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Introduction

Le regard que les anthropologues portent sur l’hôpital ne peut qu’être sensible aux modifications qui s’y observent aujourd’hui dans les sociétés occidentales. Les rôles respectifs des malades et des médecins ont fortement évolué au cours des dernières décennies dans la relation de soin (Hélardot et Mulot 2011) et, avec eux, les normes qui s’y rattachent. Sous l’impulsion des valeurs d’autonomie et d’empowerment dotant le patient d’un nouveau statut, la relation qui s’instaure entre médecins et malades est présentée comme résolument transformée – en particulier dans le contexte des associations de malades (Rabeharisoa et Callon 1999), et notamment des associations de lutte contre le sida (Barbot 2002) –, marquée par l’émergence d’un patient actif et acteur dans la prise en charge de ses problèmes sanitaires et la gestion de sa thérapie. Cette évolution s’inscrit dans l’avènement de ce qui est appelé la « démocratie sanitaire », en vertu de laquelle le patient est crédité d’un pouvoir de décision et d’une aptitude à prendre en charge sa santé, en tant que patient éclairé et informé (Broclain 2000). Si l’ensemble des systèmes de santé européens tendent vers un respect accru des droits individuels des patients, la nouvelle figure du patient s’est progressivement construite en France sous l’effet conjugué de plusieurs phénomènes : la multiplication des associations de malades qui se sont développées autour de diverses maladies chroniques, la remise en question des médecins consécutive à la survenue de scandales sanitaires, lesquels ont érodé la confiance que les patients plaçaient en eux, en même temps qu’ils ont favorisé une crise de la légitimité de la médecine (Dodier 2002), la tenue des États généraux de la santé en 1998 à l’occasion desquels les associations de malades ont réaffirmé leurs revendications et notamment leur volonté d’accéder à une véritable information[1], ainsi que l’importation des modèles anglo-saxons où l’accent est mis sur l’autonomie et la responsabilisation du patient[2].

Cependant, d’autres logiques sociales et culturelles continuent de sous-tendre les pratiques des médecins et des malades, reproduisant sous certains aspects les normes qui président traditionnellement à cette relation. Une enquête ethnographique menée dans plusieurs services hospitaliers en France sur les modalités de l’information du malade (Fainzang 2006) permet de voir que, en dépit de la loi relative aux droits des malades de mars 2002 et de l’évolution de la relation médecin-malade qu’elle a formalisée, des traces subsistent de leur ancienne relation. Ces traces ne sont pourtant pas seulement des survivances du passé, car de nouvelles normes bousculent, sans les supplanter, les normes anciennes.

On montrera ici, à partir des résultats de cette étude – auxquels s’ajoutent les observations faites lors d’une précédente recherche sur les prescriptions de médicaments dans les consultations médicales, en partie menée en milieu hospitalier – qu’en dépit des évolutions qui ont marqué la relation médecin-malade, la confrontation entre les normes plurielles sur lesquelles se fondent les pratiques des acteurs produit un nouveau type de relation, dans lesquelles chacun tente de définir sa place à l’intersection de logiques culturelles hétérogènes, tout en se référant à des principes éventuellement contradictoires.

L’ethnographie hospitalière permet ainsi de réinterroger, de manière critique, les assertions relatives au statut du patient-acteur, et de prendre la mesure des transformations auxquelles a donné lieu l’évolution de la relation médecin-malade. On examinera ce que cette ethnographie hospitalière révèle des conditions et des limites de l’évolution de la relation médecin-malade (ses traces, mais aussi son renouvellement et ses recompositions) en soulignant l’imbrication et la confrontation des normes sur lesquelles elle se construit. Sur ce point, on envisage ici médecins et patients dans un champ-contrechamp, en faisant porter alternativement notre regard sur chacun des protagonistes et sur le regard que chacun porte sur l’autre, afin de faire varier les angles de vue. On évoquera également la contribution spécifique que l’ethnographie hospitalière a pu apporter à cette réflexion, et pour ce faire, on montrera à quelles conditions méthodologiques et épistémologiques une telle étude a été possible.

