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Introduction[1]

Depuis le bel essai que lui a consacré jadis Claudine Fabre-Vassas (1994) qui le décrit comme « une bête singulière », ou « une figure d’aberration taxinomique », le cochon (ou le porc)[2] n’a pas cessé de faire parler de lui.

L’histoire rappelle qu’en Occident, il a jadis été reconnu comme un être moral et responsable à part entière, puisqu’il a été jugé et pendu sur l’échafaud, tel que l’illustre la célèbre truie infanticide de Falaise instruite et pendue en 1386 (Pastoureau 2004)[3]. Quelques siècles plus tard, à l’époque de l’élevage industriel et intensif, la vie de cochon a bien changé et, à l’instar de la petite Solenn de Jocelyne Porcher et Christine Tribondeau (2008), on peut se demander qui du cochon ou de l’éleveur a, aujourd’hui, le plus d’humanité dans le traitement de l’autre. On est loin de celui qu’on appelait « Monsieur », ce cochon graissé et nourri comme un prince et auquel on s’attachait avant de décréter un matin qu’il était « méchant » ou qu’il mordait, et qu’on finissait par sacrifier avec des gestes presque majestueux si bien décrits par Yvonne Verdier (1979 : 24-25). Telle était donc la manière de procéder quand on voulait manger du lard dans les campagnes du Châtillonnais, entre Noël et le jour de l’An. Par ailleurs, on connaît l’adage selon lequel « En tout homme sommeille un cochon » (Verdier 1979 : 31). Mais cette proximité de l’humain et du cochon est plus que simplement proverbiale. La sociologue Catherine Rémy (2009) a récemment étudié les effets ontologiques des xénogreffes. Elle rappelle que cette proximité entre l’homme et le cochon sur le plan anatomique et physiologique rejaillit aujourd’hui avec force, comme en atteste la xénotransplantation, ce transfert d’organes du cochon vers l’humain auquel on recourt pour soigner les grands brûlés, par exemple[4].

En 2009, Michel Pastoureau a publié l’une des toutes premières monographies sur cet animal. Il explique comment le porc a progressivement quitté les forêts pour entrer dans l’espace urbain, et comment le christianisme lui a ménagé une place de choix, contrairement au judaïsme et à l’islam qui ont maintenu cet animal « à la corne fendue et au pied fourchu » dans la catégorie des êtres impurs[5], et ce, contrairement à son proche cousin le sanglier[6], associé à la force sauvage[7].

Animal diabolique qui a accueilli selon le récit biblique les démons chassés par Jésus du corps d’un homme possédé (les cochons sont ensuite allés se jeter du haut de la falaise), le cochon reste cependant toujours « le mal aimé » (Pastoureau 2009), l’animal honni des juifs mais qui a servi de figure pour les désigner, comme l’explique Fabre-Vassas (1987)[8]. À cet égard, le tout dernier ouvrage de l’historien et sociologue Pierre Birnbaum, La République et le cochon (2013) n’apporte pas tellement d’éléments nouveaux[9]. Birnbaum traite surtout de l’assimilation des juifs, laissant de côté les interdits alimentaires autour du cochon en régime d’islam[10]. Il explique qu’au-delà de nombreux débats, la République a fait preuve d’ouverture et accepté de nombreux accommodements. La République n’a cependant fait que reproduire l’attitude ambivalente du christianisme et de la culture populaire face à cette bête impure, posture qui est aussi celle de la science moderne qui, d’une part, animalise le cochon pour rendre acceptable le prélèvement de ses organes et, d’autre part, l’humanise pour faciliter l’incorporation de ses organes à l’être humain, un double processus que décrit très bien Rémy (2009). Ce raisonnement s’inscrit bien dans le modèle que pose Philippe Descola (2005, 2010), qui a montré comment, à l’inverse de l’animisme, le naturalisme admet une continuité physique entre humains et animaux mais établit une discontinuité sur le plan des intériorités.

En Asie et en Océanie, les études sur le porc sont légion et il n’est guère possible ici d’y rendre justice (Rubel et Rosman 1978 ; Feil 1982 ; Canberra Anthropology 1984 ; Goodale 1985 ; Mudar 1985 ; Dwyer 1990 ; Gold et Gujar 1997 ; etc.). En Nouvelle-Guinée, le porc serait apparu il y a 6 000 à 9 000 ans et aurait été rapidement domestiqué[11]. André-Georges Haudricourt (1962) a rédigé des pages remarquables sur le porc et relevé ces pratiques de maternage, évoquant le cas de ces jeunes femmes qui allaitent à l’occasion de petits cochons. Depuis, les ethnologues de la région décrivent de quelles manières le porc était massivement tué lors de diverses occasions cérémonielles et largement utilisé lors des sacrifices, un constat qui en a conduit plusieurs à évoquer une « révolution suidée » (Boyd 2001 : 263), d’autres à défendre l’idée que la mise à mort rituelle des porcs est ce qui permet de régénérer l’ordre social et l’identité collective de la société (Massenzio 1999). Dans ces régions, le porc est donc à la fois humanisé, sacrifié et rituellement consommé[12]. Ressource alimentaire, il est un acteur majeur du social en ce sens qu’il se situe au coeur des échanges[13], permettant la stabilité comme la guerre entre les différents groupes, offrant parfois une alternative au cannibalisme, puisqu’on pouvait manger des cochons comme et à la place des prisonniers de guerre. Appréciée, sa viande fait les mariages et les alliances mais aussi les funérailles : de nombreuses sociétés austronésiennes – dont les Hanunoo, un autre groupe mangyan (voir Miyamoto 1988 ; Luquin 2004) – doivent ainsi tuer un porc pour les rituels funéraires. Dans un texte lumineux sur la violence du religieux, Maurice Bloch (1997) décrit le rôle des porcs dans l’initiation masculine de certains groupes, comme chez les Orokaiva où les initiés imitent ces bêtes. Pour sa part, Margaret Mead (1935 : 83) avait remarqué qu’à l’instar des femmes, les porcs et les ignames circulent et sont marqués par la même règle d’exogamie. Au tout début des Structures élémentaires de la parenté (1947), Lévi-Strauss cite ce célèbre aphorisme arapesh :

Ta propre mère, ta propre soeur, tes propres porcs, tes propres ignames que tu as empilés, tu ne peux les manger. Les mères des autres, les soeurs des autres, les porcs des autres, les ignames des autres qu’ils ont empilés, tu peux les manger.

