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Cette réflexion est issue d’un processus de recherche au cours duquel ont été, entre autres, réalisés trois documentaires interreliés. La recherche[1] portait sur le thème des réparations en conséquence de l’esclavage. Plus précisément, il s’agissait de comprendre comment a surgi, puis s’est transformée, l’idée de réparation chez les Afro-Brésiliens[2] et comment le mouvement noir contemporain se l’est approprié. La recherche a été réalisée à Rio de Janeiro et couvre les années 2000 à aujourd’hui. La notion de réparation a été abordée dans un sens large, et pas seulement au sens juridique de compensation ; elle englobe donc comme nous l’avons défini ailleurs (Saillant 2009a), tous les discours et actions qui réfèrent à des demandes de transformation des conditions actuelles de vie des Afro-Brésiliens associées aux torts causés par quatre siècles d’esclavage[3].

Les demandes de réparations ont été explorées au sein de quatre sphères de la société brésilienne : tout d’abord, celle du mouvement social trouvant son expression à travers le domaine politique et le mouvement noir organisé ; en deuxième lieu, celle des droits humains reliés aux luttes contre la violence de l’État au sein de la société civile et face aux populations afro-brésiliennes ; troisièmement, celle du religieux, notamment au sein des religions afro-brésiliennes, particulièrement le candomblé ; et enfin, celle des productions culturelles et artistiques, en particulier les images (photo, vidéo, cinéma), qui jouent un rôle clé dans l’imaginaire et la culture brésilienne et sont la voix par excellence de la visibilité de la culture afro-brésilienne. Ces quatre sphères combinent de multiples facettes des demandes contemporaines de réparations et des actions auxquelles elles donnent lieu : c’est en effet au sein de ces sphères que se rencontrent les expressions les plus fortes de demandes de justice, d’actions vigoureuses face à la violence dont les populations noires se disent victimes, de manifestations d’affirmation de l’africanité et enfin de revendications de transformations de la subjectivité afro-brésilienne par l’art (D’Adesky 2005 ; Saillant et Araujo 2007 ; Conduru 2007). Ces expressions renvoient toutes à une demande de reconnaissance (D’Adesky 2006 ; Saillant 2009b) qui passe par la quête de dignité des corps et des sujets (Renault 2001), l’affirmation de la valeur de la mémoire et de la culture (Ricoeur 2003), la demande de pleine citoyenneté, les revendications de droits et, enfin, un ensemble de transformations structurelles et de schèmes culturels (De Paula et Heringer 2009). Il s’agit ici de lever les stigmas du passé, de valoriser, reconnaître, dignifier. Les réparations, quelles que soient les formes des demandes et les résultats attendus, qu’elles trouvent ou non des réponses en termes d’actions venues de l’État ou d’autres organes paragouvernementaux, sont toutes reliées à l’une ou l’autre de ces sphères (Saillant 2009a). Les expressions culturelles et politiques entourant les demandes de réparations au sein du mouvement noir impliquent une forme de resubjectivation : le passage, pour le sujet afro-brésilien, de l’identité collective imposée de victime assujettie à celle de sujet collectif et politique acteur dans la Cité[4].

Depuis 2005, une exploration systématique des demandes et des actions du mouvement noir a été effectuée à Rio de Janeiro auprès d’acteurs de ces quatre sphères, à travers des entretiens – à ce jour près de 150 – et des observations de manifestations publiques lors de commémorations, de rituels religieux, de festivals, de réunions politiques, de marches, de spectacles, d’expositions, etc. Certaines de ces manifestations publiques ont pu être filmées.

Les questions qui figurent au coeur de ce projet sont celles des contenus et formes des discours et actions du mouvement noir contemporain concernant les réparations. Elles consistent également à connaître les significations mêmes de la notion de réparation en contexte brésilien. Ce questionnement exige une réflexion étendue sur la possibilité ou non de réparer l’histoire quand un tort commis porte sur un temps long – en l’occurrence plusieurs siècles –, que les témoins directs ont quasi-disparu, qu’il est difficile d’identifier victimes et bourreaux, que les groupes initialement concernés par le tort ont connu un certain métissage, et qu’il est difficile même de définir les appellations de victimes et bourreaux. Les acteurs du présent – y compris l’anthropologue venue les rencontrer – peuvent par ailleurs jouer un certain rôle quant à ces questions de réparations. La recherche conduit également à cerner les pratiques de réparation en cours au sein du mouvement noir : celles qui n’attendent pas les processus légaux pour se réaliser, et qui passent par la resubjectivation ou la transformation du sujet afro-brésilien et de l’identité.

C’est dans le contexte de cette recherche que j’ai été amenée à rencontrer la famille de saint du terreiro Ilé Asé Ala Koro Wo et en particulier Ialorixá Torody d’Ogum, chef du culte dans le terreiro[5]. Une première rencontre a eu lieu lors d’une entrevue visant à comprendre l’expérience particulière de ce terreiro au sein du mouvement noir ainsi que ses perspectives sur la question des réparations. Il semblait primordial d’explorer cette question depuis le point de vue d’une maison de candomblé, religion de résistance vis-à-vis des conditions sociales qui ont prévalu durant et après l’esclavage. C’est à la suite de cette rencontre que l’idée d’un documentaire prit naissance, idée partagée avec Torody, qui se montra enthousiaste quant à ce projet et accepta le principe d’un travail collaboratif.

Cet article fait donc le récit de cette rencontre particulière, ainsi que l’analyse du processus de réalisation de Axé Dignidade !, l’un des trois documentaires[6], et des étapes qui ont conduit à transformer la relation entre les participants et la chercheure responsable du projet. Il relate également le processus spécifique de resubjectivation des participants, incluant l’anthropologue, qui s’ensuivit. On verra donc comment un travail de coconstruction d’images ne s’arrête pas aux simples images – celles-ci devenant à la limite secondaires – mais rejoint, dans des circonstances précises, les plans intersubjectif et politique.

La première rencontre

En avril 2006, je rencontrai une figure importante du mouvement noir de la baixada fluminense[7] : Frei Tata, un prêtre catholique afro-brésilien responsable de la paroisse de São João de Meriti, située dans une ville de la périphérie nord de Rio de Janeiro. Frei Tata est successeur de Frei David, une figure clé du mouvement, en raison de son rôle stratégique dans les initiatives concernant les quotas d’Afro-Brésiliens dans l’éducation supérieure à travers l’ONG Educafro[8] dont il est le fondateur. Il participa activement au débat national qui divisa et divise toujours les intellectuels et les classes supérieures au Brésil (Fry 2005 ; Fry, Maggie et al. 2007). Je savais aussi Frei Tata pro-quotiste, et je fis avec lui cette entrevue dans une salle du presbytère de l’église où il exerce toujours son ministère. À cette époque, j’ignorais le rôle extrêmement important de ce lieu dans le développement du mouvement noir contemporain à Rio (Alberti et Araujo 2007) ; j’appris plus tard que c’est dans ce lieu même que Frei David et d’autres militants locaux se réunissaient régulièrement, dans une salle nommée Quilombo[9], au cours des années 1980. Avec lui, j’abordai la question des réparations du point de vue de l’église catholique, et en particulier de la Pastorale du Noir[10] dont il est l’un des acteurs principaux. Une fois l’entrevue complétée, il tint à me présenter l’une de ses collaboratrices, Dona Zézé, une militante de la Pastorale, avec qui je visitai les lieux où tous les mois se tient la messe afro, une forme de liturgie adaptée au monde culturel afro-brésilien qui ne fait pas l’unanimité au sein de la hiérarchie catholique du pays.