Les enquêtes

Les enquêtes ont été menées dans plusieurs services hospitaliers, d’oncologie et de médecine interne. Elles ont porté sur quatre-vingt patients, dont soixante étaient atteints d’un cancer et vingt souffraient d’autres maladies graves – maladies inflammatoires notamment – et douze médecins, dont neuf praticiens hospitaliers et trois internes. Les patients, de différents âges (de 30 à 80 ans) et de différents statuts socioprofessionnels, ont été rencontrés à des stades d’avancement de leur maladie divers, les uns étant considérés comme pratiquement guéris et ne fréquentant plus le service que pour des visites de contrôle, les autres suivant des cures (chimiothérapie, radiothérapie, opérations), d’autres encore, des traitements en soins palliatifs. Le but de la recherche était de mettre en évidence les logiques et les mécanismes au fondement de l’échange d’information entre médecins et malades. Les enquêtes ont donc consisté à mener une observation de consultations médicales et par la suite à rencontrer séparément les médecins et les malades en vue d’étudier la manière dont s’effectue l’échange verbal entre eux et de décrypter les raisons et les mécanismes de leurs actes et de leurs paroles. Ces entretiens ont pris la forme d’une sorte de « débriefing », dans lequel ils expliquaient ce qu’ils avaient dit, pourquoi ils l’avaient dit, ce qu’ils n’avaient pas dit, et pourquoi ils ne l’avaient pas dit. Les informateurs (malades et médecins) ont été rencontrés dans des cadres divers : salles de consultation, hospitalisations de jour, hospitalisations de semaine, réunions du personnel soignant. Cette approche a permis de recueillir non seulement les pratiques d’information du malade par le médecin mais aussi les pratiques d’information du médecin par le malade, ainsi que, parfois, les mensonges prononcés par chacun à l’égard de l’autre.

Prenant acte de la législation existante, les professionnels de la santé considèrent pour la plupart qu’aujourd’hui, l’information du malade est totale. Dans ces conditions, la présence d’un anthropologue désireux d’enquêter sur l’information du malade n’avait de pertinence aux yeux des médecins que si sa recherche était susceptible d’apporter des éléments de réponse à la question des bonnes conditions de l’annonce. Les professionnels de la santé étaient prompts à faire une place à un chercheur qui collaborerait avec eux pour déterminer comment annoncer au malade une maladie grave, dans les meilleures conditions psychologiques possibles. L’anthropologue se doit toutefois de résister à cette pression pour ne pas se laisser enfermer dans cette problématique. On notera que la question de l’information dépasse largement la question de l’annonce à laquelle le débat tend à la réduire. Elle concerne aussi bien la nature de la maladie et son évolution, que les traitements et leurs effets, risques et bénéfices.

Tandis que les médecins tentaient de me faire jouer un rôle d’assistante, susceptible de les aider dans leur pratique, allant jusqu’à me demander comment s’était passé mon entretien avec tel malade ou ce que je pensais de tel autre, de leur côté, les patients m’ont parfois demandé d’intervenir auprès des médecins pour leur transmettre leurs questionnements, doléances ou revendications. Si les uns et les autres avaient compris que je n’étais pas une professionnelle de la santé et que, en tant qu’anthropologue, j’étais étrangère à la relation thérapeutique qui les liait, chacun tentait de me mettre de son côté en m’assignant le rôle d’assistante du médecin ou de porte-parole du malade, rôles auxquels je me suis refusée tant pour des raisons éthiques que méthodologiques pendant toute la durée de l’enquête ethnographique du fait que cela m’aurait amenée à me positionner comme actrice du processus d’information que je voulais étudier.

Il convient de préciser que le fait de travailler sur deux groupes en même temps n’implique pas de travailler sur deux objets. Bien que l’anthropologue construise souvent son objet en l’identifiant à un groupe qu’elle place au coeur de sa recherche (les recours thérapeutiques chez les X, les pratiques de soins des Y, etc.), l’objet de cette étude incluait nécessairement deux groupes puisqu’elle portait sur ce qui se dit dans la relation entre eux, envisagée non pas seulement comme une relation thérapeutique mais comme une relation sociale. Pour ce faire, il convenait de ne pas privilégier un point de vue sur un autre, pas plus que de prendre « parti » pour l’un ou pour l’autre. Il ne s’est donc pas agi de faire l’ethnographie des malades ou des médecins, ce qui aurait amené le chercheur à éprouver une empathie pour les uns ou pour les autres de manière exclusive, mais de faire l’anthropologie d’une relation impliquant les deux, et vis-à-vis desquels l’approche ethnographique, avec l’immersion et l’observation qu’elle suppose, devenait, par la double empathie qu’elle a permis de réaliser, le meilleur outil de ce décentrement.