Lévi-Strauss 1947 : 31[14]

Plus récemment, Roy Rappaport (1984) a mis en relief le rôle du porc comme médiateur entre les vivants et les ancêtres. L’auteur a choisi un titre révélateur à son ouvrage : Pigs for the Ancestors, ce qui n’est pas sans évoquer une idée qu’Arthur M. Hocart (1915) avait formulée jadis en analysant le rôle de la viande de porc dans le rituel de kava. David J. Boyd (2001), qui a travaillé avec les Irakia Awa de Nouvelle-Guinée, laisse entendre que les plus jeunes générations semblent aujourd’hui abandonner ces pratiques reliées aux porcs, alors que les aînés s’y montrent plus attachés en raison du rôle central que jouent ces animaux dans les relations inter claniques.

Aux Philippines, où l’on trouve quatre espèces endémiques de porcs sauvages de la famille des suidés (Genus sus)[15] – ce serait d’ailleurs le pays d’Asie où les espèces de porcs sont les plus nombreuses –, le porc n’a pas encore fait l’objet d’une étude approfondie. La chair de cet animal est pourtant omniprésente dans de nombreux rituels profanes ou religieux. Une sorte de télescopage semble même s’y produire dans la mesure où, déjà solidement utilisée par la plupart des populations autochtones locales, sa viande est aussi consommée par les catholiques. Pays à cochon, comme tous les pays catholiques, les Philippines l’est donc à un double titre : en raison de ses autochtones, qui distinguent le cochon domestique du porc sauvage, et de ses catholiques qui apprécient sa viande (karneng baboy), comme en atteste ce plat très apprécié qu’est le cochon à la broche (lechon)[16].

Les Alangans et les soeurs Missionnaires de l’Immaculée Conception (MIC)

Les Alangans dont il est question dans cet article et avec lesquels j’ai travaillé à l’hiver 2012 de concert avec un auxiliaire de recherche, Guy Tremblay, et mon fils aîné, Antoine Laugrand, appartiennent à un ensemble plus vaste appelé de l’ethnonyme Mangyan. Tous sont localisés sur l’île de Mindoro, située au sud de Manille. Aujourd’hui, la population totale des Mangyans avoisinerait les 100 000 personnes, même si ces chiffres demeurent très approximatifs en raison de la difficulté à réaliser des recensements. De nombreux Mangyans vivent d’ailleurs encore dans des lieux difficilement accessibles, au coeur des montagnes de l’île.

Les Mangyans se subdivisent en sept grands groupes ethnolinguistiques, pour lesquels on ne peut, là encore, fournir des chiffres fiables. Les Hanunoo résident aux alentours de la région de San José, en milieu urbain, dans les municipalités de Mansalay, Bulalacao et certaines régions de Bongabong, au Mindoro oriental. Les Irayas peuplent une région située entre Baco et Mamburao. Les Ratagnon et Gubatnon, dont la langue se caractérise par de nombreux emprunts au Visaya, peuplent la région la plus au sud de la municipalité de Magsaysay, au Mindoro occidental. Les Buhid vivent pour leur part dans les montagnes du sud de l’île de Mindoro, dans les municipalités de Roxas, Bansud, Bongabong, dans certaines parties de Mansalay au Mindoro oriental, et dans les municipalités de San Jose et Rizal au Mindoro occidental. Les Tau-Buid occupent l’intérieur des terres et les municipalités de Socorro, Pinamalayan et Gloria, mais surtout celles qui sont situées au Mindoro occidental. Les Tadyawan vivent dans les régions de Naujan, Victoria, Socorro, Pola, Gloria, Pinamalayan et Bansud, alors que les Bangon s’étendent le long de la rivière Binagaw et dans les alentours des montagnes environnantes des municipalités de Bongabong, Bansud et Gloria, au Mindoro oriental. Et enfin, le groupe des Alangans, qu’on estime à 7 000 personnes, se situent uniquement dans la région de Santa Cruz et Sablayan. Ce groupe est disséminé en une série de petits villages qui se répartissent pour la plupart au pied des montagnes des municipalités de Naujan, Baco, San Teodoro et Victoria du côté oriental, et des municipalités de Santa Cruz et Sablayan du côté occidental. L’origine de l’appellation de ces derniers est dérivée du nom d’une rivière et du versant d’une montagne dans la partie élevée de la vallée Alangan[17]. Le nom du village de Siapo, où nous avons travaillé, viendrait quant à lui des grands arbres qui poussaient nombreux dans les environs avant l’arrivée des premiers colons[18].

Constituée de plaines et de montagnes, l’île de Mindoro doit son nom aux Espagnols qui l’ont baptisée « mina de oro » (mine d’or) dès leur arrivée, en 1570. Depuis, l’île abrite de nombreux Philippins que les Alangans nomment les Siganon, un terme qui désigne tous les étrangers, incluant les Tagalogs (les gens de la plaine et de Manille), les Bisayas, les Bicolanos, les Ilocanos, etc. Sur l’île, les Mangyans demeurent depuis longtemps très disparates, une situation qui s’explique par plusieurs facteurs. La présence de nombreux migrants catholiques, de pêcheurs musulmans, d’anciens pirates, etc., a contribué à exacerber certains conflits autour de l’usage des terres, si bien que les Mangyans se battent depuis plusieurs décennies pour obtenir la reconnaissance de leurs territoires et de leurs droits. Aidés par quelques soeurs de la congrégation des MIC, les Alangans de Siapo ont en partie gagné leur pari, puisqu’ils n’ont cessé, depuis les trente dernières années, d’obtenir cette reconnaissance de leurs territoires.

