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Perspectives théoriques

À la jonction du biologique, du psychologique et du socioculturel, le désir d’enfant fait l’objet de nombreuses théories et travaux empiriques. Notion complexe, sa définition, son origine et ses motivations varient selon la discipline qui l’étudie.

D’un point de vue biologique, le désir d’enfant s’inscrirait dans les structures même du vivant qui « consiste dans la possibilité de se reproduire [en assurant] la conservation, la perpétuation de caractères héréditaires : par là même, l’individu évite son entière disparition, c’est-à-dire la mort » (Dagognet 2003 : 4). Dans cette perspective, le désir d’enfant n’est pas un concept élaboré, il se présente en évidence et n’appelle pas à être défini plus précisément.

Le désir d’enfant n’est pas non plus une dimension directement soulevée dans les théories évolutionnistes (Darwin 1876 ; Kohler et al. 1999 ; Picq et al. 2003). Ces théories placent la reproduction sexuée au coeur des processus essentiels du renouvellement des générations et de leur évolution par le brassage génétique. Les stratégies de reproduction des mammifères, incluant les primates, obéissent à des contraintes écologiques, saisonnières et hormonales ainsi qu’à celles liées à un investissement parental différentiel (Trivers et Willard 1973) du fait de l’apport plus important des femelles à la gestation, aux soins périnataux et à l’alimentation des petits. La répartition entre descendants mâles et femelles (sexe-ratio) serait globalement équilibrée, ce qui refléterait la présence d’une stratégie évolutive stable. Des hypothèses ont toutefois été avancées sur la variation du sexe des petits en fonction de caractéristiques liées à la santé et au statut de dominance de la mère. Dans une situation favorable pour ces deux critères, ce serait la reproduction des mâles qui serait favorisée, comme le rapportent des données sur plusieurs espèces, incluant des primates. Cette corrélation n’est cependant pas absolue et de nombreuses exceptions sont rapportées (Barash 1982 ; Hewison et Gaillard 1999 ; Brown et Silk 2002 ; James 2006), suggérant un modèle trop simple et ne tenant pas compte de la complexité des systèmes sociaux et des modulations dans les relations mère-enfant (Brown 2001). Quant au nombre de petits, deux stratégies ont été mises en évidence : la stratégie R où c’est la quantité de petits qui est privilégiée, et la stratégie K, dans laquelle ce nombre serait au contraire plus limité en raison d’un investissement parental plus significatif. C’est le cas chez les primates non humains où les modalités de maternage sont complexes en raison du temps nécessaire à la maturation des petits. Ce temps, variable selon les espèces, peut conduire à une naissance unique ou à un intervalle entre les naissances pouvant atteindre plusieurs années (Hill et al. 2000). L’analyse des stratégies de reproduction selon les perspectives évolutionnistes met aussi en évidence la présence de formes d’infanticide parmi les mammifères et les primates comme mode de modification du sexe-ratio (Hausfater et Hrdy 1984). Il peut être perpétré soit par des mâles (augmentant ainsi leur succès reproductif en intervenant sur le cycle reproductif des femelles), soit par des femelles (repoussant l’investissement parental dans une progéniture ultérieure en cas de stress environnemental important), soit par siblicide (Hayssen 1984). Ce comportement, rapporté chez plusieurs espèces de primates, renverrait à une stratégie pour éliminer la progéniture d’un mâle par un autre mâle, ou à la présence d’une aberration comportementale dans un contexte social marqué par de trop fortes densités démographiques (Hausfater 1984 ; Wachter et Bulatao 2003). Ces hypothèses font toutefois l’objet de critiques qui continuent d’alimenter les polémiques plus récentes quant aux fonctions de l’infanticide (Rees 2009).

La psychologie évolutionniste (Barrett et al. 2002) reprend aussi certaines perspectives évolutionnistes en mettant notamment en évidence les caractéristiques des stratégies reproductives (Sear et al. 2016) liées à des conditions écologiques ou à des systèmes économiques et de parenté spécifiques qui influencent la grandeur de la famille ou encore le choix du sexe des enfants et l’intervalle entre les naissances pour optimiser la survie de la progéniture.

Dans le champ psychanalytique, pour Freud (cité par Bydlowski 1997 : 139), le désir d’enfant est désir d’absolu, en tant que « désir suprême où peuvent culminer tous les autres ». Il est associé à un produit du désir inconscient (Cailleau 2005) et à « la traduction naturelle du désir sexuel dans sa fonction collective d’assurer la reproduction de l’espèce et dans sa fonction individuelle de transmission de l’histoire personnelle et familiale » (Bydlowski 1997 : 139). Ainsi, comme l’exprime Bydlowski (1980, cité par Cailleau 2005 : 147) : « ce qui est désiré ce n’est pas un enfant, c’est le désir d’enfant, c’est un désir d’enfance, c’est la réalisation d’un souhait infantile ». Ce désir se saisit dans le rapport à l’absence ou au manque.

Dans le champ socioanthropologique, le désir d’enfant est davantage interprété comme répondant à des attentes collectives et à des normes sociales, permettant de perpétuer le groupe et d’accéder à un nouveau statut. Ainsi, selon Héritier :

[Il] semble qu’il s’agisse davantage d’un désir de descendance et d’un désir d’accomplissement plutôt que d’un désir d’enfant, et de la nécessité d’accomplir un devoir envers soi-même et la collectivité plutôt que la revendication d’un droit à posséder.

