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Introduction

Faisal, un jeune Bédouin dans la fin de la vingtaine, se repose, le dos contre le mur de sa toute nouvelle pièce de réception, dans un petit village du sud de la Jordanie. Les derniers matelas ont été placés sur le sol et à ce stade, tard le soir, il est satisfait du résultat. Le plafond comme la moitié supérieure des murs sont d’un blanc immaculé, et la moitié inférieure a un éclat bleu apaisant résultant de la peinture acrylique qui divise les murs en deux. La pièce oblongue est presque vide, à l’exception des matelas et des coussins servant d’appuis-bras posés sur les quelques tapis répartis sur le sol carrelé et d’un petit cadre présentant une citation du Coran qui offre de la beauté et sert également à éloigner les forces du mal (figure 1). Le haut degré kelvin (l’unité de mesure de température thermodynamique) du tube fluorescent et la luminosité de l’ampoule spiralée à basse consommation suspendue au plafond de façon décorative accentuent la blancheur des murs dans presque tous les coins de la pièce. Lorsqu’on s’assoit sur le sol, les reflets de la lumière sur les murs blancs et la peinture acrylique bleue permettent à la luminosité d’embrasser les personnes présentes, et la pièce paraît anormalement grande. Faisal et moi parlons de la pièce, du rôle de la lumière, et je commence à comprendre pourquoi sa famille a dépensé une somme plutôt considérable pour cette pièce en particulier, comparativement aux autres, au regard des notions culturelles d’« hospitalité » et de « protection » que je vais présenter en détail ci-dessous.

Fig. 1

Pièce de réception en Jordanie

Pièce de réception en Jordanie
Photographie de l’auteur.

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Si la lumière vive éveilla d’abord mon intérêt, je fis une observation encore plus frappante en revenant le lendemain : la pièce avait en quelque sorte changé. Il ne s’agissait pas d’un changement dans le mobilier, ou plutôt dans son absence : il y avait quelque chose dans la lumière que je ne fus pas immédiatement capable d’identifier avant que cela ne me frappe tout à coup : les fenêtres. Au moment où j’effectuais mon terrain, durant l’été 2006, une nouvelle mode en matière de décoration de la maison avait fait son apparition : les habitants commençaient à installer des vitres fortement teintées en vert, certaines ayant des moustiquaires tout aussi verts. En fait, au cours des années suivantes et jusqu’à ma dernière visite en 2011, les habitants avaient remplacé, sinon toutes, du moins un bon nombre des vieilles fenêtres, et ce, en ce qui concerne presque toutes les maisons du village, et les nouvelles constructions comprennent automatiquement des fenêtres teintes en vert. Lorsque le soleil brille à travers ces vitres vertes, il enveloppe les intérieurs et les personnes qui s’y trouvent dans une nuance verdoyante (figure 2). La lumière verte s’est ainsi imposée à moi, comme si mes propres normes visuelles, héritées de la vie en Scandinavie, n’avaient pas déjà été assez bouleversées par la lumière blanche que, dans le Nord, nous appelons « lumière froide » mais qui, ici, est « normale ». J’étais à présent confronté à un verdissement qui modulait toute la pièce et transformait les murs blancs. Même si j’essayais de me convaincre qu’ils étaient blancs et que j’allais finir par m’habituer à la couleur au bout d’un moment, ils ne l’étaient pas. Ils étaient verts, et j’avais beaucoup de mal à l’admettre. Lorsque j’interrogeai Faisal au sujet de la raison pour laquelle les vitres étaient vertes, sa réponse ne fut pas particulièrement éclairante : « C’est juste une belle couleur. » Comme s’il ne l’avait même pas remarquée. Comment peut-on trouver normal de baigner dans du vert ?

