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La créolisation résulte des processus d’acculturation intervenus dans certaines sociétés issues de la colonisation, dans lesquelles le système de production et l’organisation socioéconomique ont permis, dans une structure socioraciale inégalitaire, hiérarchisée et tendue, des contacts étroits entre des populations de cultures différentes[1]. Ces contacts ont favorisé hybridations et reformulations culturelles, et ont donné naissance à des langues, des systèmes de croyance, des formes esthétiques, des cuisines, à la fois nouvelles et créolisées (Freyre 1974 [1952] ; Chaudenson 1992 ; Bastide 1996 [1967] ; Benoist 1998). Ils ont aussi contribué, et c’est ce qui m’intéresse ici, à l’émergence de modes originaux de cohabitation et de régulation de la diversité culturelle.

Le présent article rend compte des résultats d’une recherche menée à La Réunion entre 2002 et 2005 sur le statut de l’alimentation dans cette régulation[2]. Sur cette île de l’Océan indien, que des populations en provenance d’Europe, d’Afrique, d’Inde, d’Asie, de Madagascar ont peuplée dans le cadre de la colonisation française, l’acculturation constitue un élément fondateur. Mon objectif initial était d’étudier les phénomènes contemporains d’adoption, d’adaptation, d’emprunt mais aussi de rejet intervenant dans l’alimentation des Réunionnais. Cela m’a conduit à analyser les représentations qui leur sont sous-jacentes et à me recentrer peu à peu sur le rôle de l’alimentation dans les relations entre les différents groupes ethnoculturels[3]. J’ai ainsi cherché à comprendre comment les Réunionnais mobilisent les nourritures dans les dynamiques identitaires qui structurent le vivre ensemble. Cette réflexion s’inscrivait dans le prolongement de celles engagées auparavant sur le lien entre alimentation et identités à La Réunion. Je fais référence notamment au colloque de 1988 intitulé « Cuisines/Identités » (Baggioni et Carpanin Marimoutou 1988) ou aux travaux de Marie Valentin (1982), puis de Patrice Cohen (2000) sur le statut anthropologique de l’alimentation au sein de la société réunionnaise. Je m’appuyais par ailleurs sur les approches plus générales du lien entre alimentation, cultures et identités : celles développées par Claude Fischler (2001 [1990]) sur le statut symbolique de l’aliment ; celles proposées par Jean-Pierre Corbeau sur le mangeur pluriel et sur les métissages alimentaires (Corbeau in Corbeau et Poulain 2002) ; ou enfin, sur les analyses d’Igor de Garine (1979) et de Jean-Pierre Poulain (2002) sur les fonctions sociales et culturelles de l’alimentation.

J’ai admis par ailleurs avec plusieurs auteurs qu’en situation multiculturelle, la manipulation – au sens neutre du terme – des symboles occupe une place centrale dans l’expression des identités et dans la gestion sociale du vivre ensemble (Taylor 1994 [1992] ; Semprini 2000 ; Kymlicka 2001). J’ai abordé l’alimentation à la fois dans ses dimensions matérielles et immatérielles, comme un système de symboles (Douglas 1975 ; Poulain 2002) propice aux manipulations ; celles repérables dans l’univers culinaire (qui combinent les aliments et les ingrédients), dans les manières de table, mais celles aussi que l’on repère dans les discours sur l’alimentation et qui reflètent les représentations de Soi, de l’Autre. Je m’intéressai alors au statut des nourritures dans la construction du sentiment d’appartenance et tout particulièrement à l’univers culturel créole. Les travaux sur la créolité ont guidé ma recherche, en particulier ceux de Paul Ottino (1999), Jean Benoist (1998), Christian Ghasarian (2002) et Bernard Chérubini (1997). S’agissant de l’alimentation, Patrice Cohen (2000) mettait en lumière le statut identitaire particulier de la cuisine créole réunionnaise perçue localement comme un patrimoine collectif situé au-dessus des différences. Je souhaitais étudier cet aspect en cherchant à comprendre comment l’en-commun s’articule à la diversité ethnoculturelle. Enfin, je m’intéressai à la façon dont les nourritures interviennent (ou pas) dans le rapport aux origines, dimension cruciale à La Réunion où les migrations sont fondatrices de la société, avec pour certains groupes, tels que les descendants d’esclaves ou même de migrants européens ou indiens, des zones d’imprécision et de fissure dans la mémoire.

