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Introduction

Dans le contexte de la société rurale italienne de l’après-guerre, le chant de travail semble avoir constitué un moyen de partager une condition existentielle précaire, mais aussi une occasion de loisir et un objet d’attention esthétique[1]. La voix chantée était souvent le seul instrument à la disposition des paysans qui chantaient seuls ou en groupe durant les activités de travail. La pratique vocale accompagnait ainsi leurs tâches laborieuses afin, entre autres, de les rendre plus agréables[2]. Constituant un moyen expressif prenant différentes formes (cris, lamentations, poésie orale, chants narratifs, etc.), la voix chantée caractérise l’univers sonore agricole avant que l’exode rural, provoqué par l’émigration, d’une part, et par la transformation économique et sociale de la région, d’autre part, ne vienne amorcer, à partir des années 1960, le déclin progressif de la paysannerie et de son univers de pratiques et de croyances.

Dans cet article nous étudions un répertoire particulier de chants de travail, appelés dans l’idiome local arie dei trainieri. La recherche de terrain à l’origine de l’étude s’est centrée sur un groupe constitué d’une dizaine de chanteurs paysans âgés de 70 à 86 ans et s’est déroulée entre 2008 et 2010[3] dans un village au coeur du Salento (dans le sud de l’Italie), appelé Martano. Son objectif était de comprendre tout d’abord comment les chanteurs paysans de Martano pensent l’aria del trainiere, et ensuite comment la façon de concevoir cette pratique en influence la performance vocale sur le plan formel. Pour ce faire, nous cherchons à dégager les critères opératoires qui régissent l’aria del trainiere en les mettant en relation avec le contexte d’exécution. Nous voulons également mettre au jour les critères musicaux et extramusicaux qui définissent le comportement de la voix dans l’espace physique et social, relevant les multiples contraintes – performatives, physiologiques, environnementales, expressives – qui justifient les choix opératoires et interprétatifs du chanteur. C’est pourquoi nous portons un regard analytique sur la perception physique et corporelle qu’en ont les tenants de la tradition, et pas seulement sur la perception acoustique et proprement « musicale » de la voix. Ayant recours à une méthode de recherche interactive, nous mettons en évidence l’élément primordial et le principe constructeur à la base de la performance d’une ariadeltrainiere. Ces derniers, comme nous le verrons, sont étroitement liés à la condition spécifique du chanteur qui pratique son chant dans un contexte spécifique, à savoir des vastes espaces ouverts. Enfin, nous mettons en relation la fonction expressive et communicative de l’aria del trainiere avec la dimension esthétique du chant, dimension qui émane pour le chanteur de sa façon d’appréhender le milieu de vie et les relations avec la communauté.

Quelques repères historiques à propos de l’ethnographie de ce répertoire

Quelques mots sur la documentation ethnographique des musiques de tradition orale au Salento nous transporteront d’emblée au coeur du sujet. Son histoire coïncide avec le début de l’ethnomusicologie italienne. Dans la foulée des missions de collecte et de documentation qui se sont déroulées entre les années 1950-1960 pour les Archives d’ethnomusicologie de l’Académie de Sainte Cécile à Rome[4], les études consacrées au Salento abordent un terrain prolifique, en raison de l’existence de certaines pratiques vocales liées à la culture paysanne. Des arie del trainiere ont été documentées à partir des années 1950 à l’occasion de campagnes ethnographiques historiques dans la région. On retrouve des enregistrements d’arie dei trainieri dans la collecte des ethnomusicologues Alan Lomax et Diego Carpitella de 1954[5], dans celle du seul Carpitella de 1960[6], dans celle de Gianni Bosio de 1968[7]. Ce répertoire est en étroite relation avec le monde du travail agraire et est associé à une figure particulière de travailleurs-chanteurs : le trainiere. « Trainiere » est la dénomination locale pour charretier : il s’agit d’une catégorie spécifique de travailleurs qui se consacrent au transport des marchandises. Les conducteurs ont l’habitude de chanter durant leurs longs parcours solitaires, parfois effectués de nuit.

