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Introduction

Dans ce travail anthropologique, les approches phénoménologiques ouvrent sur deux horizons qui s’éclairent l’un l’autre : l’un interroge l’existence et la légitimité d’autres « phénoménologies » du monde et les points de rencontre empiriques et intellectuels avec la phénoménologie, philosophie ancrée dans l’Europe moderne ; l’autre nous plonge dans le monde taoïste et du qìgōng (氣功). L’un se reflète dans le miroir de l’autre avec des thèmes noués entre eux qui estompent les lignes : le mouvement, le corps, la personne et le monde. Sous le terme générique de qìgōng sont réunies des pratiques religieuses, martiales, thérapeutiques et sociales du corps, nous donnant à voir le corps vécu, au rythme des transformations à l’oeuvre dans la société chinoise et lui donnant chair.

Le qìgōng tel qu’il était pratiqué en Chine dans les années 1990 dévoilait une configuration complexe entre héritages et innovations qui n’entrait pas dans des modèles d’analyse pré-construits : il se donnait à découvrir par l’expérience du corps et l’observation participante, et transportait dans le monde chinois passé et présent (Micollier 1995)[1]. Expérience subjective, collective et sociale, il s’est ouvert simultanément aux institutions étatiques par son insertion dans celles du sport et de la santé, et à une sphère publique non-étatique – semi-officielle, informelle ou clandestine. Il s’est aussi immiscé dans la sphère privée, devenant alors une expérience individuelle, familiale, clanique, locale (Micollier 2004 : 107).

Les enquêtes ethnographiques (observations, entretiens, récits de vie, usage et recueil de sources écrites, sonores et visuelles) ont eu lieu dans les années 1990 en Chine du sud (Canton, 1991-1992). Cependant, la circulation des maîtres et d’un certain nombre de pratiquants qui les suivaient dans leurs pérégrinations invitait toujours, quel que soit le point d’origine du travail de terrain de l’ethnologue, à un voyage en Chine et parfois à l’étranger. Les matériaux ont été actualisés en 1997, 1999 et 2005. Les enquêtes à Taipei se sont déroulées en 1995, 1996, 1997 et 2005, dans une perspective comparative Chine-Taiwan.

J’ai eu la chance de mener des études ethnologiques en Chine en période de « boom » du qìgōng, un succès qui a pris la forme d’un mouvement social dans les décennies 1980 et 1990. En effet, la répression sévère de la fin des années 1990, initiée en 1999 par le gouvernement chinois contre le mouvement Fǎlúngōng (法輪功), forme de qìgōng bouddhique, a mis fin à l’expérience collective, visible et médiatisée des groupes de qìgōng en Chine et a abouti à une restructuration de leurs ramifications institutionnelles. Dans les années 1980, l’engouement populaire pour les myriades de formes de qìgōng qui avaient fleuri dans les villes chinoises peut être partiellement expliqué par les déficiences préoccupantes du système de santé à la suite du démantèlement du système maoiste de médecine communautaire[2], et par le mouvement de Tiān’ānmén de 1989, porteur d’immenses aspirations finalement déçues. En effet, ce mouvement avait été écrasé brutalement par les autorités chinoises.

Un volet de mes recherches au long cours en anthropologie et en études chinoises porte sur les connaissances et les pratiques du corps et de la personne, un champ de recherche qui, dans mon parcours, croise, entre en synergie et interagit avec celui de la santé, de la religion et du genre de manière implicite, explicite, parfois inattendue et toujours imprévisible. La préoccupation phénoménologique n’est pas étrangère à ces points d’attachement thématiques dans la mesure où la vie quotidienne est un enchaînement d’expériences immédiates qui ne peuvent être vécues qu’à travers les sens (Merleau-Ponty 1945) révélant et produisant simultanément et de manière processuelle notre corporéité (embodiment). L’embodiment réfère aux « dimensions corporelles des êtres humains et de leur subjectivité » (Desjarlais et Throop 2011 : S9). Csordas (1990) propose la notion d’embodiment comme un paradigme pour l’anthropologie, le corps étant une entité vivante, par lequel et à travers lequel nous faisons l’expérience du monde. Avec un souci programmatique d’une anthropologie de la santé en mouvement vers l’anthropologie générale, Scheper-Hugues et Lock (1987) évoquent le corps-un en corps multiples en le déclinant en corps individuel, corps social et corps politique reliés entre eux par des émotions. Puis Lock (1993) intègre l’embodiment, dénouant et tissant à nouveau les liens, un processus qui estompe graduellement les lignes intermédiaires, esquisses de limites. Enfin, elle entremêle biologies, cultures et expériences qui vont produire ensemble les discours du corps et sur le corps (Lock 2001). La phénoménologie merleau-pontienne sous-tend à sa manière les nouvelles orientations de l’anthropologie de la santé à partir des années 1990 (Lock et Nichter 2002).

Latour, pourtant plus inspiré dans ses travaux par Heidegger que par Merleau-Ponty, s’est aussi intéressé au corps : il propose une définition non préconstruite, ouverte et fluide de ce que signifie avoir un corps, qui permet de dépasser une « nature » du corps en essences et substances. Le corps est en perpétuel devenir, comme une interface qui devient tangible à l’épreuve de sa (re)connaissance de nombre d’éléments (humains et non-humains), et donc du temps (Latour 2004). Une telle orientation nous aide à mieux comprendre ce qu’est l’expérience fondamentale du corps : le corps est mis en mouvement par des flux d’entités qui voyagent entre intérieur et extérieur grâce à une enveloppe poreuse, interstitielle ; ce corps-interfaces influe à son tour sur ces flux, produisant ainsi un corps en perpétuel devenir parce que mu par un processus continuel de co-constitution avec l’environnement. Cette orientation donne aussi des clés pour comprendre les expériences du corps, comme la « mise en mouvements » par d’autres entités (humaines et non-humaines). Enfin, ajoutons à l’horizon la qualité d’agencéité (agency) de tous les existants ou « étants » dans une perspective holistique : Descola (2005) s’attache à analyser les relations entre les humains et les non-humains en termes d’interaction et d’interrelations plutôt que de présence ensemble dans le monde. Dans ce sens, toutes les entités partagent la qualité d’agencéité.

Situées entre théories de la connaissance et études d’expériences, comment les phénoménologies en anthropologie peuvent-elles nourrir la discussion sur les phénoménologies locales dans un échange réciproque et transdisciplinaire entre philosophie, ethnologie et études aréales ? Cette problématique est éclairée en deux points : l’un s’attache à tracer des lignes de rencontre entre, d’une part, des aspects de la pensée et de pratiques empiriques chinoises, et, d’autre part, des références phénoménologiques de la philosophie. L’autre porte sur les expériences taoïstes et du qìgōng en correspondance avec des points d’attachement phénoménologiques.