Héritier 1985 :10

Le désir d’enfant est ainsi soumis à des dimensions sociales et culturelles qui varient en fonction du contexte dans lequel il émerge (Charton 2009 ; Chateauneuf 2011). Ce type de perspective est également mis en relief par des théoriciennes féministes qui soulignent aussi les rapports de pouvoir et les modes de contrôle que les femmes peuvent exercer sur la reproduction (Tabet 1985 ; Martin 2001 ; Descarries 2002 ; Dorlin 2006) : infertilité relative, absence d’une régulation hormonale contraignante, disjonction entre pulsions sexuelles et reproduction, absence de signes annonciateurs de l’ovulation, variabilité du cycle ovulatoire. Elles soulignent aussi en parallèle la mise en place de procédures sociales de contrôle assurant une reproduction maximale avec des interventions sur les modalités sexuelles (institution du mariage pour optimiser l’exposition au coït, dressage au coït, coercition physique et psychologique, contrainte au devoir conjugal, surveillance des différentes étapes du processus reproductif), et sur la reproduction (à travers l’infanticide, la gestion de l’allaitement et sur le contrôle psychologique et du corps des femmes). Ce contrôle se ferait notamment à travers des pratiques de violence visant à domestiquer les femmes en vue de la reproduction, des stratégies qui s’appuient sur de nombreux exemples ethnographiques, et dont certaines sont rapportées dans les recherches plus contemporaines (voir notamment Puri et al. 2011). Le désir d’enfant, dans ces conditions, apparaît à la fois comme une aspiration conditionnée socialement et comme une nécessité sociale imposée par les hommes aux femmes. Il serait toutefois également associé à un désir de maternité pour accéder à une identité et à un statut social valorisé, comme le montre l’exemple des Joola (Journet 1985), ou à un désir de non maternité contrôlé par le recours à divers moyens de limitation des naissances, tels que la contraception, l’avortement ou encore l’infanticide.

Les démographes accordent pour leur part une attention particulière au désir d’enfant en raison de son rôle reconnu sur le niveau de la fécondité. Dans les pays à basse fécondité, plusieurs études ont ainsi mis en évidence que les intentions positives de fécondité (avoir un nouvel enfant) ont généralement tendance à surestimer la fécondité observée, tandis que les intentions négatives de fécondité (ne plus avoir d’enfant) sont un bon indicateur des comportements ultérieurs (Noack et Østby 2002 ; Meggiolaro 2010). Par la suite, d’autres études ont entrepris, en adoptant les perspectives issues des travaux de Becker (1960) et de la théorie des choix rationnels, de montrer les logiques sous-jacentes aux projets de fécondité. Le désir d’avoir des enfants serait ainsi associé à des coûts d’opportunité où les couples seraient disposés à avoir des enfants selon la satisfaction qu’ils en retirent. Cette satisfaction serait évaluée en fonction des coûts directs associés aux enfants (les faire vivre, éduquer, etc.) tout autant que des coûts indirects (temps non rétribué consacré aux enfants). Cette hypothèse a toutefois été révisée au cours des dernières années du fait du lien positif observé entre les niveaux de fécondité et les taux d’activité professionnelle des femmes. Les couples à niveau d’instruction élevé et/ou à double salaire afficheraient, en effet, à la fois des projets de fécondité plus élevés (Heiland et al. 2008) et une fécondité réelle plus importante que la moyenne (Kreyenfeld et Konietzka 2017). Plusieurs études ont cherché également à identifier les facteurs influençant l’élaboration d’un projet de fécondité. Certaines, en s’appuyant sur la « théorie des comportements planifiés » (Ajzen 1991), ont souligné notamment l’importance de prendre en compte la situation conjugale et professionnelle des personnes (Régnier-Loilier et Solaz 2010), des problèmes de santé et de fertilité, ou encore des projets (formation, nouvelle orientation professionnelle, achat d’une maison, etc.) qui peuvent concurrencer celui d’avoir un enfant (Morgan et Rackin 2010).

Motivations associées au désir d’enfant et à la transmission

La compréhension du désir d’enfant fait appel à de nombreuses dimensions. Les raisons avancées transculturellement pour avoir des enfants renvoient principalement à trois catégories qui peuvent se recouper (Inhorn et Van Balen 2002) : 1) désirs de sécurité sociale où les enfants sont considérés comme essentiels pour assurer la survie de la famille à travers le soutien financier et domestique (travail et aide aux parents âgés) ; 2) désirs de prestige et de pouvoir social où les enfants sont considérés comme une ressource essentielle à cette fin, tant pour les hommes que pour les femmes qui ne peuvent atteindre leur plein statut social que par l’accomplissement d’un projet de procréation ; 3) désirs de perpétuité sociale associés aux besoins d’assurer la continuité des groupes sociaux et familiaux et de transmettre les mémoires sociales ou les identités ethnoculturelles, nationales et religieuses, en particulier lorsque celles-ci sont perçues comme menacées. C’est surtout cette troisième catégorie que nous développons ci-après.

Concept central dans les disciplines socioanthropologiques, la transmission a été définie comme le processus consistant à « faire passer quelque chose à quelqu’un » (Treps 2000 : 362), insistant sur la passation des éléments culturels d’un point de vue intergénérationnel. Toutefois, comme le souligne Berliner (2010 : 11), il reste que « les processus complexes et les modalités concrètes de transmettre » ne font pas l’objet de recherches structurées aux perspectives théoriques bien établies. C’est particulièrement vrai pour le rôle du désir d’enfant lié à la transmission, qui reste encore à défricher. Pour Héritier, le désir d’enfant est pourtant associé à une injonction à maintenir la descendance, car :

Ne pas transmettre la vie, c’est rompre une chaîne dont nul n’est l’aboutissement ultime et c’est par ailleurs s’interdire l’accès au statut d’ancêtre. […] Ainsi le désir d’enfant est-il surtout un désir éminemment social d’accomplissement projeté au travers d’une descendance qui conservera la mémoire des morts et leur rendra le culte nécessaire. Devoir envers ceux qui ont précédé, c’est donc aussi un devoir envers soi-même, ancêtre à venir.

Héritier 1985 : 11-12

On peut à cet égard relever quelques domaines où le recoupement entre ces deux dimensions (désir d’enfant et désir de transmission) est mis en évidence.

Désir d’enfant et transmission du nom

La transmission du nom de famille constitue un incitatif important à avoir des enfants, et en particulier des garçons, dans plusieurs sociétés (Bondhenhorn et Vom Bruck 2006).

Dans les sociétés occidentales contemporaines, la transmission du nom et du prénom se retrouve souvent au coeur des discussions entourant un projet de procréation (Bromberger 1982 ; Offrey 1993 ; Hassoun 1995 ; Théry 2002 ; Fine et Ouellette 2005). À partir d’une étude réalisée sur les registres de baptême d’une paroisse anglaise, Massard-Vincent (2011) montre que les prénoms du père et de la mère sont donnés à leur enfant dans une proportion significative, signalant ainsi le souhait de laisser un élément personnel des deux parents dans l’inscription civile de leur enfant. De même, des études récentes sur la transmission des noms et prénoms au Québec (Lemieux 2005 ; Ouellette 2013 ; Charton et Lemieux 2015) montrent comment le choix du nom de famille et du (des) prénom(s) constitue dorénavant une activité symbolique d’attente de l’enfant et de construction du couple où les (futurs) parents redéfinissent en interaction les liens de filiation et les liens généalogiques.

