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Toute nation se construit dans le langage et par ses images. Appartenir à une nation revient à partager un même ensemble de perceptions structurantes où figurent le moi, le toi, le nous. C’est de cette manière que chaque citoyen peut se penser et se rattacher à autrui. Ainsi que l’écrivait Ernest Renan, « L’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun » (Renan 1995 : 228). Ce partage d’éléments communs participe d’une manière d’être et de se rendre le monde intelligible. Il constitue un plébiscite de tous les jours qui relève de « la fidélité à l’appartenance visuelle et linguistique plutôt qu’à une personne » (McLuhan 1972 : 74). À l’heure actuelle, dans la société québécoise contemporaine, certaines personnes sont d’un côté sous-exposées socialement (abandon, mépris), et de l’autre elles sont surexposées médiatiquement dans la lumière de leurs mises en spectacle (Didi-Huberman 2012). C’est le cas des musulmans et des musulmanes[1], mais également des jeunes d’origine haïtienne.

Les jeunes d’origine haïtienne sont présents quantitativement dans les médias, notamment dans la fiction télévisuelle québécoise. S’il est loisible de dénombrer leur apparition, force est de constater qu’ils occupent des rôles subalternes, peu valorisants et souvent stéréotypés. À titre d’exemples, mentionnons la série récente Les jeunes loups (Lord et Tremblay 2014) ou encore 19-2 (Podz et al. 2011). Dès le premier épisode de la série Les jeunes loups, nous assistons au meurtre d’une policière blanche par un jeune haïtien qui vient de consommer un stupéfiant. Ce geste est censé lui permettre d’intégrer un gang de rue composé d’Haïtiens. Dans un autre registre, l’acteur Benz Antoine (43 ans) campe, dans 19-2, le personnage de Tyler Joseph, un policier alcoolique qui s’illustre notamment par sa dipsomanie sur son lieu de travail. Il serait intéressant d’apprécier comment certains médias québécois, par la création de ces personnages « déviants », imposent à des individus issus des minorités une image de l’extérieur et opèrent ainsi comme des « entrepreneurs de morale » (Becker 1985 : 232) constituant certaines catégories d’acteurs en modèles et d’autres en déviants.

Proulx et Bélanger soulignent à cet égard que :

La télévision francophone est orientée vers un modèle unique : le Québécois blanc francophone, à l’aise financièrement et de bonne apparence. […]. Les dramatiques en français font peu de place aux membres des communautés culturelles ou alors, ils les associent à des problèmes sociaux comme la violence, la drogue, ou la criminalité.

Proulx et Bélanger 2001 : 12

Pruneau, dans un essai récent, abonde dans le même sens :

Ceux qui sont sur le devant de la scène, à la télé surtout, ne sont pas très représentatifs des rues de Montréal, voire du Québec. […] Point ou peu de Noirs, d’Asiatiques, de Latinos, de Russes, etc., qui endossent un rôle autre que celui du cliché, encore moins un premier rôle où l’accent typique qui les caractérise naturellement viendrait enjoliver leur prestation.

Pruneau 2015 : 22-23

D’autres observations concourent à une constatation analogue : certaines minorités visibles au Québec deviennent « invisibles sous l’effet de pratiques autoritaires de représentation, de communication ou d’interprétation de sa propre culture », pour reprendre la définition de la non-reconnaissance par Nancy Fraser (2005 : 71). Ce défaut de reconnaissance peut entraîner de multiples conséquences :

Il ne trahit pas seulement un oubli du respect normalement dû. Il peut infliger une cruelle blessure, en accablant ses victimes d’une haine de soi paralysante. La reconnaissance n’est pas simplement une politesse que l’on fait aux gens : c’est un besoin humain vital.

Taylor 2009 : 42

Qu’en est-il pour les jeunes Montréalaises d’origine haïtienne (15-24 ans) nées au Québec ? L’absence de reconnaissance conduit-elle à la « constitution d’un soi amputé ou déformé, qui place l’individu dans l’incapacité de se vivre et d’agir comme un être autonome » (Fraser 2005 : 159) ?

La présente recherche a porté sur la manière dont les jeunes Montréalaises d’origine haïtienne (15-24 ans) nées au Québec s’autoreprésentent au travers de vidéos, dessins, peintures, de graffitis, photographies. Les jeunes demoiselles rencontrées, entre autres lors d’expositions ou en visitant leurs ateliers, partagent toutes une même passion pour une ou des pratiques artistiques. Amateures ou semi-professionnelles, elles caressent toutes le rêve de mener une carrière artistique et de vivre de leur art. La majeure partie de leurs créations relèvent de pratiques egographiques : ces jeunes femmes perçoivent leur vie et ordonnent leur expérience selon un mode graphique[2] où prime la mise en image de soi. Ces autoreprésentations leur permettent-elles de se rattacher à autrui par le partage de perceptions structurantes et/ou tranchent-elles avec des représentations médiatiques peu conformes aux expériences vécues ? À notre connaissance, aucune étude ne s’est intéressée à ces modes d’autofiguration qui balisent l’expérience de ces jeunes Québécoises d’origine haïtienne. En effet, la photographie et la vidéo, par leur démocratisation, occupent chez les jeunes issus de la diaspora haïtienne une place remarquable et ce, à une période de leur vie – l’adolescence –, marquée par un besoin d’affirmation identitaire au plan cognitif, social, émotionnel et sexuel (Braconnier 1998). Les nouvelles technologies de la communication contribuent à la production et à la diffusion de ces images, en rendant possibles des modes particuliers de subjectivités et d’identités.