Revenons à des expériences vécues immédiates par les personnes. Dans le qìgōng, il s’agit de développer une sensibilité (mǐngǎn 敏感) aux (qìgǎ 氣感)[3] afin de laisser vivre et agir ces entités en nous, et en retour agir sur elles. L’expérience du corps par les sensations, les respirations, les émotions et les sentiments émane d’un corps co-constitué et habité par le monde qui l’entoure. De telles expériences sensorielles sont vécues et ressenties à un moment donné dans un monde situé physiquement et socialement. Inspiré par la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty et la proposition de Latour sur le corps, mon éclairage porte sur l’expérience taoïste et du qìgōng, dans ses aspects liés à l’expérience sensorielle immédiate, une expérience du corps vécu ouvrant sur d’autres horizons.

Phénoménologie en philosophie et en anthropologie

Des fondements de la philosophie phénoménologique

Le terme philosophie est employé ici au sens restreint de la philosophie analytique, critique, technique et marquée d’historicité, celle de l’Europe moderne. Dans un sens général en philosophie, la phénoménologie procède par une :

[É]tude descriptive d’un ensemble de phénomènes, tels qu’ils se manifestent dans le temps ou l’espace, par opposition soit aux lois abstraites et fixes de ces phénomènes, soit à des réalités transcendantes dont ils seraient la manifestation, soit à la critique normative de leur légitimité.

Lalande 2002 : 768-769

Dans un sens plus spécifique et plus contemporain, le terme réfère à la méthode et au système de Husserl (1913, 1950 [1900-1901], 2003) et aux doctrines identifiées comme leur étant associées. L’idée au coeur de cette philosophie husserlienne est de décrire ce qu’il est possible de voir selon un certain regard (Lalande 2002 : 769). Précisons aussi qu’il a été utilisé dans des sens très divergents tout en conservant l’étymologie comme fil conducteur. Nombre de philosophes adoptent à des degrés variés la méthode de Husserl pour l’utiliser comme outil ou matrice dans l’élaboration de leur propre pensée. Donc, l’origine du concept en philosophie dans ses usages et déclinaisons contemporaines met en lumière que la phénoménologie, dans le sillage d’Husserl, s’est développée en tant que méthode et en tant que système.

La philosophie phénoménologique considère l’expérience « d’être au monde » (dans l’ordre généalogique du concept : Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty) et vise à décrire « les choses telles qu’elles sont » (Merleau-Ponty 1945). Elle s’est constituée en réaction à la réification de théories objectivantes de la connaissance qui découpent la réalité en unités analytiques et tendent à valider des théories préconstruites par l’expérimentation. En bref, elle s’oppose au positivisme scientifique tout en valorisant l’empirisme classique. Cette convergence peut expliquer que les applications de la science, et en particulier l’émergence des technologies, orientent des courants phénoménologiques. En effet, ces technologies vont transformer radicalement et de manière irréversible l’expérience du monde. Par exemple, Conti (2013) évoque les positions de Heidegger et de Latour en termes de « techno-phénoménologie ».

Le dualisme cartésien est l’un des fondements théoriques qui a permis au paradigme scientifique d’émerger et aux applications de la science de transformer complètement le monde et la vie quotidienne du plus grand nombre. À partir du XVIIe siècle, l’Europe va dominer progressivement le monde avec l’aide des technologies innovantes ou plus performantes qui lui confèrent puissance économique et puissance militaire. Des formes de commerce international transcontinental d’envergure émergent, et de nouveaux territoires sont colonisés ; la science et les nouvelles technologies sauront aussi séduire des élites d’autres continents comme celles de la Chine ou du Japon. Plusieurs fois dans l’histoire européenne moderne des connaissances, le dualisme systématique sera questionné par un processus de déconstruction théorique visant à dépasser le caractère exclusif des propositions logiques A ou non A et à résoudre cette contradiction générique en posant à la fois A et non A comme possibles. En outre, cette possibilité est la norme plutôt que l’exception dans les cultures du monde. Depuis les années 1980, timidement, jusqu’à aujourd’hui, époque où la mouvance phénoménologique fait preuve d’une vitalité débordante, la pensée de la déconstruction est à l’oeuvre, traçant une continuité entre « humain » et « non-humain » qui concorde avec certaines avancées dans le champ des neurosciences et donc de la cognition. Dans le sillage de celle de Husserl (1900-1913), la philosophie de Merleau-Ponty (1945) vise à dépasser le statut de vérité des couples antithétiques exclusifs pour penser et surtout « vivre » le monde : parmi les plus fondamentaux pour construire une ontologie, énumérons les couples nature/culture, biologique/culturel, corps/esprit, objet/sujet, substance/forme, extérieur/intérieur, visible/invisible, féminin/masculin. Cette philosophie déconstruit un monde dualiste pour construire un monde moniste[4]. Tout s’entremêle au rythme de tissages et d’entrelacements, d’interactions et interrelations. Le monde est donc en devenir perpétuel et le tout devient plus que la somme de ses parties (holisme). En bref, Merleau-Ponty questionne l’« être au monde » en se basant sur l’expérience, le vécu et le sensible, valorisant une connaissance du monde fondée par l’intuition plutôt que l’induction ou la déduction, opérations logiques qui sous-tendent le raisonnement scientifique. « Étant au monde », la seule possibilité pour les « étants » – habitants du monde dont l’essence est l’existence (Heidegger 1979) et dont le statut ontologique et la capacité d’action diffèrent selon les positions des uns par rapport aux autres (Descola 2005) – de comprendre les phénomènes est de se fonder sur une description des « choses comme elles sont », en transformation continue, observable et ressentie dans un lieu et temps donnés. Merleau-Ponty préconise un usage a posteriori des modèles théoriques et méthodologiques : le processus qui va produire la connaissance est avant tout une expérience.

La phénoménologie en anthropologie Des approches épistémologiques à la méthode

Dans un effort pragmatique d’application de la phénoménologie à l’anthropologie, Knibbe et Versteeg (2008) proposent une « boîte à outils » phénoménologique, ensemble de possibilités à se réapproprier selon l’orientation, les thèmes et l’horizon finalisé à la suite de la description. Ils discutent trois points programmatiques et didactiques : la dimension épistémologique, la phénoménologie comme fondement d’études d’expériences, enfin son usage empirique en tant que méthode. Des auteurs vont alimenter leurs réflexions plus ou moins librement à partir de développements philosophiques divers. À partir de l’horizon phénoménologique ainsi tracé, chacun crée d’autres formes et construit son propre monde. Cet éclectisme se prête à une critique de la phénoménologie, à savoir le risque de voir son originalité, voire sa singularité, s’évaporer : peut alors être ouverte une boîte de Pandore, dévoilant un renouveau ethnologique reconnu mais confronté à l’écueil du doute sur le fondement partagé de l’approche phénoménologique. Mentionnons aussi qu’adoptée consciemment avant d’initier la recherche ou bien inscrite en filigrane comme une entité discrète, une préoccupation para-phénoménologique (« para-phenomenological concern », Katz et Csordas 2003 : 277) imprègne la production d’auteurs (par exemple Kleinman 1995 ; Kleinman et al. 2011) alors associés à cette mouvance, bien qu’ils ne s’y reconnaissent pas explicitement.