De l’observation à l’analyse

En dépit de l’affirmation de nombreux médecins selon laquelle les patients sont aujourd’hui parfaitement informés de tout ce qui concerne leur état de santé et leur prise en charge, l’enquête a révélé qu’un certain nombre d’entre eux émettent, paradoxalement, diverses conditions à la délivrance de cette information. Chacun élabore sa doctrine sur la question, le corps médical n’ayant pas une position homogène sur ce sujet. Certains décident par exemple d’informer le malade seulement s’il le souhaite et par conséquent, seulement s’il le demande, arguant que de nombreux patients « ne veulent pas savoir ». Ainsi, les médecins, s’appuyant sur les travaux largement diffusés des psychologues (Ruszniewski 1995), expliquent l’absence de questions de la part des malades par le « déni » de la maladie. Un oncologue explique : « Certains patients ne demandent rien ; ils sont dans le déni complet ! ». Or, l’enquête révèle que le déni est attribué à des patients qui cherchent en réalité à obtenir une information sur leur maladie par tous les moyens (auprès du personnel infirmier, de leur médecin traitant, d’autres malades, ou encore des médias ou d’Internet). La recherche effrénée d’information sur son cas pousse d’ailleurs le patient à être prompt à interpréter, voire à sur-interpréter, tout geste pour en tirer une information sur son cas. Ainsi, un patient explique qu’il a « tout compris » le jour où l’oncologue l’a raccompagné à la porte du cabinet de consultation en lui mettant amicalement la main sur l’épaule, un geste signifiant à ses yeux que son cas suscite la sympathie ou la compassion et qu’il est donc grave. Toutefois, ces mêmes patients n’osent pas toujours poser de questions à leur médecin (a fortiori s’il s’agit d’un professeur, chef de service hospitalier) pour des raisons qui tiennent à la position d’autorité que ce dernier conserve dans la société française. Expliquer systématiquement l’absence de questionnement de la part des malades en termes de déni et de refus de savoir, c’est nier la dimension sociologique de l’échange verbal entre médecin et malade. Cette analyse en termes de déni, diffusée au sein de l’équipe soignante, est d’ailleurs également reprise par la plupart des personnels infirmiers, qui se font, sur ce point, les meilleurs ambassadeurs des médecins. Au nom de la protection du malade, les professionnels de la santé prônent dès lors un nouveau droit pour les malades : celui de ne pas savoir (Massé 2003), paradoxalement davantage revendiqué par les professionnels au nom des malades, que par les malades eux-mêmes.

Il ne s’agit pas ici de récuser ce type d’analyse psychologique, mais d’en proposer une autre qui soit plus sensible au contexte social de l’information. En effet, de nombreux médecins s’alarment de ce que les patients se plaignent qu’on ne leur dise rien alors que, disent ces médecins, « on leur a déjà tout expliqué ! », et en concluent que « les patients ne veulent pas entendre ». Or, les informations données lors des consultations ne correspondent parfois pas à celles qui sont demandées par les patients. Il n’est pas rare que le patient pose une question ou évoque un symptôme qui le préoccupe et que le médecin n’y réponde pas ou qu’il fournisse une réponse en décalage avec la question. Monsieur R., à qui le cancérologue vient d’annoncer la nécessité de reprendre une chimiothérapie, demande : « Le Dr M. m’a dit, après la coloscopie, que les terminaisons nerveuses de l’intestin marchaient pas ! ? ». Le médecin répond : « Il y a plusieurs possibilités : ou vous avez une perfusion une fois par semaine à domicile par une infirmière, ou vous le faites en hôpital de jour. Je vous suggère la formule ici, en hôpital de jour ». À la question que pose Monsieur R., le médecin répond par le choix du lieu du traitement. Monsieur R. ne réitérera pas sa question, bien qu’elle le préoccupe, auprès de ce médecin.