J’utiliserai la lumière verte pour démontrer que la définition d’un objet ne se résume pas à dissocier une entité physique d’une autre en délimitant un espace qui ne peut être occupé par d’autres objets. Cela reviendrait à donner la priorité au caractère tangible plutôt qu’à d’autres expériences sensorielles (Howes 1991, 2004). Au contraire, lorsque les rayons du soleil frappent la vitre sous un certain angle, la fenêtre impose sa nature d’amalgame à d’autres objets et, à son tour, modifie totalement leur apparence. La même chose se produit avec la lumière électrique qui inonde elle aussi la pièce d’une manière singulière, tandis que les possibilités lumineuses latentes de la partie colorée des murs se font sentir différemment par rapport à l’éclairage plus jaunâtre qu’aurait produit une ampoule à incandescence. Des objets tels que les ampoules électriques ou les fenêtres ont le potentiel « de diffuser une présence, de projeter leurs propriétés à l’extérieur et de colorer les environs[1] » (Thibaud 2011 : 211).

Fig. 2

Lumière verte baignant une pièce en Jordanie

Lumière verte baignant une pièce en Jordanie
Photographie de l’auteur.

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Dans son célèbre essai, « Bâtir, habiter, penser », Martin Heidegger considère que les limites des choses peuvent être l’objet d’une interrogation phénoménologique lorsqu’il note que « la limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être [von woher sein Wesen beginnt] » (Heidegger 1980 [1958] : 183). Dans cet article, j’explore cette notion de « mettre en présence » (« presencing ») — voire d’« être », qu’évoque le mot allemand Wesen — en illustrant de quelle façon le caractère d’une chose ne repose pas seulement sur sa limite tangible. Une chose se révèle plutôt par la fusion des présences et des absences qui permettent à l’objet de s’étendre au-delà de sa tangibilité et de s’affirmer — en même temps qu’il est embrassé par les autres choses — comme la partie de la vie sociale qui a, au cours des dernières années, été explorée au moyen du concept d’« atmosphères » (Böhme 1995, 2017 ; Anderson 2009 ; Griffero 2014 ; Bille et al. 2015 ; Sumartojo et Pink 2018 ; Bille 2019a).

À cette fin, je m’inspire d’une tradition phénoménologique particulière où les objets ne sont pas seulement vus comme des « assemblages », au sens de Heidegger (1971b), mais sont simultanément considérés comme « extatiques » à des degrés divers (voir Böhme 1995 : 155-176). Bien que cette tradition s’inspire des travaux de Heidegger sur « l’être accordé » (Stimmung), elle diverge des « assemblages » d’espaces du philosophe allemand pour comprendre les propriétés affectives des choses. Que les objets soient extatiques, soutiendra-t-on, signifie qu’à certains moments les choses transcendent leurs propres frontières tangibles pour modifier la présence d’autres personnes, lieux et choses. C’est à travers de telles « extases », et non seulement au travers des propriétés matérielles tangibles des choses, que les objets chorégraphient la perception sensuelle. Ainsi que je l’ai montré dans différents contextes culturels (voir, par exemple, Bille 2017, 2019a), la luminosité participe à l’organisation de l’espace domestique en chorégraphiant la visibilité, ce qui sera démontré ici chez les Bédouins de Jordanie. J’avance que le travail sur la lumière dans les foyers bédouins est lié aux notions culturelles d’« inviolabilité » et d’« hospitalité », rattachant la morale du regard aux pratiques d’éclairage et de religiosité. Cet article se base sur seize mois de terrain anthropologique lors de séjours effectués entre 2005 et 2011. J’ai vécu pendant treize mois consécutifs chez une famille du village (en 2006-2007), prenant part à la vie quotidienne, menant des entretiens, faisant des observations participantes et des enquêtes auprès des ménages (Bille 2017, 2019b).

Tout d’abord, je montrerai de quelle façon la lumière agit par le biais des prémisses culturelles de l’hospitalité et de la protection en tant qu’élément parmi d’autres de l’orchestration atmosphérique des foyers. Deuxièmement, je soulignerai la capacité des objets matériels à être « extatiques », ce qui m’amènera à remettre en question l’idée d’examiner les objets matériels sous le seul angle de leurs frontières tangibles, et, enfin, j’élargirai la portée de cette propriété atmosphérique de la lumière pour alimenter la politique de la perception. Cependant, pour commencer, j’expliquerai en détail la façon dont les pièces de réception telles que celle de la maison de Faisal en sont venues à jouer un rôle aussi important dans les gestes d’hospitalité chez les Bédouins du sud de la Jordanie.