Les résonances entre la phénoménologie et la pensée chinoise du corps, de la personne et de l’environnement sont suffisamment audibles pour capturer l’attention. En effet, les contacts avec des aspects de la culture et la pensée chinoises, l’étude empirique de certains phénomènes et situations ainsi que les rencontres avec des personnes et des groupes plutôt que d’autres font que les approches phénoménologiques nous interpellent. Mon propre intérêt fut éveillé par une recherche mastérale sur le corps et le monde taoïstes en résonance avec des composantes de la psychanalyse, puis par une étude doctorale sur le phénomène et l’expérience du qìgōng (Micollier 1995). L’observation participante dans ces contextes implique le développement d’une sensibilité et d’une connaissance intuitive de la part du chercheur qui déconstruit sa trame théorique et méthodologique de départ, s’il en a une, pour d’abord voir « les choses comme elles sont ». L’ethnographe y est souvent contraint par le contexte, qu’il le désire ou non. Au cours du déroulement de la recherche, la méthode va « s’auto-construire », emportée et (re)modelée par les événements et les expériences. Décrire ce qui se passe et se vit pendant la période de terrain devient une évidence. Au lieu d’étudier la vision du monde des personnes et des groupes, le chercheur va s’intéresser au monde de la vie (lifeworld), soit « le monde familier, non questionné, pratique, conditionné historiquement, préthéorique des vies quotidiennes des personnes » (Desjarlais et Throop 2011 : 91). La démarche réflexive peut éventuellement s’inviter dans le travail, qu’elle soit ensuite transcrite dans l’écriture ou non. J’ai porté attention à ce que j’ai appelé les formes de qìgōng ordinaires, parmi les plus communes, pratiquées par le plus grand nombre, transmises par des maîtres « ordinaires » et non par des grands maîtres charismatiques, même si ces maîtres ordinaires prennent comme modèles les « trésors nationaux » (guóbǎo 國寶) (Micollier 1995 : 270)[5]. Le monde de la vie et les biographies de ces maîtres modestes du quotidien font porter les voix de pratiquants par ailleurs peu audibles[6].

J’ai alors considéré le qìgōng comme situé au coeur de la pluralité thérapeutique par ce qu’il donnait à voir, par la diversité de ses formes et référents, une palette exceptionnelle de recours thérapeutiques, et nous plongeait au coeur des transformations, des négociations et des contradictions de la société chinoise, entre héritage culturel et modernisation, entre religion et science (Micollier 1996). Kleinman (1980) fut le premier à décliner dans ses multiples aspects le système de soins dans le monde chinois contemporain : il décrivit alors des « soignés et des soignants » (patients and healers) plutôt que des maladies et des soins, même s’il définissait le système médical conformément au modèle du système culturel de Geertz (1973). Les travaux de Geertz s’inscrivaient alors dans un renouveau de l’approche symboliste, loin de la phénoménologie.

La méthode anthropologique à l’épreuve phénoménologique apparaît comme un parcours réciproque de la philosophie vers l’anthropologie et vice-versa : les anthropologues et les philosophes se posent les mêmes questions ; les premiers y ajoutent des données empiriques pour y répondre ; dans le sillage de Husserl, en philosophie, la phénoménologie est une méthode d’analyse. Rappelons que, dans l’histoire intellectuelle française des émergences et découpages disciplinaires, la discipline mère des sciences humaines et sociales est bien la philosophie.

La phénoménologie renforce la légitimité de l’observation des pratiques au coeur de la méthode ethnographique sur celle des discours des interlocuteurs et des « discours sur », mise en évidence en croisant des données puisées dans les entretiens, la recherche documentaire et la collecte d’objets. Elle légitime le savoir et la méthode des anthropologues qui s’attachent à l’observation située au coeur de la méthode ethnographique par sa dimension à la fois spatiale et temporelle. Ce sont l’observation et l’usage d’autres supports médiatisant l’expérience qui sont au fondement de la méthode, plutôt que les discours et les « discours sur ».

De plus, le travail de terrain dans son ensemble est indissociable du traitement des données et de l’analyse qui en résulte : l’analyse n’est pas différée parce que la méthode dans son ensemble « s’auto-construit » et « se vit ». La trame ethnographique au fil de l’expérience de terrain se transforme et s’enrichit. Ingold (2014) le dit autrement en définissant la méthode anthropologique comme une « méthode en temps réel » (real life method). La dimension temporelle de la recherche se trouve ainsi transformée.

L’anthropologue, par son expérience de la complexité de toute situation observée ou observable, est contraint à s’orienter vers une construction in situ de la méthode en lien avec l’analyse. Cet aspect est souvent critiqué par les autres sciences, dont la dimension expérimentale et la collecte de données sont fondées sur des protocoles serrés élaborés préalablement. Pour un anthropologue, un protocole de départ « qui ne s’ouvre pas » au fil du déroulement de la recherche est perçu comme une fermeture à des données pertinentes qui produiraient des résultats d’une meilleure qualité. L’ouverture, l’aspect processuel du déroulement de l’expérience de terrain, apparaissent comme des qualités incontournables de la recherche ethnologique.

De quelques résonances

Philosophie phénoménologique et pensée chinoise

Des recherches ont explicitement contribué à explorer des « phénoménologies » du monde ou phénoménologies locales en s’interrogeant sur les diverses formulations et manières de faire l’expérience du monde et « d’être au monde ». J’évoquerai quelques contributions portant sur les mondes asiatiques mais qui ont aussi une portée plus générale. Ots (1990, 1991) s’inspire explicitement en matière théorique de l’anthropologie philosophique allemande (Husserl, Heidegger) et de la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty. Puisant des exemples dans le monde chinois, il décrit le « corps vécu, habité » (lived-body, Leder 1984) qu’il préfère au terme embodiment pour designer « le corps dans l’expérience humaine » (Merleau-Ponty 1945). Il s’attache à faire prendre conscience du corps habité, intelligent et doué d’intentionnalité : une telle connaissance a été confisquée par notre interprétation culturelle moderne et erronée du corps « naturel » (Heidegger 1979 : 99-100). Il montre aussi qu’en Europe prémoderne, la dichotomie corps-esprit n’existait pas non plus : le terme historique scandinave et germanique Leib signifiait « vie-personne-corps » et ce « trois en un » sémantique neutralise en effet la polarisation de sens (Ots 1990 : 53 et 55, note 1). Ses travaux s’inscrivent déjà dans une phénoménologie qui connaîtra un développement important jusqu’à aujourd’hui. Le numéro spécial de The Journal of the Royal Anthropological Institute coordonné par Low et Hsu (2007) – consacré aux thèmes « Vent, vie et santé : perspectives anthropologiques et historiques » – s’inspire d’une approche phénoménologique merleau-pontienne explicitement reconnue : Hsu s’est intéressée au « vent », entité étiologique historique, en adoptant la perspective d’Ingold (2000) sur l’environnement directement inspirée de Merleau-Ponty (1945).