D’autres choisissent de limiter cette information à ce qui est sûr, et ne la délivrent que si elle concerne le diagnostic, faisant une séparation nette entre diagnostic et pronostic, en raison de la dimension d’incertitude associée à ce dernier. Cependant, même dans ce cas, le diagnostic n’est pas toujours révélé. L’observation ethnographique permet de découvrir l’existence persistante d’un tabou en matière de révélation du diagnostic, mais d’un tabou qui a changé d’objet. En effet, si la présence du cancer n’est plus cachée – une situation liée au fait qu’il est considéré aujourd’hui davantage comme une maladie chronique que comme une maladie fatale –, une autre réalité est souvent dissimulée, c’est la présence de métastases, comme l’illustre la situation suivante : un médecin, après avoir regardé les résultats d’examen d’un patient, lui dit, sans lui annoncer que les résultats révèlent la présence de métastases : « Vaudrait mieux refaire un peu de chimio ». Le patient lui demande si c’est vraiment nécessaire car il a très mal supporté la chimiothérapie précédente. Le médecin lui explique que « la maladie se réactive », que « pour l’instant, y a pas grand-chose ; juste une petite tâche sur le foie et le poumon », mais que « c’est mieux de le faire maintenant ». Il s’ensuit alors un long dialogue entre le médecin et le malade. Le patient évoque les difficultés qu’il a eues avec sa précédente chimiothérapie, sa grande fatigue, le fait qu’il n’a pas pu prendre de vacances depuis deux ans, les difficultés qu’il a dans sa vie familiale et dans sa vie sexuelle à cause de ces traitements à répétition, et tente de négocier pour différer le traitement : « Si on peut le faire dans 15 jours (je pars une semaine), je préfèrerais ». Mais le médecin insiste pour que le traitement soit repris tout de suite. Le patient s’étonne : « Je comprends pas, on m’avait dit que c’était insignifiant ». Acculé, considérant que c’est le seul moyen de convaincre le patient de se plier au nouveau traitement, le médecin finira par lâcher : « Non, c’est pas insignifiant, y a une récidive métastatique hépatique et pulmonaire ! ». Si de nombreux médecins révèlent plus difficilement la présence de métastases, c’est parce que celles-ci ont pris la place qu’occupait autrefois le mot cancer. La raison de cette dissimulation est que le diagnostic contient en lui un pronostic. Dire à un patient « votre cancer a métastasé », c’est l’informer à la fois sur la nature de son mal et sur son devenir possible, compte tenu du fait que le diagnostic lui-même peut être le signe d’une évolution défavorable. On est là face à ce que j’appelle la dimension pronostique du diagnostic. On assiste donc aujourd’hui à un déplacement de la dissimulation, du non-dit. Du silence fait sur la maladie, on est passé au silence sur un diagnostic qui, dans l’esprit des acteurs, porte en lui un pronostic.

D’autres encore ne donnent l’information au patient que s’il est apte à la comprendre intellectuellement, ou encore apte à la supporter psychologiquement. L’information du malade n’est alors pas réalisée au motif qu’elle ne lui est pas bénéfique et que, « dans son intérêt », il ne faut pas tout lui dire. L’anthropologue ne peut manquer de se demander comment le médecin juge de l’intérêt du malade, et sur quelle base il détermine ce qu’il peut dire ou non, et à qui. Or, la démarche ethnographique permet de mettre au jour les ressorts sociaux de leurs conduites d’information. En effet, comme il ressort de l’observation des consultations, l’information est donnée de préférence aux malades appartenant à des catégories sociales supérieures, laissant penser au médecin qu’ils ont une plus grande aptitude à comprendre l’information, mais aussi une plus grande aptitude à la supporter, en raison d’un amalgame entre ces deux types de compétences. Les médecins parlent plus volontiers au patient du diagnostic ou du type de traitement proposé et de ses effets au patient en fonction de son milieu social connu ou supposé, et du capital culturel également supposé qui l’accompagne. Un médecin explique à un confrère qui se demande s’il peut lui révéler son diagnostic : « tu peux y aller, c’est une prof ». Un autre, interrogé à l’issue d’une consultation sur les raisons pour lesquelles il avait informé un patient de manière aussi précise sur son diagnostic, pourtant peu réjouissant, explique : « On voit qu’il a un profil intellectuel de haut niveau ; je peux tout lui dire ». Dans ce cas, le médecin fonde son appréciation soit sur les informations dont il dispose sur le malade (fournies par exemple dans son dossier médical ou obtenues en conversant avec lui), soit sur l’impression que celui-ci donne, sur la base de sa distinction (gestuelle, vestimentaire, corporelle, verbale, etc.) ou de l’assurance qu’il affiche. Cette conviction conduit d’ailleurs parfois les médecins à donner à des patients une information qu’ils n’ont pas demandée, préjugeant à la fois de leur volonté de savoir et de leur capacité à l’entendre. Un chef d’entreprise, qui a fait ses études supérieures dans une grande école de commerce, se voit expliquer de manière très détaillée les traitements à base d’anticorps qu’on lui propose. Bien qu’il n’ait posé aucune question à son médecin, le médecin lui délivre une information précise, fondée sur une impression : celle de la capacité de compréhension du patient, liée à sa prestance sociale. Les comportements des médecins sont donc modulés non pas seulement en fonction des dispositions psychologiques du patient, mais également en fonction de ses caractéristiques sociales, ces dernières servant d’assise au jugement sur les premières. Les pratiques d’information s’inscrivent par conséquent dans un mécanisme de reproduction sociale, en vertu de quoi les médecins, en voulant s’adapter à l’aptitude supposée des patients à recevoir l’information, ne la fournissent qu’à ceux qui en sont les dépositaires habituels dans la société, renforçant ainsi les inégalités sociales d’accès à l’information.