En prenant pour objet d’étude les autoreprésentations des jeunes Montréalaises d’origine haïtienne (15-24 ans) nées au Québec, nous cherchons à documenter, puis analyser leurs propres perceptions et les modes d’énonciation (vidéos, dessins, photographies, etc.) qu’elles emploient pour se représenter. En nous intéressant à leur autoreprésentation, nous explorerons le rôle et les impacts de ces images dans le contexte des dynamiques d’inclusion et d’exclusion sociale et culturelle qui marquent la société cosmopolite montréalaise. Edward Saïd souligne combien « les représentations sont une forme de l’économie humaine, en un sens elles sont nécessaires pour la vie en société et entre les sociétés » (Saïd 2014 : 15). Il s’agira alors d’apprécier comment ces pratiques egographiques participent de la « constitution d’un nouveau sujet » (Foucault 1994b : 813) cherchant à « se transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection » (Foucault 1994b : 785). En d’autres termes, ces pratiques graphiques de soi constituent-elles des « techniques de soi »[3], et si oui, sont-elles des alternatives à « une violence envers le sujet de la représentation » (Saïd 2014 : 13) ? Leurs productions culturelles les enferment-elles (production et alimentation d’une stéréotypie déjà existante) ou bien les désenclavent-elles et « les libèrent[-elles] en les exposant à comparaître, les gratifiant ainsi d’une puissance propre d’apparition » (Didi-Huberman 2012 : 144) ? Quelle est la variété de ces expressions de soi ? Comment s’élaborent des identités virtuelles ? Ces identités virtuelles contribuent-elles à des schémas d’action ? Combien de moi formulés sont-ils concrétisables ?

Autant d’interrogations qui feront la matière de cet article où les autoreprésentations seront considérées comme un mode de connaissance capable de rendre compte des transformations qui façonnent les pratiques sociales individuelles et collectives. Dans la perspective qui est ici la nôtre, nous envisagerons comment des productions culturelles s’avèrent riches de potentialités dans la mise en image de soi en lien avec les autres, et comment elles établissent un contact sensible avec la personne représentée, en révélant des fragments de son intimité et des aspects de sa condition sociale.

Premièrement, nous contextualiserons la recherche en présentant succinctement la communauté haïtienne au Québec, à Montréal et les jeunes Montréalaises haïtiennes. Puis nous reviendrons sur la démarche méthodologique adoptée afin de rendre compte des pratiques d’autoreprésentation de ces dernières. À partir d’une analyse de contenu thématique (Bardin 2007) et d’entretiens compréhensifs, nous mettrons en lumière les thèmes majeurs qui ressortent de ces images de soi et pour autrui ainsi que leur importance dans le vécu de ces jeunes Québécoises d’origine haïtienne. Enfin, nous dégagerons certaines des fonctions – l’impact effectif et affectif – de ces images de soi-même en appréciant au sein de quelles stratégies identitaires elles s’insèrent à partir de l’étude de leur champ de diffusion et de réception.

Abordons à présent la communauté haïtienne au Québec afin d’estimer la place significative occupée par les jeunes issus de cette communauté à Montréal et de préciser leurs caractéristiques socio-économiques.

La communauté haïtienne au Québec et à Montréal

L’arrivée d’Haïtiens au Québec s’inscrit dans un processus migratoire qui s’initie au début des années 1960 (Dejean 1978 ; Pégram 2005 ; Icart 2006) et se poursuit jusqu’à aujourd’hui (avec notamment le parrainage humanitaire à la suite du séisme de 2010). Ce processus se caractérise historiquement par sa bipolarité : il constitue un phénomène d’exode de la classe moyenne haïtienne éduquée tout en fournissant une main-d’oeuvre pour les secteurs à emplois précaires et moins qualifiés de l’économie québécoise (Labelle et al. 1983). Les premiers immigrants haïtiens (médecins, infirmières, enseignants, cadres administratifs et techniques), en grande partie des femmes francophones détentrices d’une formation post-secondaire, sûrement d’origine urbaine[4], fuient un régime répressif et une crise économique spectaculaire. Ils intègreront sans difficulté majeure le marché du travail québécois[5]. Ce ne sera pas le cas pour les vagues d’immigration subséquentes, composées principalement de travailleurs manuels peu qualifiés, ruraux, sous scolarisés et créolophones[6]. Si les premiers immigrants répondaient aux besoins de la société québécoise de l’époque, leurs successeurs et leurs familles furent perçus de manière plus négative et, dans certains cas, associés à des pratiques culturelles inacceptables et à la délinquance (Cyr 2002). Entre 2001 et 2010, 18 230 Haïtiens sont venus s’installer au Québec et le programme spécial de parrainage humanitaire consécutif au séisme de janvier 2010 a permis l’arrivée de 8 400 personnes.

Les enfants de ces immigrants nés ou arrivés en bas âge et socialisés au Québec constituent les deuxième et troisième générations d’Haïtiens. Leurs expériences de vie sont intimement liées au cheminement migratoire de leurs parents[7] et à la mobilité géographique et socio-économique de leur communauté. Ces Québécois d’origine haïtienne sont porteurs d’un double héritage : ils participent du Québec (le projet familial qui consiste à se réaliser dans cette société), et d’Haïti (le pays originaire, rarement visité, qui teinte leurs rapports sociaux au quotidien). Considérés par leur couleur de peau comme minorités visibles[8] issues de l’immigration, ils n’ont pas, à proprement parler, connu l’expérience migratoire, mais plusieurs aspects leur en sont transmis, consciemment ou non. Leurs socialisations procèdent de divers champs culturels qui relèvent d’une culture de consommation, d’une culture urbaine, d’une culture communautaire et d’expériences sociales où le désir d’intégration et de participation à la société dans laquelle ils vivent se heurte à l’exclusion sociale et au racisme (Tchoryk-Pelletier 1989). Ces Québécois d’origine haïtienne appartiennent culturellement à la société québécoise et ne sont pas des immigrés. Maryse Potvin relève deux aspects déterminants de ces jeunes de deuxième génération des minorités visibles, notamment des jeunes Noirs. Premièrement, ces jeunes sont :

[M]algré eux au centre des débats publics et des discours alarmistes sur l’intégration, dans les médias, les milieux associatifs et intellectuels et les officines gouvernementales […] il leur est demandé d’incarner, plus que les autres citoyens, les réussites du modèle d’intégration en place et d’attester par-là du bon fonctionnement non seulement des décisions politiques prises à leur égard, mais de la cohésion sociale et de l’ordre dominant.