Halliburton (2002) décrit des expériences religieuses bouddhiques et hindouistes ouvrant sur la « phénoménologie locale » du Kerala, un usage du terme que l’auteur revendique clairement. Becker (1981) offre une étude philosophique à partir d’une mobilisation de sources secondaires[7] sur les expériences proches de la mort (near-death experiences) pratiquées dans cette forme populaire de bouddhisme née en Chine (IIIe siècle) puis diffusée en Corée et au Japon (XIe siècle). Une littérature émergente éclaire les liens entre le bouddhisme et la phénoménologie :

La phénoménologie et le bouddhisme prennent les pourquoi et les comment de l’expérience humaine comme points d’entrée et de sortie. Ils se penchent sur des problèmes épistémologiques similaires tels que les perceptions, sensations, la cognition, la construction noétique, le conditionnement incorporé (embodied), et le dépassement des moyens incorporés de voir le monde. Tous deux proposent, par une investigation méthodique du moyen de connaissance, de résoudre les dilemmes et les problèmes humains les plus fondamentaux.

Lusthaus 2002 : vii

Un regard critique doit être porté sur la possibilité et la légitimité de phénoménologies locales :

Le concept de philosophie renvoie à un discours spécifique apparu en Europe, caractérisé à la fois par la technicité de sa démarche et par l’historicité du questionnement qui est le sien dans son rapport critique à la tradition philosophique occidentale.

Thoraval 2002 : 65

Thoraval (1994, 2002) s’interroge sur la légitimité du concept de « philosophie chinoise » (zhéxué 哲學) et donc sur la possibilité d’une telle philosophie : le néologisme zhéxué « science de la connaissance » (ou bien哲学, tetsugaku en japonais), fut introduit dans la pensée chinoise et japonaise au début du XXe siècle par des traductions japonaises de termes de l’Occident moderne. Des intellectuels japonais de l’ère Meiji, période de modernisation culturelle et économique du Japon, traduisirent en caractères les termes modernes qui n’existaient pas dans les deux langues. Un bon exemple de la réappropriation de la philosophie phénoménologique par les intellectuels japonais, ici celle de Heidegger, est la démarche de Hirota, qui recherche des résonances phénoménologiques dans le bouddhisme japonais Jōdo (淨土, Terre Pure) : Hirota (2008, 2010, 2014) met explicitement en résonance les thèmes phénoménologiques de « dwelling, de l’habiter », la déconstruction sujet/objet et le statut de la vérité dans la philosophie de Heidegger et dans la pensée de Shinran[8] :

Afin d’éclairer la démarche phénoménologique de Shinran, j’analyse ses écrits à la lumière de l’exposition de « l’habité » (dwelling) dans les derniers essais de Heidegger. Quatre caractéristiques de l’habité discutées par Shinran et Heidegger s’inscrivent en résonance : la stabilité, la liberté, la joie et la proximité.

Hirota 2014 : 448

Un « effort phénoménologique » est donc attribué à Shinran, une terminologie qui peut poser problème dans la mesure où la phénoménologie est un courant de la philosophie.

Même si les savoirs des autres sont moins contestés parce qu’ils correspondent à un changement de paradigme s’annonçant depuis les années 1980 et marqué par un rapprochement « volontaire », la décolonisation historique n’a finalement pas encore produit une décolonisation de l’esprit : les modèles occidentaux, aujourd’hui questionnés par des voix émanant du monde entier, continuent de dominer par la puissance militaire, l’aide au développement, et aussi la fascination des autres pour le système économique capitaliste, plus que pour les autres aspects de la culture occidentale.

Les intellectuels asiatiques pratiquent volontiers l’auto-indigénisation en conservant les savoirs occidentaux comme des références matricielles sur lesquels il faut agréger celles de l’héritage. La discussion sur la légitimité de phénoménologies locales est possible au-delà des questions de définition de la philosophie : le courant phénoménologique s’est constitué en réaction à la science dans ses excès, l’objectivisme et le positivisme. S’inscrit-il en « creux », aux interstices, dans les failles de la philosophie en comblant ses lacunes et résolvant certaines de ses contradictions ? La phénoménologie oeuvre-t-elle pour un élargissement du concept vers un retour aux sagesses « préscientifiques », « prémodernes » ? C’est seulement dans ce cadre analytique qu’il est légitime d’évoquer « des phénoménologies » du monde. En outre, dans les cultures du monde où les élites intellectuelles se sont elles-mêmes réappropriées les savoirs européens, notamment la science, le débat est complexe parce que cette démarche qui produit l’hybridation des savoirs est consciente et volontairement travaillée en tension ou en relation avec l’héritage local. L’effort en direction de l’Occident dominant du point de vue des savoirs est visible dans la mesure où ces élites ont procédé à un tri raisonné des éléments du patrimoine qui sont compatibles avec la science et la philosophie au sens restreint. La médecine chinoise est un exemple paradigmatique de cet effort : le processus de standardisation a consisté à éviter le conflit avec les normes de la théorie traditionnelle et avec celles de la biomédecine (Hsu 1999).

Pour conclure, deux concepts de philosophie distincts seraient utiles pour clarifier les idées : la philosophie, au sens restreint de l’Europe moderne et de l’émergence de la science, et le philosophe, au sens antique d’« ami de la sagesse », qui existe partout dans le monde et aussi en Europe prémoderne. Il est donc plus prudent d’identifier plutôt des résonances avec la phénoménologie que des « phénoménologies locales » qui redessinent intrinsèquement la ligne ethnocentrique.

Expériences chinoises : le mouvement, le corps, la personne et le monde[9]

L’expérience est au coeur de la méthode classique de l’anthropologie par la technique de l’observation participante et la « description dense » chère à Geertz (1973). La méthode dans le monde de l’héritage culturel chinois renvoie au Dào, « voie, chemin » de cultivation de soi, de construction de la personne (xiūshēn 修身), un travail sur soi, la vue portée au loin visant à la transformation et à l’élévation de la personne : le qìgōng conduit au développement de la personne par la maîtrise graduelle de l’art du  ; l’expérience ultime vise à « atteindre un monde supérieur essentiel » (gāojí jīngjiè 高級境界) à l’aide de « capacités spéciales, exceptionnelles, extraordinaires » (tèshū gōngnéng 特殊功能) tels que le don de claivoyance, la communication télépathique, la réception d’informations cosmiques, la faculté de contrôler des flux énergétiques la lévitation, des pouvoirs de guérison miraculeux, etc. (Micollier 1995 : 270). Par exemple, M.Z. enseignait et soignait par télépathie, et pouvait arrêter les rayons X et gamma.