La première partie propose donc une réflexion autour de la créolisation et des conditions d’émergence qui la sous-tendent. Cette étape se conclut par la présentation du contexte réunionnais et des processus de créolisation qui s’y sont déroulés, y compris dans l’univers culinaire. La partie suivante traite du statut de ce que les Réunionnais appellent la cuisine créole[4]. On verra qu’elle est au coeur des bricolages identitaires par lesquels ils signifient leur appartenance à un espace culturel commun situé au-delà de la diversité des origines et marquant l’enracinement sur l’île. La dernière partie aborde la question des différences entre les groupes ethnoculturels et la façon de manipuler l’alimentation, pour souligner à la fois les spécificités et les distances interculturelles. Ce second aspect s’adosse à l’imaginaire des origines et de la mémoire.

La créolisation : éléments généraux et contextuels

La créolisation ne se limite pas aux hybridations culturelles survenues pendant la colonisation entre des populations d’origines diverses. Elle est indissociable des conditions historiques de leur mise en contact et s’articule à une double contrainte[5]. La première est la situation d’exil et d’isolement d’hommes et de femmes déplacés par la colonisation, l’esclavage ou l’engagement, ainsi que l’ingéniosité que ces populations ont dû déployer pour limiter l’érosion des cultures d’origine. La créolisation prend ainsi appui sur le « travail de l’imagination » (Appadurai 2005 : 32) qui, non pas dans l’exceptionnel, mais dans le quotidien, est mis en oeuvre pour maintenir en vie la culture et la mémoire du pays tout en prenant place dans la société d’accueil. Ces processus s’opèrent dans les espaces laissés libres par le système colonial, notamment, dans l’univers culinaire et plus largement, alimentaire. La deuxième contrainte est la nécessité de cohabiter et de créer un patrimoine commun. Les populations des colonies ont ainsi inventé, en très peu de temps, des manières de vivre ensemble, des formes communautaires et familiales, des postures identitaires, des manières de parler, de croire, de cuisiner, de manger et de boire, etc. La créolisation a opéré comme une matrice qui intègre et absorbe mais aussi donne et influence en retour, tout en générant de nouvelles sociétés et de nouvelles cultures. Aujourd’hui, cette matrice reste active et les processus demeurent vivants au sein de ces sociétés, dans le contexte de la globalisation.

Peut-on généraliser le concept de créolisation à d’autres contextes ainsi qu’à certains phénomènes culturels qui accompagnent la globalisation ? J’ai été tentée de le faire au début de mes recherches, face aux changements qui s’opéraient en France hexagonale du fait des migrations passées et présentes ; j’y voyais aussi une opportunité de valoriser enfin les sociétés créoles. Cependant, la tendance à un usage quasi métaphorique du concept pour désigner de simples mécanismes de créativité culturelle issus de relations en réseau, d’un monde ouvert à des flux multiples (dont Internet constitue le coeur), de même que celle consistant à assimiler certains phénomènes d’intégration culturelle modernes à la créolisation ne semblent pas toujours appropriées (Hannerz 1986, 1992 ; Clifford 1988). Elles sous-estiment le rôle structurant de la double contrainte décrite plus haut. Le concept de créolisation semble utile aujourd’hui pour penser les contacts culturels et les modalités de gestion de la diversité qui en découlent, ainsi que la question de l’exil et de ses recompositions identitaires. Mais la problématique de la mémoire est différente à l’heure d’Internet et de la globalisation des flux et des marchés. Dans le domaine de l’alimentation par exemple, les migrants ont accès à la plupart des ingrédients et des produits alimentaires de leurs pays d’origine. Les liens avec le pays d’origine et la famille se maintiennent le plus souvent. Ce sont davantage les modes de vie et les nouveaux environnements sociaux qui sont perçus comme menaçants pour les traditions[6].