Dans les sociétés non occidentales, la conservation du nom est aussi une préoccupation importante comme chez les Sabé du Dahomey, car « il est toujours agréable, pour un homme, d’avoir des enfants mâles ; ainsi son nom se conservera après sa mort et se perpétuera dans la famille » (Palau-Marti 1968 : 65-66). Transmettre son nom est également un objectif essentiel des patrilignages des Chinois (Capdeville-Zeng 2009), tout comme ceux des Tukanuan amazoniens où les noms donnés aux enfants sont ceux de parents morts et jouent un rôle dans la construction et la perpétuation des systèmes patrilignagers (Hugh-Jones 2006). L’importance de la naissance d’un enfant, et notamment d’un garçon, est liée non seulement à la pérennisation du nom de l’ancêtre pour la continuité du lignage, comme c’est le cas encore aujourd’hui dans la plupart des sociétés africaines et asiatiques (Palau-Marti 1968 ; Massard-Vincent et Pauwels 1999 ; Guérin 2002 ; Pashigian 2002 ; Cassagne 2006), mais aussi à des motivations socioreligieuses et à des questions d’héritage, en raison de règles de résidence patrilocales (Ebenstein 2014). La continuité de la lignée et de l’identité ethnoculturelle et religieuse à travers l’enfant constitue une des préoccupations essentielles rapportées dans le contexte migratoire (Le Gall et Meintel 2005). C’est le cas chez des couples d’origine turque vivant aux Pays-Bas et en traitement pour infertilité pour lesquels ces motifs restent très importants, bien qu’avec l’acculturation ils s’estompent et se rapprochent davantage de ceux des Néerlandais de souche (qui présentent des motivations moins communautaristes et plus individualistes) et ce, autant chez les hommes que chez les femmes (Van Rooij et al. 2006).

Désir d’enfant et transmission des biens et savoirs

La transmission des biens et d’un patrimoine constitue une autre dimension importante dans la décision d’avoir un enfant et dans la préférence du sexe de l’enfant. Comme le montrent des études ethnographiques en France (Barthelemy 1988 ; Arrizabalaga 2002), la transmission du patrimoine en milieu paysan patrilinéaire repose sur un seul héritier selon des modalités variées : droit d’aînesse absolu, garçon ou fille ; préférence pour les garçons ; choix d’un héritier sans tenir compte du rang de naissance. D’autres études relèvent pour leur part que dans plusieurs régions du monde, les femmes restent historiquement défavorisées au plan de l’héritage, même si elles reçoivent souvent une dot ou qu’elles peuvent hériter en cas d’absence de garçon dans la famille (Fine et Groppi 1998). La transmission de savoirs peut aussi se faire selon des lignes de clivage liées au sexe de l’enfant, comme c’est le cas du savoir culinaire en Syrie, qui est transmis de la mère à la fille (Sauvegrain 2009).

Désir d’enfant en contexte de transmission possible de maladies et traumatismes divers

Les enjeux de santé liés aux possibilités de transmission de maladies génétiques héréditaires peuvent intervenir aussi sur le désir d’enfant et entraîner pour certains le refus d’un projet d’enfantement (Mollen 2006 ; Agrillo et Nelini 2008). Cette préoccupation se retrouve notamment chez des femmes vivant avec le VIH/sida qui risquent de transmettre le virus à leur enfant (Toupin 2015). Certaines recourent à un avortement ou annulent un (nouveau) projet de maternité après la naissance d’un enfant infecté ou sur la suggestion d’intervenants en santé qui conseillent souvent de renoncer à une grossesse, malgré la mise au point de traitements antirétroviraux efficaces réduisant de façon significative ce type de transmission (Aka Dago-Akribi et Cacou 2004 ; Toupin 2015). Pour d’autres, le désir d’enfant, dans ces conditions, renvoie à des motivations telles que la « réparation de soi, un déni de la mort et l’accession a un nouveau statut socialement reconnu : être épouse et mère » (Aka Dago-Akribi et Cacou 2004 : 101). Des personnes peuvent exprimer aussi le non désir d’enfant comme le désir de ne pas se prolonger en un enfant, de ne pas l’inscrire dans une lignée et de briser ainsi la continuité intergénérationnelle pour des raisons souvent liées à des traumatismes durant l’enfance. Shaw (2011 : 158) observe par exemple qu’une non relation ou une relation malsaine avec la mère durant l’enfance peut contribuer plus ou moins consciemment à la volonté de ne pas « reproduire le cycle » de la maternité.

La mort d’un enfant ou la présence d’un handicap soulèvent aussi des enjeux de transmission intergénérationnelle, voire de son deuil, et peuvent aussi renouveler, dans certains cas, un désir de nouvel enfant pour assurer une continuité familiale (Rousseau 2001 ; Scelles 2006).

D’un désir d’enfant pour le groupe à un désir d’enfant plus personnel

La liste des motivations transculturelles dressée par Inhorn et Van Balen (2002) peut être complétée par celle issue d’autres travaux (Lalos et al. 1985 ; Van Balen et Trimbos-Kemper 1995 ; Colpin et al. 1998 ; Langridge et al. 2000) qui insistent ‒ en particulier en contexte occidental ‒ sur les dimensions électives et affectives rattachées au lien avec l’enfant, à l’épanouissement qu’il procure et à sa contribution à la relation de couple. Cette importance affective accordée aujourd’hui à l’enfant se retrouve notamment dans les résultats de la plupart des enquêtes portant sur les motivations à avoir des enfants. Dans une enquête réalisée en France par Sondage TNS Sofres (2009) pour Philosophie Magazine auprès de 1 000 personnes de plus de 18 ans, les répondants (parents ou non) ont déclaré à la question « Pourquoi fait-on des enfants ? » dans une proportion d’un tiers qu’« un enfant rend la vie de tous les jours plus belle, plus joyeuse » ; pour 47 %, un enfant « permet de faire perdurer sa famille, de transmettre ses valeurs, son histoire » ; alors que pour 60 %, l’affection est la raison dominante : « un enfant donne de l’affection, de l’amour et permet d’être moins seul quand on vieillit ». Une enquête américaine (Pew Research Center 2010) confirme cette tendance, 87 % des répondants indiquant que la joie d’avoir des enfants constituait la raison principale pour avoir leur premier enfant. Une analyse qualitative des commentaires collectés sur le forum du site Maman pour la vie entre le 12 et le 20 mars 2012 montre également que parmi les répondants, le désir d’enfant (défini comme instinctif, irrationnel, viscéral, animal, naturel par plusieurs) obéit à plusieurs déterminants associés à un amour inconditionnel, confirmant l’importance des affects (Charton et Lévy 2012).