En ce qui concerne le fonctionnement musical de ce répertoire plus spécifiquement, retenons que les collectes qui découlent des recherches ethnographiques de Lomax, Carpitella et Bosio ne constituent pas un appui analytique suffisant. Les orientations de ces recherches se caractérisent en fait par une approche comparative – comme c’est le cas surtout pour la collecte de Lomax[8] et Carpitella – ou anthologique, sans approfondissement des structures musicales et encore moins des principes de construction qui régissent cette forme particulière de chant[9]. N’oublions pas, d’ailleurs, qu’à l’époque de ces missions ethnographiques, le terrain du Salento représente un cas classique d’ethnomusicologie dite d’« urgence ». Le principal objectif est de fixer sur des supports audiovisuels un patrimoine de tradition orale autrement destiné à être oublié, sans intention analytique. En effet, les ethnomusicologues de cette époque attestent dès leur arrivée d’une pratique musicale en déperdition. Ces missions ont ainsi produit une documentation suffisante pour fournir une cartographie des répertoires musicaux de l’univers paysan salentin entre les années 1950 et 1960, mais n’ont jamais donné l’occasion d’entamer un travail analytique exhaustif concernant le fonctionnement musical des répertoires documentés. Les pratiques menacées de disparition se sont éteintes parallèlement à l’extinction de la société agricole, mais les chants sont restés dans la mémoire et parfois dans l’usage des vieux paysans de nos jours.

Compte tenu de cette condition exemplaire, on aurait pu s’attendre à ce que le fonctionnement des pratiques vocales de la paysannerie retienne l’attention analytique non seulement des ethnomusicologues, mais de nombre de chercheurs locaux et surtout de chanteurs revivalistes qui s’en sont préoccupé au cours des décennies suivantes. Ces derniers en particulier semblent s’approprier les aspects de la pratique vocale qui peuvent être réutilisés dans les contextes de spectacles de « musiques du monde » (textes, profils mélodiques plus ou moins normalisés, techniques d’émission de la voix) dans lesquels ils s’exhibent. Ils ont toutefois tendance à négliger l’approfondissement des principes constructeurs mis en oeuvre par les paysans et qui confèrent à ces pratiques leur véritable sens. Dans cette opération de simplification, qui est due probablement au fait qu’il n’est plus possible d’observer ces pratiques dans leur contexte performatif originel, les premiers aspects à être abandonnés sont les stratégies physiques, ergonomiques, environnementales, mais aussi sociales caractérisant l’exécution d’un chant de travail paysan.

La pratique vocale et la civilisation agricole

Qui étudie actuellement la musique de tradition orale au Salento a encore l’opportunité de se confronter à une réalité socioculturelle où plusieurs mondes musicaux cohabitent. À côté de l’univers désormais dominant qui est celui des musiciens revivalistes s’exhibant dans les circuits de spectacle de « musiques du monde », une strate de paysannerie persiste où se situent les anciens chanteurs actifs entre les années 1940 et 1960 avec lesquels nous avons mené la recherche. Ces derniers sont porteurs – en dépit des transformations socioéconomiques qui à partir des années 1960 ont progressivement contribué à supplanter la société agricole salentine – des référents conceptuels, des enjeux symboliques et de la pratique vocale qu’ils ont intériorisés par une expérience directe et « incarnée » de la vie paysanne. Il n’est plus possible pour un chercheur d’observer ces chanteurs pratiquer les arie dans le contexte qui leur était propre, ni d’analyser, par exemple, les modalités d’émission de la voix dans l’espace, la relation entre le chant et l’environnement qui entoure leur corps chantant. Mais il lui est donné d’avoir accès à la mémoire de ces chanteurs qui ont vécu et habité le monde agricole.

Il s’agit d’une remarque capitale afin de comprendre les enjeux méthodologiques qui caractérisent notre démarche analytique : le fait de ne pas pouvoir observer la pratique vocale dans le contexte qui lui était propre a orienté l’étude dans une direction précise qui est celle de reconstruire le milieu dans lequel le chant était pratiqué, par le biais de souvenirs et de récits fournis par les chanteurs paysans. L’intérêt heuristique du chercheur est ainsi de recueillir des images, des sollicitations sensorielles, et des expériences de ce monde afin de dégager les principes opératoires régissant la pratique vocale des trainieri.

Les indices de la persistance d’une perception du monde fondée sur les principes d’adaptation propres à la vie paysanne sont présents à plusieurs niveaux dans leurs discours et pratiques. L’analyse du chercheur s’étend ainsi à la confrontation de sources multiples (verbales et non verbales) à travers lesquelles il agrège des symboles culturels, des patterns de comportement, et une conception rurale du monde qui peuvent se révéler essentiels pour pénétrer le fonctionnement musical et la dimension esthétique de la pratique vocale du trainiere.