Une autre différence réside dans le fait que les phénomènes liés à la globalisation se passent dans des sociétés anciennes ayant une forte identité culturelle. Si on prend l’exemple de la société française, où la culture alimentaire est fortement structurée, les dynamiques de type, intégration – influences en retour – transformation, que l’on repère dans la créolisation ne sont pas (ou pas encore) repérables[7]. Il semble donc difficile de généraliser le concept de créolisation. Au sein des sociétés créoles elles-mêmes, des différences contextuelles existent. Je prendrai l’exemple de La Réunion où la société créole initiale se met en place à travers les migrations survenues entre 1663 et le début du XIXe siècle[8]. Le régime colonial esclavagiste s’organise alors à partir d’un système socioracial structuré autour des Blancs (Gros et Petits), des Cafres[9] et des métis (mulâtres, bâtards). Les sociétés d’habitation, puis de plantation[10], même hiérarchisées et tendues, n’ont pas empêché les métissages entre catégories et les reformulations culturelles. Il semble que le terme « créole » se soit généralisé à tous les Réunionnais issus des premières migrations, quelles que soient leur couleur et leur origine, pour modifier les rapports de force face aux Marrons (Gerbeau 1986)[11]. La créolité apparaît ainsi comme un support de cohésion interne, renforcé par l’insularité. Créolité et insularité se confondent pour marquer l’enracinement local.

Avec l’exiguïté territoriale et l’intensité des relations interpersonnelles qu’elle implique, l’île souligne « les coupures sociologiques entre sous-ensembles (groupes ethniques, classes) tout en agissant comme une force centripète qui dépasse les cloisonnements qu’elle suscite » (Benoist 1987 : 39). Au fil des migrations, un continuum culturel s’est constitué, permettant l’intégration graduelle des nouvelles populations, notamment celles d’après l’abolition de l’esclavage[12]. Après 1848, les planteurs recrutent la main d’oeuvre principalement dans le sud-est de l’Inde. Les nouveaux arrivants, appelés Malbars, se créolisent et influencent en retour le premier ensemble créole (Singaravélou 1975 ; Benoist 1998). À partir de 1860, des Chinois, puis des Indiens musulmans s’installent dans l’île. Les migrants chinois de la région de Ganzhou arrivèrent jusqu’au début du XXe siècle. Les Chinois (ou Sinois) ont pris part eux aussi aux entrecroisements culturels, notamment au niveau de l’alimentation. Les premiers Indo-musulmans arrivent dans l’île au XIXe ; ils sont originaires pour la plupart des campagnes de la province du Gujerat située au Nord de Bombay. Comme les Chinois avant eux, ils établissent dans l’île un puissant tissu commercial. La barrière de la religion a limité les unions légitimes entre les Zarabes[13] et les autres ; ces dimensions n’ont cependant pas empêché les hybridations culturelles et la créolisation et aujourd’hui, ces Réunionnais musulmans revendiquent leur appartenance à la société réunionnaise aux côtés des autres composantes[14].

Selon certains auteurs, l’absence de population autochtone confère à la configuration multiculturelle réunionnaise sa spécificité (Chane-Kune 1993 ; Fuma et Poirier 1992). Des populations exilées se sont ainsi ré-enracinées sur le sol réunionnais, ont acquis une langue, adopté des modes de vie et un modèle alimentaire articulant des composantes communes (cuisine créole) et des univers, lesquels, bien que le plus souvent créolisés, sont spécifiques. Jean Benoist parle d’alimentation ayant bénéficié d’apports d’origines différentes qui, selon les cas, ont fusionné, se sont plus ou moins transformés sur le sol insulaire, ou, à l’inverse, ont complètement conservé leurs caractéristiques originelles (Benoist 1992).