La messe afro, qui ne se fait pas dans l’église paroissiale, a lieu dans une petite chapelle spécialement aménagée, les autorités religieuses ne le permettant pas autrement. C’est au cours de la visite de cette chapelle et de la présentation du travail de la Pastorale qu’on me proposa de visiter un autre lieu important du mouvement dans cette partie de la ville, sans toutefois me dire ce dont il s’agissait. Curieuse, j’acceptai la proposition. Nous partîmes alors tous les trois dans la voiture sans suspension ni fenêtres de Dona Zézé. On m’expliqua chemin faisant que nous allions rencontrer une mère de saint[11] communément appelée Torody, avec laquelle Frei Tata entretient des relations politiques et, disons-le, spirituelles – celles-ci à travers leurs luttes communes au sein du mouvement noir local – mais partage aussi des préoccupations au sujet de la population fortement défavorisée de cette portion de la ville. On me raconta que Frei Tata et Torody avaient récemment entrepris de faire des baptêmes conjoints, optant pour une forme de néo-oecuménisme, combinant liturgie catholique et cérémonie candombléciste, partageant donc cette idée que les enfants qui naissent « doivent avoir un nom quelle que soit leur religion et même sans religion du tout ». Frei Tata fut alors fortement réprimandé par les autorités religieuses locales et en vint à la limite de l’excommunication. Les fréquentations entre ces deux religions sont en effet mal vues des autorités catholiques autant que des autres religions chrétiennes de droite, notamment des néopentecôtistes.

Nous arrivâmes au terreiro de celle qu’on appelle Torody. J’eus cette impression de me retrouver quelque part entre une cour de bidonville et une zone « rururbaine ». Nous étions dans un quartier de São João de Meriti, celui de Venda Velha, lequel, cinquante ans plus tôt, était une grande fazenda[12] dont il ne reste guère de traces aujourd’hui. Le lieu me sembla difficile d’accès. Après avoir descendu une côte abrupte, nous retrouvâmes Torody. Nous étions attendus. Frei Tata, qui devait officier pour des funérailles dans sa paroisse, dut nous quitter. Nous visitâmes le terreiro, ses lieux profanes et sacrés, incluant une petite école dirigée par la mère de saint. On m’expliqua que ce lieu est en fait à la fois un terreiro, une ONG et une école. Torody, qui parlait abondamment, insista sur le problème de discrimination dont est victime la population de ce quartier. Je remarquai l’état des lieux, le délabrement des édifices d’un étage, les toits effondrés, mais je ressentis aussi les effets de cette atmosphère enveloppante que je ne pouvais encore décrire. À la fin de la visite, nous nous retrouvâmes dans la salle où se déroulent normalement les rituels du candomblé. Je remarquai les draps posés sur certains objets, les tambours, ainsi que certains arbres enrubannés, les chaises semblables à celles des terreiros de Salvador qui m’étaient familiers, ou encore les représentations iconiques des orixás. Je ne pus complètement décoder ce que je vis. À la fin de notre rencontre, intense, Donna Zézé entonna devant les tambours[13] une complainte faisant appel à une mémoire commune. Une émotion forte m’envahit. J’évoquai alors la possibilité de se revoir, une idée qui fut reçue avec un visible intérêt.

Une quinzaine de jours suivant cette première rencontre, je retournai au terreiro[14] afin de mener cette fois-ci une entrevue formelle. Tout comme avec Frei Tata, je fis avec Torody une entrevue sur les réparations, cette fois-ci à partir d’une perspective candombléciste. Elle dura quatre heures. Torody raconta son histoire, son père communiste, le terreiro qui est propriété de la famille depuis 90 ans, son enfance dans le candomblé, la fermeture du terreiro, sa pratique d’une autre religion[15], sa vie au centre de la ville, puis son retour au candomblé et au terreiro. Il lui fallut assumer son statut d’héritière des parents biologiques propriétaires de la terre, mais aussi de sa mère biologique Ialorixá. Ses quatre fils et sa fille la suivirent dans son engagement spirituel et politique. Torody n’est pas une mère de saint comme les autres. Militante du mouvement noir, la pratique du candomblé est pour elle la mémoire des Africains en terre brésilienne et leur résistance culturelle la plus tenace. Le candomblé est le terreau de son identité, et sa pratique son lieu d’articulation le plus clair avec le mouvement noir et ses divers représentants. Son terreiro est le théâtre d’un ensemble d’actions culturelles, religieuses et politiques dont je perçus la force lors de cet entretien mais dont je ne soupçonnais pas au premier abord la créativité, la vitalité, les ramifications et, surtout, le caractère unique et exemplaire.

Torody se présenta dès le départ de cet entretien comme une mère de saint des plus respectables, à la hauteur de ce que signifie ce rôle dans la hiérarchie de cette religion. Elle parlait de ses responsabilités avec passion, de l’importance de son école, de ses actions éducatives, de la souffrance des mères qui laissent leurs enfants seuls pour gagner l’argent si précieux. La tension émotionnelle crut tout au long de cet entretien, jusqu’au moment où elle éclata en sanglots en me disant :

Savez-vous ce que c’est que de diriger une maison comme celle-ci ? Que de voir nos enfants mourir dans le trafic de drogues ? Des pères, des mères incapables de subvenir aux besoins des leurs ? Des enfants sans nom ? Jetés comme des sacs de patates ? De sentir tous les jours la violence menaçante ? Savez-vous ce que c’est que de conduire une maison de cette grandeur avec toutes les responsabilités qui lui sont habituelles ?

Elle pleurait à la fois les morts de sa communauté, son impuissance, la misère, l’immensité de la tâche.

Ma première rencontre en face à face avec une mère de saint[16] prit ainsi une tournure qui me surprit au plus haut point. Comment une autorité religieuse de cette catégorie peut-elle en arriver à de telles émotions ? La vie est-elle si difficile, même avec la protection d’un terreiro et de cette religion majeure dans la formation de la culture et de la subjectivité afro-brésilienne, voire brésilienne ? Je fus décontenancée, troublée, interpellée. J’écoutai, puis fermai le magnétophone ; nous continuâmes la conversation, qui aurait pu durer toute la nuit. J’entrevis la mère, la citoyenne, la femme, la militante, la féministe, et bien sûr, la mère de saint. Je sentis toute la force et la fragilité de cette personne qui avait su, devant moi, dévoiler une part de cette réalité complexe qui est celle d’assumer un leadership spirituel et politique dans un environnement stigmatisé et dont le legs est la cidadazinha, la citoyenneté de seconde zone. Cette personne toute entière me sembla exceptionnelle. À la fin de cet entretien, je lui signalai que je souhaitais revenir, que nous allions nous revoir, et que peut-être nous ferions des choses ensemble. La réponse fut positive : « Reviens quand tu veux, tu es la bienvenue ». J’avais compris que la lutte de ce terreiro était semblable en plusieurs points à celle du mouvement noir de façon générale. La religion donne à ses pratiquants un certain prestige aux yeux de ceux qui la reconnaissent, mais le prestige ne rend pas nécessairement la vie plus facile.

Ce terreiro allait devenir, sans que je le sache clairement au départ, un milieu de prédilection pour l’étude des aspects religieux concernant les réparations dans mon travail. Quelques semaines plus tard, je retournai une dernière fois au terreiro, non sans questionnements. Comment puis-je me rapprocher de ce milieu en proposant un échange ? L’idée me vint de proposer un court documentaire d’une vingtaine de minutes sur le travail social du terreiro, c’est-à-dire le travail de soutien du terreiro à la communauté des candomblécistes et de ses sympathisants. Cette idée fut acceptée avec enthousiasme. Je ne voulais pas faire l’étude du candomblé, car je ne souhaitais pas reproduire une tradition de recherche que je pensais à la base de l’exotisation des Afro-Brésiliens, ce que trop longtemps, anthropologues brésiliens, français et américains avaient contribué à faire par leurs études répétées, en particulier ceux qui ont marqué le départ de ce courant d’études[17].