Potvin 2008 : 109

En second lieu, leur expérience sociale est marquée par un :

[N]ouveau racisme différentialiste, qui serait exacerbé à l’égard de cette deuxième génération située symboliquement, culturellement et matériellement à la fois dedans et dehors. Ces jeunes, qui incarnent simultanément « l’Autre » (l’étranger) et « le Même » (le natif), brouillent les repères grâce auxquels le groupe majoritaire différencie le Nous du Eux.

Potvin 2008 : 110[9]

Le choix des jeunes issus de la communauté haïtienne en contexte montréalais s’avère justifié à maints égards. Celle-ci constitue démographiquement la première communauté d’immigrants la plus significative de Montréal[10] et compte à présent trois générations, dont deux sont nées au Québec. Lors du recensement de 2011 de l’Enquête nationale auprès des ménages, réalisée par Statistique Canada, 119 185 personnes se sont déclarées d’origine haïtienne, et parmi elles, 111 570 résident à Montréal. 43 % des personnes d’origine haïtienne sont natives du Canada et 57 % sont nées à l’étranger. Dans l’agglomération de Montréal, la quasi-totalité (97,1 %) des membres de cette communauté demeurent dans la ville de Montréal, principalement dans les secteurs de Montréal Nord, Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension et de Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles (Immigration et Communautés culturelles [Québec], ci-après ICCQ 2014b : 3 ; 9).

La structure d’âge de cette communauté est plus jeune que celle de l’ensemble de la population québécoise : 42,7 % est âgée de moins de 25 ans[11]. Les autres statistiques souvent mentionnées concernant la communauté haïtienne au Québec sont celles liées à la pauvreté et au chômage. Celle de Montréal présente un taux de chômage plus élevé (12,6 %) que celui de l’ensemble de la population québécoise (7,2 %) et se retrouve parmi l’une des plus pauvres au Québec. Les revenus annuels moyens par foyer de la communauté haïtienne sont de 27 495 $ contre 36 352 $ pour ceux de la population du Québec (ICCQ 2014b : 7). Rappelons que 97,6 % des membres de cette communauté appartiennent à une minorité visible (ICCQ 2014b : 3).

Avant de présenter le corpus analysé de ces modes d’exposition de soi, il importe de préciser la démarche méthodologique qui a animé cette recherche.

Méthodologie et présentation du corpus analysé

Cette recherche[12] a donné lieu à une démarche d’enquête de terrain auprès d’associations dans le domaine de la culture à Montréal ou de services assurés par la ville de Montréal[13], notamment dans le quartier Saint-Michel. Ce premier terrain nous a permis de rencontrer des jeunes montréalaises d’origine haïtienne qui s’autoreprésentent, de découvrir leurs réalisations lors d’expositions ou en visitant leurs ateliers. Les artistes rencontrées nous ont invité à prendre connaissance de leurs sites personnels et de leur page Facebook, et nous ont référé à d’autres jeunes artistes actifs sur les réseaux sociaux. Le recrutement des participants a été réalisé selon la méthode dite « boule de neige ». Les participantes devaient être des jeunes femmes Montréalaises d’origine haïtienne ayant entre 15 et 24 ans, artistes amateures, semi-professionnelles ou professionnelles s’autoreprésentant, et avec la volonté d’embrasser une carrière artistique et de vivre de leur art.

Nous avons tout d’abord procédé à une observation non participante des sites de réseautage social dans le but de mieux comprendre les phénomènes à l’étude (modalités d’exposition, matériau utilisé, réactions suscitées, fréquence des publications, etc.). En parallèle, nous avons réalisé une analyse qualitative thématique de ces images pour cerner : 1) des thèmes récurrents dans les autoreprésentations ; 2) la nature des réactions suscitées.

En vue d’enrichir notre démarche de recherche, nous avons réalisé onze entretiens individuels compréhensifs semi-dirigés avec neuf Montréalaises et deux personnes vivant à Ottawa[14]. Ces entrevues portaient sur leur scolarité et/ou leur statut socioprofessionnel, l’âge auquel elles ont commencé à s’autoreprésenter, les médiums employés (dessin, photographie, graffiti, vidéo, peinture), les sujets abordés, les moments de la journée et les lieux où s’elles s’autoreprésentent, leurs émissions et artistes préférés, les liens avec la communauté haïtienne, leur rapport au créole, et enfin leurs perspectives futures au Québec et au Canada. Ces entrevues ont été enrichies par des mises en situation (ou évaluations rétrospectives) où chaque jeune femme, en présence de certaines de ses réalisations, était amenée à les commenter en abordant ce qui avait présidé à leur réalisation ainsi qu’en précisant les affects et les réactions suscitées par ces autoreprésentations. La mise en situation permet de mettre des mots sur des images de soi. Cette approche invite à une réflexivité des pratiques de figuration souvent issues d’expériences quotidiennes. Les interlocutrices sont amenées à associer des émotions, des expériences, des conditions ayant présidé à l’élaboration de l’oeuvre ou bien vécues lors son exécution. En ce sens, les mises en situation suscitent prises de parole et prises de conscience de circonstances précises à un moment donné. Voyons à présent en quoi consistent ces pratiques d’autoreprésentation et quelles formes elles revêtent.