Le corps se décline en « personne » (shēn 身), « corps physique » (體) et « apparence structurelle » (xíng 形) (Despeux 1994 : 7). Le terme contemporain corps (shēntǐ 身體) renvoie le plus fréquemment à l’idée de personne ; ses formes verbales signifient soit « faire personnellement l’expérience de la personne », soit « se mettre soi-même dans la position d’autrui », reflétant une emphase sur l’expérience de la personne et le mouvement vers l’autre (Micollier 1999 : 24-25).

Dans l’évocation du ci-dessous, qui révèle des points d’attachement avec l’environnement et un mouvement sollicitant la sensorialité, ma démarche résonne avec celle d’Ingold (2000). Les usages et sens anciens du « souffles, respirations, air, vapeurs, influences, émanations, nuages » (Unschuld 1985) l’inscrivent dans les mondes physique, géographique, météorologique. Les usages contemporains réfèrent principalement : 1) au en rapport avec le destin et intrinsèquement porteur de vie (par exemple, le terme yùnqì 運氣, « le en mouvement », est traduit communément « chance, fortune ») ; 2) au en tant que vitalité, force ; 3) au en qualité d’émotions ; 4) le comme vibrations, impressions produites par une personne est le sens le plus répandu (Micollier 1999 : 24).

Le est défini par des qualités et des localisations. Par exemple, trente qualités de sont répertoriées : presque toutes (28 sur 30) peuvent se transformer en agents pathogènes pour les humains. Le caractère 氣 est composé d’un pictogramme qui indique « la vapeur qui s’élève », placé au-dessus du pictogramme « riz, millet », au sens historique et étymologique. La configuration du caractère signifie « les vapeurs qui se dégagent du riz (ou du millet, ou de la nourriture) » (Engelhardt 1987). Une autre version de ce caractère, attestée dans le dictionnaire étymologique Shuōwén[10] combine ces deux éléments avec un troisième 食 (s, « nourriture »), confirmant le sens historique plus communément usité de « vapeurs émanant de la nourriture ». Dans la littérature des IIe et IIIe siècles, il est utilisé dans un contexte plus étendu et signifie « ce qui emplit le corps », « ce qui signifie la vie » (Unschuld 1985 : 72). Ces usages sémantiques nous renvoient à l’approche phénoménologique par l’évocation de flux permanents d’entités et entre entités, et du constituant vaporeux qui se diffuse dans l’environnement et l’imprègne continuellement. Se noue en outre une relation harmonieuse entre l’humain et les , « influences, émanation très fines » (Unschuld 1985 : 67-73) de tous les phénomènes naturels. Le , le fēng 風 (vent) et le jīng 精 (essence, sperme/sécrétions vaginales) peuvent se transformer l’un en l’autre. Dans un mouvement perpétuel, des influences () répandues partout et constitutives de la vie et de l’environnement au sens large (humains, non-humains ; vivants, non vivants ; habitants du monde : les « étants »), affluent dans les organismes où ils sont déjà présents, produisant une circulation fondamentale et un monde poreux où les lignes-limites disparaissent. Le , comme tous les étants, sont doués d’agencéité (agency).

À partir des émotions en mouvement dans l’expérience du qìgōng et des champs sémantiques de l’usage quotidien du terme, j’ai montré que le est l’agent dynamique par lequel les émotions et les qualités de la personne se manifestent, qu’il est porteur de vie, agent du destin (mìng 命) et un constituant de la personne (Micollier 1999 : 24). En outre, dans la théorie générique de la médecine chinoise, neuf correspondent à neuf états morbides du dus à l’excès des sept émotions. Le n’est presque jamais pathogène par essence mais il peut toujours se transformer en agent pathogène. Les expériences taoïstes et du qìgōng, entre transmission d’un héritage culturel et innovations, donnent le(s) à voir et à vivre en mouvement, agi(s), agent(s) et agissant. L’héritage du , des principes du yīn yáng 陰陽 et des Cinq Phases wǔxíng 五行 en actions apparaissent clairement dans les descriptions d’expériences. Ots (1990 : 56) remarque cependant que la réalité clinique des émotions, par exemple, révèle des différences considérables avec la théorie ancienne des correspondances omniprésentes.

Dans les années 1990, le mouvement qìgōng était encore très visible et faisait partie intégrante du quotidien d’un grand nombre de personnes « ordinaires », traversant les différences sociales, d’âge, de genre, de niveau d’éducation, d’appartenance locale et familiale, et d’affiliation religieuse. Observatrice et témoin de cette réalité quotidienne dès les années 1980, cette expérience sociale et individuelle, qui prit la forme d’un mouvement de grande ampleur, m’est apparue comme une entrée pertinente pour comprendre les transformations de la société chinoise contemporaine. Contribuant à mieux les saisir vues d’ailleurs, l’étude comparative à Taiwan (1995-1997) a montré que le qìgōng se donnait à voir et à vivre à Taipei dans les lieux de culte, et qu’il faisait alors partie intégrante des expériences religieuses (Micollier 1998). En Chine populaire, l’expérience du qìgōng était collective, familiale au foyer ou bien individuelle dans des espaces géographiques variés publics ou privés – parcs publics, rives fleuves, terrains vagues, écoles, gymnases, stades, universités, entreprises, temples, maisons. Le contexte physique et (psycho)physiologique est très important, le langage des sens se mouvant dans l’espace-temps. Le qìgōng a la capacité de se fluidifier dans ses attributs et ses qualités selon la sensorialité des personnes et les relations qui se nouent par l’expérience immersive dans ces espaces ; il se donne alors à voir et à sentir, à « habiter » comme une gymnastique, une thérapie, un rite individuel ou collectif, en mouvement vers le bien être, la santé et le développement de la personne, et dans l’espace domestique, un travail du corps et de la personne qui traverse les générations.

Mon propos est limité ci-dessous à des aspects connus de l’héritage taoïste qui résonne dans des expériences de qìgōng. Les qìgōng dans leur diversité, en particulier les qìgōng médicaux situés au coeur de mon étude, ont largement emprunté ou référé à celui-ci. Cependant, précisons aussi que ces expériences montrent des mouvements, interactions et liens avec d’autres expériences religieuses, notamment bouddhiques, que je ne décrirai pas ici.

