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La récente intensification des relations dans le temps et dans l’espace entre les sociétés tant en matière économique, technologique que culturelle soulève la question des relations entre global et local, et de leur influence respective sur les ressorts de l’action quotidienne. Elle amène à envisager les relations faites de domination, de résistance et d’adaptation qui aboutissent à créer localement de façon multi-différenciée de nouveaux rapports à soi, entre soi et au monde.

La Polynésie orientale, et la Polynésie française en particulier, ont connu au cours des deux derniers siècles des évolutions profondes de leur modèle alimentaire, marquées par l’abandon d’une partie des pratiques et représentations anciennes, la monétarisation de l’alimentation et la diminution conséquente de l’autosubsistance, des dons, échanges et mises en commun traditionnels (Pollock 1992 ; Serra Mallol 2010a), suivant plusieurs vagues successives d’influence. Aujourd’hui, la majeure partie des aliments consommés en Polynésie orientale étant issue de l’industrie agroalimentaire transnationale, leur utilisation détournée en tant qu’objets de consommation pour s’en emparer comme facteur d’identité sociale ou ethnique (Friedman 1990) constitue un objet d’observation et d’analyse susceptible d’éclairer la question de la globalisation.

En quoi le fait alimentaire peut-il être un lieu privilégié d’observation et de lecture du phénomène d’interaction du global et du local ? Comment l’analyse anthropologique de l’alimentation contribue-t-elle à l’éclairage de la notion de « glocalisation alimentaire » et des pratiques différenciées mises en oeuvre par les acteurs ? Nous discuterons d’abord des rapports global/local, de la globalisation en tant que telle et de ce qu’il est loisible d’entendre par « glocalisation alimentaire », en l’appliquant au contexte des Îles de la Société[1] – en particulier de Tahiti et Moorea –, et de l’île de Rapa[2]. Puis nous déclinerons ces rapports en trois types de relations : résistance, normalisation intégrée, et création d’un nouveau type de rapport global-local. Nous verrons enfin en quoi l’alimentation peut être un lieu de lecture de la globalisation, et de ses effets engendrés, dans un rapport dialectique homogénéisation-différenciation.

Du rapport global-local à la glocalisation alimentaire

Le capitalisme, ferment et moteur de la mondialisation, est né au seizième siècle en Europe, accompagnant l’expansion européenne sur la planète entière et l’imposition d’une politique d’exploitation des ressources et de domination des populations. Il s’affirme aujourd’hui de façon véritablement planétaire, et plus seulement dans l’espace d’influence de grands États impériaux sous formes de réseaux extensifs de connexions économiques de « systèmes-monde », des « économies-monde » (Braudel 1993 ; Wallerstein 2004), du fait de la mondialisation des interrelations entre États, groupes sociaux et individus.

La colonisation qui a accompagné la découverte par l’Europe de nouvelles terres et ressources s’est appuyée sur le développement économique et technologique de celle-ci, et également sur son influence culturelle au sens large, à partir des principes, valeurs et modes de rapport au monde tirés de l’histoire européenne, les nouveaux rapports d’échange instaurés en faisant partie. Dotée d’une valeur universaliste et basée sur la raison, cherchant à imposer ses valeurs et modèles sociaux à des peuples lointains perçus comme « primitifs », la colonisation constitue un phénomène d’imposition par la violence, physique ou symbolique, d’un ordre politicoéconomique localisé ou régionalisé prétendant à l’universel, de ses valeurs et ses normes, à d’autres sociétés vivant sous des ordres culturels différents (Saïd 1980 ; Appadurai 2005) qui les ont peu ou prou intégrés. Elle fait donc en cela partie intégrante du phénomène de mondialisation.

La globalisation est entendue comme le processus de synthèse des forces économiques mondiales vers la transnationalisation des capitaux, des produits, des idées et des hommes, et la circulation toujours plus rapide du flux de leurs échanges, entraînant une uniformisation des modes de vie et de pensée. Cette intensification des relations sociales planétaires constitue un processus dialectique : la transformation locale fait autant partie du phénomène que l’extension latérale des relations à travers le temps et l’espace. La localisation ne se définit donc pas seulement par rapport à un territoire, mais également de façon déterritorialisée (Giddens 1994 ; Appadurai 2005 ; Abélès 2008).