La rétention d’information par les médecins peut aller jusqu’à la pratique du mensonge concernant le diagnostic ou les traitements, leur nature ou leurs risques. À un oncologue qui avait dit à son patient qu’il avait un polype au lieu de lui révéler son cancer, le patient, qui venait d’être opéré du rectum, déclare : « Dites, Docteur, pour un polype, on m’a fait une grosse opération ! ». Le médecin lui répond : « En fait, ce n’était pas un polype ». Le patient demande : « Vous voulez dire que c’était un cancer ? ». Le médecin (embarrassé) : « C’était une lésion précancéreuse qui serait devenue un cancer dans quelques semaines ». Le médecin commente, en l’absence du malade : « je lui ai menti car ce n’était pas “précancéreux” ; il avait un vrai cancer ».

À cet égard, on note que les mécanismes qui règlent la délivrance ou la rétention d’information règlent également la pratique des mensonges : un médecin me confie, au sujet d’un patient agriculteur, atteint d’un lymphome (cancer des ganglions) :

On peut le guérir, il peut vivre jusqu’à 95 ans sans problème, mais il vaut mieux pas lui dire qu’il a un cancer. On ne peut pas tenir le discours de la vérité à un malade qui n’est pas dans une situation culturelle apte à le recevoir. Dans son milieu, cancer, ça veut dire mort. Alors il aurait plus de risque de mourir en se jetant par la fenêtre que par son cancer.

De même qu’il existe une inégalité sociale d’accès à l’information à travers la sélection que les médecins font de ceux à qui ils la délivrent, de même il existe une certaine sélection sociale des destinataires du mensonge puisque les mensonges parfois pratiqués par les médecins s’adressent préférentiellement aux malades des milieux populaires.

Ces observations peuvent être mises en perspective avec celles d’une précédente recherche portant sur les usages sociaux des médicaments et les conduites des malades à l’égard des médicaments et des ordonnances (Fainzang 2001). Les résultats de cette recherche ont révélé que le savoir transmis par le médecin en matière de prescription reste souvent partiel. Non pas seulement parce que les médecins sont peu enclins à consacrer du temps à la transmission de l’information, mais parce que cette information leur paraît parfois préjudiciable à la santé de leur patients. L’enquête, menée au moyen d’une observation de consultations médicales se déroulant en partie à l’hôpital, a montré que certains médecins prescrivent à leurs malades des médicaments en dissimulant leurs possibles effets secondaires, dans le but de les inciter à prendre les médicaments prescrits, craignant que cette information ne soit un obstacle à une bonne observance ou ne les empêche de se plier au traitement. Par exemple, un médecin se refuse à dire à son patient atteint de polyarthrite rhumatoïde que le médicament (méthotrexate) qu’il lui prescrit pour ses vertus anti-inflammatoires comporte de sérieux risques d’effets indésirables liés à sa toxicité tels que des problèmes hépatiques, un lymphome ou une dépression du système immunitaire. Certains médecins vont jusqu’à décourager les patients de lire les notices pharmaceutiques, voire à infirmer les informations qu’elles contiennent, pour que cette information ne risque pas de dissuader les patients de les prendre et pour s’assurer de leur bonne observance. S’agissant du consentement des malades à leurs traitements, ces pratiques de soustraction de l’information permettent de penser qu’on a davantage affaire, de la part des malades, à un « consentement résigné » qu’à un « consentement éclairé ».

Toutefois, la non-délivrance d’informations et le mensonge ne sont pas le propre des médecins. On les retrouve aussi parmi les patients. Si la dissimulation d’un nouveau symptôme peut procéder de la volonté de ne pas permettre au médecin de formuler l’hypothèse d’une aggravation, en revanche, la dissimulation d’une conduite, thérapeutique ou non (telle que le recours à des thérapies alternatives, l’automédication, la contraception, la pratique d’un sport, etc.) traduit la peur du patient de révéler au médecin un comportement que celui-ci pourrait condamner : une femme, agent de service, souffre d’une polyarthrite rhumatoïde causée par un lupus (maladie inflammatoire liée à un excès d’immunité, potentiellement grave puisqu’elle peut atteindre les organes vitaux). Elle a en outre une douleur à la partie droite du visage, ce qui incite le médecin à suspecter une attaque du système nerveux due à son lupus. Son médecin la soigne avec de la cortisone à 15 mg. Il lui recommande de ne pas baisser les doses, mais la patiente a réduit son traitement, tout en affirmant le suivre correctement. En l’absence de son médecin, elle se confie : « Les anti-inflammatoires, ça me fait du bien mais la cortisone, ça me fait gonfler ; j’ai préféré réduire parce que j’aime pas prendre ça tous les jours ». Elle lui cache en outre certaines de ses activités : « Je fais 2 h par jour de sport, j’adore ça ! J’fais du fitness, abdo-fessiers et cardio ; mais j’veux pas le dire au docteur, j’ai trop peur qu’il me l’interdise ! C’est peut-être pas bon pour moi ». Cette crainte est liée à la relation que le patient entretient avec la figure d’autorité que représente le médecin. De son côté, en l’absence de sa patiente, le médecin dit :