Le corpus des autoreprésentations analysées présente plusieurs caractéristiques. Il est riche et varié. Il est composé de 186 dessins, 915 photographies, 69 peintures, 14 graffitis et 51 vidéos réalisés entre 2008 et 2014. Il se singularise par la multiplicité des matériaux employés pour s’autoreprésenter : le dessin, la peinture acrylique, l’airbrush[15], la photographie et la vidéo numérique. Enfin, les formats sont très divers : allant d’un dessin en noir et blanc de petite dimension à une fresque murale de plusieurs mètres. Leurs oeuvres ne portent généralement pas de titres. Elles ne sont nommées que lorsqu’une exposition a lieu, dans une optique de vente ou lors d’un dépôt sur un site d’hébergement dans le cas d’une vidéo. Leurs images se présentent souvent sans profondeur de champ. L’absence de profondeur de champ ne coïncide pas avec l’absence de perspectives, ainsi que nous le verrons. Dans la majorité des cas, ces jeunes femmes usent de deux médiums pour s’autoreprésenter. Les processus de création sont très variables dans le temps, allant de la demi-heure pour certains dessins et graffitis à plusieurs jours pour d’autres toiles.

Avant de présenter certaines de leurs réalisations, il nous semble nécessaire de fournir quelques éléments sur ces onze personnes rencontrées. Elles appartiennent toutes à une minorité visible. Quelle que soit la pratique artistique, ces jeunes femmes l’ont débuté dès l’enfance. Durant cette période, elles apprennent par elles-mêmes certaines techniques (à l’aide d’Internet, notamment) ou requièrent l’aide de personnes plus compétentes. Ce n’est qu’à l’adolescence qu’elles suivent pour la majorité une formation ou un cursus artistique. Au fil des ans, ce qui a débuté comme un passe-temps devient partie intégrante de leur mode de vie. Beaucoup s’inspirent de modèles et d’images qu’elles se procurent sur le net (Tumblr, Vlog, YouTube, etc.) ou de reportages vus à la télévision. La manière de procéder est souvent identique : elles partent d’une image inspirante, puis entament un processus de modification et de personnalisation. Le désir de réaliser un autoportrait n’est pas premier dans l’acte créatif, comme l’explique l’une d’elles : « les gens pensent toujours que c’est mon autoportrait. Mais au départ ce n’est pas le but, sauf qu’à quelque part c’est moi que je représente. Ce sont souvent des autoportraits, mais je ne cherche pas à faire mon visage »[16]. Elles utilisent la plupart du temps un calepin ou un cellulaire pour noter leurs idées. Dans le cas des egoportraits numériques (photographies ou vidéos), ils sont réalisés chez soi ou chez des amies, de manière directe (face à la caméra) ou à l’aide d’un miroir. Les vidéos sont constituées de reprise de chansons ou de création dont le sujet principal est l’amour. Précisons que sur certaines de leurs réalisations, plusieurs affirment ne pas avoir eu recours à des modèles. Les egoportraits sont principalement réalisés le matin après avoir terminé de se maquiller, et le soir après s’être préparée en vue d’une sortie. Les anniversaires, fêtes d’Halloween ou activités de magasinage (courir les magasins) accentuent la production d’images de soi. Leur public est principalement familial et amical, avant de s’élargir à la sphère socioéducative (milieu scolaire), communautaire, artistique. Enfin, seule une personne sur les onze jeunes femmes rencontrées avait séjourné en Haïti. La plupart désirent s’y rendre un jour. La majorité comprennent le créole, mais répondent en français lorsque leurs parents s’adressent à elles en créole. Elles appartiennent à la deuxième génération d’immigrants[17]. Leur lien avec la communauté haïtienne est variable. Pour la majorité, l’implication est assez forte et elle a pu se manifester, entre autres, par les actions de solidarité à l’endroit des victimes du séisme de Port-au-Prince de janvier 2010. Quelques-unes adoptent une attitude plus distanciée en raison notamment de la barrière linguistique et de leur manque de maîtrise du créole. Leurs parents privilégient souvent le français ou l’anglais, à l’exception des disputes (« des chicanes »), qui s’effectuent toujours en créole. Seules deux jeunes femmes maîtrisent l’écriture du créole après l’avoir appris à l’Église. Si ces jeunes femmes côtoient également des non-Haïtiens, elles privilégient des liens avec des jeunes Noirs d’origine haïtienne et africaine. L’une d’elle déclare :

On va dire, si je suis avec quelqu’un de Québécois, des fois je peux pas parler des mêmes choses, il peut pas me comprendre. Des fois j’utilise des expressions que lui a pas, puis – mais ça me dérange pas, je peux parler autant avec un Québécois qu’avec un black, mais y’a des affaires que je dis pas.

Entrevue avec Sarah, Montréal, octobre 2013

Ces éléments précisés, essayons à présent de discerner les thématiques centrales qui ressortissent de ces pratiques graphiques.

Princesses africaines, barbies-rebelles, corps et accessoires

Trois thématiques majeures se dessinent du corpus étudié. Premièrement, notons que ces autoreprésentations sont avant tout des portraits de femmes noires où se distinguent deux figures, celle de la reine-princesse africaine et son versant nord-américain, la princesse-gangster, une princesse urbaine affublée des attributs généralement associés aux gangsters masculins. Deuxièmement, les éléments les plus représentés sont certaines parties corporelles, les yeux, la bouche et le postérieur. Enfin, de nombreuses images de soi le sont avec des accessoires : souliers et ongles. Abordons à présent plus précisément chacune de ces trois thématiques.