La place grandissante des affects dans les motivations à avoir des enfants est à associer aux changements observés depuis les années 1960 dans les sociétés occidentales, à l’accès des femmes au salariat et à la maîtrise de la contraception, qui ont notamment contribué à de nouvelles modalités d’affirmation de soi. De nouvelles voies d’accomplissement personnel se sont ainsi ouvertes, en particulier aux femmes, qui ne passent plus uniquement par celles de la maternité et de la vie familiale. Dans ce contexte, l’enfant devient un possible parmi d’autres possibles, et prend des significations différentes en fonction des parcours de vie individuel, conjugal et familial. Charton (2006) et Gratton (2008) identifient ainsi trois axes principaux à l’expression d’un désir d’enfant en contexte contemporain occidental : 1) l’axe de la transmission, où l’enfant se présente comme le garant de la continuité du groupe ; 2) l’axe de l’alliance, où il symbolise la relation affective et « créative » du couple et où l’enfant peut aussi se présenter en don pour un tiers aimé ; 3) l’axe existentiel, où il est vécu comme permettant l’élargissement de son « soi » à une identité plus large.

Dans l’axe de la transmission, le désir d’enfant renvoie à la fois au prolongement de soi, à l’inscription dans une généalogie et à une participation à la communauté des hommes (Dyer 2007). Il se manifeste notamment, à travers le renouvellement des générations, en tant que maillon d’une chaîne et lutte symbolique contre sa propre mort. Une importance particulière peut être accordée dans cet axe à la parentalité biologique (Morgan et Berkowitz King 2001 ; Langridge et al. 2005).

Un désir d’enfant peut naître aussi pour répondre au désir d’enfant de son ou de sa partenaire (Langridge et al. 2005), ou dans l’idée d’un don pour un tiers aimé (Gratton 2008). Des femmes vivant avec le VIH/sida ont ainsi exprimé avoir eu un enfant pour répondre au désir d’enfant de leur conjoint (Aka Dago-Akribi et Cacou 2004).

Enfin, le désir d’enfant peut aussi prendre sens à travers les émotions qu’il peut faire naître dans le cadre d’une expérience personnelle, et conduire à une « renaissance » du parent, notamment parmi ceux dont l’expérience de la parentalité a fait surgir un sentiment de nouvelles responsabilités vis-à-vis de leur enfant mais aussi d’eux-mêmes (Charton 2006).

Dans une étude récente portant sur la formation de familles québécoises chez des couples gais et lesbiens et sur la nomination de leurs enfants, Charton et Lemieux (2017) montrent que le désir d’enfant s’est manifesté chez ces couples dans la continuité de leur expérience d’enfance, lorsque des personnes de leur entourage créent leur famille, exceptionnellement au décès d’un parent ou au contact d’un ou d’une conjoint(e) davantage tourné(e) vers ce projet. Dans les motivations à avoir un enfant chez des couples gais au Canada, Rendon Ocampo (2016) mentionne aussi la recherche d’un statut social, tandis qu’en France, Gross (2006) observe que les gais expriment plus souvent un désir d’enfant individuel, alors que les lesbiennes l’inscrivent généralement dans un projet de couple.

Tout autant que les motivations liées à un désir d’enfant varient en fonction du parcours personnel, les motivations à ne pas vouloir d’enfant relèvent aussi de raisons variées (Basten 2009) et de cheminements individuels et collectifs qui se conjuguent. Donati (2000) observe trois parcours typiques d’infécondité volontaire, différents pour les hommes et pour les femmes. Pour les hommes, le non désir d’enfant s’exprime souvent comme le refus des contraintes sociales associées à la responsabilité familiale. Leur sociabilité se ferait principalement dans leur cercle amical, qui ne doit pas être limité par des obligations familiales quelconques. Pour les femmes, le souci d’indépendance et d’affirmation de soi vis-à-vis de sa famille et des hommes semble contrecarrer tout désir d’enfant. Enfin, l’impératif de la construction de « soi » pour accéder au désir d’enfant peut aboutir au report de la formation d’une famille jusqu’à en devenir, pour des femmes et des hommes, physiologiquement impossible. Cette infécondité « choisie » peut par ailleurs occasionner de la déception chez les parents des personnes qui expriment le souhait de ne pas avoir d’enfant, et pour certains d’entre eux de ne jamais devenir grands-parents (Park 2012). Cette réaction se retrouve également chez certains parents d’hommes gais (Gross 2006 ; Gratton 2008 ; Riskind et Patterson 2010 ; Charton et Lemieux 2017) qui, à l’annonce de l’homosexualité de leurs fils, ont le sentiment de devoir faire le deuil de leur grand-parentalité.

Désir d’enfant et idéal de famille

Les enjeux sous-jacents au désir et à l’arrivée d’un ou des enfants sont complexes. Certains sont associés à des préférences pour le sexe des enfants, d’autres à un nombre idéal d’enfants ou au « bon » moment pour avoir ses enfants.