Cette patiente ne recherche pas d’informations, elle a un niveau culturel insuffisant. […] on ne sait pas si c’est l’effet du lupus ou d’une mauvaise observance, mais ça s’est aggravé. J’veux lui en dire assez pour qu’elle adhère au traitement, mais pas trop pour pas l’angoisser.

Comme cet exemple l’illustre, de même que les médecins tendent à dissimuler l’information, voire à mentir aux patients de milieux populaires ou de statut social inférieur, symétriquement, la rétention d’information et le mensonge à l’égard du médecin sont davantage pratiqués par les patients de ces mêmes milieux.

La contribution de l’ethnographie à l’étude de la relation médecin-malade

L’anthropologue qui étudie ces questions doit proposer de nouvelles approches et de nouvelles épistémologies. Pour cela, il ne doit pas se faire l’avocat des médecins – un risque qu’il encourt lorsqu’il travaille en collaboration avec eux (Fainzang 2010) – ni le porte-parole des patients – ce qui lui interdirait d’avoir un recul suffisant à l’égard de cette catégorie d’acteurs –, mais il doit construire une posture critique qui lui permette de découvrir quels mécanismes sociaux sous-tendent, et suivant quels paramètres se construisent les relations complexes entre médecins et malades.

Par contraste avec le discours consensuel du corps médical sur la réalisation totale de l’information aujourd’hui ou sur les obstacles psychologiques à sa réalisation, l’approche ethnographique a permis, d’une part, de prendre la mesure des manquements à l’information du malade, et, d’autre part, de mettre au jour les mécanismes de cette information et les inégalités sociales dont elle procède. Elle a ainsi permis d’étudier cet objet avec une nouvelle perspective, et en l’occurrence de dépsychologiser la situation étudiée, en montrant que cette relation est fondée sur des mécanismes sociologiques attestant de la permanence d’un modèle de relation médecin-malade asymétrique, marqué par ce qu’on appelle le « privilège thérapeutique », qui crédite le médecin d’une capacité à décider de ce que le malade peut entendre et peut savoir, et par là-même, d’un pouvoir sur le malade. On a vu que les pratiques d’information et de mensonge s’inscrivent dans un mécanisme de reproduction sociale, en vertu de quoi les médecins, en voulant s’adapter à l’aptitude supposée des patients à recevoir l’information, ne la fournissent qu’à ceux qui en sont les dépositaires habituels dans la société. Les inégalités d’accès à l’information médicale ne résultent donc pas seulement d’une insuffisance au niveau des outils que la société donne à certains malades pour la comprendre, mais aussi d’une rétention, a priori, de l’information en direction des malades issus de ces milieux sociaux.

Si, en tant que modalité particulière de la parole, la rétention d’information ou le mensonge (avec lequel il n’existe qu’une différence de degré) est exercice du pouvoir puisque le médecin garde pour lui un savoir concernant le malade, elle n’est cependant pas l’arme des seuls détenteurs du pouvoir. Mais elle n’est pas non plus ce qu’on pourrait appeler « l’arme des faibles », pour reprendre la formule employée par Scheper-Hughes (2005) après Scott (1985), même si c’est précisément parce qu’ils craignent le médecin comme figure d’autorité que les patients recourent au mensonge ou à la dissimulation. Car chacun, à l’intérieur de cette relation, gère sa parole et s’interroge sur les paroles de l’autre, et chacun cherche à acquérir un pouvoir à travers l’usage qu’il en fera. Si l’approche ethnographique a mis au jour, on l’a vu, les mécanismes de cette information et les inégalités sociales dont elle procède, sa contribution va plus loin. Elle permet de prendre la mesure tout à la fois des permanences et des transformations qui caractérisent la relation médecin-malade, à travers le constat d’une confrontation entre anciennes et nouvelles normes.