Le terme glocalisation, contraction des termes « globalisation » et « localisation », signifierait le processus de synthèse ou de dialectique entre les deux termes, initialement pensé sous une forme d’adaptation de méthodes et techniques globalisées aux conditions locales (Robertson 1994 : 36-37). C’est le sens qui est donné aujourd’hui à la notion de « glocalisation » dans le domaine de la gestion : le processus d’adaptation des produits des industries multinationales, avec leur stratégie et réseau plus ou moins globalisés, aux conditions d’acceptabilité locale. Au-delà de cette définition restrictive, nous entendrons par glocalisation le processus évolutif de création et de recréation de formes culturelles et identitaires locales par « localisation du global », forme de différenciation localisée qui s’exprimerait sous forme d’appropriations spécifiques. En l’appliquant à l’alimentation, elle signifierait le processus de création de formes locales de modèles alimentaires en interaction constante avec un processus d’homogénéisation mondialisé, la tendance à s’adapter, sinon à résister, aux impulsions globalisées dont les traditions locales utilisant certaines des modalités.

Brève histoire de la globalisation alimentaire polynésienne

Les principales étapes de la modification de l’espace social alimentaire (Poulain 2003 [2002] : 228-235) en Polynésie française (Robineau 1985 ; Baré 1987 ; Serra Mallol 2010a) sont les suivantes : christianisation massive et rapide des sociétés polynésiennes à partir des années 1820 à travers l’élaboration d’un syncrétisme religieux et le métissage de pratiques culturelles élaborées au long du dix-neuvième siècle (Sahlins 1976, 2000 ; Babadzan 1982, 2009) ; politique de colonisation occidentale basée sur l’exploitation des ressources naturelles à partir du milieu du dix-neuvième siècle et jusqu’à nos jours ; transferts financiers massifs depuis la métropole ; mise en place de lourdes infrastructures (armée, services publics, tourisme) à partir des années 1960. Cette mutation s’est faite à partir de stratégies différenciées d’acteurs dans un processus de domination et de distinction (Bourdieu 1979), résultant de l’imposition de valeurs extérieures induisant la recomposition de l’organisation polynésienne en l’insérant dans des cadres formels européens lus et interprétés à partir de catégories de pensée locales.

Dans l’archipel de la Société, les premiers contacts avec les Européens à la fin du dix-huitième siècle et durant les années qui suivirent n’ont que peu modifié les pratiques et les modèles culturels respectifs. Les biens introduits par les premiers Européens ont été captés par les chefs coutumiers, qui ont su s’adapter aux nouvelles modalités d’échange que leur proposaient les navigateurs européens, mais en les détournant des circuits traditionnels de redistribution (Babadzan 2009 : 175-176 ; Serra Mallol 2010a : 198-199). Ainsi le rahui, qui constitue l’interdiction temporaire de produire, échanger ou consommer certains aliments les plus valorisés pendant une durée et sur un territoire donnés dans le but de constituer ou reconstituer des ressources, a été détourné de son but premier au cours des années qui suivirent le contact avec les Européens au profit des seuls chefs et du commerce avec l’étranger (Beaglehole 1988 : 92 ; Adams 1964 : 24 ; Wilson 1968 : 85 ; Moerenhout 1959, I : 531). Le même phénomène a été analysé à Hawaii (Sahlins 1989 : 147-148).

La christianisation des sociétés en Polynésie orientale s’est rapidement faite, à la suite de la conversion « stratégique » des chefs coutumiers, au profit des intérêts alliés de ces chefs nouvellement convertis et des missionnaires chrétiens, agents de contact avec l’extérieur pour le commerce (Sahlins 1989 ; Babadzan 2009). La christianisation a eu pour effet de modifier en profondeur le modèle alimentaire pré-européen, pas tant quant aux aliments utilisés que quant au rapport aux interdits religieux anciens (disparition des interdits liés au statut, au genre ou à l’âge), à la sacralité de certaines préparations alimentaires (désormais abandonnée, à l’instar de la préparation culinaire de la tortue sur un lieu de culte dédié), aux manières de table et à la commensalité (notamment la séparation hommes-femmes), ou encore quant à la temporalité alimentaire quotidienne, hebdomadaire ou annuelle (avec l’abandon des festins rythmant la chronicité mythologique). Ce changement radical et rapide a transformé à la fois la cosmogonie, le rapport au sacré et à l’espace social, les modèles et systèmes alimentaires alors en cours localement, dans une entreprise de destruction systématique de l’ordre ancien et l’inscription dans un modèle politicoéconomique européanisé (Serra Mallol 2010a : 244-272).