Figure 1

Africaine racée[18]

Africaine racée18

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Ces jeunes Montréalaises, qui ne se connaissent pas, représentent en grand nombre des femmes noires belles, avec une forte présence et de la prestance. Le regard est franc, voire défiant. Elles ne sont pas sans rappeler des femmes africaines par leurs coiffures, leurs scarifications, leurs colliers tout en ayant un aspect plus urbain par certains éléments, notamment les piercings et les couleurs. « Je trouve souvent que l’Afrique est plus présente dans ce que je fais que Haïti en tant que telle. Je retourne vraiment dans les racines les plus lointaines. Par exemple, les femmes des tribus m’inspirent beaucoup », estime l’une d’entre elles[19]. Il s’agit de dessiner et de peindre des femmes fortes, fières, ayant confiance en elles où l’origine africaine et la dimension « afro » sont recherchées, revendiquées et assumées :

Ces derniers mois, j’aime faire des femmes avec des afros ou des gros cheveux bouclés. Je suis présentement dans une phase où je commence à, comment dire : « embrace my hair » ; apprécier mes cheveux. Je fais beaucoup plus de femmes noires avec de grosses chevelures parce que je trouve cela vraiment beau… et peut-être que c’est ma façon à moi d’apprécier la beauté de mon héritage.

Entrevue avec Julie, Montréal, juillet 2013

Figure 2

« Sketch », par Sydney A.

« Sketch », par Sydney A.

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Certaines toiles sont intitulées : « Femmes », « Africaine racée » ou encore « Who am I, queen if you ask me ». Ces images participent de l’identification « noire », de la « communauté Black ou pôle Black » mis en lumière par Potvin (1997, 2008). Il s’agit d’une communauté :

[P]lutôt symbolique, diasporique et transcendante, qui agit comme support d’un méta-récit universalisé et historique donnant un sens à leur expérience du racisme au Québec […] Le pôle « noir » donne une continuité, un sens et un ancrage historique à leur vie en Amérique du Nord, à la fois plus large, plus intégré à leur expérience et plus « moderne » que les quelques bribes d’histoire d’Haïti qu’ils possèdent.

Potvin 2008 : 111-112

Figure 3

Rebelle

Rebelle

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Figure 4

Graffiti 2013[20]

Graffiti 201320

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Aux côtés de ces reines africaines « remixée[s] dans un style infusé d’une saveur de rue », pour reprendre l’expression d’une de ces artistes, se trouvent des princesses-gangster ou barbies-rebelles aux formes élancées et fines qui évoquent la poupée commercialisée par Mattel avec une autre couleur et d’autres accessoires. Ces princesses urbaines coiffées de casquettes sont prêtes au combat et arborent des battes de baseball dentelées de pique, un fouet ou encore des pistolets. Elles affichent de nombreux attributs présents chez les rappeurs nord-américains : cigare, champagne, lunettes de soleil, chaînes autour du cou, argent, logos de marque prestigieuse (Louis Vuitton et Chanel dans ce cas-ci). Des piercings au niveau des joues, des lèvres et les tatouages « princess », « proud », « live for oneself » sont également visibles. Leur attitude est selon les cas, hautaine ou provocatrice. Ces gangsters filles ou super-héroïnes évoluent dans un milieu urbain ou dans des décors luxueux inspirés de vidéoclips de rappeurs nord-américains (Lil Wayne, Kanye West, etc.). Le pendant photographique présente de nombreuses similitudes. Les egoportraits insistent sur des bagues, un fort maquillage, l’alcool, la cigarette et des décolletés emplis de dollars canadiens. Notons que plusieurs jeunes femmes réalisent aussi bien des reines africaines que des barbies-rebelles.

Les autres sujets principaux sont des portraits où priment certaines parties du visage, les yeux et la bouche ou une partie du corps, le postérieur. Les yeux et la bouche sont considérés comme potentiellement riches, ils varient d’un individu à l’autre et permettent une grande variété d’images. Ressort ici l’idée que le regard révèle la personne. Ainsi que le déclare l’une de nos interlocutrices :

D’après moi, on identifie toujours une personne en la regardant dans les yeux. Le fait qu’on ne voit que ses yeux et ses cheveux, c’est comme si elle se montre, sans pour autant se révéler ou sexualiser son apparence. De nos jours, le corps et le sexe sont ce qui vend le plus. Je ne voulais pas qu’il y ait une telle connexion dans ma toile. C’est donc juste une femme qui nous parle au travers de ses yeux et ses cheveux.

Entrevue avec Julie, Montréal, juillet 2013

Figure 5

Nike+commentaires

Nike+commentaires

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Figure 6

194 Photo et commentaires

194 Photo et commentaires

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Quant au motif du postérieur, il est très présent en photographie, en dessin et en peinture. Les postures adoptées et représentées peuvent être suggestives ou au contraire neutres. Le lien entre la partie représentée et son propre corps est direct :

Et puis, quand je dis que je fais toujours des femmes avec une certaine corpulence, c’est parce que je ne suis pas vraiment mince, tout comme les femmes de ma famille. Non seulement je les trouve belles, mais aussi, je trouve qu’il n’y a pas assez de représentation positive des femmes de tous les jours, de leur beauté et corpulence individuelle dans le domaine des arts.

Entrevue avec Julie, Montréal, juillet 2013

Les images de soi avec des souliers neufs (en magasin ou chez soi) côtoient les plans de doigts aux faux-ongles sertis de diamants, de dollars ou de toutes sortes de décorations.

Ces pratiques d’autoreprésentation revêtent plusieurs fonctions. Elles tranchent avec les images négatives et non représentatives des Haïtiens dans les médias : « Soit une image négative, soit une image d’Haïtien qui n’est pas vraiment haïtien, qui est vraiment assimilé. Un Haïtien qui ne s’identifie pas à la communauté noire, qui ne représente pas sa culture », remarque Léa[21]. Ces actes graphiques permettent à ces jeunes filles de s’évader et d’exprimer leurs émotions :

Quand je suis fâchée, quand je suis triste, je dessine. Ça sort beaucoup ma colère. Quand y’a des fois que tu sens trop de pression, au lieu d’aller crier sur quelqu’un, tu fais juste dessiner, ça te relaxe. Je sens un poids d’enlevé quand je dessine, c’est vraiment ça. J’adore dessiner, c’est vraiment ma passion.