Un scénario participatif classique

Quelques mois plus tard, je retournai en terrain brésilien, pour la période du mois de la conscience noire : celui de la fête de Zumbi, héros afro-brésilien dont l’anniversaire de la mort est souligné le 20 novembre de chaque année. Dans la ville de Rio, cet anniversaire est une fête officielle, un congé férié. Je retrouvai Torody et sa famille, selon la promesse faite, avec en tête l’idée d’explorer comment nous pourrions réaliser en commun ce documentaire. Je leur proposai de concevoir conjointement un scénario en leur posant la question : « Si vous aviez à dire au monde qui vous êtes, que devrions-nous voir dans ce documentaire ? » C’est alors que s’amorça un premier travail d’élaboration collective qui s’étala sur trois jours. Nous développâmes les thèmes d’importance à privilégier, et pour chaque thème ce qui devrait apparaître dans le documentaire ; il nous fallu préciser où seraient filmées ces images, qui seraient les « acteurs » au sein de la famille et de la communauté, et les situations à privilégier. La mise en ordre finale de cette succession de thèmes fut l’oeuvre de Torody et de la famille de saint.

Il faudra, me dit-on, ouvrir le film avec Exu[18] : il devra surgir du milieu de la forêt, cela sera mystérieux. J’entrevis la complication à venir : nous avions parlé du travail social du candomblé, de ce terreiro, et voilà qu’Exu serait de la partie… Or, le terreiro n’est pas au milieu de la forêt mais dans une zone très urbanisée. Je ne voyais pas très bien comment cela pourrait être filmé mais le reste me sembla faisable. Je ne voyais pas non plus comment la famille de saint allait négocier dans ce travail son propre rapport au religieux et comment j’allais pour ma part me situer finalement sur cette question. Nous projetâmes des entretiens avec des mères des enfants de l’école du terreiro, une conférence interreligieuse, des leçons de capoeira, de makulelê, de ioruba[19], de citoyenneté, une pièce de théâtre et des entretiens avec des leaders de la municipalité de São João de Meriti. Les contenus religieux devraient peut-être se glisser dans tout cela mais personne ne savait trop comment et je n’insistai pas.

Chaque section du film, excluant les parties rituelles, fut alors identifiée, avec un thème circonscrit, une intention générale, des personnes réelles à rencontrer et filmer, des propos à tenir, des lieux précis de tournage. Le document produit en commun fut finalement un synopsis devant soutenir la planification du travail et sa concrétisation. À ce moment, je me rendis compte de la difficulté que représentait pour la famille de placer le contenu religieux dans le film, et ce par les hésitations, les interrogations du regard, les phrases laissées en suspens. Je m’inquiétais aussi de ce qui, subtilement, semblait déborder de la proposition initiale et de mon débat personnel avec une certaine tradition anthropologique avec laquelle je prenais une distance, sans bien sûr l’ignorer. Il s’agissait là d’un point sensible pour tous. Enfin, nous préparâmes ensemble un document provisoire sur la propriété des images, propriété qui dès ce moment-là fut considérée comme commune. La diffusion ne devait toutefois être l’objet d’aucun commerce. Si le scénario et le contrat furent revus, ces premiers documents servirent de mémoire et de cadre à notre collaboration.

Les esprits nous accueillent

En mai 2007, au moment convenu entre nous, je retournai au terreiro en compagnie cette fois de Pedro Simonard, anthropologue et vidéaste brésilien[20], qui m’assista pour certaines scènes du tournage. Notre arrivée fut ponctuée d’exclamations de surprise, puisqu’on nous informa que la famille de saint serait, durant cette période de deux mois, en activité religieuse. Mes questionnements resurgirent : allions-nous vraiment pouvoir mener à bien ce projet ? Comment pourrais-je respecter notre entente et éviter l’invasion de l’anthropologue dans la part la plus précieuse de la maison, celle de cette religion de résistance ? Nous avions pourtant précisé ne pas vouloir nous immiscer dans l’action religieuse et voilà que, en toute vraisemblance, cela allait se produire. Que faire de nos premières ententes ? Devions-nous tout revoir ? Tout semblait bousculé. La mère de saint me rassurait en partie, mais je sentais bien qu’aucune intervention ne saurait défaire ce qui se tissait à ce moment. Les documents écrits devenaient vite caduques. Nous allions pouvoir faire non seulement ce qui était prévu, mais plus encore. Nous étions attendus, cela apparut sûr, et rien n’avait changé quant à la disposition du terreiro vis-à-vis de ce projet. À une condition : demander aux ancêtres. Il fallait que ceux-ci agréent notre présence dans le terreiro et dans les lieux sacrés.

Nous fûmes tous appelés devant la maison de Nana[21], l’orixá de la mère biologique de Torody, également mère de saint, décédée huit mois auparavant. La famille de saint, Torody, Pedro et moi-même étions donc assis devant la maison de Nana, avec au-dessus de nos têtes un voile. Torody lança alors les búzios[22] de nombreuses fois, parla en ioruba, s’adressa aux membres de la famille, recommença plusieurs fois cette opération, et ce, durant quatre heures. Devant elle, par terre, un livre usé et un peu écorné par l’humidité, un livre qu’elle ne regardait pas vraiment. Je me sentis anxieuse et curieuse à la fois. Quel serait notre sort ? Devions-nous prendre ce geste au sérieux ? Le livre remettait-il l’anthropologue à sa place ? Tous étaient très concentrés sur la tâche. Il faisait très chaud, 42ºC à l’ombre ; la musique profane, une sorte de pagode[23] criard, provenait de la ruelle entourant le terreiro. Vint un moment où tous se levèrent. Plusieurs sortirent alors leur cellulaire de la poche, se photographiant à mon plus grand étonnement. Torody prononça quelque chose en ioruba, et en se regardant dans les yeux, tous ceux qui avaient un cellulaire en main prirent simultanément une photo[24], puis regardèrent immédiatement l’image en se consultant. La consultation terminée, nous apprîmes que les ancêtres nous acceptaient en leur lieu. L’image apparue sur le cellulaire signifiait que les ancêtres n’en bloquaient pas la captation. Nous avions donc l’autorisation d’être présents et de filmer des images.