Des préférences pour un garçon ou pour une fille

Les préférences pour l’un ou l’autre sexe des enfants s’enracinent dans les logiques rattachées aux systèmes familiaux (mariage, succession, transmission de la propriété) et aux normes sociales entourant les rôles et les statuts des parents (Skinner 1997). La préférence pour les garçons est plus forte dans les systèmes patrilinéaires (Callan et Kee 1981 ; Steinbacher et Gilroy 1990 ; Guilmoto et Tovey 2015) que matrilinéaires, comme le montre une étude parmi les Mosuo, un groupe de Chine du sud-ouest où l’on retrouve dans des communautés adjacentes, respectivement un système patrilinéaire avec une préférence pour les garçons, et un système matrilinéaire avec une préférence pour les filles. Dans chacun de ces systèmes, la probabilité d’une troisième naissance se réduit par ailleurs une fois qu’un enfant de chaque sexe est né (Mattison et al. 2016). La patrilocalité contribuerait aussi à la préférence pour les garçons, comme le montrent plusieurs études en Asie, car cette règle de résidence implique que les garçons restent dans le foyer familial auquel ils contribuent économiquement par leur travail sur les terres agricoles dont ils sont propriétaires, ainsi que par des soins à leurs parents âgés, alors que les filles quittent le domicile familial pour vivre avec leur belle-famille, une situation qui pourrait aussi en partie expliquer le recours à l’infanticide féminin (Ebenstein 2014).

Dans la région du Tamil Nadu, en Inde, ce sont les motivations économiques associées au coût élevé de la dot qui expliqueraient une certaine aversion envers les filles, d’où le recours à l’avortement sélectif, voire à l’infanticide, pour réduire le nombre de filles (Diamond-Smith et al. 2008)[1]. Dans d’autres sociétés par contre, ce sont les filles qui sont préférées, comme chez les Gitans de Hongrie où les filles ont plus de chances de réaliser un mariage hypergamique (Bereczkei et Dunbar 1997). Dans certaines régions de la Chine rurale (Murphy et al. 2011), la préférence pour un garçon semble aussi s’atténuer, malgré le biais patrilinéaire, et cette tendance s’expliquerait par des changements socioéconomiques (plus hauts niveaux d’éducation et de revenus) et l’impact des politiques étatiques. Ces tendances se retrouvent aussi en Corée du Sud (Chung et Das Gupta 2007).

Les préférences pour l’un ou l’autre sexe des enfants sont aussi médiatisées par l’intensité des attitudes qui lui sont associées et le jeu des facteurs externes, comme la disponibilité des technologies prénatales de détermination du sexe (échographie et tests sanguins). Les démographes ont ainsi attiré l’attention sur le phénomène de la « masculinisation des naissances », avec une augmentation anormale de la proportion des naissances de garçons dans plusieurs pays, en particulier de l’Asie de l’Est, du Sud et du Sud-Est, de la région du Caucase et des Balkans, ce qui s’expliquerait par la conjonction de plusieurs stratégies prénatales et postnatales (infanticide, négligence, abandon et placement des petites filles) dont nous avons déjà parlé (Guilmoto et Tovey 2015 ; Gautam et al. 2015). Ces stratégies semblent surtout être suivies pour les naissances de rang élevé. Dans les groupes immigrants originaires de l’Inde vivant aux États-Unis où l’accès à l’échographie prénatale, aux tests sanguins et à l’avortement est facilement disponible, les femmes qui ne donnent pas naissance à des garçons ou qui sont enceintes d’une fille subissent fréquemment des pressions verbales et physiques de leur communauté, laquelle leur rappelle l’importance de leur préférence culturelle à mettre au monde prioritairement des garçons (Puri et al. 2011).

Dans les pays occidentaux, les hommes et les femmes manifestent en général une préférence marquée pour avoir un enfant de chaque sexe (Andersson et al. 2006 ; Hank 2007 ; Mills et Begall 2010) : ce serait « la combinaison gagnante » (Charton 2014). La recherche de celle-ci ne semble plus toutefois aussi importante depuis quelques décennies puisque les probabilités d’avoir un troisième enfant lorsque les deux premiers sont de même sexe sont de plus en plus faibles (Pollard et Morgan 2002 ; Raley et Bianchi 2006). Quelques études suggèrent cependant la persistance d’une préférence pour les garçons, bien qu’elle ne soit pas aussi prononcée que dans les pays en développement économique (McDougall et al. 1999 ; Andersson et al. 2006). Hammer et McFerran (1988) ont constaté pour leur part que les hommes qui désiraient des garçons semblaient fréquemment motivés par un désir de satisfaire par procuration leur besoin d’accomplissement par l’intermédiaire de leur garçon. Les garçons seraient également davantage souhaités pour partager des activités spécifiques avec leurs pères (Arnold et Kuo 1984). Ces derniers auraient en effet tendance à passer plus de temps avec leurs fils qu’avec leurs filles (Raley et Bianchi 2006). Les femmes qui préfèrent les garçons expliquent parfois qu’elles veulent des fils pour faire plaisir à leur conjoint, et parce que les hommes seraient plus impliqués avec leurs fils qu’avec leurs filles (Swetkis et al. 2002). Par ailleurs, de nombreux couples désirant un enfant ne démontrent aucune préférence de genre (Steinbacher et Gilroy 1985 ; Walker et Conner 1993 ; Swetkis et al. 2002), tandis que d’autres expriment leur préférence pour une fille comme premier enfant (Marleau et Saucier 2002). Les filles sont généralement préférées pour leurs qualités supposées : douceur, gentillesse, et partage des valeurs et des similarités avec leurs mères (Marleau et Saucier 2002 ; Notman 2006 ; Suitor et Pillemer 2006) ; une observation également faite par Hank et Kohler (2003) qui soulignent que dans les sociétés occidentales où l’enfant perd de son utilité économique, celui-ci est dorénavant apprécié principalement pour des raisons affectives.

Un nombre idéal d’enfants

Le désir d’enfant peut aussi être associé à un nombre idéal d’enfants. Des études socioanthropologiques et démographiques montrent ainsi des variations importantes selon les régions et les facteurs sociaux. Dans un contexte africain (Guinée, Mali, Namibie et Zambie), le nombre moyen d’enfants souhaité pour les femmes varie entre 3,4 pour la Namibie et 6,6 enfants pour le Mali, et pour les hommes, entre 4,7 pour la Namibie et 9,9 pour la Guinée. Le nombre effectif des naissances serait par ailleurs supérieur au nombre d’enfants souhaités, chez des femmes de plus de 35 ans en Zambie et en Namibie (Upadhyay et Karasek 2012), et chez les hommes en union polygynique (Speizer 1999). Les transformations politiques et socioculturelles rapides que plusieurs pays ont connues, à l’instar de la Chine, ont conduit à réduire la taille moyenne des familles, tant dans les milieux ruraux qu’urbains (Basten et Gu 2013). Cette tendance est aussi visible dans des pays européens (Allemagne, Italie, Espagne, Portugal notamment) (Hagewen et Morgan 2005) et serait notamment corrélée à des difficultés de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle (Gauthier 2016).

