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À la suite de Shoveling Smoke : Advertising and Globalization in Contemporary India (2003), consacré à l’Inde et à ses communications de masse, Mazzarella signe ici Censorium…, qui se centre cette fois sur la censure en ce pays. Il choisit d’ancrer sa réflexion à partir du cinéma indien, en s’attardant davantage aux périodes charnières que furent les années 1920-1930 et 1990-2000 et aux liens qu’elles entretiennent entre elles.

D’abord désireux de comprendre pourquoi cette seconde période fut si riche en controverses impliquant la censure, l’auteur sentit la nécessité de considérer également une période coloniale, dont la représentation dans l’imaginaire populaire est souvent liée à l’idée même de censure. Cherchant ainsi à briser le préjugé selon lequel la censure filmique en Inde ne découle que du passé colonial de ce pays, l’auteur mobilise autant les fruits de ses recherches d’archives que des données de terrain, étalées sur près de dix ans, afin d’étayer ses propos. L’auteur s’appuie également sur certains de ses textes précédemment publiés, qui ont servi à l’élaboration de cet ouvrage en cinq chapitres.

Cet intérêt de longue date pour l’Inde lui fournit un riche réseau de contacts dans le domaine de la censure cinématographique locale, lui permettant de poser un regard privilégié sur la situation dépeinte par l’inclusion de témoignages et d’entrevues avec les principaux acteurs du débat (tant avec les censeurs que les cinéastes). L’auteur propose ainsi une approche nouvelle d’un thème qui ne l’est guère, délaissant la dualité entre censure et liberté d’expression. Sera plutôt interrogée, entre autres, la relation entre le censeur et celui que l’auteur nomme le « pissing man », cet être dont l’impuissance face au pouvoir des images rend nécessaire l’intervention d’une autorité pour le guider et l’encadrer dans sa relation avec celles-ci. Mazzarella s’attarde également à justifier le choix du cinéma en tant que medium à l’étude, objet dont les confrontations avec les systèmes de régulation indiens sont aussi nombreuses que significatives.

Le pouvoir particulier du septième art est récurrent tout au long de l’ouvrage, l’auteur soulignant qu’il jouit à la fois de la distribution de masse (à l’image de la presse) et de l’énergie performative (propre au théâtre). Deux puissantes caractéristiques qui ne font qu’attiser la méfiance des censeurs à l’égard du cinéma. Un autre aspect apparaît crucial : l’inaptitude présumée des « pissing men » à s’élever au niveau des énonciateurs, ces êtres cultivés qui semblent immunisés contre les images qu’ils censurent. Ils sont alors considérés comme étant coincés dans un « time in between » (temps intermédiaire), un « exceptional state » (état d’exception), voire un « emergency state » (état d’urgence), notamment par les censeurs qui s’appuient sur cette idée pour mieux justifier leur influence. Ultimement, les tensions internes et les contradictions de la censure seront scrutées, alors que le second chapitre – « Who the Hell Do the Censors Think They Are ? » (Pour qui diable les censeurs se prennent-ils ?) – se penche sur les fondements du travail des censeurs, qui cherchent à la fois à protéger et à émanciper le « pissing man » ; deux objectifs qui semblent liés, tout en étant inconciliables. L’obscénité occupe aussi un rôle semblable, alors qu’elle constitue à la fois une menace, tout en étant ce qui permet à la censure d’exister. Car sans images problématiques à contrôler, de spectateurs impuissants à protéger, cette instance n’aurait guère raison d’être.

C’est donc par le biais de ces thèmes que l’auteur interroge d’abord la censure indienne de l’intérieur, telle qu’elle se perçoit, pour ensuite en mesurer les impacts sur la société qu’elle régule. Pour élaborer sa réflexion, Mazzarella emploie ainsi deux types de discours : informatif et théorique. Il mobilise autant des études de litiges marquants (dont le récit vient alimenter la réflexion proposée tout en dressant par l’exemple un portrait de la forte censure filmique indienne) que d’autres auteurs à qui il emprunte des concepts (le « parallax view » de Zizek, « l’aura » de Benjamin, etc.). De ce fait, la densité du texte de Censorium… s’avère variable, comme le ton employé. D’une facture sobre dans l’ensemble, l’ouvrage se permet certains écarts, comme ce script en quatre actes ouvrant le premier chapitre et scénarisant un récit chargé de relater par le mythe une brève histoire de la censure.

En résulte ainsi un ouvrage sur la censure en Inde et les interrogations qu’elle suscite, certes, mais qui mène également à des réflexions sociétales plus larges portant sur les rapports du public de masse avec les images cinématographiques. Par cette étude de cas, l’auteur réussit donc à offrir des réflexions pertinentes sur la nature du cinéma et sur celle de son public, qui sauront intéresser autant les étudiants que les chercheurs dans le domaine des études médiatiques aussi bien qu’anthropologiques.