Je me centrerai d’abord sur la cuisine créole, organisée en un véritable modèle alimentaire et dont divers auteurs soulignent le rôle d’articulation entre les groupes (Baggioni 1988 ; Cohen 2000)[15]. Elle apparaît comme l’une des résultantes des premiers métissages qui ont formé le système culturel créole. Elle s’est progressivement organisée en un système alimentaire comprenant des préparations emblématiques, des structures de repas et des rythmes alimentaires, des formes de convivialité. Patrice Cohen la présente comme le résultat de « la rencontre, voire de l’affrontement des divers groupes culturels de l’île qui ont constitué, au fil des contextes écologiques, politiques, sociaux, et économiques, un ensemble créole » (Cohen 1987 : 53), avec d’importants apports sud-indiens et européens, les influences africaines et malgaches étant selon lui plus restreintes.

La prégnance des influences indiennes a été soulignée également par Marie Valentin (1982) pour expliquer le goût prononcé des créoles pour le roussi et le très cuit. Partant du fait que les esclaves indiens du début du peuplement, en raison notamment de leur faible robustesse, étaient surtout affectés aux travaux domestiques, elle fait l’hypothèse que leur présence en cuisine aurait favorisé la préparation de nourritures très cuites, respectant ainsi l’interdit indien d’impureté lié au sang et à la corruption des cadavres. Cette tendance aurait été facilitée par la nécessité dans un pays chaud de consommer des aliments frais et très cuits. Bien qu’il pointe les apports malgaches et français, Robert Chaudenson souligne aussi que « dans sa structuration essentielle, [la cuisine créole réunionnaise] porte la marque de ses origines asiatiques ou plus précisément indiennes et que l’influence non européenne est perceptible dans la présence des épices et du piment » (Chaudenson 1992 : 215-217).

D’autres facteurs pourraient expliquer la présence des épices dans la cuisine créole, comme par exemple la place importante qu’elles occupent dans la gastronomie française au XVIIe siècle. Edmond Neirinck et Jean-Pierre Poulain (2004) en soulignent la consommation ostentatoire en France dans les classes dominantes à l’époque qui correspond à la colonisation de l’île. C’est en grande partie pour les épices que La Réunion, à l’instar de l’île Maurice ou des Seychelles, a été colonisée.

À côté des héritages indiens et européens, les influences africaines pourraient aussi être soulignées ; ainsi, le mélange riz/légumineuse (riz et haricots rouges par exemple), que l’on retrouve aussi dans le Nordeste brésilien, pourrait être un héritage africain[16]. De même que les brèdes ou le sosso sont très proches des bouillons et du sossoa malgaches[17]. Le travail des historiens serait fort utile pour éclairer ces questions. Ce qui semble certain, c’est que dès le début du peuplement et du fait de l’isolement, du cadre géographique insulaire et des conditions de vie initiales précaires mais aussi des unions mixtes et des métissages, la cuisine créole aurait constitué un trait culturel commun aux populations noires, blanches et métisses (Chaudenson 1992). Les Réunionnais la perçoivent comme un fond commun, au même titre que la langue. C’est ce que je propose d’analyser dans l’étape suivante.

Manger créole prouve l’appartenance commune

La cuisine créole a donc formé très tôt un système de référence commun, qui s’est enrichi au fil des migrations et a opéré comme un espace d’intégration pour les migrants indiens et chinois arrivés au XIXe siècle. Elle est une sorte de territoire symbolique que chaque groupe a marqué – et marque encore – de son influence, dans un processus constant d’appropriation collective. Cela est visible dans les pratiques où des aménagements permettent de faire cohabiter l’univers collectif de la cuisine créole et les spécificités de type religieux. Ainsi, l’un des plats emblématiques de la cuisine créole, le rougay saucisse, préparé selon la tradition créole avec des saucisses de porc, se prépare avec des saucisses de poulet halal chez bon nombre de musulmans, marquant ainsi leur attachement à la cuisine créole. Dans certains cas, la créolité n’est pas consciente ; je donnerai l’exemple d’une jeune femme zarabe, expliquant lors d’un entretien qu’elle lave son riz avec la main droite (« comme le veut l’islam ») et que je vois par la suite procéder à la manière créole, c’est-à-dire avec les deux mains.