Par exemple, M.Z., l’un des maîtres avec qui j’ai construit un récit de vie (méthode biographique)[11], réfère au modèle taoïste de la relation maître/disciple et de la transmission des connaissances :

Mon maître est taoïste, de la secte Longmen de la dix-neuvième génération. Ce maître dàoshì 道士 est de la vingt-quatrième génération […] Par exemple, vous et moi, supposons que vous soyez les disciples potentiels et moi le maître ; entre vous, il n’y a pas de distinction de génération spirituelle, quel que soit votre âge. Si on est à l’origine d’une lignée de parenté spirituelle, je suis la première génération et vous la deuxième. La succession des générations se fait ainsi. Et nous serons tous de l’école Longmen […]

Micollier 2013 : 144

Lóngmén pài 龍門派, l’école de la « Porte du dragon », est une branche de l’école taoïste Quánzhēn dào 全真道 (Robinet 1991 : 250).

Les rituels « intérieurs » au coeur de l’expérience du qìgōng décrits en détail dans Micollier (1995) et brièvement dans Micollier (2004 : 4-5) résonnent fortement avec l’expérience du nèidān 内丹 (alchimie intérieure). Cette forme de méditation taoïste chère à l’école Quánzhēn, décrite en détail dans les sources chinoises, inclut la visualisation des divinités dans le corps qui se transforme alors en panthéon (Robinet 1979, 1991).

Entre les qìgōng et le taoïsme, le tissage de liens précis dans un mouvement d’entrelacements théoriques, sensoriels et expérientiels se donne à voir dans l’expérience ethnographique. Le monde et ses dimensions cosmologiques, les expériences du corps-personne et de la personne, l’expérience collective, le cours de l’histoire et des savoirs dans les qìgōng situés entre innovations et transmission de l’héritage, les affiliations religieuses des maîtres et des pratiquants, tout cela est présent dans ce tissage. Ce mouvement spatial et temporel donne naissance à des formes aux contours incertains et éphémères et trace des lignes de rencontre et de fuite entre ces expériences.

Expériences taoïstes

Ayant identifié quatre systèmes ontologiques génériques dans les cultures du monde, Descola (2005) évoque le mythe de fondation à l’origine de la cosmologie taoïste pour inscrire la pensée chinoise dans un système analogique. En effet, la composante taoïste de la pensée chinoise met bien en présence d’un système analogique qui serait même paradigmatique de ce type d’ontologie[12] :

La philosophie chinoise rend manifeste au plus haut point un trait central de toute ontologie analogique, à savoir la difficulté à distinguer en pratique, dans les composantes des existants entre ce qui relève de l’intériorité et ce qui relève de la physicalité.

Descola 2005 : 360

Rappelons que Granet (1934) avait alors écrit : « En Chine ancienne… la société, l’homme, le monde sont l’objet d’un savoir global [qui] se constitue par le seul usage de l’analogie » (Granet 1968 [1934] : 297)[13].

Au coeur de la tradition chinoise, le taoïsme est une composante autochtone et originale, religion et pensée, et s’enracine dans une forme ancienne de chamanisme mais non exclusivement. L’expérience du corps fait partie intégrante de l’expérience religieuse. Les pratiques individuelles et la liturgie révèlent la tendance à réguler la relation de l’individu à son environnement : les techniques de visualisation et du rituel « intérieur » établissent un continuum entre intérieur et extérieur. Le corps est alors une enveloppe protectrice servant de médiateur, siège d’échanges perpétuels entre l’homme et son environnement. En continuité avec ce qui l’entoure, le corps est inscrit dans la réalité phénoménale. Le corps vécu des taoïstes donne à voir une limite diffuse et extensible au point de ne plus exister puisque le corps peut non seulement englober, mais aussi devenir l’univers lui-même ; dans un mouvement réciproque, un processus dynamique met en relation le microcosme (humain) et le macrocosme (univers, environnement). La pensée taoïste est fondée sur des notions de relativité, d’impermanence et de transformation de toute entité. Les relations dynamiques entre les êtres (vivants et inertes, humains et non-humains) et les réseaux d’interrelations et de correspondances s’élaborent dans ce processus relationnel : la doctrine du microcosme et du macrocosme, que l’on retrouve dans de nombreuses cultures du monde, est développée à l’extrême par les taoïstes et de leur conception du corps. Les liens ainsi tissés sont plus importants que les êtres eux-mêmes.

Le corps taoïste est un corps de femme enceinte, « le corps véritablement complet, le seul à pouvoir accomplir la transformation, l’oeuvre du Dào » (Schipper 1982 : 173). Lors de la conception et de la gestation, l’être humain est déjà né : l’âge de l’enfant est calculé à partir de la fécondation. La vie à l’intérieur de la matrice est conçue en résonance avec l’existence future à l’extérieur. Le cycle de la gestation est rythmé par une graduation temporelle qui permet de déterminer la durée de vie de l’enfant dans le monde. Le corps de la femme enceinte vit une expansion graduelle et continue : l’adepte doit prendre ce corps en pleine transformation pour modèle et s’identifier à lui au point de vivre dans son corps la même métamorphose en donnant naissance, et en faisant grandir l’Embryon immortel.

À partir d’une étude ethnologique en terrain français, Verdier évoque les implications de ce processus d’expansion du corps :

Enceinte, une femme est un être qui a perdu ses frontières comme si les limites soudain agrandies et démesurées de son corps distendu ne la garantissaient plus de rien mais engloutissaient tout l’univers en vertu d’une communicabilité intense ; paradoxalement, elle est toute transparente.

Verdier 1979 : 56

Le corps de la femme enceinte est perméable donc vulnérable, mais pour l’adepte taoïste, un corps à capacité transformationnelle ouvre la voie au but ultime du retour à l’origine et de l’union avec le Dào. En outre, le processus de transformation se situe au coeur des pratiques taoïstes : le corps de l’adepte se dilate, se projette dans le cosmos ou bien il introjecte les éléments cosmiques en son sein. La capacité de métamorphose est la vertu essentielle exigée pour l’élaboration d’un « corps taoïste », métaphoriquement assimilé à l’Enfançon ou « Moi véritable ». Dans le rituel, ce corps enclin à l’expansion est un temple ou un monde harmonieux et supérieur, habité par les divinités.

Le « corps taoïste » est aussi un corps mystique. L’expérience du développement de l’enfant et l’expérience mystique présentent des similitudes par le vécu d’une « continuité entre le monde intérieur et le monde extérieur, entre le sentiment de Soi et l’environnement, lequel se découvre être, pour une part essentielle, un autre Soi » (Anzieu 1980 : 160). L’être mystique vit à partir d’une illumination de l’ordre du vécu sensoriel, le retour à l’origine qui rend le processus de transformation possible. En outre, le mystique vit un processus régressif difficile et douloureux mais qu’il contrôle : il fait simultanément l’expérience d’un état primaire de non-intégration et d’un sentiment de soi, sans limites et originel (Winnicott 1975). Selon Corbin,

La doctrine du microcosme est une anthropologie qui dévoile et montre dans la structure de l’être humain une homologie avec la structure de tous ces cosmos, ainsi qu’un point d’attachement, terme et support de la relation avec chacune des parties homologues.

