluriel qu’il s’interroge sur la manière dont se constituent et s’opposent différentes ontologies. Cette interrogation porte ultimement sur les oppositions entre le religieux, la neutralité, la laïcité, l’objectivité scientifique, autant de « faits » auxquels on tient ou l’on s’oppose selon l’ontologie dont on est porteur, les uns invoquant comme autorité la raison, les autres une révélation – il y en a eu trente-six, nous dit Singleton, pour qui toutes ces positions sont culturellement minées : « En laissant faire le système bancaire (au lieu de l’abolir) et en ne laissant plus faire les Scientologues, un État se positionne non pas en fonction de la Raison, mais de ses raisons » (Singleton, ce numéro). Voilà la conclusion à laquelle arrive l’anthropologue revenu chez lui, démontrant ainsi que ce qu’affirme Ricoeur au sujet de l’exégète vaut aussi pour l’anthropologue : c’est « l’agrandissement de la propre compréhension de soi-même qu’il poursuit à travers la compréhension de l’autre » (Ricoeur 1969 : 20), de telle sorte que toute herméneutique ou compte rendu d’une expérience de terrain « est ainsi, explicitement ou implicitement, compréhension de soi-même par le détour de la compréhension de l’autre » (ibid.).

Conclusion

Nous bouclons ainsi la boucle, chacun revenant chez soi avec un bagage d’expériences et d’observations, toutes liées au type de participation possible dans un milieu donné, en Amérique du Nord et du Sud, en Asie, Océanie ou Afrique, que ce soit parmi les peuples autochtones des Amériques (B. Tedlock), les Afro-brésiliens (Saillant), les spiritualistes de Montréal (Meintel), les Wayuus et les Dènès (Goulet), les Kazakhs (Vuillemenot), les Innus et les Métis (Gagnon), les Māori (George) et les WaKonongo (Singleton). Partout, les effets de la mondialisation se font sentir, les identités locales se transforment sous la mouvance des grands changements économiques et politiques. L’objet à observer, à décrire ou à expliquer n’est pas stable, mais plus ou moins fluide et fragile, exposé à des forces dont il est difficile de mesurer l’ampleur avant qu’elles aient fait leur oeuvre. Chaque contributeur à ce numéro, chacun à sa manière, démontre que c’est en passant de l’observation participante à l’observation de sa participation dans le monde d’autrui que l’anthropologue est le mieux placé pour saisir ce qui s’y écroule et s’y dissout, et ce qui y émerge et y prend racine.