Des études, qui se sont par ailleurs intéressées à l’effet du contexte socioéconomique et culturel de la famille d’origine sur le nombre d’enfants souhaités, ont montré qu’il existe une relation négative entre le désir d’enfant et le niveau d’éducation des parents (en particulier l’éducation du père ; voir Rijken et Liefbroer 2009). Une relation négative a également été trouvée entre la situation financière des parents (le statut d’emploi) et le nombre d’enfants souhaité par leur propre enfant (Murphy et Wang 2001). Ces résultats suggèrent que dans les familles à plus haut niveau d’instruction et de statut élevé, le désir d’enfant des jeunes adultes serait réduit ou tout au moins reporté un âge plus avancé. La religiosité et la présence de valeurs familialistes sont par contre positivement associées à des projets de procréation adultes (Rijken et Liefbroer 2009). D’autres études[2] soulignent par ailleurs que le nombre idéal d’enfant exprimé par les jeunes adultes s’approche généralement de la taille de leur famille d’origine, soit actuellement entre deux et trois enfants (Sanders 2012 ; Sobotka et Beaujouan 2014), et que ce nombre idéal d’enfants semble être soutenu par des valeurs affectives associées à la vie familiale vécue durant l’enfance (Bachrach et Morgan 2013 ; Murphy 2013).

Pour Reher (1998), la force des liens familiaux intergénérationnels aurait aussi une influence sur le nombre d’enfants. L’argument principal est que les systèmes caractérisés par des relations intergénérationnelles serrées (notamment les pays familialistes du sud de l’Europe) sont ceux où les couples ont une fécondité plus faible (Dalla Zuanna 2001 ; Livi-Bacci 2001) parce que les jeunes retardent la transition vers l’âge adulte et le moment pour fonder une famille (Billari 2004). Les régimes familialistes, tant du point de vue institutionnel que culturel, ne seraient toutefois pas préjudiciables « en soi » à la naissance d’enfants. Ce serait plutôt l’interaction de ces systèmes avec l’amélioration du statut socioéconomique des femmes et du manque de soutien institutionnel pour permettre une bonne organisation entre le travail et la famille qui serait à l’origine de la faible fécondité (Mills et al. 2008).

Un bon moment pour avoir ses enfants

L’introduction des méthodes contraceptives médicales (pilule, implants et dispositifs intra-utérin, entre autres) a joué un rôle majeur dans la modulation des stratégies reproductives en permettant notamment une meilleure maîtrise de la fécondité et du « choix » du moment pour avoir ses enfants (Nations Unies 2015). Dans les sociétés occidentales, la généralisation de ces moyens laisse à penser que les couples n’ont que les enfants qu’ils désirent (Léridon 1995). Dans la réalité cependant, le nombre de grossesses non voulues reste toujours très élevé : par exemple, une grossesse sur deux au Canada et aux États-Unis, et une sur trois en France et au Royaume-Uni (Bajos et al. 2003 ; Singh et al. 2010 ; Finer et Zolna 2011). L’ambivalence face au désir d’enfant et à la grossesse est une raison souvent mise en lumière par les chercheurs dans le domaine de la planification familiale pour expliquer le lien entre la survenue d’une grossesse non voulue et l’usage des contraceptifs (Jaccard 2009 ; Mosher et al. 2012). Les femmes qui auraient une motivation moins grande à éviter une grossesse seraient aussi plus susceptibles de déclarer ne pas utiliser de contraceptifs ou utiliser une méthode moins fiable (Frost et al. 2008). Le recours à la contraception, et en particulier à la stérilisation contraceptive, aurait contribué par contre à une meilleure gestion pour certains couples de leurs parcours familiaux en permettant notamment de rationaliser leurs événements de vie dans des temps circonscrits (Charton 2014). Enfin, notons aussi que dans certains pays, l’État intervient directement sur le nombre d’enfants en recourant à des procédures de stérilisation imposées ou plus ou moins volontaires, comme c’est le cas en Inde (Rajaram et Sunil 2004 ; Pile et Barone 2009) ou au Mexique (Brugeilles 2014).

Les obstacles à la concrétisation d’un désir d’enfant

La non réalisation d’un projet de procréation en raison d’un problème d’infécondité est une source de préoccupation majeure pour les individus, les couples et les familles. Entre 8 et 12 % des couples connaîtraient un problème d’infécondité, entraînant une hausse des demandes de traitements biomédicaux, en particulier dans les pays en développement économique (Inhorn 2003). Être confronté à un problème d’infécondité a des conséquences variables selon les sociétés. Celui-ci peut remettre en cause l’atteinte d’un statut social idéal associé à la parentalité, avoir des répercussions négatives sur la relation de couple et, en particulier dans les sociétés patrilinéaires, conduire à une marginalisation et une stigmatisation des couples inféconds (et plus particulièrement des femmes). Les difficultés conjugales et sociales générées par des problèmes de fécondité peuvent mener à un divorce, à la répudiation d’une épouse ou à la présence d’une nouvelle épouse (Aaddouni 2003). Ces stratégies de relégation des femmes se retrouvent dans certains contextes subsahariens, comme au Nigéria (Obono 2004 ; Whitehouse et Hollos 2014) où les femmes peuvent être poussées également à émigrer et à travailler dans le commerce pour réunir les sommes nécessaires au traitement médical de l’infertilité. Elles peuvent aussi être en charge de l’éducation d’enfants de leur patrilignage, voire éventuellement les adopter. Enfin, elles peuvent également rechercher une grossesse dans une relation extramaritale, recourir à des traitements proposés par des tradipraticiens (Gerrits 1997) et des médecins, ou se rendre dans des pays où les technologies de reproduction sont disponibles (Bonnet et Duchesne 2014). Dans les sociétés matrilinéaires, comme chez les Macua du Mozambique, il n’y a ni mauvais traitements envers les femmes infécondes, ni répudiation, mais elles se retrouvent exclues d’activités sociales et religieuses. La mise à l’égard des femmes infécondes se retrouve aussi dans les sociétés occidentales, où elles sont souvent considérées comme porteuses d’une déficience qui peut s’accompagner d’une détérioration des relations de couple et avec l’entourage, créant un état de crise que le recours aux traitements biomédicaux ne peut pas toujours résoudre, amplifiant ainsi le côté tragique de la situation (Whiteford et Gonzalez 1995).