La colonisation a pris le relai dans les Îles de la Société entre le milieu et la fin du dix-neuvième siècle. Un nouvel ordre politicoéconomique s’est mis en place, avec une structure bureaucratique européenne détachée et la mise en oeuvre d’une nouvelle politique d’exportation depuis la colonie, qui induisit l’émergence du salariat et la monétarisation progressive des échanges, le développement du commerce de proximité et de la monoculture au détriment de l’autosubsistance, ainsi que les flux inter-îles de migration professionnelle et familiale et l’urbanisation. Comme ailleurs dans le monde mais de façon moins accentuée, la colonisation a « marchandisé » la terre (Appadurai 2005 : 190-191), transformant une partie des structures de dons et de prestige en biens monnayables. La marchandisation de la société coloniale s’est faite suivant des modalités imposées par la métropole, mais en s’intégrant dans les cadres locaux de pensée et d’action : les marchandises européennes sont « ingérées » puis « digérées » dans les cadres et catégories conceptuels locaux au service de finalités sociales spécifiques (Friedman 1994 ; Sahlins 2000 ; Babadzan 2009).

Pour la majorité des habitants des Îles de la Société vivant en milieu rural dans les années 1950, les pratiques alimentaires n’avaient guère varié depuis un siècle. Le régime alimentaire de base restait majoritairement le même – à base de taro, fruit de l’arbre à pain, igname et/ou patate douce, et du produit de la pêche et du petit élevage –, intégrant les quelques produits introduits depuis le contact avec les Européens (farine et sucre, huile et beurre, légumes et café acclimatés, conserves diverses) ou avec les commerçants chinois installés jusque dans les îles les plus éloignées de Tahiti depuis la fin du dix-neuvième siècle (riz, nouilles, sauce soja dite soyou). Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les habitants des zones rurales vivaient principalement de l’autosubsistance. Cela reste vrai à Rapa encore aujourd’hui, comme nous le verrons plus loin.

L’implantation au début des années 1960 du Centre d’expérimentation nucléaire du Pacifique a accéléré ce processus de changement en précipitant le déclin de l’économie coloniale et les structures sociales du monde rural. Les transferts financiers massifs depuis la métropole et la politique d’importation qui les a accompagnés ont bouleversé la société en profondeur, entraînant un exode rural massif, une urbanisation accélérée et la création de bidonvilles dans l’agglomération tahitienne, ainsi que la généralisation du salariat. Le secteur tertiaire a crû au détriment du secteur primaire, précipitant l’abandon des structures traditionnelles mises en place au long du dix-neuvième siècle.

La mutation accélérée des modes de vie au cours des quarante dernières années s’est accompagnée d’une ouverture vers l’extérieur, avec le développement du tourisme et des voyages vers la métropole et les pays voisins du Pacifique que les transports aériens de masse rendaient possibles. La mise en oeuvre d’infrastructures (câble, satellite, etc.) a permis la diffusion de moyens de communication planétaires, et la population connaît un niveau de vie élevé mais fortement inégalitaire induisant une consommation de produits importés. Cette globalisation a entraîné à la fois la modernisation de la société tahitienne et l’expression de revendications identitaires, notamment en matière alimentaire.

La globalisation alimentaire a des effets sur les pratiques et modes de pensée selon trois modalités principales, que nous allons successivement étudier à travers des exemples tirés de Tahiti et de Rapa : réaction et résistance à l’imposition d’un modèle extérieur, normalisation adaptative par intégration d’éléments extérieurs, et création d’une forme de local ou de « relocalisation » à partir d’éléments exogènes.

Le processus de réaction et de résistance

Face à la nouveauté alimentaire, le réflexe universel est celui de la néophobie (Fischler 1990), de même que la réponse à l’imposition forcée d’un nouvel ordre culturel est celui de la résistance. Les premiers contacts entre Européens et Polynésiens montrent l’incompréhension et le malentendu, sinon le refus des modèles culturels respectifs et notamment alimentaires (Baré 1985 ; Sahlins 1989 ; Rigo 2003 ; Tcherkézoff 2004 ; Serra Mallol 2010a). Les premiers Européens en contact avec les Polynésiens considéraient ces derniers comme des mangeurs de chien, même des anthropophages pour ceux des Marquises, alors que les Tahitiens voyaient les marins européens comme des cannibales eu égard à leur consommation supposée de viande, du fait des importantes commandes de porc pour avitailler les navires (Morrison 1996 [1989] : 173). Les Tahitiens éprouvaient une telle répugnance vis-à-vis de la commensalité alimentaire des hommes européens avec les femmes polynésiennes qu’ils les ont même définitivement désacralisés (Cook 1998 : 53-54 ; Sahlins 1989 : 25-26). Si du côté des Européens la première réaction à la vue du chien cuit au four fut le dégoût (Beaglehole 1988, I : 103, 130), les Polynésiens trouvèrent d’abord pour leur part l’odeur des viandes de mouton et de chèvre, très prisées aujourd’hui, trop « fortes » à la cuisson pour être mangées, et laissèrent certains fruits nouvellement importés comme les papayes et les goyaves aux animaux (Wilson 1968 : 372).