La vie agraire évoquée par les paysans était organisée sur la base des cycles naturels (jour/nuit, lumière/obscurité, saisons) qui règlent les activités de travail. Que ce soit par l’intermédiaire de récits de savoir-faire, d’attitudes linguistiques, ou d’actions, on comprend que leur temps s’écoulait en harmonie avec les rythmes temporels et spatiaux imposés par la nature et l’environnement. Les discours spontanés des chanteurs se développent ainsi autour de trois éléments clés : la campagne, le travail, le chant. Les images de la campagne sont évoquées par opposition à celles du centre urbain, et en relation au calendrier agraire. La campagne est donc pour eux un « espace-temps » défini auquel ils s’adaptent et sur lequel leurs activités se conforment.

Tous les chanteurs paysans, qu’ils soient trainieri ou non, contribuent, sous des formes et à des degrés divers, à maintenir un lien fondamental entre la pratique vocale et l’espace-temps de la campagne. Celle-ci est évoquée comme le lieu d’où irradient des éléments positifs, parce que la campagne leur assure la subsistance. Nous n’avons, d’ailleurs, récolté aucun témoignage dans lequel les paysans ne soulignent leur attachement et leur nostalgie vis-à-vis d’un monde qu’ils qualifient systématiquement et sans aucune hésitation de beau, tout en reconnaissant que leurs conditions de vie y étaient très difficiles. « C’était dur, mais c’était beau », affirment-ils. La voix du chanteur trainiere participait de ce sentiment de beauté, constituant un signal expressif mais aussi un objet d’attention esthétique à l’intention de la communauté paysanne. Un des chanteurs trainieri nous raconte, à titre d’exemple, que ses amis, qui aimaient sa voix et sa façon de chanter, attendaient de pouvoir l’entendre chanter le soir lors de son passage avec sa charrette, avant d’aller se coucher.

Par ailleurs, la description des distances spatiales entre les lieux du travail agraire se fait également par le biais de la voix du trainiere. Selon les témoignages, la capacité d’un trainiere d’« occuper » avec son chant une distance de plusieurs kilomètres est indicatrice de sa compétence de chanteur. L’état de santé, tout comme les conditions physiques et la capacité pulmonaire du trainiere, représentent des indices significatifs de son potentiel vocal et constituent des conditions indispensables afin que son statut de chanteur trainiere lui soit socialement reconnu. Nombreux sont les récits qui procèdent encore à une description du trainiere comme un homme fort, actif, laborieux et endurant. Une relation directe est ainsi établie, sous une logique proprement fonctionnelle, entre la puissance d’une voix – qui en permet la projection sur des longues distances – et la dimension esthétique de la pratique vocale d’un trainiere.

Le lien essentiel entre les fonctions et l’esthétique de l’aria del trainiere est constamment évoqué dans les récits des chanteurs de Martano :

He, ma voix était belle parce qu’on pouvait l’entendre d’un village à l’autre. Elle était forte, très forte, et claire. Quand j’avais vingt ans ma voix était très claire, son volume était élevé et le portamento était très bon. C’était normal que les gens l’aiment.

[…] Si un chanteur trainiere n’était pas capable de se faire entendre à trois ou quatre kilomètres de distance, il n’était pas un vrai trainiere. Ma voix est une voix de trainiere. Cela est relié à ma propre nature, à mes poumons, à mes organes…[10]

Nous comprenons ainsi pourquoi, du point de vue performatif, l’aria del trainiere se caractérise par une émission vocale tendue, une articulation relâchée des syllabes mélodiques, une allure très peu rythmée et un registre aigu, dont les fréquences sont à même de franchir l’espace et de se projeter loin de la source d’émission. On pourrait dire que la contrainte du chanteur trainiere est celle de dépasser, à travers des solutions musicales adéquates, les conditions environnementales – des vastes espaces ouverts – afin de produire un chant qui puisse atteindre sa fonction expressive.