Protéger les espaces hospitaliers

La pièce de réception ou madafa (littéralement, la « place de l’hôte ») est un lieu clé en ce qui a trait à la célèbre hospitalité bédouine. Comme c’est le cas dans la maison de Faisal, cette pièce occupe souvent la moitié de la superficie totale d’une maison ou d’une tente. L’hospitalité est présentée comme une caractéristique nationale de la culture jordanienne et, en tant qu’invité, on sera inévitablement amené à participer au rituel du café qui vise à transformer un étranger en invité (voir Musil 1928 : 455-471 ; Roberts 1928 ; Layne 1994 ; Akbar 2000 ; Shryock 2004 ; Suwailih 2004 ; Young 2007 ; Bille 2012). L’hospitalité implique une bonne dose de comportement formalisé et de gestion des impressions et est étroitement liée à l’honneur (sharaf) et à la générosité (karam) (Lancaster 1997 : 43, 82-84 ; Dresch 2000 : 115 ; Al-Sekhaneh 2005 : 176-190 ; Bille 2017 ; voir toutefois Shryock 2019 pour une exploration plus critique de l’hospitalité chez les Bédouins). Anne Meneley (1996) l’a justement qualifiée de « tournoi de valeur », en montrant comment l’identité d’un individu est intrinsèquement liée à l’identité de la famille dont il provient. Par des gestes d’hospitalité dans la salle de réception, la personne révèle « l’étendue de ses liens sociaux » (ibid. : 180). Le nouvel ajout à la maison familiale de Faisal (voir figures 6 et 7) découle d’une tendance, depuis une décennie, à l’agrandissement des pièces de réception, dont la taille a souvent doublé par rapport à ce qui se faisait auparavant. Selon Meneley, ces grandes pièces de réception démontrent la volonté (présumée) et la capacité d’une famille d’offrir l’hospitalité, et donc également l’étendue de ses liens sociaux et son prestige.

Comparativement aux autres pièces de la maison, c’est aussi la pièce la plus pauvrement meublée en termes de quantité d’objets. La pièce de Faisal était certes plus vide que d’autres pièces de réception, mais à peine plus. À l’occasion, il peut s’y trouver une télévision ou un meuble sur lequel sont posés des photographies ou des objets servant à l’hospitalité tels que des tasses à café. Et cependant, c’est dans cette pièce de réception, de pair avec la cuisine, que se déroule l’essentiel de la vie familiale. Les invités vont et viennent tout au long de la journée. Les invités masculins y dorment, les écoliers y font leurs devoirs et, s’il y a une télévision, c’est le coeur de la maison, là où les hommes se réunissent le soir et où les femmes regardent des talk-shows, écoutent de la musique et des émissions d’orientation islamique pendant la journée.

La notion de « hurma » est un concept important chez les Bédouins, car elle régule les espaces et le comportement social et elle s’incarne dans les façons de bouger et de regarder. Ce terme est couramment utilisé pour renvoyer au désir profond de protéger l’intériorité, l’inviolabilité et le caractère sacré du foyer, mais c’est aussi un terme qui désigne une femme honorable (Campo 1991 : 98-99 ; Shryock 2004 : 36). Les Bédouins prennent de grandes mesures gestuelles et matérielles pour préserver ce caractère sacré du foyer puisqu’il représente l’honneur et l’intégrité morale de l’individu et, par inférence, de sa famille (voir Bourdieu 1966 ; Wikan 1984 ; Abu-Lughod 1986). Il était fréquent, dans la maison où je vivais, que lorsqu’un invité, en particulier un homme, s’approchât d’une maison, il fasse un petit bruit — en traînant les pieds ou en toussant — pour qu’on l’entende approcher et que les femmes aient le temps de mettre leur voile et de quitter la pièce de réception. Au moment où l’invité entre, il prend soin de ne pas jeter de coup d’oeil dans une autre direction que celle de la salle de réception, car cela serait considéré comme une violation de la sacralité du foyer. Si la moralité du regard est ainsi strictement sanctionnée, la visibilité l’est tout autant.