Sur le plan historiographique, les traditions des Mangyans demeurent méconnues, même si la plupart des groupes ont fait l’objet de quelques travaux. Plusieurs recherches anthropologiques importantes ont porté sur les Hanunoo et les Buhid. Les premiers ont été étudiés par Harold Conklin (1949, 1964), Masaru Miyamoto (1985, 1988, 1990) et Elisabeth Luquin (2004, 2006, 2007) ; les seconds par Marie R. Barham (1958), Douglas F. Pennoyer (1980), Thomas Gibson (1985, 1986), Violeta Lopez-Gonzaga (1976, 1982, 1984, 1985) et Christian Erni (1993a, 1993b, 1994). Karl-Josef Barbian (1977) a pour sa part comparé plusieurs langues de ces différents groupes qui s’avèrent fort différentes.

Eu égard aux Alangans, quelques recherches ont été effectuées sur leur occupation du territoire (Helbling 1996, 1998), leurs modes de résolution des conflits (Lauser 1997, 1999 ; Lauser et al. 1998), leurs relations avec les populations avoisinantes (Leykamm 1984), leurs savoirs botaniques (Mandia 2004), leurs mythes (Yang 2007)[19], mais guère plus. Notre recherche a pour sa part permis d’aborder plusieurs thèmes qui intéressent la communauté de Siapo, et ce, suivant une méthodologie développée d’abord avec les Inuit du Nunavut, qui consiste à organiser des ateliers de transmission des savoirs et à valoriser les catégories et les perspectives locales. Pour nous qui suivions aussi les soeurs MIC dans leur travail d’évangélisation, le choix des Alangans s’est imposé de lui-même, puisqu’il s’agissait là d’un lieu de mission des MIC. Ce groupe a en effet été christianisé depuis près de 25 ans, et le rituel du pansula qui nous intéresse illustre bien cette réalité.

Les soeurs MIC, une congrégation d’origine canadienne qui s’est implantée aux Philippines depuis 1921, ont établi une mission sur l’île de Mindoro à la fin des années 1980. En 1989, les soeurs Angelita Olimba, Joséphine Leal et Prima Silvestre se sont ainsi rendus à Siapo, un petit village alangan, répondant favorablement à l’invitation de Vicente Manuel, l’évêque du vicariat de San José. Plusieurs soeurs se sont ensuite succédé dans cette mission. Soeur Lilia Frondoza est arrivée en 1990 et y a passé près de 23 ans. Son ouvrage My life with the Mangyans. An Autobiographical Journey (Frondoza 2012) décrit dans les détails son apostolat. Soeur Beverly Romualdo, qui nous a accueillis à Santa Cruz, est pour sa part arrivée en 2004, et c’est grâce à elle que notre séjour à Siapo a pu s’organiser.

Aujourd’hui, les MIC soutiennent les Alangans de plusieurs façons : soins de santé, instruction des jeunes et des adultes, et formation de leaders locaux. Dans tous ces domaines, les progrès sont indéniables. Grâce aux soeurs, soulignent les Alangans, leurs cultures agricoles se sont étendues et modernisées. De nouvelles technologies ont été introduites. Les soeurs ont également acheté plusieurs buffles carabaos, utilisés entre autres pour le labour et le transport des récoltes. Avec les soeurs, les Alangans ont également planté de nouveaux arbres et enrayé la déforestation. Ils ont construit une école où des adultes comme des enfants sont instruits. Aujourd’hui, c’est avec une certaine fierté que le chef du village et les diacres nous expliquent comment les MIC, plus que d’autres instances, les encouragent à préserver leurs traditions, leurs fêtes et leurs rituels.

Le gain le plus spectaculaire de ces dernières années a été celui du territoire ancestral. En effet, alors qu’au moment de leur arrivée, les Mangyans de la région ne disposaient que d’un maigre territoire de 55 ha, en janvier 2004, huit communautés d’Irayas et deux autres communautés mangyans à Santa Cruz et Mamburao se sont vu accorder un titre de propriété, le Certificate of Ancestral Domain Title (CADT), leur reconnaissant un pouvoir de juridiction sur 5 365 ha. Le 14 novembre 2012, les Alangans de Siapo ont à leur tour obtenu une nouvelle victoire avec un CADT leur attribuant dorénavant près de 98 426 ha. C’est d’ailleurs après ce succès que les MIC ont décidé de fermer leur mission à Siapo en 2013, considérant que les Alangans étaient dorénavant assez équipés pour se développer comme ils l’entendent.

L’évangélisation des Alangans a duré une vingtaine d’années. Elle a commencé au début des années 1990, mais il faut attendre 1998 pour que soeur Lilia Frondoza rapporte les premières demandes de baptême à Siapo. Un an plus tard, 79 adultes et enfants alangans demandent à être baptisés à leur tour. Dans la foulée, les MIC ont formé des diacres, parmi lesquels figurent Isagani Garong et Danilo Basito, nos deux principaux informateurs pour ce travail. Aujourd’hui, les soeurs MIC reconnaissent pleinement la force et la grande valeur de la culture des Alangans. Réciproquement, ceux-ci ne tarissent pas d’éloges à leur endroit. Ils soulignent en particulier leur ouverture et leur générosité, reconnaissant que leur culture s’est renforcée à leur contact (Frondoza 2012 : 9).

Lorsqu’en 2012, les MIC nous introduisent aux Alangans de Siapo, les villageois se disent confiants. Ils nous avertissent toutefois qu’avant de pouvoir accepter de travailler ensemble au projet d’atelier de transmission des savoirs qu’on leur propose[20], il leur faut consulter l’avenir et y voir plus clair, savoir si nous sommes réellement bien intentionnés et si notre projet n’entraînera pas de problèmes. Au même moment, des ressources de leur territoire sont en effet convoitées par des entreprises minières norvégienne et canadienne. Le rituel du pansula décrit ci-dessous devenait ainsi un préalable nécessaire à toute autre entreprise.