De nos jours, le local réagit au global en utilisant ses règles, et certains aliments peuvent faire l’objet de cristallisation identitaire, véritables « marqueurs gustatifs identitaires » (Rozin 1995 : 105). Ces produits ou préparations signent la culture alimentaire tahitienne et sont mobilisés dans des démonstrations identitaires (manifestations populaires ou touristiques, cérémonies officielles, invitations, dons et échanges), comme le sont dans l’archipel de la Société l’utilisation culinaire du lait de coco (Serra Mallol 2010a : 390-394), ou à Rapa celle de l’eau de mer comme condiment. Des formes extrêmes d’affirmation identitaire en résistance avec le modèle perçu comme dominant et intrusif sont également lisibles dans la consommation publique de viande de chien aux Marquises (De Garine 1981 : 44) ou dans les Îles de la Société (Serra Mallol 2010b). Malgré le dégoût des Européens et de ce fait même, manger du chien à Tahiti reste une façon de marquer sa différence, son appartenance à la culture polynésienne, comme lorsqu’on veut honorer, non sans ironie, des archéologues popa’a (occidentaux) en leur offrant des chiens cuits au ahima’a (four enterré tahitien)[3].

Avec la récente prise de conscience de l’identité polynésienne et sa réaffirmation, les produits comme les modes de production, de distribution et de consommation perçus comme « traditionnels » et « locaux », spécifiques et différenciants, sont dès lors valorisés, y compris dans les zones les plus urbanisées de l’archipel de la Société. Les règles de partage et de réciprocité sont alors préservées au sein d’une communauté de proximité affective dont le réseau dépasse souvent le quartier pour devenir interinsulaire, tout en usant de la technologie empruntée au monde occidental : congélateurs, fret aérien et maritime réfrigéré. L’autoconsommation, aujourd’hui plus basée sur les dons et échanges que sur l’autoproduction, représente ainsi près de 30 % en valeur des aliments consommés par les habitants (Serra Mallol 2007), ce taux augmentant avec l’éloignement de Tahiti et atteignant près de 80 % à Rapa.

À Rapa, l’île la plus isolée de Polynésie française, occidentalisée et christianisée au long du dix-neuvième siècle mais relativement délaissée par la France et Tahiti au cours du vingtième siècle, les habitants ont su reconstruire un mode privilégié de relations avec les ressources naturelles locales. Hanson (1973 : 35-37) notait déjà en 1964 la possibilité pour chaque habitant de Rapa de disposer pour sa résidence et la culture du taro de parcelles de terre appartenant collectivement à l’ensemble des Rapa. Comme ailleurs en Polynésie, la valeur de la terre pour les Rapa n’est pas liée à une utilité de type économique mais symbolique : elle ne peut être louée ou vendue à des « non Rapa ». Un Conseil des Anciens, le To’ohitu (littéralement « conseil des sept »), a été mis en place après l’annexion de l’île par la France en 1887 (Stokes 1930), et est en charge des questions foncières[4]. L’accès aux ressources marines de l’île est aussi contrôlé par un Comité du rahui[5], composé de pêcheurs élus chaque année par leurs pairs, comité souverain pour décider du lever annuel de l’interdiction de pêche sur une partie importante de la zone de pêche de l’île. L’isolement relatif de l’île (pas d’aéroport, un cargo tous les deux à trois mois) et la maîtrise des ressources alimentaires ont permis la persistance d’un modèle alimentaire basé sur des aliments de base « traditionnels » (taro dit mikaka, produits de la mer et de la chasse) et sur l’autoconsommation, qui s’oppose aux externalités négatives de la situation tahitienne (coût de la vie, chômage, personnes sans abri, prostitution…) vécues lors de séjours sur place ou perçues à travers les médias.