Ainsi on comprend mieux même les propos de l’ethnomusicologue italien Maurizio Agamennone lorsqu’il décrit la pratique de l’ariadeltrainiere de la manière suivante :

La structuration est presque exclusivement monodique, et l’exécution, soliste. Le trait stylistique le plus pertinent est l’exubérance de la voix, étendue sur de longs contours mélodiques liés et fortement mélismatiques, marqués par la clôture d’une voyelle fermée (i), avec une métrique assez variable et la réitération fréquente et insistante des vers : cette disposition permet de traiter – en les adaptant aux conditions typiques du chant des trainieri – des textes poétiques même très différents du point de vue de la métrique. Chanter à la façon des trainieri était probablement une activité convenant à des hommes jeunes ou d’une excellente condition physique, à qui le défi et la comparaison de sa propre énergie sonore et de celle d’autrui, dans un cadre psychologique caractérisé par un individualisme poussé, n’était pas étrangère.

Agamennone 2005 : 57-58[11]

Nous pouvons conclure que cette capacité du trainiere à dépasser les contraintes relève de la dimension esthétique de l’aria del trainiere : la voix du trainiere est « belle » parce que, grâce à sa puissance et à des techniques d’émission appropriées lui permettant de se projeter dans l’espace, elle est efficace pour créer des relations entre un individu et sa communauté ; mais aussi parce qu’elle affirme une présence, celle du chanteur, dont le timbre unique et la façon spécifique de performer l’aria en confirment l’identité. Une voix renvoie immédiatement à un corps (sonore). Par ailleurs, comme le remarque opportunément Corrado Bologna, les niveaux, les timbres, les couleurs, les registres, les tons, les placements individuels des voix, peuvent être considérés comme des stéréotypes collectifs et sociaux (Bologna 1992). C’est pourquoi probablement le chanteur trainiere développe une vocalité fortement connotée dans l’idée qu’elle soit reconnue, identifiée, mais aussi appréciée. S’il peut paraître évident que l’identité soit liée aux qualités propres de la voix, notamment le timbre, un triangle aux côtés solidaires apparaît ici : identité, efficacité et conception esthétique[12]. En définitive, le recours au chant est à la base d’une représentation spatiale de la distance entre la source (iltrainiere) et le destinataire et une sorte de forme de communication sociale de l’identité du chanteur et de la beauté de son aria, par la voix chantée.

L’apport de l’enquête interactive : des séances d’apprentissage à la notion de geste vocal

Comme dans beaucoup de traditions orales, chez les chanteurs paysans de Martano il est difficile d’accéder à un vocabulaire endogène qui porte sur l’organisation des structures musicales et sur les procédés normatifs de leur mise en oeuvre, parce que les règles formelles qui régissent la pratique musicale sont plutôt de l’ordre de l’implicite. Dans une étude portant sur une méthode innovante pour analyser les échelles musicales africaines cosignée par les ethnomusicologues Simha Arom, Nathalie Fernando et Fabrice Marandola, ces derniers s’étaient heurtés à ce même problème. Ils proposent ainsi une solution méthodologique dont les principes opératoires peuvent être appliqués dans des situations similaires.

Dans les cultures de tradition orale d’Afrique centrale, les règles qui sous-tendent la systématique musicale sont rarement verbalisées ; c’est pourquoi leur étude requiert la mise en oeuvre de méthodes d’enquête adaptées. L’étude des échelles ne fait pas exception et seules les méthodes faisant appel à l’expérimentation permettent de mettre au jour les principes sur lesquels elles reposent. La voie a été ouverte par les travaux précurseurs effectués en Centrafrique et en Indonésie sous la direction de Simha Arom (Arom et Voisin 1998 ; Arom, Voisin et Léothaud 1997), qui ont montré la nécessité de mettre au point des méthodes qui contournent l’écueil de la verbalisation : « Des concepts aussi abstraits que ceux d’échelle, de degré et d’intervalle, non seulement ne font pas l’objet de commentaires verbalisés, mais sont pratiquement non verbalisables. Il y a bien conception, mais pas conceptualisation » (Arom 1991 : 22). De telles méthodes nécessitent donc de passer d’un questionnement de type verbal à un autre mode de questionnement, qui sollicite le savoir-faire des musiciens par le biais de leur implication active dans le processus expérimental.

Arom 2007 : 379

De même que dans les cultures de tradition orale d’Afrique centrale, si nous soumettons les chanteurs de notre groupe de recherche à un questionnement direct sur la systématique musicale de l’aria del trainiere, ils ne réagissent pas comme le chercheur s’y attend : ou bien ils ont recours directement à la pratique du chant à titre d’exemplification ; ou bien ils proposent des récits du passé qui traitent de cette pratique. Voici, par exemple, le commentaire d’un des chanteurs qui tente de nous communiquer les principes constructeurs d’une aria : « On invente une aria si l’on possède la bonne voix. Ainsi on peut porter l’aria où l’on veut si la voix est puissante. Chacun possède sa propre voix et l’articule sur la base de ses possibilités physiques… ».