Entrevue avec Marie, Montréal, novembre 2013

Ces images de soi pour soi et pour les autres sont profondément en lien avec l’être (qui je voudrais être) et l’avoir (ce que j’aimerais avoir), comme le mentionne une jeune artiste :

Je représente des choses que soit je veux faire ou de l’art que j’aimerais avoir. Donc, si je ne peux pas avoir quelque chose maintenant, je vais le dessiner. Et si je ne peux pas faire/être quelque chose pour l’instant, je vais le peinturer ou le dessiner. Quand j’ai une envie et que je ne peux pas l’exprimer en tant que telle, je le transfère en peinture. Dessiner ou peinturer est une manière de m’exprimer sans nécessairement avoir à m’approprier quelque chose… si je peux pas me le procurer moi-même.

Entrevue avec Julie, Montréal, juillet 2013

Ces pratiques graphiques procèdent d’une recréation de soi. Le décalage entre « celle que je dessine » et « celle que je suis » apparaît alors de façon privilégiée. Les entretiens compréhensifs permettent d’apprécier le hiatus entre « voici comment je suis et ce qu’est ma vie » et « voici comment j’aimerais être et la vie à laquelle j’aspire ». Des mondes possibles ou rêvés se dessinent. Elles échappent au présent pour entrer en communication avec un certain avenir. Transparaissent alors des tensions-accommodements entre les exigences du présent et les aspirations d’un futur anticipé. Dans ces images fixes figurent en négatif des fragments de vie, qui, recoupés les uns avec les autres, dressent les contours d’un mode d’existence. Sarah commente ainsi un dessin où elle s’est autoreprésentée au sein d’une vidéo VEVO dans un intérieur très cossu, coupe de champagne à la main, entourée d’un somptueux fauteuil, d’un grand miroir et d’une commode où trône un parfum aux allures de Chanel N°5 rebaptisé « N°1 Badbitch Paris Parfum » :

Ça c’est la vie que j’aurais aimé avoir. Toute parfaite ! Ça c’est comme un décor luxueux, pis ça serait comme ce qu’on filmerait dans un vidéoclip de Lil Wayne […] J’aimerais être célèbre comme ça, puis avoir le luxe comme ça, une belle vie.

Entrevue avec Sarah, Montréal, octobre 2013

Si chez ces jeunes femmes apparaît au travers de pratiques egographiques un fort désir de consommer et de briller, nous n’avons pas eu l’occasion d’observer in situ de dépenses ostentatoires où prime l’intensité du moment vécu et où dépenser revient à réaliser son être social, comme l’ont analysé Bazenguissa et MacGaffey (1995) à Paris avec des jeunes Congolais et Zaïrois. Des pistes méritent cependant d’être plus amplement explorées entre le « vivre »[22] de ces jeunes femmes et leur exposition de soi.

Par ces nouvelles modalités de présence, ces jeunes femmes marquent une rupture dans le temps, dans l’espace médiatique[23] et par la posture adoptée. Leurs ressources énonciatives ont pour fonction de supprimer les entraves (économiques, sociales, familiales, etc.) à leurs aspirations personnelles. Elles donnent la possibilité de repenser des expériences, quelquefois difficiles, et de les compenser par des représentations symboliques très riches. Une stratégie correctrice visant à pallier certaines dispositions sociales est mise en oeuvre. Ces jeunes femmes s’attribuent des signes de pouvoir et de réussite essentiellement masculins. Elles projettent ce qu’elles n’ont pas encore ou aimeraient avoir : piercings et tatouages, vie de luxe, respect, assurance dans un environnement urbain et masculin[24]. Ces pratiques graphiques sont orientées en partie sur le futur, sur des situations qu’elles sont susceptibles de rencontrer dans un avenir plus ou moins proche. Ces images, à l’instar de la reconnaissance, selon Ricoeur (2004), lient l’avenir au passé et au présent. Elles peuvent être envisagées comme des prémisses à de nouvelles formes d’intersubjectivité, voire de performativités[25]. Les réalisations personnelles par le dessin, la peinture, les graffitis leur procurent également fierté et estime de soi. Par ces pratiques, elles découvrent un domaine où elles excellent. Les réactions positives de leur entourage face à leurs créations les encouragent à poursuivre. Elles dessinent ou peignent de plus en plus, se donnent des objectifs et s’affirment dans leur volonté d’embrasser une carrière artistique. « La continuelle reconstruction de l’estime de soi est devenue une contrainte incontournable de la fabrication identitaire », constate Kaufmann (2004 : 117). Mentionnons que dans le cas d’images de soi usant de la vidéo, l’estime de soi est graduelle et s’opère au fur et à mesure que la personne considère sa performance musicale de meilleure qualité. Dès lors, elle gagne en assurance et n’a plus peur de regarder la caméra.

Revenons à la construction de soi dans ces images. Il importe d’insister sur le caractère relationnel de ces images de soi et pas seulement sur leur caractère référentiel. Comme nous allons le voir, nombre de ces images procèdent de l’établissement d’un rapport de soi à soi médiatisé par les autres. Cet aspect relationnel et intersubjectif inhérent à la reconnaissance est d’autant plus important que :

[Le] trait essentiel de la vie humaine est son caractère fondamentalement « dialogique ». Nous devenons des agents humains à part entière, capables de nous comprendre nous-mêmes – donc de définir notre identité – grâce à notre acquisition de langages humains riches d’expérience. […] Il reste que nous apprenons ces modes d’expression par des échanges avec les autres. Nous n’acquérons pas les langages requis pour l’autodéfinition de notre moi. Nous y sommes plutôt amenés par l’interaction avec ceux des autres qui nous touchent – ce que George Herbert Mead appelait « les autres donneurs de sens ».