L’influence de la mondialisation s’étendant à tous les domaines, y compris culturels, elle induit en réaction un réflexe de protection du « local », de « résistance opiniâtre » (Babadzan 2009 : 205), sinon d’ironie (Appadurai 2005 : 66), pour préserver ce qui est perçu comme en péril, la « tradition ». Cette identification par différenciation, vecteur de construction de l’identité, est également lisible dans son contraire, la séparation, qui peut aller jusqu’à une forme de xénophobie alimentaire se manifestant par des moqueries (De Garine 1996 : 21-22). Elle s’exprime aujourd’hui dans le défi lancé au visiteur européen de manger du fafaru[6] avec son odeur de décomposition marine ou de croquer encore vivant un akaekae (ver marin) à Rapa, ou encore par la moquerie à connotation sexuelle à Tahiti à l’égard des Européens sur le taioro[7] (Saura 2004 : 109 ; Serra Mallol 2010b : 168) dont l’insulte fait par antiphrase du marqueur culturel tahitien par excellence le synonyme péjoratif de « l’Autre », l’Occidental.

Même partiellement effacé et réécrit par un siècle et demi d’évangélisation et de colonisation comme un palimpseste culturel, ce « local » valorisé a récemment connu un mouvement de réaffirmation identitaire, décelable dans l’ensemble de l’Océanie (De Deccker et Kuntz 1998), et en particulier dans le domaine de l’alimentation.

La normalisation adaptative de l’alimentation

Au moment du premier contact avec les Européens, le chef coutumier, traditionnellement au sommet du processus de production-redistribution, jouait le rôle de « general gate keeper », celui qui maîtrisait les entrées dans le système alimentaire de toute la communauté par la définition des aliments réservés et qui imposait des sanctions en cas de non-respect des prescriptions (Serra Mallol 2010a : 262-264). La nouvelle position permise par les échanges avec les navigateurs européens, entre pivot de redistribution communautaire et intermédiaire avec l’extérieur, pouvait rapidement le conduire à tirer profit du local pour agir sur le global et réciproquement, à la fois en prenant à son profit le contrôle du commerce avec l’extérieur et en affermissant son contrôle intérieur sur sa communauté (Maude 1959). L’intégration des marchandises étrangères a ainsi constitué un enjeu dans les stratégies de distinction et de différenciation des élites locales tout au long du dix-neuvième siècle en Polynésie orientale, en fonction de catégories de pensée propres (Sahlins 1989 : 146-148 ; Babadzan 2009 : 175-176).

Ce processus passe par une diffusion progressive des produits auparavant réservés à une élite, quand celle-ci se distingue par l’appropriation de marchandises venues de l’extérieur : outils et armes en métal, vêtements en tissu, aliments et ustensiles culinaires européens, etc. Ainsi, la consommation en Polynésie d’aliments réservés dans les temps pré-européens aux chefs coutumiers et aux chefs de famille lors de festins sacralisés – tortue, chien, viande rouge et poissons pélagiques – se « démocratisa » avec la christianisation de la société (Serra Mallol 2010a : 244-258) mais en perdant son sens premier, puisqu’elle était décontextualisée des rites anciens qui lui donnaient sa signification. La christianisation de la société s’est accomplie par la désacralisation systématique des aliments rituels jugés les plus sacrés – comme la viande de tortue aux Îles de la Société, aux Australes, à Hawaii, et à Samoa entre 1820 et 1880 –, et en rendant sa consommation publique : hommes, femmes et enfants, auparavant strictement séparés lors de l’acte alimentaire, se sont trouvés réunis pour marquer la rupture avec l’ordre ancien et la mise en place d’un ordre nouveau.

Les produits et ustensiles alimentaires européens se diffusèrent rapidement avec l’installation du commerce de proximité à la fin du dix-neuvième siècle, d’autant plus que la famille élargie traditionnelle et les réseaux familiaux interinsulaires accélérèrent le processus par souci de mimétisme de l’élite sociale locale et par distinction interfamiliale. Les biens proposés étaient ceux issus de l’industrie agroalimentaire des pays occidentaux, des produits de masse à bas coût mais nécessitant une monétarisation de la société polynésienne que permettait justement le système colonial. Une fois diffusés dans la société, les emprunts extérieurs fusionnent peu à peu, au gré des générations, dans le fond commun d’une « tradition » reconstruite, fruit des principaux éléments de la nouvelle culture et de l’adaptation d’éléments anciens de penser et d’agir. Certains aliments ou préparations sont ainsi perçus aujourd’hui en Polynésie française non comme « anciens » (ou pré-européens) mais comme « traditionnels ». Il s’agit en général d’aliments ou d’usages intégrés dans le modèle alimentaire dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle en étant d’abord considérés comme des produits de luxe : pain, café, conserves de viande et de poissons… Ces produits alimentaires, qui renvoient à une « néo-tradition » échafaudée au long du dix-neuvième siècle, complétèrent puis remplacèrent leurs équivalents locaux (Serra Mallol 2010a : 256), comme le riz et les sauces asiatiques (Pollock 1974, 1992 : 171-175) avec la généralisation dans les îles du commerce de proximité et de la monétarisation au moins partielle de la société.