L’absence d’une théorie musicale codifiée nous oblige ainsi à passer d’une enquête purement verbale à une investigation interactive qui, comme le préconise l’équipe aromienne, sollicite le savoir-faire des chanteurs par le biais d’une implication directe dans le processus de transmission de ce savoir-faire. C’est pourquoi nous avons organisé la plus classique des situations de verbalisation : des séances d’apprentissage auxquelles plusieurs chanteurs de la génération revivaliste se sont soumis à plusieurs reprises (Gervasi 2011).

Au sein de ces séances le chanteur paysan, dépositaire d’un savoir musical qui est toutefois implicite, enseigne aux chanteurs de la nouvelle génération revivaliste à chanter une aria del trainiere. À ce state, il est important d’expliquer l’intérêt d’inviter des chanteurs revivalistes à ces séances interactives (Gervasi 2010). Dans la première phase de notre recherche en 2008 nous avons constaté que les paysans ont une attitude très critique vis-à-vis des chanteurs de la nouvelle génération. Ces derniers chantent les répertoires paysans en dehors des contextes qui leur seraient propres et ne respecteraient pas, selon l’avis des paysans, la « bonne conduite » du chant. « On ne chante pas nos arie comme ça », affirment-ils presque systématiquement. Nous avons alors supposé qu’en mettant les paysans face à des exécutions qu’ils auraient sans doute considérées comme fausses, ils auraient proposé des critiques constructives afin de pousser le chanteur à apprendre à bien chanter l’aria del trainiere. Le domaine de l’apprentissage représente la condition idéale où la nécessité de formaliser ou de faire formaliser une intention abstraite et intangible en chant oblige le sujet à construire dans le feu de l’action des messages linguistiques et paralinguistiques (réactions non verbale, gestes, dessins, etc.) relevant de la pratique du chant. Bref, faire produire les jeunes chanteurs revivalistes dans des performances vocales qui ne correspondent pas aux attentes du chanteur paysan, induit le chanteur paysan à fournir des principes normatifs, garants, entre autres, de la bonne qualité de l’aria.

Après une dizaine de rencontres, nous avons constaté que les chanteurs paysans impliqués dans les séances d’apprentissage ne portent presque aucune attention à l’intonation de l’ariadel trainiere, bien que les chanteurs revivalistes proposent souvent des reproductions peu fidèles de la mélodie présentée par le paysan. Les revivalistes, pour leur part, semblent être particulièrement intéressés par cet aspect qu’ils considèrent comme étant prioritaire pour l’apprentissage de la pratique du chant.

Les chanteurs paysans accordent un intérêt relatif au système d’intonation des arie del trainiere, et considèrent avec souplesse la variabilité avec laquelle un chanteur peut entonner certains degrés de l’échelle de son aria. Cependant, plusieurs tests expérimentaux mis en oeuvre ont montré que les chanteurs paysans sont en mesure de percevoir et d’évaluer des modifications de hauteur qui comportent en même temps un changement du modèle scalaire de référence (Gervasi 2011). Lorsqu’une chanteuse revivaliste s’est montrée particulièrement intéressée à apprendre la mélodie telle que le chanteur trainiere l’avait chantée, les deux paysans présents à la séance ont tenu à préciser que ce qui compte dans la pratique de l’aria n’est pas une reproduction exacte des sons (toni, dans le vocabulaire des paysans) puisque chaque chanteur s’exprime musicalement conformément à ses propres possibilités physiques. En revanche, les deux ont remarqué que ce qui est essentiel dans la pratique de l’aria del trainiere est la capacité de « bien porter sa voix ». Comme un des chanteurs l’explique, pour qu’une aria soit « bien portée », il faut « tirer, faire monter, allonger » la voix, ce qu’il représente sous la forme d’une courbe qui monte jusqu’à son sommet et qui descend par la suite, selon le dessin ci-dessous.

Figure 1

Reproduction du dessin proposé par le chanteur paysan

Reproduction du dessin proposé par le chanteur paysan

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Ce dessin devient plus clair et acquiert plus de sens si nous le comparons avec une analyse de l’aria à laquelle le chanteur se réfère.