Je ne savais trop comment interpréter cette ouverture que nous n’avions pas sollicitée : une hypothèse commença à se former. Au-delà des prescriptions rituelles du calendrier du candomblé, pour lequel certaines fêtes doivent se dérouler à certaines périodes – par exemple celle de Xango (orixá de la justice et du feu), ou l’accomplissement du rituel de l’axéxé huit mois après le décès d’une autorité religieuse, prescriptions qui coïncidaient avec notre présence – il y avait peut-être quelque chose d’autre. Était-ce acceptable pour cette famille candombléciste d’être filmée sans que la part religieuse de l’identité n’apparaisse ? Ce film pourrait être vu dans d’autres maisons de candomblé. Quel serait alors le jugement des autres sur eux ? Il m’apparaissait certain qu’il ne pouvait en être autrement. Sinon, la famille de saint m’aurait bien fait sentir de revenir à un autre moment. Il y avait donc dans ce rituel une double demande : celle qu’ils faisaient aux ancêtres, mais aussi celle que les ancêtres nous faisaient, qui consistait à côtoyer leur monde tout en les respectant. Le problème était maintenant celui de ma posture : en voulant ne pas exotiser mes informateurs, je les avais peut-être déshabillés d’une part de leur identité. En voulant rompre avec une certaine tradition anthropologique qui avait contribué à la construction de la nation de la démocratie raciale[25], j’écartais le fait que la résistance ne pouvait dans leur contexte que lier société civile et monde religieux, particulièrement dans le Brésil des politiques d’actions affirmatives[26]. La question du politique a toujours été présente en arrière fond dans les terreiros, de manière implicite ou explicite, en raison du statut même du candomblé, une religion formée au coeur de la résistance face aux conditions de l’esclavage et au-delà, soit celle de la déshumanisation dont leurs membres ou leurs ancêtres furent l’objet. Recréer les liens avec les ancêtres, donc avec les origines (africaines), fut et demeure une forme de ré-humanisation, car il s’agissait et il s’agit toujours de se reconnecter symboliquement avec la lignée dont on a été coupé selon les règles de l’institution esclavagiste. Dans le contexte actuel des actions affirmatives, plusieurs terreiros vont au-delà de la simple ré-humanisation par l’action religieuse et symbolique. Leurs autorités sont de plus en plus appelées à agir dans l’espace politique, et ainsi à réarticuler pour eux-mêmes les relations entre le politique et le religieux, car il ne s’agit plus seulement de résister à partir d’un lieu extérieur à la cité (et de survivre) mais aussi d’agir en tant que sujet politique au coeur même de la cité et d’apparaître en tant que sujet de droit. C’est dans ce contexte que le sujet religieux et le sujet de droit font en certaines circonstances un seul et même corps. Au-delà de toutes ces considérations, confuses pour moi au départ, j’avais finalement l’impression de connaître bien peu du candomblé, même après des années de fréquentation. Étais-je suffisamment préparée ? Comment concilier ma posture postcoloniale[27] et cette demande inattendue ? Quelles étaient les véritables attentes ?

Le tournage

Le tournage s’avéra une expérience riche, intense et aussi exténuante. Il me fallu entrer dans le monde du candomblé, dans sa vie quotidienne, ses allers-retours entre l’existence civique et l’existence spirituelle, en même temps que veiller à la coordination de nos activités sous le regard constant de la famille de saint, tout en acceptant une bonne dose d’inconnu et d’improvisation. En voici les principales étapes[28], découpées pour les fins de cet article en trois parties : celle du message social, celle de l’école, et enfin celle du religieux.

Le message social

Il avait été prévu que certaines scènes seraient celles des mères des enfants de l’école, dites mères du projet Aprendendo Aprender ; elles parleraient de leur quotidien de façon assez spontanée dans le contexte de courts entretiens filmés. L’idée était de faire apparaître les conditions de vie de ces personnes et leurs préoccupations élémentaires. Ces entretiens furent planifiés par l’un des fils de Torody, et celles qui acceptèrent allaient être nos témoins de la vie ordinaire à Venda Velha. Nous fîmes une tournée de ces femmes que je ne connaissais pas encore, toutes localisées dans la même zone de Venda Velha. Nous recueillîmes leurs récits, assez semblables les uns aux autres[29] : difficultés économiques, absence de services, problèmes pour soutenir les enfants, isolement, précarité des logements, manque de transport, peur de la violence, monoparentalité. Elles étaient candomblécistes ou catholiques sympathisantes du candomblé. Le terreiro avait sûrement prévu ne pas s’attirer les foudres des évangélistes par un tel choix. Si le candomblé fut parfois évoqué lors des entretiens, il n’était pas au centre du propos. Les femmes ont coopéré facilement dans cette démarche et ont agi, comme c’est souvent le cas lors d’entretiens ethnographiques, en la faisant précéder d’un certain ménage de la maison afin de lui donner une apparence acceptable à leurs yeux.

Nous menâmes enfin certains entretiens avec des fils et filles de saint du terreiro, qui racontèrent à leur manière l’importance de l’aide dans ce milieu : celle qui a toujours été présente dans d’autres terreiros, et aussi dans le leur. Le terreiro est un lieu de soutien communautaire réputé pour sa structure familiale élargie et son voisinage, et pour l’attention qu’il accorde à ses membres ; il a historiquement joué ce rôle en accueillant esclaves et affranchis avant et depuis l’abolition de l’esclavage. Un évènement nous permit de capter des images qui allaient servir de finale au moment du générique : une réception à la mairie de São João de Meriti, à laquelle furent conviés les élus et différents sympathisants à l’occasion du dépôt du projet de création du secrétariat local à l’égalité raciale. Torody prononça un discours sur l’égalité raciale, et les enfants de l’école du terreiro et du projet Aprendendo Aprender jouèrent au son du tambour l’hymne national brésilien africanisé à la fin de la cérémonie. Dans la mesure où Torody est fréquemment invitée à prononcer des conférences diverses au centre de la ville, comme par exemple lors de cette courte intervention, il me fut possible pendant le tournage de suivre son activité de militante et de filmer certaines d’entre elles. C’est ainsi que des discours flamboyants prononcés à la Fiocruz et lors d’un séminaire des Iyà Àgbá en collaboration avec l’ONG Criola furent captés en sus de celui prononcé à la municipalité de São João.

Tout au long des discours et entretiens, je me rapprochais progressivement de la pensée de Torody sur la justice, la discrimination et les inégalités, et de son incroyable capacité à relier droits humains et ancestralité, sans que ces aspects ne soient contradictoires[30]. Ma présence devenait de plus en plus banale, de même que celle de ma caméra mini-DV. On apprenait aussi à me connaître, et on se rendait compte de l’importante connaissance que j’avais du milieu noir et de ses luttes tout en étant intrigué par mon intérêt pour les réparations. Il arrivait même qu’on me demande : « Et ceci, vous n’allez pas le filmer ? »[31]. Je n’avais pas à demander à chaque fois la permission pour des images dont on savait qu’elles seraient utilisées à bon escient. La captation de ces images tournées sur le vif d’interventions publiques n’avait d’ailleurs pas été planifiée au départ ; on me faisait confiance. Ces sorties de la mère de saint dans la cité et les nombreuses conversations au sein de la famille autour des questions touchant l’égalité raciale furent chaque jour l’occasion de mieux comprendre la question du politique dans ce milieu.

L’école

L’école de Torody et son projet Aprendendo Aprender furent intégrés au film de diverses manières. Tout d’abord, en tournant les scènes de Torody enseignant elle-même aux enfants. Torody choisit de donner une leçon pour les besoins du film sur le thème « ioruba et citoyenneté » ; l’idée était de représenter comment l’enseignement d’une langue africaine en renaissance au Brésil permet de transmettre des messages sur la culture et l’identité afro-brésilienne et sur les valeurs d’origine africaine ; ne pas reconnaître ses valeurs serait contraire à la citoyenneté de ces enfants, car les refuser, c’est refuser leur inclusion dans la nation, donc reproduire les conditions d’exclusion de l’esclavage. L’école fut aussi présentée par des leçons de capoeira, de makulelê et aussi de portugais[32]. Elle fut aussi le théâtre du tournage de la pièce Navio negreiro, entièrement jouée par les enfants, la mère de saint et sa famille. Alors que les enfants sont assis au fond d’un navire imaginaire, le navire négrier, les membres de la famille de saint pénètrent progressivement son espace, vêtus de costumes figurant les orixás du candomblé. Les enfants y circulent pareillement vêtus : ils ont été à la fois esclaves et ancêtres partant de l’Afrique vers le Brésil. La mère de saint livre un récit envoûtant assorti de musique jouée par les ogans[33], récit qui renverse l’histoire du Brésil et qui peut être ainsi résumé : les Africains vinrent avec leurs traditions, leur savoir et leur religion, les ancêtres les accompagnèrent lors de la traversée, ils ne furent pas nus mais habillés de leur culture et de leur spiritualité. Ces esclaves furent résistants au système qui les déshumanisa, ils connaissaient la ruse, le secret et la solidarité, et à partir de cela, surent gagner leur liberté plutôt que de n’être que des victimes passives.