Des marqueurs culturels forts ont également été « adaptés » aux influences extérieures. C’est le cas par exemple du four enterré « traditionnel » polynésien, ‘umu ou ahima’a, avec des variations apportées au cours du vingtième siècle autour de la structure (terre d’abord, puis béton, tôle ondulée ou semi-baril de carburant), du mode d’étanchéité (feuilles végétales, puis sacs de jute humides et bâches plastique), du combustible (bois puis pétrole), ou encore des contenants (des paniers végétaux ‘o’ini ou ni’au, aux cocottes en fonte, feuilles d’aluminium et casiers grillagés métalliques ; voir Ghasarian 2004 ; Serra Mallol 2012a). C’est le cas encore de plats jugés « typiquement polynésiens » comme le poisson cru à la tahitienne ou le ma’a tahiti, plat « traditionnel » issu de la cuisson au four enterré, intégrant des aliments diffusés par les Européens : agrumes, tomate, viande de boeuf ou de chèvre ou même corned-beef.

Cette mutation adaptative alimentaire s’est faite par appropriation d’éléments étrangers pour les intégrer dans une culture propre, syncrétique, à l’instar de sa religion (Babadzan 1982 ; Saura 1993). Elle a modifié l’espace social alimentaire polynésien à travers l’élaboration d’une « nouvelle tradition », basée sur des rapports sociaux hérités du passé appliqués à un ensemble normatif nouveau, la culture occidentale christianisée.

Une forme océanienne de glocalisation alimentaire

L’action du local ne se réduit pas à une simple réaction de résistance ou de normalisation adaptative ; elle peut également se saisir de certaines formes induites par le niveau global pour affirmer, consolider ou reconstruire une identité locale. L’exemple du café-pain-beurre, « repas traditionnel » polynésien du soir depuis la fin du dix-neuvième siècle, est ainsi significatif. Les produits de base sont issus du commerce colonial (café déshydraté, lait et beurre en conserve, sucre en poudre, pain), mais composés sous la forme traditionnelle de la triade polynésienne ma’a-ina’i-miti (végétal-viande-sauce), et consommés le soir dans les ménages tahitiens modestes et non seulement lors du petit déjeuner à l’occidental (Serra Mallol 2010a : 362-363, 370-371). Ou encore l’usage local, avec la préservation de la triade polynésienne et du plat unique du « hachis frites » servi dans la restauration rapide tahitienne depuis la fin des années 1960 : un sandwich d’une demie-baguette empli de deux steaks hachés industriels de boeuf et d’une grande portion de frites, le tout noyé de mayonnaise et de sauce ketchup ou soyou, qui remplacent désormais au quotidien le lait de coco et l’eau de mer.

De la même façon, les habitants de Polynésie française ont créé un mode original de restauration rapide, la « roulotte » (Serra Mallol 2012b). Elle prend la forme d’un véhicule de type camionnette, utilisant les châssis des anciens « trucks » (transport en commun local), à l’arrière duquel est aménagée une cuisine, et dont le service est assuré par les côtés ouverts du véhicule. On peut consommer sur place en s’attablant sur les côtés, ou acheter des plats à emporter. Installées depuis les années 1960 dans la plupart des îles et des quartiers populaires de l’agglomération tahitienne, elles proposent des plats parmi les plus consommés au quotidien par les ménages polynésiens : steak-frites au beurre persillé, cuisse de poulet frite aux légumes, brochettes de coeur accompagnées de sauce ketchup ou barbecue, ou encore des plats de type « chinois » : chao men, ma’a tinito, poulet pané au citron, etc. Les plats sont copieux et servis à un tarif très avantageux. Chaque évènement populaire, culturel ou sportif, constitue pour les « roulottes » l’occasion de s’installer temporairement et de drainer une foule de mangeurs polynésiens, mais également des touristes attirés par ce mode « typique » de restauration.

Cette forme de détournement peut amener à localiser l’utilisation des rites religieux « néo-traditionnels » en remplaçant le pain et le vin de l’eucharistie chrétienne par la chair de coco germée uto et l’eau de coco (Serra Mallol 2010a : 442 ; Fer et Malogne-Fer 2010). L’indigénisation de la modernité se double donc d’une modernisation de la tradition, qui peut donc se faire soit en incorporant la modernité dans le cadre de structures de pensées et d’action existantes, soit – comme ici – en l’incorporant dans une pensée déjà syncrétique. Ces exemples, comme tant d’autres, signifient l’intégration consciente et réflexive de la « modernité » extérieure dans le cadre de normes culturelles « localisées », une forme d’acculturation active, une « glocalisation ».