La réflexion théorique sur l’évolution de la relation médecin-malade doit être menée en lien avec la constitution de leurs nouveaux rôles sociaux. Or, la complexité de la question est liée à l’existence de rôles conflictuels. Non pas au sens où ils traduiraient une relation conflictuelle entre leurs détenteurs, mais au sens où chacun de ces rôles résulte de la combinaison entre des valeurs et des postures différentes, voire contradictoires : la nouvelle figure du médecin résulte de la combinaison entre un apprentissage social à utiliser son « privilège thérapeutique » lui permettant de ne pas partager toutes les informations dont il dispose sur le malade (une survivance de la relation paternaliste formalisée dans le Code de déontologie médicale)[3], et l’obligation légale qu’il a d’informer son malade. Tandis que la nouvelle figure du patient résulte à la fois de son obligation de se soumettre à l’autorité médicale, et de son nouveau droit à affirmer son autonomie.

En définitive, bien que l’on tende aujourd’hui à considérer que la relation entre patients et médecins s’est résolument transformée (Bury 1997) en lien avec l’évolution des rôles respectifs des patients et des médecins eux-mêmes, et qu’elle est en passe de devenir symétrique dans certains contextes thérapeutiques (voir Hammer 2010 pour ce qui est de la médecine générale) ; ou encore que la relation médecin-malade évolue au gré de l’évolution des politiques de santé publique grâce à la promotion de la santé et à l’éducation thérapeutique, entraînant des modifications importantes dans le rôle des patients, de plus en plus actifs dans la gestion de leur santé (Renahy 2008) ; et bien qu’Internet joue un rôle décisif dans les transformations de cette relation (Hardey 1999), l’ethnographie hospitalière révèle l’étendue des obstacles culturels et sociaux à la pleine réalisation de cette transformation. Les rôles ne sont pas symétriques, non seulement parce que l’information n’est pas détenue à parts égales par les protagonistes mais aussi parce qu’elle n’engage pas des postures égales de part et d’autre. Les modifications qui ont pu être observées ces dix dernières années n’ont pas évacué la relation inégale entre médecin et malade, en vertu de quoi chacun occupe un rôle social distinct, tout en intégrant, en partie, les nouvelles normes qui les définissent.

S’il est vrai que l’asymétrie de cette relation tend à être réduite, la relation en reste fortement imprégnée. Du côté des patients, on assiste à une dissidence à bas bruit qui s’exprime notamment à travers la dissimulation. L’étude ethnographique permet ainsi de repenser la relation médecin-malade contemporaine, comme résultant de la tension entre le choix de se conformer et de résister aux rôles sociaux attribués ou définis par la société. La rétention d’informations et l’usage du mensonge à l’intérieur de cette relation sont fonction de l’évolution de ces rôles. Ils sont à la fois la mise en acte et la résistance aux nouveaux rôles sociaux, éventuellement contradictoires, qui leur sont assignés. Mais les valeurs auxquelles les protagonistes de la relation médecin-malade se conforment entrent en conflit avec d’autres, pourtant elles aussi diffusées par le système médical et la société globale. Malades et médecins se retrouvent alors pris en étau entre deux discours contraires, et donc au centre d’un double-bind. Non seulement parce que la soustraction d’information ou le mensonge sur la nature de son mal ou les effets d’un traitement mettent à mal la référence à cette nouvelle valeur qu’est la participation du malade, mais aussi parce que les conduites des patients à l’égard de leurs médecins ne font parfois que résulter de leur volonté de se conformer aux valeurs sociales et culturelles diffusées dans la société : assumer son autonomie à l’égard des médecins, et résister à leur emprise.