Taylor 2009 : 49-50

Hétérovalidation de soi (ou validation sociale de soi par autrui)

La lettre qu’on envoie agit, par le geste même de l’écriture, sur celui qui l’adresse, comme elle agit par la lecture et la relecture sur celui qui la reçoit.

Foucault 1994a : 423

Facebook, YouTube et Instagram jouent un rôle crucial dans ces pratiques auto-représentationnelles. Plusieurs de ces jeunes femmes disposent par exemple de deux comptes Facebook : l’un personnel et l’autre artistique, servant à la promotion de leurs réalisations. Ces réseaux ou sites d’hébergement de vidéos et d’images fixes leur offrent l’occasion de tisser des liens professionnels, de rencontrer virtuellement des artistes ayant les mêmes centres d’intérêt[26], et pour certaines d’archiver leurs images : « Ça reste, puis je veux pas les perdre un jour. Si je les perds, je vais capoter, parce que c’est comme, c’est moi, c’est une partie artistique de moi », affirme l’une d’entre elles (Marie, Montréal, novembre 2013). Ces réseaux ou sites d’hébergement revêtent également une autre fonction. La publication d’images (fixes ou en mouvement) constitue une manière de se manifester à soi-même et aux autres. Par ces images, ces femmes se rendent présentes aux autres. Elles se montrent immédiatement et physiquement auprès d’un cercle plus ou moins restreint ; elles révèlent également pour le plus grand nombre leurs activités artistiques. Elles proposent une image de soi, c’est-à-dire se donnent au regard des autres et à leurs commentaires. Ces derniers sont primordiaux dans la construction de soi. Ils sont non seulement pris en considération dans une dynamique méliorative au niveau artistique sous forme de conseils (« tu devrais essayer de… ») et d’encouragements, mais influencent les manières de se présenter, de se vêtir, de se maquiller. Ces jeunes proposent, entre autres, des images d’elles prises dans des magasins avec des produits non achetés ou encore usent d’applications afin de modifier les couleurs de leur rouge à lèvres ou de leurs chandails. Certaines tenues vestimentaires accentuent des parties de leurs corps. En fonction des réactions suscitées, elles achèteront et porteront les accessoires et tenues ayant obtenu le plus grand nombre de « J’aime »[27]. Dans ces publications, certaines n’hésitent pas à mettre de l’avant leur corpulence et enregistrent de nombreux commentaires positifs.

Elles prêtent un grand intérêt à l’attention que les autres leur portent. Elles ont souvent une grande attente à leur endroit. Elles composent plus ou moins avec ce qu’elles proposent d’elles-mêmes et ce que les autres leur renvoient de cette proposition. Dans plusieurs cas, nous avons observé un groupe de référence, constitué de quelques personnes de leur entourage qui comptent plus que les autres et vis-à-vis desquelles elles ne cessent de se comparer/composer. Ce sont les « les autres donneurs de sens », selon l’expression de Mead (1963 : 16).

Ces images de soi sont donc des images du rapport à soi et aux autres. Il nous semble réducteur de limiter ces pratiques à la seule maxime « je partage, donc je suis ». Dans certains cas, ce qui est partagé provient de sources extérieures et fait l’objet de tests qui impliquent plusieurs étapes. Certaines de nos interlocutrices mettent en ligne dans un premier temps une image d’une femme tirée d’un blog portant sur la mode de femmes de couleur[28]. Si les réactions sont enthousiastes s’ensuit un deuxième post où la jeune femme adoptera le mode de présentation du modèle (soit par la posture, soit par le découpage dans la photographie, qui est souvent un triptyque). Ce n’est que dans un troisième temps qu’elle se procure l’élément stylistique (coiffure, accessoires) du modèle et effectuera une autre publication qui rencontrera de nombreuses réactions positives. Ainsi, la formule suivante nous semble plus à même de dépeindre leurs pratiques : « si je partage, les autres valident certaines de mes propositions, et au fur et à mesure je deviens avec les autres ». Le partage d’images virtuelles donne lieu à de nouvelles actualisations de soi. Avant d’être confirmée ou sanctionnée, l’identité est « facebookement » négociée avant d’être octroyée. Cette négociation s’effectue sur un registre émotionnel où, si la reconnaissance et la fierté sont résolument recherchées, le danger de la honte et de l’humiliation est toujours présent. Shirley Turkle a mené des observations proches des nôtres concernant la construction et la mise en scène de soi sur Facebook. Elle affirme que « la technologie encourage une forme de sensibilité où la validation d’un sentiment devient partie intégrante de son développement, puis du sentiment lui-même » (Turkle 2015 : 280)[29].

Dans un même ordre d’idées, Kaufmann rappelle également que :

La construction de l’identité personnelle peut être analysée comme une vaste transaction entre soi et autrui [Dubar, 1991]. Chaque échange, même le plus minuscule, est filtré par une image (image de soi ou image de l’autre), qui est une grille de classement, de réduction et de fixation de l’information (je suis ceci ou X est cela), à laquelle est associée une dynamique émotionnelle permettant d’en activer ou inactiver les données.

Kaufmann 2004 : 180

Cette grille de classement est d’autant plus importante sur les réseaux sociaux qu’elle a été construite et validée avec d’autres. Une fois élaborée, la personne est tenue de s’y conformer quel que soit son aspect fantasmé ou réducteur.