Le porc, protagoniste du pansula

Les soeurs MIC ont intégré l’évolution doctrinaire de l’Église catholique après le grand tournant du concile Vatican II. Elles voient plusieurs pratiques rituelles des Alangans, comme le pamago, qui consiste à tuer et à consommer collectivement un cochon après les récoltes, comme des rituels de remerciement et d’Action de grâce destinés à garantir l’abondance auprès des ancêtres. Ce faisant, elles relient la cosmologie des Alangans à un élément fondamental de leur propre spiritualité. La soeur Léal exprimait ainsi son avis :

Avec l’évangélisation, le pamago n’est pas seulement une manière de faire de la divination, il est aussi pour les Mangyans une façon de remercier Dieu pour la moisson abondante de riz que la saison leur a apportée mais aussi pour la bonne santé. [...] Le rituel de pamago est devenu encore plus un rituel d’Action de grâce.

Soeur Joséphine L. Leal[21]

Les soeurs MIC acceptent sans grande difficulté la cosmologie des Alangans, mais elles s’efforcent d’établir des liens entre ces rituels et des pratiques chrétiennes. Elles remarquent vite aussi le recul de certaines conceptions qu’elles disent « traditionnelles » et indiquent qu’une divinité englobante, Amang Sa Ugbos, apparaît de plus en plus présente dans les récits des Alangans ; et que cette divinité évoque à certains égards le Dieu chrétien. Pour les Alagans, Amang Sa Ugbos incarne l’être suprême, le créateur du monde. Cette divinité renvoie aussi à leur univers mythologique et à leur panthéon. Les soeurs s’accommodent de ce flou et de ces transformations religieuses où les ambiguïtés foisonnent. Elles insistent surtout sur le fait que les Alangans souhaitent demeurer proches de leur environnement végétal et animal, combien même cette division nature/culture demeure évidemment peu pertinente dans ces sociétés.

Lorsque nous nous rendons à Siapo, c’est donc sous le regard bienveillant des soeurs MIC que les Alangans accomplissent leurs rituels, y compris celui du pansula qu’il nous faut maintenant décrire[22].

La préparation du rituel du pansula se traduit d’abord par la mise en place de plusieurs éléments indispensables : la tige de fer (bakal), la chandelle (candila) et la hachette (palakol). Des plantes cultivées (mga tanim) représentant « l’environnement » des Alangans de Siapo sont également disposées sur le site (figure 1). On aperçoit ici des branches de manguier et un plant de maïs apporté par la soeur Beverly, alors responsable de la mission de Siapo.

Anigo Balbas a apporté un petit porc natif de Mindoro (baboyramo) pour le rituel. En dépit de la couleur de la bête, il s’agit, selon les Alangans, d’un porc sauvage qui a été obtenu après deux jours de recherche et moyennant quelques pesos. On lui a lié les pattes, et deux autres participants, Luben Garong et June Basa, maintiennent son corps contre le sol.

Le bakal, cette tige de fer plantée dans la terre, sert à communiquer avec les ancêtres qui, chez les Alangans comme chez les Hanunoo, résident sous la terre. Anigo explique :

D’abord, cette tige représente une portion de la terre. C’est comme la terre. La terre aussi est forte comme la tige de fer. C’est pour ça qu’on l’ajoute pour qu’elle se mêle à la terre. C’est aussi de cette manière que nous honorons les ancêtres. Nous la tenons à la verticale et plantée dans la terre, car de cette manière, nous pouvons leur montrer notre respect. C’est ce qui compte le plus pour eux. C’est ce qu’ils veulent. Nous tenons la tige comme ça. Eux aussi tiennent leur bout, de sorte que l’on peut ainsi se rencontrer et s’entendre, de sorte que nos idées et nos pensées convergent. Cela établit une connexion solide, un lien durable entre nous. Nous avons désormais une union, une entente. Nous ne nous querellerons plus, nous ne serons plus troublés ni perplexes. Ensemble, nous sommes désormais forts et nous ne formons plus qu’un. C’est comme ça. Cela permet de resserrer les liens d’amitié entre nous.

Figure 1

June maintient la hachette sur le corps du cochon. À gauche, les Alangans ont placé des plantes cultivées et la tige de fer. La bougie n’est pas visible sur l’image, mais elle est au 1er plan, près de la main de June.

June maintient la hachette sur le corps du cochon. À gauche, les Alangans ont placé des plantes cultivées et la tige de fer. La bougie n’est pas visible sur l’image, mais elle est au 1er plan, près de la main de June.
Photo : Frédéric Laugrand, 2012

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Isagani Garong, pour sa part, allume la bougie (candila). Anigo commente ce geste :

Il y a une chandelle pour la clarté, pour que tout ce qui est présent lors du rituel soit éclairé, vu, mis en lumière et non pas affecté par la noirceur. Le rituel ne doit pas se dérouler dans la noirceur, il doit toujours se dérouler dans la lumière. La chandelle est comme le symbole ultime de la lumière aussi. Le symbole de la lucidité, de la clarté d’esprit entre chacun de nous. Que nos esprits, que nos pensées soient « éclairés ».

La hachette (palakol) est appliquée sur le flanc du cochon pour que les prières et les invocations puissent commencer. Isagani poursuit ses explications :

La hachette représente les humains. La tige de fer, c’est pour la terre, la nature. La hache, c’est un symbole de dureté, de solidité, de force, de la force des autochtones. On ne peut la briser, on ne peut la couper, on ne peut rien lui faire. Peu importe la maladie qui l’affecte, le corps des autochtones, comme la hachette, demeure toujours fort, on ne peut le transpercer. C’est finalement un symbole de la terre qui reste ferme sous les menaces de tremblements de terre, de glissements de terrain, de tempêtes, etc. On espère que l’on sera protégé contre les catastrophes naturelles.

À gauche et vêtu de rouge, la couleur qui représente la joie, se tient Artus Benido, l’officiant du rituel appelé aussi marayaw (chamane et/ou guérisseur)[23]. Alors que les autres participants murmurent des prières, il donne des petits coups de sandale au porc pour le faire crier, pour « le faire parler », diront ensuite les Alangans, l’objectif étant pour eux qu’ils soient entendus par Amang Sa Ugbos, la plus haute divinité ancestrale locale (figure 2).