La transmission de ce récit par la mère de saint fait preuve d’une subjectivité dégagée du misérabilisme victimaire. Le peuple qui traversa l’océan envahit le Brésil de ses entités et l’enrichit de son savoir-faire et de sa joie ; il est un héros que la nation ne sait pas reconnaître à sa juste valeur. Ce héros sut gagner sa liberté et devenir ce qu’il est aujourd’hui : un survivant conquérant de son humanité reconstruite. Dans le récit et sa mise en scène, je ne lisais pas au premier abord l’importance du message religieux qui se révéla davantage lors de l’analyse qui suivit, et qui m’apparût, entre autres, comme un récit de rédemption par le candomblé : « si nous avons perdu l’Afrique, nous n’avons pas perdu notre identité et surtout nos ancêtres, dont certains ont fait le voyage avec nous à travers ceux qui les vénéraient ou qui eux-mêmes le sont devenus ». Le religieux était constamment en arrière-plan du caractère apparemment ludique de la pièce, en sus de son grave propos.

Un scénario participatif inattendu

Mettre en scène Exu[34], « celui qui ouvre le chemin », se fit sans trop de difficulté, quoique les parties du film ayant trait aux références et activités religieuses restaient parmi les moins prévisibles. Exu devait apparaître au tout début du documentaire. J’ignorais comment cela allait se faire car Torody me parlait d’un Exu de feu sortant de la forêt. J’avais laissé en blanc cette partie du scénario, me disant que le tout allait mûrir, faire son chemin entre nous. Il y avait toujours cette idée de ne pas usurper les candomblécistes en tournant le nième film sur le candomblé ; la famille de saint avait toutefois en tête ce qui allait m’attendre au bout de ma question de départ, reformulée de leur point de vue : « comment pourrions-nous montrer au monde ce que nous sommes en laissant de côté cette part fondamentale de notre identité ? ». C’est pourquoi ce qui était du respect – et certes une réserve politique – de ma part dans la première phase du processus méritait réévaluation : je devenais de plus en plus partie de ce que j’étudiais en acceptant de plein gré la profondeur du processus intersubjectif. Torody avait finalement choisi de tourner ce moment en fin de journée, à la tombée de la nuit. Exu était représenté par l’un de ses fils de saint, et comme cela était prévu, sortant de la forêt, en fait d’un bosquet peu fourni du terreiro. Elle avait choisi de faire une sorte visite du terreiro, de partir des maisons des ancêtres[35] puis de se diriger vers le chemin que suivent normalement les offrandes, soit vers la petite source qui se trouve sur un espace discret du terreiro, un dénivelé difficile d’accès et peu visible. Je ne m’y étais jamais aventurée, ne m’y sentant pas autorisée. C’est donc caméra en main, dans la pénombre, en suivant la mère de saint et en filmant, que finalement j’y allai. Nous étions accompagnés d’un ogan et de la mãe pequena, « petite mère »[36], Torona.

Torody parlait abondamment du terreiro, de ses espaces, de son histoire. Les images se bousculaient pour moi : offrandes, obligations, mots dits en ioruba… Je filmais en étant incertaine de ce que je filmais, mais je savais que ce que je filmais était ce qu’ils voulaient que je filme : eux, et quelque chose du lien avec les ancêtres. Je me disais que je verrais bien plus tard. Notre cortège insolite passa ainsi dans les divers lieux du terreiro mal éclairé, tout lentement. Comme toujours la nuit, on pouvait entendre des aboiements de chien. Le son très doux du tambour de l’ogan et la voix chantante de Torona imprégnèrent ce moment d’une atmosphère intime intensifiée à la lumière tombante. Constamment, je me demandais si ma modeste caméra pourrait rendre ces images tant il faisait de plus en plus noir. Selon ce qui était convenu, c’est de ce premier récit que les images d’ouverture du film pourraient être retenues. Je n’étais déjà plus dans la présentation publique du terreiro, mais à la frange du secret[37] et de l’identité publique. Je franchissais, par corps et caméra, les sillons qui relient la société civile et le sacré, les droits et l’ancestralité.

La conférence interreligieuse fut aussi un moment fort du tournage. Jamais un tel évènement n’aurait pu avoir lieu sans l’intermédiaire de Torody : réunir trois mères de saint, un prêtre catholique et une militante de la liturgie afro, un révérend et un pasteur protestant de même qu’une théologienne protestante, et ce, pour discuter de tolérance religieuse au sein d’un terreiro, relève de l’exploit ! Cette conférence amena chacun des protagonistes à s’exprimer sur son expérience de discrimination au sein de son église, sur les préjugés dont le candomblé est l’objet, sur le statut des Afro-Brésiliens dans chacune des religions, sur l’esclavage, sur leurs visions d’un meilleur futur pour le Brésil, du pluralisme spirituel et même des réparations dont les églises chrétiennes portent la dette. J’ai ressenti le très grand respect de chacun envers le candomblé, dans ce climat d’interreligiosité et de débats tout en nuances que les plus grandes conférences d’intellectuels chevronnés n’auraient rien à envier.

Jusque-là, très peu de scènes impliquaient une part de rituel. Je savais que deux rituels publics d’importance étaient prévus : l’axéxé, cérémonie funéraire en mémoire de la mère de saint, mère biologique de Torody décédée quelques mois auparavant, et la fogueira de Xango, qui doit suivre selon la norme la cérémonie de l’axéxé. Je fus invitée à participer pleinement à ces cérémonies. Il faut dire que depuis mon arrivée, j’avais participé aux rituels de petite taille qui avaient lieu tous les mercredis, selon l’obligation du terreiro de vénérer Xango, le protecteur de la maison. On m’avait accueillie dans le rituel, et c’était bien là pour moi une façon de ne pas faire de cette partie devenue prévisible du film quelque chose d’artificiel. J’appris alors à danser, à effectuer certains gestes, à prononcer certains mots, à ressentir l’émotion du rituel tout en n’étant pas pratiquante. J’étais heureuse de l’accueil qu’on me faisait sans exiger de moi trop d’orthodoxie, en m’amenant à savoir respecter les limites de l’acceptable du point de vue des ancêtres divinisés. Une fille de saint veillait sur moi, élue de Iansã, orixá du vent et des tempêtes, corrigeant à l’occasion gestes et attitudes, sans toujours en donner l’explication.

Le premier des deux rituels à se dérouler fut celui de l’axéxé, une cérémonie funéraire peu fréquente puisqu’elle est réservée aux autorités les plus élevées du candomblé. Les écrits sur ce rituel sont rares, et les images jusqu’à récemment étaient à peu près introuvables[38]. Ce rituel, par ce qui le lie à la mort et aux ancêtres, est entouré de mystère, y compris pour les candomblécistes eux-mêmes, souvent assez ignorants de son déroulement. Ce rituel ne fait pas partie de l’expérience de toute la famille de saint, surtout chez les plus jeunes initiés. Je savais que nombre de personnes viendraient de loin pour y assister, que tout le terreiro serait jour et nuit mobilisé et transformé. Ses activités régulières cessèrent et tout se concentra sur le rituel. J’allais y participer durant les sept jours, sauf pour les activités impliquant le sacrifice des animaux et les offrandes. Pedro pourrait comme convenu filmer le septième jour, et, pour ma part, je resterais libre de filmer ou non. Je choisis de ne filmer que le cinquième jour et de me concentrer sur les scènes de préparation, désireuse de participer plus directement au rituel, ce qui était d’ailleurs attendu de moi.