Conclusion

L’évolution de la relation médecin-malade inclut un nouveau positionnement au regard des normes médicales, lesquelles ne sont pas des entités figées (Collin et al. 2006). Qu’il s’agisse d’observer les conditions dans lesquelles médecins et malades jouent leurs rôles ou d’apprécier le contenu de ces rôles, les normes ne sont pas données de toute éternité mais sont en permanente reconstruction. Les conduites respectives des médecins et des malades procèdent à la fois d’une adhésion à la place qui leur est traditionnellement dévolue dans la relation médecin-malade, reconnaissant et reconduisant chacun dans son statut professionnel et social, et d’une tentative de se conformer aux nouvelles valeurs édictées par la démocratie sanitaire. Du côté des médecins, les conduites à l’égard des patients se fondent sur des principes éthiques en partie contradictoires : à la fois rassurer le malade (un rôle qui relève du modèle paternaliste de la relation médecin-malade), et l’autonomiser, autrement dit le laisser gérer sa vie et son corps (un rôle qui s’inscrit dans une relation plus égalitaire). La coexistence d’exigences contradictoires forme un contexte de dissonance éthique au sein duquel il leur faut choisir l’attitude à adopter, en fonction de leurs convictions personnelles. S’y ajoutent d’autres principes possiblement antagoniques, comme ceux qui sous-tendent les options éthiques et les options thérapeutiques des médecins, lesquelles entrent parfois en collision : s’il existe un risque qu’en ne formulant pas un diagnostic, même sombre, le patient puisse ne pas s’inquiéter suffisamment et ne pas se plier à la thérapie, on conçoit le déchirement des médecins pour lesquels la vérité n’est pas bonne à dire sur le plan éthique, mais l’est sur le plan thérapeutique. En outre, tout rationnel qu’il puisse être au sens où il a ses « raisons », sociologiques et/ou thérapeutiques, le mensonge du médecin, qui fait l’objet d’une rationalisation aux termes de laquelle c’est pour le « bien » du patient que le médecin lui ment, n’en est pas moins paradoxal au regard des choix des acteurs et, en l’occurrence, des objectifs d’éducation et d’information du patient. Du côté des patients, leurs conduites résultent d’une alchimie entre leur adhésion au modèle du médecin en tant que figure d’autorité (professionnelle et sociale), et leur tendance croissante, sinon à mettre en cause la légitimité de sa parole, du moins à y résister secrètement. En faisant de la rétention d’information, voire en mentant, les médecins reconduisent les malades dans leur statut de subordonné, tandis que ces derniers témoignent en partie de leur sujétion au statut conféré aux premiers. À ce niveau, le mensonge opère une action symétrique, tout à la fois d’instrument de reproduction des rapports sociaux entre médecins et malades, et de subversion des rôles nouveaux que la société leur confère ou leur reconnaît.

Comme on le voit, les normes changent, et bousculent, sans les supplanter, les normes anciennes : le médecin se retrouve tiraillé entre la conformité à son rôle social l’autorisant à exercer son privilège thérapeutique et le souci de ne pas apparaître comme contrevenant aux nouvelles valeurs édictées par la démocratie sanitaire, prônant l’autonomie, l’information et la participation du malade, tandis que les patients sont pris en étau entre leur adhésion au modèle du médecin comme autorité à laquelle ils doivent se soumettre, et leur nouveau droit à affirmer leur autonomie.

Bien que les devoirs des professionnels en matière d’information puissent parfois entrer en conflit avec le choix des patients, notamment lorsque, pour ces derniers, la réalisation de leur autonomie consiste précisément à déléguer toute prise de décision au corps médical (Jacques et Penchaud 2011), ils entrent aussi en conflit avec les normes et les valeurs ancrées en chacun des acteurs (médecins et patients), normes et valeurs qui sous-tendent les rôles auxquels ceux-ci sont depuis longtemps conditionnés socialement. Ce sont des normes que ne saurait évacuer une simple législation : tout juste peut-elle les ébranler. Les transformations sociologiques, juridiques et/ou institutionnelles de la relation thérapeutique n’ont pas la même temporalité, même si la nouvelle figure du patient se construit au confluent de ces trois ordres de réalités.

La recombinaison entre anciennes et nouvelles normes s’effectue en conjonction avec le rapport de forces qui caractérise la relation entre un médecin et un patient donnés. De cette recombinaison il résulte que chaque relation est singulière et offre un modèle d’interactions particulier en ce sens que l’un des protagonistes peut adopter une conduite plus en phase avec les normes anciennes qu’avec les nouvelles tandis que pour l’autre, ce peut être l’inverse. Mais si ce rapport de forces se construit en partie en fonction du choix personnel des protagonistes de se référer à telle ou telle norme (les deux groupes d’acteurs ne constituant pas des populations homogènes à cet égard), elle se construit également en fonction de l’appartenance sociale des patients : par la compétence sociale qu’elle leur donne, et par la perception que s’en font les médecins, elle contribue à les faire plus ou moins adhérer aux nouvelles normes et donc à s’affranchir plus ou moins des anciennes.

La dimension heuristique de l’approche ethnographique réside dans le fait qu’elle laisse la voie ouverte à des observations nouvelles, aptes à mettre en question les évidences supposées, sur quoi se fondent bien souvent les consensus. À travers ce champ-contrechamp sur la relation médecin-malade, l’ethnographie révèle l’imbrication et la confrontation des normes dont cette relation se nourrit. Elle en dévoile la recombinaison, faite à la fois de l’empreinte d’une relation passée et de l’émergence d’une relation encore en construction.