Figure 2

Artus, arborant son gulok (une machette) à la ceinture, assène des petits coups de pied au cochon pour « le faire crier », afin que ses cris soient entendus par Amang Sa Ugbos.

Artus, arborant son gulok (une machette) à la ceinture, assène des petits coups de pied au cochon pour « le faire crier », afin que ses cris soient entendus par Amang Sa Ugbos.
Photo : Antoine Laugrand, 2012

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Anigo ajoute :

C’est pour faire entendre un son comme une voix. Le porc fait un peu comme ça : « Bwiiiiik ! Bwiiiiiiiik ! ». On le tape pour le faire crier. C’est pour que Dieu, par l’intermédiaire des cris du porc, entende notre demande, qu’il entende que nous sommes en train de faire un rituel de pansula, et que nous lui demandons de l’aide.

Pendant que d’autres immobilisent l’animal, l’officiant du rituel, Artus Benido, le transperce au coeur avec sa machette. Le sang du porc jaillit sur la terre. Il ne doit pas être recueilli. Au contraire, il doit se répandre afin qu’il pénètre dans les profondeurs de la terre des ancêtres et qu’il y accomplisse son action sur les vivants[24]. Tandis que la « voix » du porc s’élève vers les cieux pour atteindre Amang sa Ugbos, le sang, lui, inonde et descend dans la terre pour y accomplir son action bénéfique sur les humains (figure 3).

Figure 3

Le cochon est placé sur une bûche de bois et immobilisé. Artus procède alors à sa mise mort avec son gulok. Le sang devra couler et pénétrer la terre.

Le cochon est placé sur une bûche de bois et immobilisé. Artus procède alors à sa mise mort avec son gulok. Le sang devra couler et pénétrer la terre.
Photo : Frédéric Laugrand, 2012

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Après avoir vérifié que le porc est bien inanimé, Anigo brûle ses poils au-dessus d’un foyer prévu à cet effet. Anigo commente cette opération de nettoyage préalable à la divination :

Il faut s’assurer que le porc est bien mort. Il faut que ses yeux ne clignent plus. Autrement, il faudra le frapper à nouveau. S’il est encore en vie ou s’il prend du temps à mourir, cela signifie la présence d’un mauvais esprit et que plus tard, lorsqu’on le fera rôtir, il se remettra à courir.

Figure 4

Artus enlève les poils du cochon avec un bambou

Artus enlève les poils du cochon avec un bambou
Photo : Frédéric Laugrand, 2012

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Le porc est ensuite gratté avec un bambou afin d’enlever ses poils, de sorte que son corps soit bien propre et lisse. Comme les autres opérations, ce nettoyage par le feu se fait sous les yeux de toute l’assistance, des aînés, des femmes et des plus jeunes. Le cochon doit être bien propre pour ne pas fausser la divination à venir (figure 4).

L’animal est étendu sur le dos sur un tapis de feuilles de bananier. Anigo entrouvre alors son bas-ventre et en extrait les entrailles.

Anigo a maintenant étalé la rate et sa membrane, le péritoine[25]. Le corps de la bête a été retourné afin de mettre en évidence son échine qui, pour les Alangans, représente une miniature de l’île montagneuse de Mindoro. Les aînés (kuyay) s’efforcent d’aligner la rate déployée sur l’échine afin qu’elle se divise en deux parties égales, la bande du milieu devant recouvrir l’arête située au dos du porc. Les kuyay examinent attentivement la rate et sa membrane déployée et s’attachent à repérer, en les pointant du doigt, les endroits dignes d’intérêt et les informations qui y apparaissent (figure 5).

Figure 5

Anigo éclaire maintenant l’animal et son péritoine avec une lampe. Ses compagnons identifient des points d’intérêt, des tâches de sang et des nervures, chacun de ces éléments faisant l’objet d’interprétations par les kuyay

Anigo éclaire maintenant l’animal et son péritoine avec une lampe. Ses compagnons identifient des points d’intérêt, des tâches de sang et des nervures, chacun de ces éléments faisant l’objet d’interprétations par les kuyay
Photo : Frédéric Laugrand, 2012

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Anigo prend en charge les opérations. Il éclaire la dépouille du porc avec la lanterne que nous avons apportée pour l’éclairage du film. Il s’agit de lire ce qui va arriver à l’avenir, les bons comme les mauvais présages. Seuls les aînés sont habilités à interpréter les signes. Deux plans sont distingués : le côté gauche n’est pas examiné dans les détails car il représente la région du Mindoro oriental. En revanche, le côté droit retient ici toute l’attention des aînés, car il représente la région du Mindoro occidental, là où se situe leur village de Siapo, où a lieu le rituel.

Chacun des aînés identifie des points noirs, des taches de sang et des nervures et tout signe particulier est pris en considération. La lecture et les discussions se poursuivent pendant une dizaine de minutes avant que le pronostic tombe. Selon les aînés, aucun problème ne se profile au Mindoro occidental, rien de mauvais ne semble en effet identifiable. Le porc révèle plutôt d’excellentes nouvelles : comme la membrane est grasse, les moissons seront abondantes, et puisque l’environnement est sain, il n’y aura pas de catastrophe naturelle. Par contre, un aîné annonce qu’un meurtre sera bientôt commis au Mindoro oriental.

Le choix du porc est la première étape du rituel du pansula. Danilo Basito explique que pour être adéquat, le porc doit avoir moins d’un an et qu’il doit être natif de la région. Ce rituel ne peut donc pas se réaliser avec de gros cochons blancs qui servent aux grands repas cérémoniels. Danilo précise : « Il peut être de couleur blanche ou noire, cela dépend, mais l’important c’est qu’il soit natif d’ici ». Cet ancrage local du cochon fonde en partie sa capacité divinatoire dans la mesure où le porc incarne une véritable représentation miniature de Mindoro, avec ses montagnes, ses sommets et ses vallées.