L’adoption d’enfants, biologiquement reliés ou non, peut être utilisée par certains couples comme le moyen de répondre à un désir d’enfant tout en contournant une situation d’infécondité (Terrell et Modell 1994 ; Bowie 2004 ; Leblic 2004 ; Howell 2009 ; Chateauneuf 2011). Les enjeux plus globaux liés aux circuits internationaux d’adoption soulèvent, quant à eux, des questions d’ordre juridique et éthique complexes (Marre et Briggs 2009). À l’inverse, cette stratégie peut être rejetée, comme c’est le cas notamment en Inde et au Vietnam, où l’adoption hors famille reste rare en raison d’obstacles culturels renforçant l’importance des liens de sang entre ascendants et enfants (Bharadwaj 2003 ; Charton et Nguyen 2017).

Après avoir passé en revue quelques perspectives théoriques associées au désir d’enfant, aux motivations liées à la transmission et à un idéal de famille ainsi qu’aux effets liés à la non concrétisation d’un projet d’enfant, voyons en quoi les contributions à ce numéro en illustrent plusieurs points.

Les contributions au numéro

Les contributions retenues pour ce numéro d’Anthropologie et Sociétés viennent appuyer les réflexions autour des arrimages entre désir d’enfant et désir de transmission. À partir d’études de cas basés sur des approches disciplinaires variées (anthropologie, ethnologie, sociologie) et dans différents contextes socioculturels (Burkina Faso, Cambodge, Cap Vert, France, Japon, Québec), les huit contributions de ce numéro permettent d’enrichir les recherches et les perspectives théoriques sur les constructions socioculturelles du désir d’enfant et des finalités de la transmission.

Bien que la maternité soit un élément majeur de promotion sociale au Burkina Faso, Ramatou Ouédraogo et Agnès Guillaume montrent, à partir d’une enquête menée auprès de femmes ayant eu recours à une interruption volontaire de grossesse, les contradictions entourant l’annonce d’une grossesse voulue et planifiée et la décision de recourir à un avortement. Vivant dans un milieu urbain marqué par la précarité alors que les injonctions sociales exigent l’atteinte d’un certain nombre d’objectifs (travail, résidence indépendante, mariage et procréation), le choix d’un partenaire susceptible d’assurer le bien-être matériel apparaît crucial pour de nombreuses femmes, les conduisant parfois à rechercher une grossesse pour établir un couple et une réussite sociale associée à la maternité et à la paternité sur le marché matrimonial, ou encore pour pousser la famille à accepter la relation voulue par les deux partenaires. L’annonce de la grossesse fait parfois aussi naître de nouvelles contraintes, car elle intervient sur l’autonomie des partenaires et remet en question le modèle socioculturel idéal qui régit l’accession au statut d’adulte. Malgré les risques encourus, certaines femmes décident alors de recourir à un avortement afin de regagner une place dans les réseaux sociaux et familiaux habituels. Cette recherche met ainsi en évidence la construction du désir d’enfant dans les stratégies matrimoniales et économiques liées à la modernisation d’une société africaine.

Dans le contexte contemporain, la migration constitue un moyen d’échapper à des conditions socioéconomiques difficiles, comme c’est le cas dans les îles du Cap Vert, qui ont connu le développement d’une diaspora importante dans plusieurs pays européens et américains. À partir d’une enquête de terrain ethnographique et de trois itinéraires, Pierre-Joseph Laurent analyse les finalités du désir d’enfant pour des femmes provenant de ces îles. Ce désir s’inscrit dans le cadre d’une organisation familiale de type matrifocal, où la présence du père est problématique et aléatoire. Les femmes ont ainsi recours à des stratégies planifiées à long terme pour profiter des avantages découlant des relations avec des migrants dont les ressources sont mises à contribution. Les enfants, dont l’éducation est essentielle, jouent un rôle important pour assurer la sécurité de leur mère à long terme, car ce sont eux qui les prendront en charge, malgré les dettes à la fois psychologiques (sacrifice de la mère pour les élever) et financières encourues pour la réussite du projet éducatif. Cette étude met en évidence l’importance de la « famille par filiation » et de la « famille à distance », ainsi que la mise en place des obligations qui en découlent sur plusieurs générations.

Reprenant la perspective de Praz et al. (2011) qui insistent sur la reproduction comme un mode de « production » où les enjeux économiques jouent un rôle significatif, Pascale Hancart Petitet analyse les enjeux entourant cette problématique dans le contexte cambodgien à partir de terrains ethnographiques pour mettre en évidence les arrimages existant entre les institutions étatiques et les expériences des individus confrontés aux pressions qui sont exercées sur eux dans un contexte socioéconomique marqué par la précarité. Les enquêtes montrent comment les programmes de contrôle des naissances (incluant la vasectomie) initiés par des institutions internationales constituent des modes de régulation qui permettent la transformation du rapport au corps et sa gestion par les instances de santé publique locales. Celles-ci s’appuient sur des perspectives qui relèvent d’une « économie morale ». À l’inverse, l’auteure constate la présence de formes de marchandisation des corps associées à la vente de services sexuels de travailleuses du sexe enceintes à des hommes dont les partenaires sont elles-mêmes dans leurs derniers mois de grossesse, un moment où s’applique le tabou sur les relations sexuelles. Un second type de marchandisation dérive de la situation de grande vulnérabilité (associée au VIH/sida et la présence d’un enfant en bas âge) de femmes qui, bénéficiant alors de programmes d’aide, peuvent décider d’avoir d’autres enfants pour maintenir ces avantages.