Cette réflexivité est pour A. Giddens « examen et révision constantes des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère », permettant ainsi une « circularité du savoir social » par modification itérative du monde social (Giddens 1994 : 43-51). La conscience nouvellement acquise par les acteurs locaux de leur différence, et les interactions entre groupes sociaux au-delà des frontières de nation ou de classe, les induisent à créer localement des formes spécifiques, en processus d’hybridité évolutive, réfutant ainsi l’idée de la disparition progressive des spécificités culturelles des sociétés non occidentales (Sahlins 2000 ; Appadurai 2005), notamment en Polynésie française (Babadzan 1982, 2009 ; Saura 1993, 2009). La voie est ainsi ouverte à des pratiques multiples et différenciées puisant à la fois dans la globalisation et dans un retour sur le local en perpétuelle réinvention (Hobsbawm et Ranger 1983).

L’exemple de Rapa est ainsi éclairant : cette île applique aujourd’hui délibérément un modèle alimentaire basé en majorité sur l’autosubsistance, à l’encontre du modèle dominant en Polynésie française. Si environ 80 % (en valeur) de l’alimentation en Polynésie française est aujourd’hui d’origine monétaire et principalement constituée de produits importés, la proportion est inversée à Rapa puisque l’autoconsommation (autoproduction, dons et échanges) représente environ 80 % de l’alimentation consommée, à base de taro, poisson issu de la pêche, et de viande de boeuf et de chèvre introduits au cours du dix-neuvième siècle, ou issue de la chasse. Le complément réside essentiellement en des produits de base importés depuis Tahiti : sacs de farine et de riz, huile et beurre, conserves et condiments, acquis sous forme monétaire ou plus souvent par échange contre des produits de l’autoproduction locale. À chaque départ bimestriel du cargo, ce sont ainsi plusieurs quintaux de poissons, crustacés et taro, stockés dans les chambres froides communales « détournées » par ces utilisations privées, que les ménages rapa envoient à leur famille installée dans les autres archipels. Certes le revenu monétaire moyen y est relativement bas, et l’essentiel du labeur quotidien est constitué de petite agriculture et de cueillette, de pêche et de chasse. Pourtant, l’idée de l’autosubsistance est très valorisée par les habitants de Rapa, et le mode de vie collectif jugé rassurant et source de confiance dans les liens sociaux. Les activités de pêche et de chasse, masculines, sont strictement collectives, comme le sont celles de cueillette et d’élaboration de la popoi (pâte de taro pilée et mise à fermenter) et du pain cuit dans des fours communaux mis à disposition de la population, de même que le travail dans les tarodières que se partagent en groupe les hommes et les femmes.

La conscience de la spécificité de leur mode de gestion des ressources au sein de la Polynésie et de la République française fait que les Rapa retirent une fierté certaine de leur mode de vie, le sentiment d’une « supériorité morale », déjà relevée dans les années 1960 par Hanson (1973 : 35-36), qui constitue une forme de résilience d’une humiliation passée. Avec les difficultés économiques croissantes que connaît le reste du monde ainsi que les inégalités et la violence des rapports sociaux dont sont conscients les Rapa par le biais de la télévision, ils ont le sentiment partagé d’échapper aux conséquences d’un modèle globalisé qui impose ses externalités négatives, grâce à la maîtrise des ressources alimentaires tant terrestres que marines, l’autosubsistance qu’elle permet, et les dons et échanges nombreux au sein de la communauté, et même au-delà, qu’elle induit. Les expressions « ici, on n’a pas besoin d’argent pour vivre », « il suffit de se baisser pour trouver sa nourriture », « je peux nourrir ma famille, et même donner autour de moi », reviennent systématiquement dans les discours relevés sur place, souvent en comparaison avec la situation tahitienne : « ce n’est pas comme à Tahiti, ici tu peux toujours travailler, dans la tarodière, la pêche, tu n’as pas besoin de beaucoup d’argent ».