Corbin 1953 : 80

Foucault (1966) réfère aussi à cette notion de « point d’attachement » quand il évoque un ensemble de règles qui déterminent la « prose du monde ». Enfin, Lévi-Strauss (1962 : 24) reconnaît une cohérence à la « pensée sauvage » en la situant à un « niveau stratégique » d’appropriation de la nature « approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination ». Dans la pensée chinoise, ces « points d’attachement » sont les Cinq Phases wǔxíng (五行), c’est-à-dire le Bois, le Feu, la Terre, le Métal et l’Eau, conçues comme en perpétuelle transformation de l’une en l’autre. Xíng (行) signifie « aller de l’avant, suivre une voie ». L’assimilation du corps humain au cosmos se situe au coeur de la pensée chinoise. L’organisme macrocosmique résonne avec l’organisme humain :

Comme le Tao sans forme qui peut être fort ou faible, souple ou dur, Yin ou Yang, obscur ou lumineux, de même l’Homme Grand se transforme, se disperse, se concentre ; sa forme n’est pas constante.

Seidel 1969 : 88

Une telle résonance est fondamentale dans la méditation : la vision des organes internes et des esprits qui habitent le corps et l’intériorisation des forces primordiales s’accomplissent en même temps qu’une contemplation du monde extérieur par les yeux, sens de la vision (Robinet 1979). L’homme et le cosmos sont, avant tout, des « organismes » au sens biologique, comme n’importe quelle cellule ou n’importe quel être vivant.

Les taoïstes, à partir du 1er siècle, développent le concept de corps-microcosme qui est aussi un corps-panthéon : perçues par l’expérience de la visualisation, les mêmes divinités habitent dans le corps et dans le monde. L’adepte relie les parties du corps aux régions de l’univers par le contact avec les divinités du corps. Pour que les puissances de vie , jīng (精), shén (神) soient préservées et les divinités visualisées, le processus vers la réalisation du Dào 道 consiste à « nourrir la forme » yǎngxíng (養形), « nourrir la vie » yǎngshēng (養生), et « structurer la personnalité » xiūshēn (修身) (Engelhardt 1987 : 9).

Ces expériences du corps, de la personne et du monde en mouvement perpétuel nourrissent l’expérience du qìgōng.

Expériences du qìgōng

Le terme qìgōng apparaît en Chine au début du XXe siècle dans le contexte thérapeutique : ces techniques furent utilisées dans les sanatoriums dans le cadre de la prise en charge de la tuberculose (Despeux 1989). Alors que des aspects de l’expérience de qìgōng renvoient à des éléments de médecine et de biologie moderne, d’autres transportent dans l’histoire lointaine. Il existe presque autant de formes de qìgōng que de maîtres : chacun introduit des variantes personnelles à partir d’une base technique déjà connue.

Le qìgōng, « maîtrise, discipline, art du , souffles, respirations, vapeurs, influences, forces de vie, vitalité », ou encore pratiques du corps et de cultivation de soi, est une constellation d’expériences à dimension martiale, thérapeutique, religieuse et sociale. Déclinés en de nombreuses formes héritées de pratiques anciennes, les qìgōng réfèrent à des éléments fondamentaux de la pensée et de la culture chinoises.

Dans le monde du qìgōng, le corps du pratiquant est transfiguré et les mouvements ouvrent sur un horizon en perpétuelle transformation. Le qìgōng est un bouquet d’expériences participatives sensorielles difficiles à définir qui ne se laisse pas enfermer dans des modèles préétablis : il révèle une configuration complexe de savoirs-mouvements, mouvements de savoirs entrelacés avec les mouvements du monde. Expérience corporelle, sensorielle et spirituelle complète qui ouvre les horizons de la personne dans le monde, le qìgōng donne à voir et à vivre une expérience extatique en lien avec l’expérience charismatique du maître : « l’état de qìgōng » (qìgōngtài 氣功態) modifie la conscience du corps, un corps habité et un habitant de ce même corps, une manière « d’être au monde ». Les mouvements du corps font percevoir des liens fluides et des interactions avec ce qui l’entoure qui relèvent ontologiquement d’une co-constitution corps-entourage. Vivre cette expérience fait partie du processus en oeuvre dans la pratique quotidienne sous forme de séquences successives et produit des transformations graduelles de la personne en mouvement. Elle donne à voir des mouvements fluides d’expansion et de contraction, et l’expression d’émotions en relation avec des opérations mentales intermédiaires entre libération et contrôle (Micollier 1999). Des « rituels intérieurs » révèlent les entrelacements avec les expériences taoïstes : par exemple, la création mentale d’un « espace du qìgōng » et la visualisation qui ressemble à celle de l’alchimie intérieure[14]. Les expériences sensorielles et perceptives décrites par les pratiquants évoquent celles qui sont rapportées par les personnes ayant vécu des transformations mentales, des états élargis ou modifiés de conscience (Micollier 1999) jusqu’aux états proches de la mort à la suite d’événements provoqués par une expérience religieuse (Becker 1981) ou par un accident, comme l’état neurologique du coma.

Par exemple, une séance collective où M.X., un autre maître dont l’expérience s’est mêlée à la mienne grâce à l’horizon de la méthode biographique, sollicite ainsi les mouvements du corps et de la personne qui ouvrent à la réception du  :

Décontractez-vous. Si vous avez envie de crier, criez ; si vous avez envie de rire, riez ; si vous êtes tristes, vous avez envie de pleurer, pleurez ; de danser, dansez ; de bouger, de faire des mouvements, [laisser vivre votre corps, vos émotions, votre monde], faites-le.

Micollier 1999 : 26

En effet, les pratiquants en mouvement vers un mieux-être, ici des patients en consultation, doivent laisser vivre leurs émotions en dépassant la limite du contrôle et de l’inhibition. S’ouvre alors l’horizon du soin, éventuellement du « guérir » par la projection du bénéfique du maître.

Le qìgōng immerge dans le « monde de la vie » (lifeworld) des personnes par une expérience fondamentalement non-verbale, donnant à voir et à partager des mouvements, sons, gestes, enchaînements de gestes. Ces séquences chorégraphiques esquissent une esthétique et poétique du corps : elles reflètent des émotions variées, des sentiments, des relations entre les personnes, une prise pleinement « habitée » de l’espace et leurs déplacements dans un espace matériel et mental tracé par le maître. Lieu d’expression corporelle thérapeutique avant d’être esthétique, cet espace évoque l’espace du rituel taoïste sans être perçu et pensé comme tel par les « danseurs ». Ces expériences corporelles pourraient être approchées sous l’angle esthétique, comme une poétique du corps en transformation animant le quotidien des personnes.