L’acte culinaire est un lieu d’observation de la culture incorporée qui « entraîne l’esprit sans qu’il pense » (Candau 1998 : 12). À côté de cette dimension concrète, le manger créole est l’objet de constructions symboliques. Un interviewé l’exprime en ces termes : « regarde le pilon [il prend l’ustensile], chaque oreille renvoie à une influence[18]. L’Afrique et Madagascar [pour l’une], l’Europe, l’Inde, La Chine… tout ça s’est mélangé ici [il fait le geste de piler dans le mortier] pour donner une nouvelle cuisine, la cuisine créole » (homme métis Malbar, Cafre). Les discours des Réunionnais issus des dernières vagues migratoires, c’est à dire les Malbars, les Zarabes et les Chinois sont très significatifs de la fonction intégratrice et patrimoniale de la cuisine créole en même temps qu’ils soulignent sa capacité à absorber de nouvelles influences. Ces propos d’un Zarabe sur les samoussas, lesquels font aujourd’hui partie intégrante de la cuisine créole réunionnaise, l’illustrent[19] : « le Réunionnais d’origine gujrati n’a-t-il pas apporté à l’île une part de sa culture ? Le samoussa est devenu un mets national réunionnais » (Ismael-Daoudjee 2002 : 8). Lors des entretiens, j’ai repéré cette tendance à souligner la contribution de son univers ethnoculturel. Chez certains Réunionnais d’origine indienne, comme cette jeune femme d’origine gujrati : « La cuisine créole, c’est le riz, les grains, les caris […] quoique si on regarde l’origine c’est pas tellement créole […] parce que cari vient du curry ; j’ai lu ça dans un livre sur la cuisine » ; ou encore ces propos d’un informateur malbar : « cari, rougay[20] ce sont des mots d’origine indienne ; tout ça pour une raison bien simple, c’est qu’au temps des plantations, les domestiques dans les cuisines, c’était des indiennes et elles faisaient leur cuisine mélangée à celle des maîtres européens »[21]. Les Chinois le font également, à propos des bouchons ou du siaw[22]. Il est par ailleurs possible, dans l’hypothèse où l’implantation des migrants chinois et gujrati – à travers leurs réseaux commerciaux – a contribué à la généralisation et la stabilisation de sa consommation, d’appréhender aussi le riz, devenu un aliment de base, selon ces logiques d’intégration.

Les discours sur la cuisine créole traduisent ainsi la volonté de prendre place dans l’espace culturel commun. Lorsque l’appartenance au monde créole revêt des enjeux particuliers, le « manger créole » en constitue une preuve. Dans le cadre interne de la société réunionnaise, les Réunionnais arrivés après l’abolition de l’esclavage (les Malbars, les Chinois et les Zarabes) ne sont pas désignés comme créoles par les Blancs, les Cafres, les Yabs, ni même par les métis. En fait, tout dépend du contexte : ils sont « créoles » lorsqu’il s’agit d’affirmer, au-delà des spécificités d’origine, de religion, de phénotype, leur appartenance à l’espace culturel commun face à l’extérieur ; dans ce cas, « créole » est synonyme de « réunionnais » et marque l’intégration[23]. Cependant, s’il s’agit de les distinguer d’autres Réunionnais, ils ne seront pas identifiés comme créoles. Robert Chaudenson rappelle que :

[C]ertes tous les Réunionnais se définissent comme « créoles », mais qu’en revanche, dans la bouche de blanc ou de métis, le terme s’oppose souvent à d’autres […] la notion « d’étranger » […] appliquée aux Chinois ou aux Indiens confirme bien dans quel sens restrictif « créole » peut être usité.

Chaudenson 1974 : 106[24]