Les revendications pour un changement de modèle de société en Océanie vers un « Pacific way » et pour un retour à la « coutume », et à Tahiti plus récemment, ajoutent encore à ce sentiment et donnent aux principaux responsables locaux de Rapa l’impression d’un retournement de situation : les anciens « sauvages » sont désormais l’exemple à suivre pour un nouveau modèle de société plus humain et plus modéré, tenant compte des différences locales. La conscience réflexive de leurs conditions de vie relatives (par rapport au passé récent, par rapport aux voisins insulaires et notamment à Tahiti, par rapport au monde grâce aux images télévisuelles), renforce les Rapa dans l’idée de leurs différences en terme de modes de vie et d’organisation sociale, les instaure dans leur différence. La comparaison réflexive et critique permet l’identification des points d’identité propres, ainsi que le déploiement de lignes de frontière qui séparent de l’autre et fondent tout à la fois les limites du « nous » et donc du soi.

À travers des logiques d’appropriation en continuité avec des formes traditionnelles qu’elles dépassent pourtant, les buts poursuivis dans les activités quotidiennes ne dépendent plus ainsi de modèles imposés par l’extérieur, mais sont des buts développés par chacun, au sein de catégories partagées par la communauté, et dont l’atteinte ne dépend que de soi et des conditions climatiques. Elles donnent ainsi du sens à l’existence : elles permettent de se nourrir, de nourrir sa famille, de « donner autour de soi » et de s’inscrire dans un circuit de dons et d’échanges. Elles renversent alors la distinction polynésienne entre le travail salarié – ’ohipa moni – et le travail de la terre – ’ohipa fa’apu – (Finney 1988 : 196-197), ce dernier étant aujourd’hui dévalorisé dans les zones urbaines de Polynésie française dominées par le secteur tertiaire : elles ne sont ni aliénantes ni sources de frustration, et leur réalisation est jugée rassurante car connue. On voit ainsi une économie originale se dessiner, qui puiserait à la fois dans l’économie monétaire (les salaires des fonctionnaires, l’acquisition de biens de base : alimentaire, énergie, bâtiment…), dans l’économie des services publics (les contrats aidés par la commune ou le pays, les infrastructures financés par l’État ou l’Union européenne…) et dans l’économie de la réciprocité avec les dons et échanges au sein d’un réseau que permet l’autoproduction, renvoyant aux théories de l’encastrement de l’économique et du politique dans le social (Mauss 1999 [1950] ; Polanyi 1983).

Conclusion

La mondialisation et le processus contemporain de globalisation ont créé des modes de consommation, notamment alimentaires, qui s’uniformisent autour de la planète, à partir d’un imaginaire culturel très largement partagé par le biais des moyens de communication et la transnationalisation des produits industrialisés. Mais il est indéniable que les particularités locales semblent affirmer plus fort leurs différences selon des formes spécifiques et sans cesse évolutives. Et comme l’ont vérifié de nombreux observateurs, l’alimentation est souvent le dernier marqueur culturel à céder sa place face à l’influence multidimensionnelle du modèle culturel dominant (Goody 1985 ; De Garine 1996).

Aujourd’hui encore, malgré les effets de la globalisation, l’alimentation reste toujours un vecteur d’identité sociale, entre métissage « imposé » ou « désiré » (Corbeau 2008 : 117-118). Dans le processus de glocalisation alimentaire, l’action du local ne se réduit pas à une simple réaction de résistance ou de réaffirmation identitaire bâtie sur la défense ou le repli sur soi. Elle se construit aussi avec les initiatives prises par les individus et les groupes dans leur utilisation concrète, sensible, de ce que leur propose symboliquement et matériellement le monde globalisé, par fusion hybride et évolutive d’éléments d’autres modèles culturels. En ce sens, on peut parler à la fois d’indigénisation de la modernité (Sahlins 2000) et de modernisation de la tradition, par la multiplicité des possibilités de réinsertion identitaire qu’offre la globalisation.

Plutôt qu’un « village global » partageant le même cadre culturel communautaire (Mc Luhan 1968), la globalisation induit un mouvement de différenciation de la part des différents groupes sociaux se recréant sans cesse des identités collectives spécifiques. Ces interactions global-local, notamment par un effet miroir démultiplié, participent à la reconstruction « différentielle » des sociétés polynésiennes vis-à-vis du modèle global et entre elles, transcendant même les intentions de ceux qui les ont utilisées initialement (Giddens 1994 : 60), puisant dans « les possibilités de réappropriation des signes associés de la modernité occidentale dans des stratégies identitaires où ils vont fonctionner en liaison avec un répertoire mettant en oeuvre une tout autre historicité » (Appadurai 2005 : 14). Le fait alimentaire, par ses multiples dimensions éco-bio-socio-culturelles, à la fois subi et désiré, source de normalisation et de distinction, constitue un lieu de lecture privilégié de ces mouvements dialectiques.