Apportons tout d’abord quelques précisions sur le système de transcription que nous avons choisi, précisions qui sont nécessaires avant de présenter le travail analytique. Le chant dont il est question est construit sur des hauteurs très fluctuantes. Étant donné que le répertoire est dépourvu d’accompagnement instrumental, on ne peut pas se référer à une échelle et à un tempérament fixés sur le plan organologique[13]. Il est de surcroît difficile d’isoler certaines notes, puisque les chanteurs utilisent des ornementations (glissandos, portamentos, vibratos, etc.) qui diminuent la possibilité d’une reconnaissance auditive. Nous avons donc opté pour une traduction graphique de l’acte vocal qui puisse rendre compte du profil mélodique dans sa totalité, en incluant ornementations et hauteurs ambiguës, selon l’échelle tempérée. Elle doit permettre de détecter en particulier les hauteurs non normalisées qui peuvent échapper à l’écoute et de percevoir des régularités significatives dans l’organisation des fréquences du chant. Pour ce faire, nous avons eu recours à une analyse acoustique de la trace sonore aboutissant à un affichage de la fréquence fondamentale.

La visualisation du profil mélodique sur le plan cartésien (la durée en abscisses, les fréquences en ordonnées) donne lieu à une représentation précise des hauteurs et décrit en même temps l’allure de la mélodie dans son développement temporel. En outre, la gradation en demi-tons de l’axe des ordonnées permet une lecture facilitée du profil mélodique par rapport aux repères de l’échelle tempérée. Le graphique nous informe ainsi sur les rapports du chant paysan avec le système tempéré, sur la stabilité de l’intonation, sur la durée d’une note ainsi que sur l’allure des ornementations et sur le profil mélodique.

Or, comme le suggère Arom, « toute réalité musicale plus ou moins complexe met en jeu des composants différents dont chacun présente des régularités qui lui sont propres » (Arom 2007 : 89). S’agissant de la représentation de la fréquence fondamentale de l’aria del trainiere, comme on peut facilement l’imaginer pour un chant non accompagné, nous observons des régularités significatives plus au niveau des gestes vocaux que sur le plan microstructural de l’intonation d’intervalles et dans la fixité des hauteurs. Après avoir comparé plusieurs versions de la même aria, nous apercevons un modèle structurel sur lequel le chanteur organise un profil mélodique variable, mais qui, pourtant, présente des repères stables. Cette analyse révèle, en fait, la présence de notes pivots, localisées sur la base de leur positionnement dans la phrase musicale (clôture) et de leur durée.

Figure 2

Représentation la fréquence fondamentale et des repères (par des flèches)

Représentation la fréquence fondamentale et des repères (par des flèches)

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Si nous prenons en compte les mouvements mélodiques qui apparaissent dans la représentation de la fréquence fondamentale, nous observons que toute note tenue est précédée d’un geste vocal ascendant, de façon plus ou moins articulée vers un sommet, pour descendre et se reposer sur une note tenue. Le sommet, comme le montre l’analyse comparative, n’est pas figé. L’élément stable qui revient dans toutes les versions comparées est cette intention mélodique du chanteur, qui se concrétise dans un premier geste vocal montant vers un sommet, suivi d’une descente qui se conclut avec le son tenu. Cette intention reproduit le dessin que le chanteur paysan nous avait proposé et se répète de façon systématique, mais non identique tout au long de l’aria.