Pour appréhender les perceptions de ces composantes sur le statut de mes informateurs, je leur posais la question suivante : « Parlez-moi de vous, dites-moi comment vous vous définissez ici à La Réunion ? ». La créolité n’apparaît pas spontanément dans leurs réponses, en particulier dans celles des Réunionnais musulmans interrogés. Ils se désignent comme Réunionnais en lien avec le critère religieux et l’origine[25] : « Réunionnais originaire du Gujarat et musulman » ou encore « Réunionnaise… non, musulmane et Réunionnaise originaire d’Inde ». Je leur demandais alors s’ils se sentaient créoles ou non. J’ai été surprise de constater chez les Zarabes rencontrés la mobilisation systématique de la cuisine créole pour argumenter positivement leur réponse, comme si manger créole était une preuve évidente : « Je suis née en Inde, mais j’ai vécu ici. J’aime La Réunion, je suis créole aussi. J’ai beaucoup d’amis ici, je parle créole, je mange créole, je fais autant la cuisine créole qu’indienne » ; ou encore ces propos : « Je mange créole, c’est la cuisine qu’on mange chez nous tous les jours » ; et enfin, ceux de cette jeune femme, qui me semblent exemplaires : « On n’est pas des gens à part, la preuve, la cuisine et tout […]. On cuisine créole et puis on cuisine avec ce qui existe ici, on ne fait pas qu’avec nos ingrédients à nous, venant de l’Inde ». Pour les Réunionnais d’origine indo-gujrati, en particulier face à un interlocuteur créole – ce qui est mon cas dans le contexte réunionnais – le fait de valoriser l’attachement à la cuisine créole et à sa consommation renvoie à des jeux symboliques d’enracinement mais aussi de maintien du lien avec le pays plus ou moins mythifié des origines.

Les propos signifiant l’appartenance à la société réunionnaise s’appuient aussi sur l’inscription des nourritures dans l’environnement insulaire. On en veut pour preuve ceux de cette femme parlant des origines indiennes de la cuisine créole : « On a adapté la cuisine avec l’environnement d’ici », ou encore ceux-là : « Notre cuisine, elle va avec notre climat ». Les constructions qui mobilisent l’espace géographique soulignent la manière dont la nourriture permet l’enracinement. Elles marquent l’inscription dans un territoire, celui de l’île, « référent commun d’identité » (Benoist 1987) et participent de ce qu’on pourrait appeler la « naturalisation » – dans un sens proche de l’acquisition d’une nationalité. Le manger créole symbolise l’intégration à la société réunionnaise, tout spécialement pour les populations issues des migrations les plus récentes.

La preuve par l’alimentation s’adosse aussi à la volonté d’intégrer l’Autre, comme le montrent les propos de cette femme se présentant comme créole blanche mariée à un Chinois, parlant de son époux : « Il est capable de manger le shop suey avec des grains[26] […], il est Chinois mais il est créole quand même ». On repère la structure emblématique du repas créole composé de riz, de légumineuses, appelées grains, d’un plat (cari) à base de viande ou de poisson, dont la présence fait preuve de la créolité.

C’est en écho à ces éléments issus des entretiens que j’ai posé la question suivante dans le questionnaire : « Citez trois critères qui font dire de quelqu’un qu’il est créole ». Les réponses confirment tout d’abord le statut positif de la langue, citée en premier par 44 % des 500 enquêtés. S’agissant de l’alimentation et des composantes du système alimentaire créole, elle arrive en seconde position dans les réponses (15 %) et le cumul des premières, secondes et troisièmes citations spontanées, fait apparaître qu’elle est mobilisée comme critère de créolité par la moitié des individus interrogés. À côté de ces dynamiques qui rassemblent, d’autres soulignent la volonté de marquer les différences.

L’expression des différences et la réappropriation des origines

Dans le repas créole lui-même s’articulent mise en commun et affirmation des spécificités : « nous, c’est comme les autres, on met le riz, les grains et le cari à la seule différence qu’on ne met pas les grains sur tout le riz, mais au bord de l’assiette » (discours d’un Réunionnais dont les parents sont originaires du Tamil Nadu). Outre les formes d’agencement et de mélange dans l’assiette, la différence se déploie à travers les plats spécifiquement consommés par certains groupes, les ingrédients utilisés seulement dans certaines familles comme le beurre clarifié chez les Indo-réunionnais ou certaines épices ; les interdits alimentaires (le boeuf pour les hindouistes, le porc pour les musulmans, le cabri pour ceux qui valorisent leurs origines malgaches, etc.) et les manières de table marquent aussi la spécificité. Sur ce plan, de nombreux Réunionnais originaires d’Inde mangent avec les doigts (le bout des doigts) lorsqu’ils sont en famille ou pour les repas religieux ou festifs ; d’autres, plutôt marqués par les influences africaines et malgaches, mangent avec la cuiller ou avec les mains, dans des plateaux en vacoas (vanne) ou des feuilles de bananiers à certaines occasions. L’espace du culinaire offre d’autres exemples, notamment au sein des couples mixtes : une jeune femme yab, mariée à un Chinois déclare : « si je fais chinois, c’est chinois et pour créole c’est pareil […] le mélange n’est pas possible ». Une autre, convertie à l’islam, mariée à un Zarabe, affirme : « non, je ne mets pas les épices indiennes dans le cari… ça tue le goût » ; ou enfin cette Zarabe, qui marque la différence avec les autres originaires d’Inde, les Malbars : « nous, on met du massala, eux c’est le massalé, les épices sont pas grillées de la même manière ».