Le porc du pansula est donc un médiateur entre les humains et le monde invisible. Ses cris stridents révèlent le sort des humains aux divinités, tout comme les entrailles de son corps révèlent des informations précises et fiables sur des événements à venir, à condition que ces derniers soient correctement interprétés par les aînés, qui doivent donc préserver leurs savoirs et savoir-faire à cet effet[26].

Le porc et l’Action de grâce

Animal idéal pour la divination mise en oeuvre dans le pansula, le porc permet également aux Alangans de relier leurs traditions au christianisme. À ce titre, il joue encore le rôle d’un médiateur. Sous d’autres latitudes, comme l’a bien montré Fabre-Vassas, le cochon est effectivement la viande idéale des catholiques[27]. Aux Philippines, dans le contexte d’une région où l’islam n’est pas loin, il est probable que les soeurs MIC se soient bien accommodées de cet usage du cochon dans les rituels. Plus que cela, elles ont réussi à relier ce rituel à la notion d’Action de grâce qui figure au coeur même de la spiritualité de leur congrégation, soutenant donc les Alangans dans leur volonté de maintenir ces pratiques.

À Siapo, il est vrai que la soeur Beverly a participé activement au rituel en apportant des fruits et en observant son déroulement, s’abstenant de tout commentaire. Les textes rédigés par les soeurs MIC sur les Alangans confirment qu’elles ne voient pas du tout ces pratiques d’un mauvais oeil, les considérant plutôt comme demeurant au coeur des traditions que les Alangans doivent préserver.

Diacre au service de la mission, Isagani a fait ressortir les bénéfices qu’apporte le pansula. Il établit lui-même un lien entre les traditions alangans et celles des soeurs MIC :

Dans ce pansula, June fait comme une prière pour que l’on obtienne un jour nos droits territoriaux sur la terre de nos ancêtres. Pour atteindre cet objectif, on fait parvenir tous les souhaits et demandes des kuyay (les aînés) à Amang Sa Ugbos, le Dieu Père. Le rituel du pansula est justement ce qui nous permet d’entrer en communication avec Lui par l’entremise de la mort du porc.

Danilo, un autre diacre, fournit plus de détails sur ce lien entre le cochon et la divinité chrétienne :

Il nous faut faire une invocation pour établir le contact avec le Seigneur, afin que tous ceux qui veulent entrer sur la terre de nos ancêtres avec l’intention d’y dérober des parcelles de terre n’y parviennent pas. Par ce rituel, nous marquons le fait qu’il ne doit y avoir ni voleurs ni destructeurs sur la terre de nos ancêtres, qu’il ne s’y passe jamais rien de mauvais, qu’il n’arrive rien de malheureux à tous les autochtones de Mindoro. Si les Tagalogs (les gens de la plaine) ont des projets qui risquent de nous porter préjudice, puissent donc leurs plans s’éloigner de nous ! Nous espérons qu’à travers ce porc qui agit pour les autochtones comme un signal, nous chasserons les mauvaises intentions. À chaque fois que les kuyay font ce rituel, les mauvaises intentions que peuvent avoir les gens qui vivent près de nous disparaissent. […] Ce porc-là est un symbole, un médiateur par lequel on peut entrer en contact avec Dieu le Père. Il incarne d’une certaine manière Dieu lui-même. La communication entre les autochtones et le Seigneur Dieu est aussi simple que cela mais elle est solide.

L’action médiatrice du cochon permet donc de l’inscrire dans une dynamique syncrétique. L’étude d’un autre rituel connu sous le nom de pamago – lors duquel la chair et le sang de l’animal sont cette fois ouvertement consommés – permettrait de mieux saisir encore ce rôle sacrificiel du cochon. Ce rituel est vraisemblablement ce qui a conduit Thomas Gibson (1986), qui a travaillé avec les Buid, un autre groupe mangyan de Mindoro, à intituler son ouvrage Sacrifice and Sharing in the Philippine Highlands. Ici, bien que l’animal soit sauvage et donc a priori écarté du sacrifice, son sang est, comme chez les Grecs, l’élément qui organise le rituel, et l’on s’attend bien à ce qu’il inonde la terre (voir Détienne et Vernant 1979). Mais l’aspect divinatoire de la bête prédomine.

Le porc et ses savoirs divinatoires

Revenons sur le rôle du cochon dans la divination.

Danilo, le second diacre de Siapo, a en effet insisté sur cette capacité du cochon à prévoir l’avenir :

Le pansula, c’est-ce que font les kuyay lorsqu’ils veulent savoir si de mauvais desseins provenant d’autres régions nous sont destinés. Nous verrons tout de suite, à travers le rituel, s’il se trouve des mauvais desseins, des gens qui veulent nous faire du mal. Nous verrons cela dans la rate et le péritoine du porc. Et parce que cela fait longtemps que les autochtones vivent ici et qu’ils n’ont plus besoin d’aller vivre ailleurs, le Seigneur Dieu leur donne, à travers le porc, un signe, le moyen de voir si ceux qui veulent venir chez-nous ont ou non des mauvais plans. Et plus particulièrement les gens comme vous, les étrangers, les missionnaires qui viennent ici sur nos terres, nous verrons à travers la rate et le péritoine du porc si leurs intentions sont mauvaises ou pas.

Lors de notre arrivée, les Alangans ont tenu à ce que le rituel du pansula soit mis en oeuvre afin de savoir si nous avions de mauvaises intentions, même si nous bénéficions de l’appui des soeurs MIC. Cette fonction divinatoire est cependant un élément souvent redondant dans l’usage des porcs. À ce titre, les témoignages des Alangans confirment ce que Roberte Hamayon a bien identifié dans les traditions chamaniques sibériennes, lorsqu’elle indique que la divination se reproduit habituellement jusqu’à ce que la chance apparaisse. Les Alangans reconnaissent qu’ils peuvent réitérer jusqu’à sept fois le rituel. Danilo explicite ce point :

Ce porc prend donc la forme d’un signe. Il procure une véritable aide aux autochtones qui peuvent savoir ce qui va se passer sur la terre de leurs ancêtres. Tout à l’heure, nous verrons donc à travers lui si, à l’intérieur des terres ancestrales de la tribu des Alangans, de mauvaises choses comme des maladies ou des problèmes de santé se profilent. […] Nous verrons aussi si la nature sera détruite. Nous verrons tout cela à travers ce rituel. Et s’il y a encore des gens qui veulent s’approprier des terres qui ne leur appartiennent pas, des terres qui appartiennent à nos ancêtres, nous le verrons clairement dans la rate et le péritoine du cochon.