Le rituel était complexe, répétitif, exténuant, orienté sur l’importance de dégager la décédée de sa responsabilité et de ses obligations envers les orixás, de façon à ce que cette responsabilité puisse être transmise à un autre membre de la famille de saint. Ma participation à ce rituel complexe fut parfois rendue problématique car je ne connaissais pas toutes les étapes et les comportements à adopter. Je ressentais gêne et maladresse et fus souvent ramenée dans le droit fil du rituel par ma protectrice, fille de Iansã, mais aussi par Torona. Iansã est l’orixá qui contrôle la direction des vents et des tempêtes, une question très préoccupante dans un rituel où le vent joue un rôle déterminant pour la direction des esprits des morts qui ne doivent surtout pas errer et se loger dans des endroits inappropriés. L’anthropologue qui est source de perturbations doit justement être mise sous la protection de cette entité. C’est ce que fit avec moi Torona, elle aussi fille de Iansã, en jouant ce rôle. Ces deux personnes étaient les seules à maîtriser le savoir des relations entre les vivants et les morts, avec l’ogan Toquino, qui sait approcher le monde des egunguns, « esprits des morts », invité spécialement pour l’accomplissement du rituel. Tout au long de celui-ci, je fus prise par le souffle des évènements qui se succédèrent, par l’atmosphère de secret ; je ne dormais presque plus ; j’ignorais d’une étape à l’autre ce qui advenait ; on me disait que les esprits allaient bien finir par me prendre et de ne pas les craindre. Sont-ce les esprits qui me prirent ? Est-ce l’intensité du travail auquel je participais, ou encore la juxtaposition des rôles ? L’obligation de laisser de plus en plus aller le déroulement du film au plus près de la vie normale et de ce moment extraordinaire ? La peur de ne pas être à la hauteur des attentes une fois passées ces circonstances ? Les interrogations sur l’irruption du religieux dans « mon objet de recherche » et ses effets sur certaines de mes visions théoriques ? Que deviendrait le pacte entre la famille et moi dans quelques mois ? Toutes ces questions, toutefois, étaient de trop. Entrée par le chemin des droits, je devais simultanément emprunter celui des ancêtres, tout simplement. L’entrelacement de ces deux sphères n’était pas chose fortuite mais cela ne faisait-il pas partie de la forme d’engagement choisie par Torody elle-même ? Forme d’engagement à laquelle je consentais également, et qui entraînait ma propre transformation en tant que sujet.

Tous les membres du terreiro ont une tâche : cuisiner pour les offrandes, préparer la salle du rituel, s’occuper des sacrifices animaux, envelopper arbres et tambours, installer les marios[39], purifier, faire des achats, ou encore s’occuper des autorités religieuses et de la famille élargie qui se réunit alors, certains pouvant venir de très loin. Mon rôle est celui d’être là, de comprendre ce que je vois et ce qui sera filmé, de respecter les règles, d’aider quand on me le demande. Le rituel est chaque jour presque le même ; il suit une séquence précise et je finis par anticiper les évènements. J’entrai de plus en plus dans le monde de cet axéxé qui me confronta directement à la question de l’ancestralité. Pourquoi passer tant de temps à s’occuper des ancêtres ? Les ancêtres viennent-ils d’Afrique ? Quelle est cette présence africaine dans le Rio d’aujourd’hui ? Je posais des questions au maître des egunguns qui me renvoyait sans cesse à Torody. Je savais que Torody ne pouvait me répondre, elle qui se trouvait au coeur du rituel et de son organisation, qui s’occupait des visiteurs, de la bonne tenue des préparatifs, de ses obligations spirituelles face à cette femme décédée, sa propre mère, dont elle héritait du terreiro. Elle se devait, pour occuper le trône[40], d’être fidèle aux règles de la transmission prescrites par sa tradition.

Ma participation à ce rituel prit une telle place que le film devint par moment secondaire. J’étais loin de ma posture initiale face au religieux, bien au contraire. J’y fus plongée par nécessité puisque cela devenait une condition sine qua non du film. Le film n’aurait pas eu lieu sans cette initiation bien particulière. À la fin du rituel, une fois passé ce moment intense où tous les individus du terreiro se trouvent en transe, dans une lumière inondant les visages – la présence des ancêtres divinisés chevauchant les corps[41] –, ce septième jour, donc, je repartis vers la ville au petit matin, et dans l’appartement que j’habitais pour l’occasion, je m’effondrai. J’étais sans mots, tout en pleurs et me rappelai ce moment fort des pleurs de Torody lors de notre première rencontre, puis ses pleurs à la fin du rituel, ses petits enfants sur ses genoux, rayonnante de plénitude.

Une semaine plus tard, je fus transportée dans le rituel de Xango[42]. Ce rituel, qui fait partie du cycle des fêtes annuelles, prend un sens particulier lors des suites à donner à un rituel funéraire. Je fus de nouveau plongée comme participante dans le rituel et Pedro, mon compagnon de travail, s’occupa cette fois-ci complètement de la prise des images. Des habits me furent confectionnés. Je respectai comme dans le premier cas les codes avec l’aide et les soins de mes complices plus savantes que moi. Je ne savais plus ce que serait ce film car toutes les images semblaient s’estomper au profit de cette expérience d’une force inouïe, plongée que je me trouvais au coeur des valeurs profondes du monde dont je prétendais être le témoin. Quelque chose se passait que je ne savais pas nommer. Torody suivait mes agissements, je sentais une sorte de présence bienveillante. Je songeais aussi à elle, à l’immense responsabilité que représentent de tels rituels, qui réunissent 100, 200, 300 personnes, et ce, en plus du travail de militantisme et du soutien à la communauté.

Je me rappelai une fois de plus notre première rencontre : Torody qui s’effondre, et cette même personne participant aujourd’hui à cet évènement d’une rare beauté sous l’enseigne du feu. À un moment du rituel, elle me dit : « tu seras equedi ». Tout comme les ogans masculins, les equedis féminins n’incorporent pas les orixás mais sont d’une importance capitale. Lors des rituels, ils prennent soin des personnes en état de transe ; dans la société en général, ce sont des intermédiaires jouant un rôle de renforcement du terreiro du fait de leur connaissance, de leur prestige ou de leur position dans la hiérarchie sociale externe au terreiro. Le fait de me voir en tant qu’equedi signifiait qu’on m’avait trouvé une place possible et acceptable dans le monde social et religieux du terreiro. Cette place avait le potentiel de réunir les deux sphères, celle des droits et celle du religieux, dans le rôle même que je commençais à incarner sans m’en apercevoir. Avec cette dénomination, on m’identifiait comme membre potentiel de la famille de saint, autre que celui « d’anthropologue documentariste ». Dans l’instant, je reçus ce message comme une marque, un présent de confiance, non sans savoir ce que cela impliquerait d’engagement particulier de ma part lors de l’édition du film et de ses suites.

Au-delà des deux rituels, le religieux fut aussi présent lors du tournage des dernières images du film. Torody était émue, fatiguée. Cela se passa juste avant le début du rituel de Xango, mais elle tenait à ses images à ce moment précis. Nous nous rendîmes une fois de plus du côté des maisons des ancêtres, avec une mise en scène proche de celle choisie pour l’ouverture du film, un fils de saint prenant le rôle de Xango, fixe et royal ; Torody fit l’éloge du candomblé ainsi qu’une ode à sa mère décédée, à qui elle dédia finalement le film. Ce moment représentait aussi la fin de la période de captation des images ; Torody et moi retenions nos émotions, devant ce qui allait nous lier pour longtemps. Après tout, j’étais admise dans le monde de cette famille mais également invitée à partager un moment où l’un de ses membres les plus illustres allait rejoindre le monde des ancêtres. La mort d’une mère de saint est un moment complexe pour un terreiro et conduit parfois à sa fermeture pour un certain temps en raison des problèmes d’organisation et de succession qui suivent. Ce ne fut pas ici le cas, bien au contraire.