Certaines attitudes reflètent l’existence d’a priori négatifs, voire de rejet vis-à-vis d’autres groupes. Ainsi peut-on interpréter la distance qu’entretiennent certains Réunionnais vis-à-vis de la cuisine malbar : « le massalé, c’est un peu fort pour moi… Mme X le fait bien, c’est le seul que je mange […]. Elle est malbaraise, mais c’est une catholique ». Le massalé entre dans la préparation des ragoûts de viande ou de légumes, servis notamment lors des cérémonies religieuses des Malbars, que de nombreux Réunionnais assimilent à des pratiques de sorcellerie ; elles traduisent le regard de certains individus sur les Malbars. Les variantes autour des recettes du cari dans le culinaire qui soulignent la différence, d’une famille à l’autre, et même, d’une microrégion à une autre, comme l’indiquent ces propos d’une interlocutrice rencontrée dans le Nord selon laquelle, « dans le Sud ils ne mettent pas d’ail dans le rougay » ; ou cette autre, originaire de l’Ouest et vivant depuis quelques années dans le Sud : « ils mettent beaucoup plus de safran et moins de gingembre ». Ces dispositifs de différenciation offrent un espace de liberté au sein duquel se jouent les formes de la sociabilité et s’exprime la différence (Corbeau in Corbeau et Poulain 2002).

Enfin, les dégoûts sont significatifs des frontières entre les univers ethnoculturels. Claude Fischler (1979) a montré comment les prescriptions religieuses – facteurs d’identification et de différenciation identitaires – sont génératrices de dégoût, pouvant aller jusqu’au vomissement. Nous avons constaté ce phénomène chez de nombreux Zarabes à propos du porc. Un autre animal, le tangue (tenrec ecaudatus), est également exemplaire de ces phénomènes. Patrice Cohen (2000) relate que sa chair dégage une odeur forte et que sa consommation sépare les Réunionnais entre ceux qui en sont dégoûtés et ceux qui en raffolent. Le dégoût affiché pour le tangue par certains Réunionnais correspond de la même manière à une prise de distance vis-à-vis d’un aliment longtemps associé à la « sauvagerie » des Cafres ou des Yabs[27]. Le tangue constitue aussi un bel exemple des phénomènes de réappropriation identitaire par l’alimentation. En effet, sa consommation, longtemps restée confidentielle et cachée, est valorisée depuis quelques années. Une explication réside dans le fait que les clivages raciaux autour de l’animal s’effacent derrière les relations amicales ou les mariages mixtes. Mais on repère aussi, en arrière-plan de ces phénomènes, des dynamiques initiées autour de la valorisation de l’héritage afro-malgache et de l’image du Noir dans la société réunionnaise. L’observation d’un repas public de tangue organisé dans le nord de l’île, ainsi que les entretiens réalisés, ont mis en lumière un mouvement collectif de construction de la mémoire autour de l’univers du marronnage, celui idéalisé du Sakalave venu de Madagascar. Ce mouvement se déploie autour de la chasse, de la préparation et de la consommation ritualisée de l’animal[28]. Pour l’écrivain antillais Daniel Maximin, « les sociétés créoles donnent un exemple de cultures fondées dès l’origine sur un projet de synthèse fertile entre l’exil et le natal, la mémoire et l’improvisation, l’écriture et l’oralité » (Maximin 2001 : 21).