Dans le soin à distance, la relation thérapeutique relie deux corps et deux personnes, le soignant et le soigné, par l’intermédiaire du corps macrocosme. L’environnement médiatise les échanges entre des étants dans un flux d’influences réciproques. La transmission du bénéfique du maître se fait par la pensée « yòng yìniànfāgōng, fāqì » (用意念發功, 發氣). L’émission, projection de (fāqì 發氣, fāgōng 發功) du maître reçu par le pratiquant (shōuqì 收氣) se situe au coeur de l’expérience thérapeutique par qìgōng. Le a « l’habileté » (skill, selon l’acception d’Ingold 2000) de traverser les continents s’il est correctement envoyé par un maître compétent. Cette action par la pensée, enseignement ou thérapie, a lieu dans un cadre spatial et temporel précis, nécessitant de déterminer un lieu, une direction (dìng fāngxiàng 定方向), une heure (dìng shíjiān 定時間) selon un accord préalable entre les deux personnes engagées dans le processus d’interactions. Un tel cadre conditionne l’efficacité de cette technique de télépathie par la concentration et la visualisation. Elle est utilisée, soit dans le contexte d’un apprentissage d’un niveau élevé qui suppose le développement d’une discipline mentale, soit dans la prise en charge thérapeutique si le pratiquant-patient est éloigné géographiquement. Certains patients se déplacent une seule fois pour consulter le maître puis souhaitent continuer le traitement à distance.

La séance de soin s’attache : en premier lieu, à développer la sensibilité des patients-pratiquants aux sensations de  : « La projection du par le maître suppose la réception du par le patient ; de manière plus générale, la pratique du qìgōng produit des sensations de  » (Micollier 1995 : 238) ; en deuxième lieu, à développer cette sensibilité « par le principe sur lequel M.Z. insiste, [qui consiste à] suivre la nature du corps » (idem) :

Par exemple, il faut dire à tout le monde de suivre la nature du corps : si vous avez envie de pleurer, pleurez ; si vous avez envie de rire, riez ; si vous avez envie de bouger, bougez ; si vous avez envie de sauter, sautez… si vous ne voulez pas pleurer, laissez aller votre corps…

M.Z., dans Micollier 1995 : 238

Enfin, cette sensibilité doit être développée par la parole et la pensée : « Réfléchissez sur ce que je dis… d’une part, parlez ; d’autre part, pensez. Il y a beaucoup de gens sous l’influence du qui rient, qui pleurent, qui sautent, qui bougent » (ibid. : 239). Ainsi, la projection de meut des flux qui doivent être reçus par les sens et la pensée, et incorporés (embodied).

Le fàngsōng gōng (放鬆功), technique générique de qìgōng que l’on retrouve dans de nombreux qìgōng, est une méthode de relaxation fondée sur la visualisation des différentes parties du corps[15], des plus internes (l’essence et les organes internes) aux plus externes (poils, peau). Une vision si concrète de l’intérieur du corps évoque la « vision intérieure » des taoïstes, mais les divinités qui habitent le corps ont disparu dans cette adaptation moderne de l’expérience.

Pour conclure

L’expérience sensorielle du qìgōng, ouvrant sur le processus de transformation de la personne et du monde, invite à écouter attentivement des résonances phénoménologiques en lien avec le monde quotidien des personnes : une nébuleuse de sensations, émotions, sentiments qui fait plonger dans le monde sensible. Elle transporte dans une conscience intermédiaire entre transe et extase, et donne à voir et à vivre des entrelacements entre corps, étants et mondes. Cette expérience trace l’horizon de possibilités de soins et de communication à distance, mettant en mouvement des échanges fluides, des flux continus entre étants en relations entre eux, en prise et sous influence réciproque avec ce qui les entoure. Elle nous entraîne vers l’embodiment, l’intersubjectivité et « l’habité » chers aux phénoménologues.

Invité et invitant au voyage dans l’expérience holistique des taoïstes et des pratiquants du qìgōng, l’individu est « taoïste à l’intérieur et confucéen à l’extérieur », comme il est communément dit dans la vie quotidienne en Chine encore aujourd’hui, reflétant une manière « d’être au monde » qui permet de mieux accepter le « moi divisé » et les décisions difficiles à prendre. Cet adage offre sa richesse sémantique pour se reconnecter avec les réalités de la condition humaine telles qu’elles sont aussi vécues au quotidien par de nombreuses personnes. L’expérience de situations clivantes et traumatiques s’entrelace avec l’expérience du corps vibrant, habité et habitant, et en interrelations continues avec ce qui l’entoure. La sérénité intérieure d’étants en osmose avec l’environnement engagés dans un processus d’échanges continus et réciproques produisant l’harmonie du « développement de le personne » par le qìgōng ou du retour à l’Enfançon taoïste est parfois difficile à retrouver par l’expérience du corps. L’identité individuelle clivée ou « moi divisé » (divided self, Kleinman et al. 2011) entre « le petit moi » (small self) – celui des aspirations individuelles, voire individualistes – et le « grand moi » (big self) – celui des prescriptions familiales et sociales – nous éloigne de l’approche phénoménologique du corps et de la perception, du moins de celle de Merleau-Ponty :

L’identité individuelle divisée est considérée comme entrée pour une étude sur les Chinois, suggérant que le moi (self) peut être divisé en un certain nombre de diviseurs tels que présent/passé, public/privé, moral/immoral, etc.

Kleinman et al. 2011 : 5

Cette réalité nous replonge dans le monde dichotomique. Le vécu de ce « moi divisé » est souvent situé du côté de la détresse, d’une souffrance chronique qui hante les personnes dans la Chine des transformations accélérées de la globalisation et du développement, économique cette fois, et non celui de la personne : il faut tenir compte de ce vécu au quotidien pour comprendre la nouvelle condition sociale chinoise qui donne à voir la (re)naissance d’un « individu entreprenant » (entreprising self, Rose 2007[16]). Cette condition est induite également par la transformation profonde de l’identité individuelle et du contexte moral. « L’habitus » bourdieusien ajouté par Csordas (1990) au répertoire phénoménologique rappelle les limites des possibilités expérientielles du corps : cet outil est alors bienvenu pour refermer l’horizon d’une phénoménologie qui ferait fi des contingences matérielles et socio-économiques, lesquelles pourtant conditionnent très fortement la vie des personnes. Ce point critique est souvent formulé à l’encontre de l’engagement phénoménologique. La palette de possibilités offerte par les phénoménologies invite à réfléchir sur leur dénominateur commun, sur la cohérence des approches et sur les usages de l’interprétation. Même si les phénoménologues dénient facilement la dimension interprétative du travail, ils n’y échappent pas : procéder à un tri raisonné dans le kit de la recherche, par exemple se focaliser sur l’expérience même si elle est conçue comme holiste et englobante, au détriment d’autres aspects, trahit in fine une opération interprétative.