Au delà de la resubjectivation : les allers-retours

Le film fut monté à Québec et j’eus l’occasion de retourner plusieurs fois au terreiro pour montrer les copies provisoires et visionner ces dernières. Lors du premier retour en mai 2008, j’avais beaucoup d’appréhension. J’avais en main une première version du montage, mais pas encore un film. Étions-nous allés trop loin dans le montage ? Avions-nous retenu les bonnes choses ? Trahi la confiance ? Perverti le message ? Toute la famille de saint était assise devant l’écran d’ordinateur et regardait ce qu’elle avait bien voulu montrer d’elle-même et ce que nous avions fait des images et du récit de base. L’émotion fut immense, la mienne et la leur. Plusieurs membres de la famille étaient extrêmement émus devant ces images d’eux-mêmes. « Nous ne savions pas que nous étions ainsi ». « Comment avez-vous fait pour dire ce qui est vrai de nous ? » « Nous sommes si heureux, un rêve se réalise ». La structure du film fut donc reçue très positivement dès sa première version, avec enthousiasme même, et le film inachevé tourna ainsi en boucle pendant deux jours dans le terreiro, chacun venant voir un peu de lui-même, une ou plusieurs fois. J’avais rempli ma mission et le test du retour était en partie réussi. Le montage fut ensuite finalisé et les autres terrains permirent le travail de traduction.

Quant au contenu religieux, personne n’y vit trop de problèmes. Ils avaient le choix, en particulier Torody, qui était notre principale collaboratrice et représentait l’autorité morale du terreiro. Elle nous demanda de retirer certaines images des préparatifs des rituels mais pour le reste tout convenait : les images de l’axéxé, celles des transes dans Xango, rien ne posait problème. Nous avons dès lors pu décider ensemble des contenus des divers panneaux explicatifs, de certaines traductions, choisir des solutions techniques au besoin. Je consultais systématiquement pour les traductions des sous-titres, ce qui était complexe considérant l’instabilité du ioruba écrit au Brésil. Je repartis pour le Québec et le film fut ensuite finalisé et sous-titré en trois langues (l’original étant un portugais) ; un boîtier fut conçu, ainsi qu’un livret explicatif pour fournir aux futurs intéressés quelques clés de lecture. Le tout fut cosigné avec Pedro Simonard en collaboration avec Ialorixá Torody d’Ogum.

Dans les deux années qui suivirent, il y eu deux représentations publiques au Brésil. Une première en novembre 2008 au centre de Rio, au Centre culturel de la banque du Brésil (CCBB) ; une deuxième en novembre 2009, de nouveau dans le même lieu, mais aussi dans une salle municipale de São João de Meriti, lieu de localisation du terreiro, et ce, à la demande de la famille de saint. La réception fut alors fort différente de ce que nous avions eu l’occasion de vivre en intimité ; le caractère politique des films et de la démarche ressortit d’une manière flagrante.

En 2008, lors de la présentation à Rio de Janeiro, au CCBB, le public était composé de sympathisants du mouvement noir, d’étudiants et de festivaliers puisqu’il s’agissait du premier festival de film de chercheurs sur l’esclavage[43] dans lequel le nôtre s’insérait. Il avait été prévu d’inviter la famille de saint au CCBB et de faire en sorte qu’elle puisse intervenir lors d’un débat consécutif à la présentation du film. L’organisatrice, la professeure Hebe Mattos, proposa une table-ronde composée de Torody, d’un cinéaste connu du mouvement noir, et de moi-même. Le film, qui fut présenté en premier, connut un franc succès et la réaction quant à son contenu fut très positive. La table-ronde qui suivit apporta toutefois une nuance importante à l’impression que nous laissèrent les premières réactions.

Torody fit une présentation de sa perspective dans le projet ; je pris ensuite la parole pour évoquer la démarche du film et notre collaboration ; ensuite, le cinéaste devait commenter le contenu du film lui-même. Il se lança plutôt dans une longue tirade sur le fait qu’il venait de voir un film de « Blanc tourné sur des Noirs ». Torody et moi en restèrent estomaquées. La salle réagit fortement pour prendre la défense du contenu du film en soulignant son caractère authentique, sa force politique et l’importance des collaborations internationales. Plusieurs insistèrent pour dire que la couleur de la peau n’avait rien à voir avec cela. Torody réagit, piquée au vif, insistant sur le fait que l’époque était finie de se faire diriger par des chercheurs, ce qui équivalait à dire même indirectement au cinéaste que ce film était le produit d’un travail de collaboration égalitaire et de partage de valeurs communes. J’intervins enfin en rappelant que j’assumais de ne pas être noire et afro-brésilienne, que je me sentais autorisée à partager les préoccupations pour l’histoire vécue des Afro-Brésiliens et les conséquences de cette histoire ; j’affirmai alors que sans la possibilité d’un partage de ce type, l’espoir de changements était ténu. Cette argumentation fut largement applaudie et le cinéaste se retrouva isolé dans son point de vue. Je n’en étais pas moins en état de choc, ainsi que la famille de saint, quant à ce qui nous apparaissait comme une trahison.

La deuxième sortie eut lieu l’année suivante, de nouveau à Rio au CCBB, et à São João de Meriti. Comme il s’agissait d’une deuxième présentation à Rio, le plus important fut plutôt ce qui se produisit lors de la projection à São João. La collaboration se fit à travers le secrétariat local du SEPPIR, une instance investie par les leaders locaux du mouvement noir dont l’un des fils de Torody est partie prenante. Notons que la municipalité est contrôlée politiquement par un parti à dominante évangélique. La collaboration se fit également via le Laboratoire d’histoire orale et de l’image (LABHOI) de l’Université fédérale Fluminense. Présenter le film dans la municipalité du terreiro était une idée de Torody. Il s’agissait d’inviter un public d’enseignants de la baixada à rendre visible le film à d’autres résidents que ceux de la famille de saint elle-même. À notre arrivée le matin du festival, les portes de la salle étaient fermées. Un retard d’au moins une demi-heure était déjà pris lors de l’ouverture des portes. Nous constatâmes aussi, une fois entrés, que les ascenseurs étaient bloqués. Aucune affiche du festival. Un public extrêmement restreint. Tout cela nous parut bien étrange. En après-midi, nous apprîmes que le conseil municipal de São João de Meriti devait se réunir exactement dans la salle où nos projections avaient lieu. Cela nous semblait impossible, du fait que nous avions déjà pris du retard. Nous choisîmes donc d’écourter en coupant la projection, et comme prévu, nous fûmes éjectés lorsque le conseil municipal prit place. Nous avions eu, un peu avant, au moment du visionnement du film Axe dignidade, la tristesse de voir sortir de la salle les rares personnes autres que celles de la famille de saint qui étaient présentes ; il s’agissait d’enseignants évangéliques. Le festival se termina à São João de Meriti sur cette triste note qui traduisait, selon la famille de saint, les représentants du SEPPIR et les membres du LABHOI, la scission entre le SEPPIR local (lié au parti de Lula) et le conseil municipal (lié à la droite conservatrice), entre la gauche du Parti des travailleurs au pouvoir et la droite pentecôtiste et évangélique. Ce triste événement, fort heureusement, n’entacha pas notre relation.