Le tangue illustre comment mythes et oralité se rencontrent dans le rapport à la nourriture et dans les constructions permettant de tisser des fils avec le lieu, réel ou rêvé, d’où viennent les ancêtres, d’où l’on vient : le sud de l’Inde, le Gujerat, Madagascar, l’Afrique, la France, le Portugal, la Hollande, la Chine, le Vietnam sont au coeur de bricolages qui permettent de nourrir les relations avec le pays d’origine : « je préfère faire le gâteau de patates douces au beurre, pas à l’huile comme on fait en général ici et j’ajoute de la crème fraîche… c’est mes origines normandes, je suppose » (propos d’un créole yab). Cette démarche d’appropriation est repérable aussi chez certains Cafres lorsqu’ils soulignent l’origine malgache des brèdes et du sosso ou l’origine africaine des racines comme le manioc. L’analyse des discours fait apparaître un ancrage dans un passé lointain (« c’est la cuisine de nos ancêtres, qu’ils nous ont apprise et qu’ils nous ont transmise »), marqueur d’un héritage réel ou imaginé. À travers cette attitude, on retrouve le « métissage impensé », qui marque l’attachement à un terroir mythifié ; le patrimoine et l’enracinement sont davantage imaginés (Corbeau in Corbeau et Poulain 2002). C’est ce qu’on repère aussi dans la recherche d’une filiation culinaire à l’Afrique « maintenant qu’on en parle, je me demande d’où ça vient. Le cari, les grains, le riz… c’est les esclaves, non ? Les haricots rouges et du riz… c’est les Africains, non ? ». Ceux qui se considèrent comme Cafres se posent en héritiers d’hommes et de femmes exilés, déshumanisés et privés de leur histoire ; ils puisent dans les ressources culturelles disponibles pour créer des ponts entre le passé et le présent et réinventer une mémoire.

Plusieurs auteurs soulignent l’importance des bricolages identitaires des migrants autour du lien entre sociétés d’origines et sociétés d’accueil (Chérubini 1997 ; Bordes-Benayoun 2000). Les discours des Réunionnais sur la cuisine créole traduisent ce travail de mise en forme qui intègre dans « l’ici » tout en maintenant un lien idéel (et idéal) avec « l’ailleurs ». Certains observateurs réunionnais craignent que ces retours aux sources ne soient porteurs de crispations identitaires de type communautaristes. Il me semble qu’ils traduisent davantage la volonté de prendre place dans la société, que « l’appel d’un ailleurs mais le renforcement d’un ici. En se mettant en harmonie avec la société, il ne s’agit pas d’une menace, mais d’un enracinement » (Benoist 1998 : 278). À travers l’alimentation, les Réunionnais s’enracinent en même temps qu’ils réinventent la mémoire et l’histoire, leur histoire.

Dans les sociétés créoles, où l’expérience quotidienne de la diversité fait partie intégrante des rapports sociaux et de l’imaginaire collectif, l’alimentation joue un rôle central. Elle intervient dans la construction symbolique de l’en-commun et dans la façon dont celui-ci s’articule à la diversité. La recherche menée à La Réunion montre comment cette articulation s’opère avec la créolisation et comment le rapport aux nourritures reflète, parce qu’il le structure, le rapport à la société. Les Réunionnais mobilisent le manger créole dans les démonstrations identitaires autour de la créolité, parce qu’il est imaginé comme le résultat des influences réciproques qui ont formé un patrimoine commun que chaque composante aurait contribué à nourrir. Un territoire qui marque l’intégration et l’enracinement dans l’île tout en laissant s’exprimer les distances entre les univers culturels, notamment à travers les interdits, les dégoûts, les rejets de tels ou tels ingrédients ou préparations. Cette configuration socioanthropologique explique le statut singulier de la cuisine créole dans les représentations des Réunionnais et on peut se demander si ce statut symbolique pèse concrètement sur les pratiques alimentaires, en particulier dans une société réunionnaise en proie à des mutations très rapides.