Figure 3

Représentation de l’intention mélodique du chanteur

Représentation de l’intention mélodique du chanteur

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On peut tirer de cette analyse qu’une aria est donc bien « portée » si le gesteintentionnel correspond à une courbe qui monte pour redescendre. Au cours des séances d’apprentissage, aucune version proposée par les chanteurs revivalistes n’était en mesure de satisfaire les chanteurs paysans. La difficulté des revivalistes résidait dans le fait de continuer à mettre en oeuvre leurs propres principes opératoires en lieu et place de ceux qui ont cours chez les trainieri. Le souci de l’intonation fidèle au modèle et de la reproduction des micro-intervalles éloigne les chanteurs revivalistes du véritable principe sur lequel les paysans voulaient qu’ils portent leur attention afin qu’ils apprennent à « bien porter l’aria ». Insistant sur les interruptions arbitraires du flux de chant, tout comme sur des inspirations mal placées au cours de la phrase ou sur des sons tenus très longtemps, les chanteurs paysans tentent, ainsi que nous l’avons vérifié hors des séances d’apprentissage, de leur communiquer le fondement d’une bonne « conduite vocale ». Cela met alors en évidence que le geste intentionnel – censé être l’élément primordial et le principe constructeur de l’ariadeltrainiere – est en relation avec un cycle de respiration. La mise en oeuvre de ce principe strictement relatif à la performance permet d’atteindre un résultat esthétique – du fait que les sons qui en émanent sont bien liés et que le phrasé est ainsi « bien porté » – mais aussi un principe ergonomique. Grâce à cela, les trainieri peuvent chanter très longtemps et résister à l’effort que représente d’avoir à projeter un chant à grande distance.

Pour ce qui est de la construction mélodique qui s’étale entre l’attaque et le point de repos, comme les chanteurs trainieri l’attestent à plusieurs reprises, elle relève du savoir-faire et des possibilités physiques du chanteur. En définitive, le fondement ergonomique appliqué par le chanteur paysan à sa technique vocale se concrétise dans sa capacité à adapter sa propre voix à un critère d’équilibre entre tension/détente, effort/repos, constituant le principe sous-jacent à tout gestevocal qui est à la base de la construction d’une aria del trainiere. La capacité de détendre l’appareil phonatoire après une surcharge permettait aux anciens chanteurs paysans de conserver leur voix sans dommage au fil du temps. Les principes de cette pratique ressortent systématiquement dans leurs discours sur la technique employée ou portant sur leur propre expérience de trainieri. Ces principes apparaissent donc comme constitutifs de leur propre notion d’aria.

S’agit-il de principes qui s’appliquent uniquement à la pratique vocale ? Si nous suivons les jeux de renvois indirects contenus dans les discours de nos paysans, nous nous apercevons que l’équilibre entre tension et détente, qui est à la base du principe d’endurance, pourrait simplement représenter un critère à même de garantir une bonne performance vocale, si ce critère n’était évoqué de façon systématique par les anciens chanteurs en rapport avec la capacité de garder leurs forces physiques pour bien mener les activités de travail à long terme. Nous comprenons à travers les récits des trainieri sur le travail physique demandé par les activités agraires que le même principe d’endurance appliqué à la pratique vocale régit les gestes et les mouvements du corps.

De la conception endogène à la dimension esthétique de l’aria del trainiere

La notion de gestevocal employée pour expliquer le fonctionnement de l’aria del trainiere trouve des correspondances dans la façon dont les trainieri adaptent leurs corps chantant dans l’espace qui les entoure. Cela démontre que loin d’être une pratique détachée du ressenti physiologique, naturel et social, le chant en est une composante et/ou une conséquence, et que les principes opératoires sous-jacents à la performance vocale reflètent les fondements qui règlent aussi leurs interactions avec l’environnement. Pour réaliser l’idéal de la voix du trainiere, les chanteurs paysans bénéficient d’un savoir empirique qui répond à des critères d’adaptation à leur propre environnement, et d’une capacité de gestion des distances physiques par la voix chantée. En d’autres termes, tout le corps immergé dans cet environnement participe du geste vocal du chanteur trainiere[14]. Il est, comme le dirait Ingold (2000), un organisme imbriqué (embedded) dans l’expérience d’être un corps spécifique dans un environnement spécifique. Son aria est ainsi la résultante de la négociation entre le potentiel vocal du chanteur et les contraintes – performatives, physiologiques, environnementales, expressives, voire esthétiques – liées à l’espace qui l’entoure. La compréhension de l’enchevêtrement de toutes ces contraintes à l’oeuvre au sein de l’art vocal du trainiere contribue à dévoiler la conception esthétique endogène. C’est pourquoi le trainiere revendique vis-à-vis du chanteur revivaliste un savoir qui habite en lui et qu’aucune « école » de chant ne pourra transmettre à la jeune génération. Ainsi, pour être analysée et appréhendée, cette aria ne peut pas seulement faire l’objet d’une écoute par les oreilles. Elle doit être conçue et perçue par tout le corps. Les chanteurs trainieri sont d’ailleurs des exemples vivants de corps chantants, immergés dans un espace physique et social spécifique dont les contraintes donnent à la pratique vocale son véritable sens esthétique.