Conclusion

L’expérience partagée qui vient d’être décrite permet de saisir le croisement de deux visions de ce que serait une forme de resubjectivation et de sortie de la figure victimaire : l’anthropologue souhaitant ne pas enfermer le groupe dans un essentialisme classique cherchait à créer un espace de dialogue autour des réalités liant le groupe religieux aux autres membres non-religieux de sa propre communauté. La production des images serait le chemin de ce dialogue et le film un produit partagé et partageable (Laplantine 2007 ; Boukala 2009). Le groupe religieux cherchait pour sa part une forme de chemin de reconnaissance (Ricoeur 2003, 2004) par l’image : celle que le film donnerait à voir à la société brésilienne et à l’extérieur de cette même société. À la question initiale « Si vous aviez à dire au monde qui vous êtes, que devrions-nous voir dans ce documentaire ? », le groupe religieux répondit par un scénario offrant une vision auto- et intercompréhensive de lui-même en demeurant jusqu’à la toute fin maître de ses choix à travers la médiation de l’anthropologue.

Le groupe voulut, certes, montrer ce qu’il est par les choix effectués et la structure générale du film, en recréant une forme « d’authenticité acceptable » aux yeux des autres et de lui-même tout en transmettant son message culturel, politique et spirituel, et en insistant sur la critique de la société brésilienne et sur la place qu’il souhaiterait occuper au sein de cette même société. L’anthropologue fut aussi placée dans une sorte d’expérience initiatique qui lui conféra ensuite la crédibilité afin d’exposer la vision que l’Autre voulut bien lui proposer une fois le film réalisé – n’est-ce pas toujours ce qui se produit finalement ? – et dut réviser en partie ses positions théoriques.

L’exotisation par le religieux, une position que les anthropologues classiques ont souvent retenue sans penser bien sûr qu’ils se prêtaient à cela, donna des Afro-Brésiliens une vision que nous pourrions qualifier d’enchantée : des sujets portés sur le surnaturel mais peu préoccupés de leurs conditions de vie. Pourtant, Ruth Landes – qui étudia les terreiros de Salvador dans les années 1940 (Landes 1947) bien avant les Bastide, Verger et Herskovits, et qui fut longtemps ostracisée pour ses positions sociales progressistes – avait noté ce décalage entre la situation sociale des Afro-Brésiliens et le reste de la société, tout comme aujourd’hui d’autres anthropologues le font. La famille de saint qui est ici la narratrice de son histoire et de celle de sa collectivité dans un film dont elle est co-auteure n’opère pas une césure complète entre le sujet religieux et le sujet politique. Elle évolue dans un lieu de convergence où se croisent constamment les deux sphères, les perspectives candomblécistes et celles des droits, convergence renforcée par le climat social de gauche qui lui est favorable et l’appel à la mobilisation face aux attaques des pentecôtistes. C’est ce lieu qu’ils donnèrent à voir à l’anthropologue qu’ils accueillirent dans leurs rituels et dans la vie du terreiro transposée dans l’espace public.

Xango, orixá de la justice, peut parler le langage des droits à travers les propos d’une même personne et d’un même groupe dont il est symboliquement le protecteur. Ogum, orixá de la guerre et des chemins, celui de la mère de saint, reste tout près. Le projet d’une candombléciste et de sa famille est aussi relié à une histoire collective et à une mémoire qui sans cesse est mise au travail. Resubjectiver et sortir de la figure victimaire, c’est dans ce cas précis parler publiquement dans la cité le langage du pouvoir de la religion de la résistance qui fait partie d’une mémoire en partie commune, celle de l’Atlantique noir (Gilroy 1995), là où l’anthropologue ne l’attendait plus ou pas ; c’est aussi négocier le langage de l’anthropologue en présence, celui de l’objet empirico-théorique de la quête de droits et demandes de réparations, un langage aucunement fabriqué pour la charmer puisqu’il fait partie, actuellement, des enjeux mêmes de la survie au quotidien de ce groupe, bien plus qu’elle ne pouvait le soupçonner. La leçon est grande.

Les transformations réciproques relevant de l’intersubjectivité sont, elles aussi, de taille, puisque le film – et les deux autres qui en ont découlé – sont devenus des « porte-parole » de cette maison de candomblé et de la situation des Afro-Brésiliens. Ils ne sont ni les seuls ni les premiers à le faire, bien sûr. Cela se fait par le terreiro lui-même, qui l’utilise à ses propres fins d’affirmation politique, auprès d’instances de la société brésilienne mais aussi de visiteurs venus de l’étranger ; cela se fait par la mère de saint, invitée à prononcer des conférences sur le candomblé, entre autres à l’université catholique de Rio de Janeiro ; cela se fait enfin au sein d’un large réseau international de chercheurs auquel appartient l’anthropologue, à travers lequel le film circule (avec la permission du terreiro) sur les trois continents où sévit autrefois la traite atlantique. Le terreiro puise dans le travail sur ce film et son produit des moyens supplémentaires valables pour son émergence en tant que sujet collectif et sujet politique, culturel et religieux. Le film, dans ce contexte, sa production et ses usages, s’insère dans le travail de réparation évoqué en début d’article, du moins sur le plan symbolique. L’indivisible sujet dont il est question est celui que rencontra l’anthropologue. Ainsi, l’anthropologie classique reprenait une place différente dans le récit scientifique : celle d’avoir justement créé la césure entre le religieux et le politique au sein de cet espace, une césure injustifiable aujourd’hui. Le problème à revoir n’était donc plus l’exotisation par le religieux, mais la césure entre le politique et le religieux.

Chacune des parties, au cours du processus filmique, négocia au mieux son identité : l’anthropologue fit un film mais aussi un terrain à partir de l’expérience de ce film et de ce qui lui fut généreusement donné d’espace ; un film qui fut bien plus, puisque l’accessibilité à un tel univers mena à une forme de mutation théorique, expérientielle et spirituelle. Le groupe n’a que très peu modifié ses habitudes malgré ce film et la présence de l’anthropologue qu’il sut accommoder à ses nécessités et impératifs, ce qui fut maintes fois vérifié lors des divers séjours qui suivirent. Les films contribuèrent à amorcer un processus d’internationalisation des stratégies de visibilité et d’action politique au sein du terreiro qui est toujours en cours.

Le moment de la diffusion permit de compléter cette expérience de « partage du sensible » (Rancière 2000) par le travail sur l’image. Les deux temps de diffusion au Brésil ont placé l’anthropologue et la famille de saint au coeur des contradictions qui traversent la société brésilienne et au milieu d’une part de la stigmatisation commune aux Afro-Brésiliens, dont les tensions politiques sont révélatrices. Le mouvement noir est divisé sur la manière de présenter son image, de la produire et de la partager. Le cinéaste rebuté fit ressortir cette division que certains, dont la mère de saint, voient d’un très mauvais oeil. Être jugé comme traître par un membre de son propre groupe est éprouvant : l’affrontement commun qui fut le lot de la mère de saint et de l’anthropologue face au cinéaste devant un public demandeur de « justice par l’image » fut un moment politique contributoire à notre compréhension du travail effectué, et peut-être à poursuivre. En effet, le mouvement noir et les Afro-Brésiliens ne peuvent être considérés comme unis et homogènes. Les voix de la spiritualité et de la liberté ne prennent pas obligatoirement des chemins identiques et consensuels, et ce, tant sur les plans politique, esthétique, mémoriel que culturel.

La deuxième expérience fut aussi forte d’enseignements mais d’une manière différente. Ceux qui jugèrent l’expérience sans en voir les images discréditaient l’intention des deux parties à l’avance. L’anthropologue et la famille de saint étaient condamnés comme diffusant les images du diable et de leurs allégeances politiques associées. Le partage du sensible ne fut alors que sable fuyant sur la grève. Toutefois, ce sont ces mots que l’anthropologue dit à la mère de saint à la suite de cette expérience : « J’ai vécu avec vous cette discrimination dont vous me parliez si souvent. Une seule journée, cela est tellement peu. Il manquait cela pour comprendre tout ce que cette discrimination implique profondément ». Et la mère de saint de répondre à l’anthropologue : « Mais je sais que ces images voyageront dans des pays qui sauront les voir. Nous savons attendre ».