Si les décisions que les individus prennent pèsent autant sur les hommes que sur les femmes, elles se répercutent différemment selon le sexe. Dans une note de recherche portant sur les facteurs limitatifs à la fécondité des femmes au Japon, Valérie Harvey analyse les difficultés rencontrées par les Japonaises, souvent très diplômées, à poursuivre une activité professionnelle tout en ayant une famille. Un grand nombre d’entre elles reconnaissent pourtant à leur activité professionnelle une composante essentielle de leur identité personnelle. Ainsi, au Japon, comme dans d’autres pays à faible taux de fécondité, la plupart des femmes ne souhaitent plus être définies seulement en référence à leur rôle d’épouse et de mère. Ce refus semble ainsi les conduire, plus ou moins consciemment, à reporter, voire à ajourner sine die leurs projets de couple et de procréation. Cette analyse met alors en relief les freins structurels à la fécondité, en particulier l’absence de mesures offrant une conciliation entre une vie familiale et une activité professionnelle (garderie, horaire professionnel aménagé, etc.), mais aussi les freins découlant des rôles traditionnellement assignés aux femmes, en tant qu’épouses et mères au foyer, et aux hommes, en tant que pourvoyeurs économiques et chefs de famille.

Alors que de nombreux travaux ont permis depuis les années 1970 de « rompre avec l’illusion d’une éternité “anthropologique” de la reproduction » (Fassin 2010 : 48), l’article de Séverine Mathieu montre, sur la base d’une analyse d’entretiens menés en France dans des centres d’Assistance médicale à la procréation et d’accueil d’embryons, qu’aujourd’hui encore, à l’ère où les nouvelles techniques de reproduction permettent la dissociation entre engendrement, procréation et rapports sexuels, les couples restent toujours (plus encore ?) sous l’injonction d’un devoir reproductif pour faire famille. Sous couvert d’un désir d’enfant, convoqué à la fois par les patients et les soignants, l’auteure montre comment ce désir agit comme un instrument de « dé-biologisation » de la parenté, tout en restant soumis à des normes de genre et de reproduction sociale, telles que celles d’être parent et de former une famille. Le désir d’enfant serait ainsi lié au féminin à une sorte d’évidence naturelle toujours associée aux potentialités reproductives du corps des femmes (« être enceinte », « porter l’enfant », etc.), alors qu’au masculin, il répondrait davantage à un devoir de descendance et de reconnaissance sociale (« transmettre un nom », « faire des activités entre père et fils », etc.). Elle observe ainsi que malgré les processus de dénaturalisation de la procréation, la reproduction soutenue par un « désir d’enfant » conserve un genre et reste empreinte d’enjeux socioculturels.

Dans un contexte de non reconnaissance de liens légaux entre un enfant et ses deux parents de même sexe, soit en France avant l’ouverture du mariage et de l’adoption conjointe aux couples de même sexe (mai 2013), Flavio Luiz Tarnovski analyse les liens permettant à des parents « sociaux » d’être reconnus légalement en tant que parents. Sur la base de l’analyse d’une étude de cas portant sur un couple d’hommes parents de quatre enfants, l’auteur met en évidence l’importance de la valorisation des liens affectifs dans la reconnaissance des liens de parenté. L’intentionnalité à devenir parent s’avère ainsi un élément central à la légitimation d’un statut parental dans des configurations familiales nouvelles. L’accès au statut de parent semble par conséquent s’évaluer sur des liens affectifs que tout parent social doit devoir démontrer pour faire reconnaître sa position et ses capacités parentales. On entrevoit ici des éléments et des enjeux touchant à la construction sociale et symbolique de la filiation.

Parmi les préoccupations entourant la transmission familiale, celle de la nomination des enfants occupe une place importante, comme le montrent Laurence Charton, Denise Lemieux et Françoise-Romaine Ouellette à partir d’une étude menée au Québec auprès de parents. Le choix du nom se fait selon des modalités diverses, par le recours à la désignation patronymique dans la majorité des cas, avec le nom composé de celui des deux parents ou un nom différent, dans une distribution qui rejoint celle de la population québécoise dans son ensemble. Le choix de l’une ou l’autre de ces stratégies dépend des configurations familiales. Dans le modèle de couple qui se rapproche de la tradition, dans lequel l’enfant est partie intégrante du projet familial, le choix du nom paternel semble s’inscrire dans la reprise d’un usage social, de la référence à la filiation paternelle ou le maintien de la lignée. Dans un deuxième modèle, où l’enfant ne s’inscrit pas d’emblée dans le projet de couple, mais se précise au fil des années, le choix du nom obéit à une négociation plus poussée faisant place à une plus grande bilatéralité dans le choix du nom et du prénom. Enfin, dans le modèle où l’enfant ne s’inscrit pas en référence au couple ou à la famille, le nom attribué varie pour chaque enfant en fonction du sexe de l’enfant ou alternativement, mais l’inscription sociale et familiale se maintient dans l’agencement de ces noms. Ces multiples stratégies confirment l’importance des enjeux d’appartenance, de filiation et d’identité.

Enfin, l’article de Catherine de Pierrepont et Joseph J. Lévy interroge pour sa part la place de la transmission chez les personnes qui ne souhaitent pas avoir d’enfant. Bien que la transmission passe par des voies multiples et pas seulement par celle de la filiation, faire ce choix conduit à interrompre une transmission entre des générations. En s’intéressant aux motivations énoncées par des non parents à ne pas vouloir d’enfant sur des forums anglophones de discussion, les auteurs mettent ainsi en évidence, outre la perception des contraintes associées à la maternité et à la paternité et le rôle déterminant des facteurs sociopsychologiques dans le choix de ne pas devenir parent, la volonté exprimée pour certains de ne pas transmettre à un enfant leur capital génétique et culturel. L’analyse des échanges entre internautes permet de montrer l’importance, encore peu prise en compte dans les recherches sur l’infécondité volontaire, des dimensions biologiques et intergénérationnelles qui interviennent sur les projets des individus qui font ce choix de vie.

Au terme de cette introduction, nous espérons que ce numéro contribuera à éclairer les relations complexes entre désir d’enfant et désir de transmission, et qu’il montrera l’intérêt d’une prise en compte plus systématique de ces dimensions et de leurs interactions dans les études sur la formation des familles.