Ce porc représente aussi un signe qui guide ceux qui viennent ici, comme vous par exemple. À travers lui et par la communication qu’il établit avec le Seigneur, ce dernier veille sur vous et s’assure que votre retour se fera sans souci. Nous voyons tout cela à travers le porc. Mais nous voyons plus de choses encore. En ce qui concerne les plantes, nous voyons dans le porc si les plantes seront belles et en santé. C’est pourquoi nous avons placé là des plantes autochtones. Et en guise de démonstration en ce qui a trait aux plantes, vous avez ici exposées toutes les plantes qui sont importantes pour nous. Ce rituel sera transmis aux enfants de nos clans respectifs, voilà pourquoi nous en faisons également la démonstration. C’est comme ça. Vous allez maintenant être témoins de ce que nous pouvons prévoir pour la suite des choses.

Les Alangans qui rechignent pourtant à chasser les animaux, de crainte de les faire saigner, et préfèrent le piégeage, doivent donc ici saigner le porc, le nettoyer en le passant au feu, et en extraire la rate et le péritoine. C’est dans ces organes que les aînés peuvent lire les messages d’Amang Sa Ugbos. On remarquera au passage qu’Isagani introduit certains éléments chrétiens, indiquant par exemple que le sang du cochon est répandu afin de bénir la terre qui abrite les ancêtres.

Isagani ajoute qu’un savant examen est nécessaire pour lire l’avenir, car il faut savoir si le rituel doit ou non être répété.

On lira ensuite le message en l’examinant. Le porc annonce-t-il de mauvaises choses ou de bonnes choses ? S’il indique de mauvais présages, on devra alors recommencer le rituel. On le fera une deuxième fois. Comme cela, si tout est bien, alors pas de problème. Et les kuyay prieront à nouveau pour remercier Amang Sa Ugbos.

Et Danilo d’ajouter : « On peut recommencer jusqu’à sept fois, pas plus. C’est certain qu’après sept fois, les présages seront bons. On le refera donc jusqu’à tuer sept porcs ».

Les Alangans introduisent toutefois des distinctions. Danilo explique :

Il y a différents types de pansula. Il y a des pansula pour remercier. Dans ce cas, on n’a besoin que d’un seul porc. Et là on pourra savoir si la moisson sera abondante ou pas. Si la moisson à venir n’est pas bonne, c’est là qu’on le verra. Voilà pourquoi on a besoin ici que d’un seul porc. On ne reprendra pas le rituel.

Lorsque les questions sont plus complexes, le rituel doit cependant être reproduit :

Les rituels comme celui-ci nous renseignent également sur d’autres aspects, comme la venue d’étrangers sur nos terres ancestrales. […] S’il y a des gens qui veulent développer des activités minières, on le verra par ce rituel. S’il y a des gens qui pénètrent sur nos territoires avec l’intention de nous dérober des terres, on le verra aussitôt aussi. S’il y a des querelles, des troubles à venir, on le saura. Et quand il y a des problèmes de santé qui nous menacent, on le verra dans la rate et le péritoine du porc. C’est pourquoi, si on se trompe dans la lecture de la rate qui représente pour nous un peu comme une Bible, il faut alors recommencer le rituel. Parce qu’il y a plusieurs aspects à considérer. Mais lorsque cela fait sept fois qu’on le reprend, la prédiction est bonne ! Tout est bien clair à la septième fois. C’est pourquoi, si la première, la deuxième, la troisième fois sont toutes mauvaises, on doit continuer. À la septième, tout sera bon. Voilà pourquoi c’est très important de recommencer. Le pansula permet de connaître la vérité, on voit véritablement ce qui va se produire avec ce porc.

La lecture des présages est donc une prérogative des aînés. Toutefois, cette capacité des porcs à prévoir l’avenir va bien au-delà de celui lu lors des rituels, dans la mesure où ils permettent également de prédire les grands événements météorologiques.

Junio Bernardo, un autre aîné qui a pris part au pansula, éclaircit pour nous l’existence de véritables savoirs en la matière :

Oui, il y a des comportements animaux qui informent. Jadis, nos ancêtres connaissaient bien ces signes à repérer. Aujourd’hui, nous savons encore voir ces choses-là, ce savoir existe toujours chez nous. Il faut observer les cochons sauvages. S’il y a une tempête qui approche, le cochon sauvage réagit en ramassant les détritus. Il les place et dessine une sorte de cercle autour de lui. Quand arrive la pluie, il rentre à l’intérieur. Là, on voit qu’il a peur qu’une tempête arrive. On dirait qu’il a froid, alors il rentre à l’intérieur. Quand le cochon sauvage ramasse les détritus des alentours et s’en fait une maison, on sait que quelque chose se prépare. Le porc sauvage est cet animal qui est noir, un peu comme un cochon de maison.

Laugrand, Tremblay et Laugrand 2013 : 132

Ces conceptions évoquent les dernières découvertes scientifiques qui font du cochon un animal plus intelligent qu’on ne l’imagine.