Conclusions

Au Québec, il est encore difficile pour un jeune (homme ou femme) d’origine haïtienne de construire sa personnalité par identification, voire par émulation avec un personnage médiatique appartenant à une minorité visible. Les personnages haïtiens sont quantitativement présents dans les fictions, mais font bien souvent l’objet d’une stéréotypie négative ou d’une non-stéréotypie[30]. À partir d’une méconnaissance ou d’une absence de reconnaissance de la présence des femmes haïtiennes dans les médias, certaines jeunes Montréalaises d’origine haïtienne s’engagent dans l’invention de soi par des pratiques autoreprésentationnelles qui relèvent d’une « expérimentation imaginaire d’identités possibles, par des prises de rôles virtuelles » (Schütz 1987 : 69) tout en étant en lien avec des réalités vécues quotidiennement. Les productrices de ces images perçoivent leur vie et ordonnent leur expérience selon une modalité figurative.

Au sortir de cette recherche, il apparaît que l’autoreprésentation – processus de re-forme et de diversification de soi – permet de changer de place, d’adopter de nouvelles postures et de nouveaux traits, de bouleverser le poids des déterminismes, de s’inventer une vie meilleure[31]. Se figurer est alors un moyen de « travailler » sa vie, de réviser le présent en côtoyant des possibles. Leurs images de soi sont des présences au monde constituant de véritables réservoirs de situations (vécues, refigurées ou fictives) essentielles à une réflexion sur soi, son présent et son avenir. Une partie de ces pratiques graphiques sont orientées sur le futur, sur des situations qu’elles sont susceptibles de rencontrer dans un avenir plus ou moins proche. Derrière ces peintures, graffitis et autres vidéos se dessinent quelquefois l’entièreté d’un mode d’existence. La volonté de retrouver une position d’actrice est très prégnante dans ces pratiques egographiques. Elles ne veulent pas être des figurantes, c’est-à-dire des « personnes sans qualité » (Didi Huberman 2012 : 149) comme elles le sont souvent dans des représentations médiatiques. Elles agissent en mettant fin à leur sous-représentation médiatique. Par là même, chacune d’elles, quels que soient son niveau d’études et sa condition, se perçoit comme un centre de dignité, de fierté et d’initiative. Ces images de soi ont donc une vertu socialisante où « la socialisation est aujourd’hui avant tout le processus dans lequel [un individu] acquiert et développe sa capacité à maîtriser son expérience, à être sujet de son existence » (Wievorka 2008 : 319).

Ces configurations et reconfigurations de soi en lien avec les autres (Ricoeur 1990) leur permettent de faire leur non seulement la formulation de Vincent de Gaulejac selon laquelle « nous sommes l’objet d’une histoire dont nous cherchons à devenir le sujet » (De Gaulejac 2013 : 53), mais également de lutter contre le pouvoir qu’ont certaines industries médiatiques de « réélaborer et de refaçonner ce qu’elles représentent et, à force de répétition et de sélection, d’imposer et d’implanter des définitions de nous-mêmes qui correspondent plus facilement aux descriptions de la culture dominante ou hégémonique » (Hall 2007 : 120). Nous seulement nous sommes formés par la reconnaissance (Taylor 2009), mais toute société produit en effet ce que James Tully (2000) appelle des « normes de reconnaissance intersubjective ». Par ces normes, certaines catégories d’individus se voient attribuer des qualités, capacités, besoins ou dispositions qui sont présentées comme plus ou moins appréciables ou respectables. Lorsque ces normes en vigueur induisent des images et des statuts dépréciatifs pour certains groupes, cela peut engendrer chez ceux qui en sont victimes une difficulté, voire une impossibilité, à construire un rapport positif à soi (Honneth 2006).

S’autoreprésenter et diffuser ses images constitue un moyen de mettre en forme des expériences vécues, fictives et à venir, les rendant par là-même intelligibles à soi-même et aux autres[32]. La spécificité de ces activités intersubjectives et processuelles semble également résider dans leur portée émancipatrice (Lainé 1998) et leur lieu de diffusion. Les stratégies identitaires mises en oeuvre par ces jeunes femmes, notamment par une identification symbolique à la communauté noire, participent d’une demande de reconnaissance (Honneth 2004, 2006 ; Caillé et Lazzeri 2009) et de respect (Sennett 2003). En effet, la non-reconnaissance ou la reconnaissance inadéquate – susceptible de causer du tort et de constituer une forme d’oppression (Taylor 2009) –, s’enracine « dans des modèles sociaux de représentation, d’interprétation et de communication » (Fraser 2004 : 155). Or, comme nous l’avons vu, ces pratiques leur procurent bien-être et estime de soi. Elles constituent des techniques de soi où par sa propre figuration un individu tente de se transformer afin d’atteindre un certain état de confiance en soi, de respect et de fierté. Ces réalisations, par leur forme et leur lieu de diffusion, semblent être l’alternative suggérée par Saïd[33]. À l’instar de la télévision (Malonga 2008), ces réseaux ou sites d’hébergement de vidéos et d’images fixes peuvent être considérés comme des lieux de reconnaissance. Cependant, il importe de nuancer notre propos en rappelant que ces jeunes femmes adoptent, certes, une stratégie identitaire positive en contestant les images stéréotypées renvoyées, alors que d’autres, ou quelquefois les mêmes, privilégient une stratégie négative où sont intériorisées, voire même accentuées les images médiatiques liées à la violence des Haïtiens (cf. la version féminine du gangster violent). Le passage de la « visibilité déviante à la visibilisation volontariste » (Macé 2007) s’accompagne également d’une accentuation de la stéréotypie. Quelle que soit la stratégie adoptée, ces constructions symboliques témoignent d’un passage d’une posture passive à une autre plus active, nécessaire à la consolidation de la reconnaissance et de l’estime de soi.