Danilo insiste pour sa part sur les savoirs que détiennent, pour des raisons précises, les aînés et des leaders :

Lorsque vient le temps de tuer le porc, il faut vraiment que soient présents les leaders de haut rang. Les jeunes ne peuvent pas accomplir ce genre de chose. Seuls les leaders peuvent tuer le porc car ils en ont reçu le pouvoir des ancêtres. Les ancêtres les ont désignés pour que ce soit eux qui accomplissent le rituel. Le sang que voici ne peut être récupéré dans un contenant quelconque parce que c’est ce sang qui bénit notre terre, laquelle ne doit pas être chaude. Les plantes exposées doivent pour leur part être belles et abondantes. Et plus particulièrement les gens qui habitent ici, sur cette terre, ils doivent aussi garder la santé et être préservés de toute maladie. Voilà les raisons pour lesquelles le sang ne peut être recueilli.

En somme, les Alangans font du porc un médiateur entre les vivants et les ancêtres bénis par son sang versé. Ainsi relié, l’animal est susceptible de révéler des informations ou des événements à venir. Dans d’autres rituels comme le pamago, le porc sert de repas cérémoniel : sa viande est partagée et son sang recueilli dans des contenants. Lors de ces banquets, on ne cherche plus alors des cochons natifs de l’endroit mais d’autres types de porc, et en particulier ces gros cochons domestiques qui circulent et se vendent sur les marchés des migrants.

Conclusion

Dans les traditions du tronc abrahamique, le cochon incarne l’être impur. En ayant autorisé la consommation de sa chair et de son sang, le catholicisme fait figure d’exception. Le statut de l’animal demeure pourtant ambivalent car si le cochon est consommé dans les repas de fête et momentanément valorisé[28], ses références négatives demeurent. Le cochon a ainsi conservé son impureté ; il incarne toujours la saleté, la goinfrerie, la voracité et l’appétence sexuelle. Pastoureau décrit bien comment, au Moyen Âge, le cochon est resté cet animal infernal, trouvant sa place à côté du bouc, de l’ours, du crapaud ou du serpent. Omnivore, on le représente la gueule ouverte. On fait ressortir sa gloutonnerie et le fait qu’il ne regarde jamais vers le ciel, vers Dieu, mais toujours vers le sol où il se goinfre de tout, y compris des excréments des humains et des ordures. Le manger revient à tomber dans la scatophagie. Depuis le Moyen Âge, ces conceptions ont évolué, mais le cochon demeure un animal utilisé par les caricaturistes pour la satire[29]. Il n’a vraisemblablement jamais réussi à se détacher de son association avec la saleté, ce que traduisent les expressions anciennes de « sale comme un cochon » ou de « porc », qui se retrouvent dans la plupart des langues européennes.

Aux Philippines, où le christianisme s’est implanté depuis longtemps, le porc est également un animal ambigu et ce, tant chez les Philippins que chez les autochtones. Même pour certaines églises chrétiennes, le cochon reste un être sale et vorace, digne d’être banni[30]. Dans certaines sociétés autochtones, y compris chez d’autres groupes mangyans, le cochon demeure tout aussi ambivalent, nonobstant son omniprésence dans les rituels. Luquin observe que chez les Hanunoo, voisins des Alangans,

[L]es incestueux sont considérés comme des cochons domestiques sans père ni mère car ils se reproduisent entre eux et que pendant le rituel de paiement de leur faute, ils doivent manger et dormir une nuit dans l’enclos à cochons, et que les cochons domestiques sont considérés comme très sales.

Luquin 2004[31]

Si le cas des Alangans reste à explorer davantage, il ressort de cette première enquête que le cochon natif de l’île de Mindoro et dit sauvage s’avère un être essentiel à la divination[32]. Les autres cochons ne possèdent pas la même valeur, mais tout cochon destiné à un banquet, qu’il soit sauvage ou domestique, est susceptible de révéler des choses à venir dans ses entrailles. C’est forts de cette conviction que les Alangans examinent toujours la rate et le péritoine des cochons. Ces pratiques sont visiblement masculines, et nous n’avons pas vu de femme opérer dans ces rituels. Cette valeur donnée à l’épiploon comme instrument de prédiction n’est pas étrangère aux mangeurs de cochons européens, et en particulier aux femmes, qui semblent cependant avoir complètement oublié ces usages[33].

En dépit de leur christianisation, les Alangans ne peuvent donc admettre le point de vue biblique qui réduit le cochon à une créature brute et stupide[34]. Au contraire, à condition de savoir lire ses entrailles, le porc sauvage des Alangans incarne un être doté de surcapacités par rapport aux humains puisqu’il peut être entendu à la fois de Amang sa Ugbos, de Dieu et des ancêtres mieux que tous les humains, dont les paroles n’atteignent pas ces esprits. Les entrailles du cochon captent ce qui va se produire, rendant possible la divination. Mais cette opération exige le savoir indispensable des humains, notamment celui du chamane (marayaw), sans lequel aucune interprétation n’est possible. Le cochon ne possède donc pas de pouvoir en soi, il n’est aucunement sacré. Médiateur, il favorise la communication entre les humains et les non-humains. Sa mise à mort n’affecte pas les participants qui ont plutôt hâte d’observer ses entrailles, de l’entendre crier et de connaître l’avenir qui les attend.

À la différence de ce qui prévaut dans les traditions occidentales, même laïcisées, le porc des Alangans n’évoque ni la luxure ni le sexe[35], ni même la joie de vivre comme l’illustrent tant de dessins animés ou de bandes dessinées[36]. Chez les Alangans, les porcs servent plutôt de moyen de communication entre les vivants et les ancêtres, Amang sa Ugbos, Dieu et les vivants. Dans le rituel, il revient ainsi au guérisseur de saigner la bête et de faire couler son sang[37], son savoir-faire jouant un rôle majeur.

Le porc des Alangans a enfin peut-être aussi une connotation de prospérité et de bonheur. En effet, s’il livre sa chair aux commensaux réunis pour les banquets, il offre également aux humains – via sa rate, son péritoine et ses cris –, leur salut, et son sang nourrit les ancêtres sous la terre[38].

En somme, si les porcs relient les vivants qui partagent sa chair, et les vivants et les morts – d’où le rôle indispensable de cette tige de fer qu’est le bakal –, ils permettent aux Alangans de voir l’avenir, peut-être parce qu’en fait, là encore, les ancêtres devancent toujours les vivants.