Orchestrer la visibilité par le biais de l’architecture

Les notions de « sacralité », d’« hospitalité » et de « générosité » se matérialisent aussi bien dans l’architecture que dans les pratiques des individus. Chez les Bédouins, cela se traduit par un très fort accent mis sur la protection du foyer et des invités contre les forces maléfiques par l’invocation de Dieu ou de versets du Coran (voir les figures 3, 4 et 5). Hormis ces objets prophylactiques, l’une des principales préoccupations de Faisal était qu’avant que sa maison soit reconstruite, les invités devaient la traverser entièrement pour aller aux toilettes, ce qui exposait potentiellement les zones plus privées et les femmes (figure 6). Avec l’agrandissement de la maison, des toilettes supplémentaires ont été installées près de la pièce de réception (figure 7). D’autres maisons ont été également restructurées, et au lieu d’une seule porte d’entrée, par exemple, il y en a désormais deux, voire trois pour séparer les espaces.

Fig. 3

Intérieur d’une maison ; transition vers la partie privée

Intérieur d’une maison ; transition vers la partie privée

Au-dessus de la porte est inscrite la basmala « Au nom de Dieu clément et miséricordieux ».

Photographie de l’auteur.

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Fig. 4

Protection des frontières au moyen d’objets islamiques mentionnant Dieu et le Prophète

Protection des frontières au moyen d’objets islamiques mentionnant Dieu et le Prophète
Photographie de l’auteur.

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Fig. 5

Protection des espaces par l’inscription du mot Allah sur le revêtement de carreaux de la cuisine

Protection des espaces par l’inscription du mot Allah sur le revêtement de carreaux de la cuisine
Photographie de l’auteur.

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Fig. 6

La maison de Faisal, construite par le gouvernement, en 2005

La maison de Faisal, construite par le gouvernement, en 2005
Dessin de l’auteur.

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Fig. 7

Modifications apportées à la maison de Faisal en 2006

Modifications apportées à la maison de Faisal en 2006
Dessin de l’auteur.

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Les Bédouins s’étant de plus en plus sédentarisés dans des villages, l’hurma, si importante, est devenue une préoccupation croissante. Durant les deux dernières décennies, les tensions visuelles se sont accrues en raison de l’augmentation de la circulation des voitures et des passants. Un sondage que j’ai effectué dans tous les foyers du village de 350 personnes a montré que plus de 25 % des femmes avaient commencé à porter le voile intégral (niqab) plutôt que le voile simple (hijab) dans les deux ans qui ont suivi 2005. Cela s’explique en partie par des raisons religieuses, car une compréhension plus scripturaire de l’islam gagne en influence dans les villages (Bille 2017, 2019b). Mais d’après des conversations avec les femmes, il s’agit aussi d’une tentative de se cacher du nombre croissant d’étrangers et de visiteurs, en particulier lors d’interactions avec d’autres Arabes plutôt qu’avec des touristes occidentaux.

Pour les Bédouins qui vivent aujourd’hui dans les villages de Jordanie, le passage des tentes et des grottes aux logements sociaux implique de construire des murs de béton autour des maisons pour séparer l’espace domestique de la rue publique (voir aussi Bienkowski 1985 ; Bienkowski et Chlebik 1991). Contrairement à ce qui se passait sous la tente, les Bédouins ne s’attendent plus à ce que les visiteurs ne regardent pas. C’est pour cela qu’ils réduisent physiquement les possibilités de regarder, ce qui a aussi pour conséquence d’exposer leurs efforts pour préserver la sacralité de la maison. Visibilité, vision et moralité sont donc étroitement liées, comme partout ailleurs, car il y a une ligne très fine entre contempler, regarder fixement et jeter un coup d’oeil par hasard. Ce lien entre moralité et vision est également illustré dans les hadiths (actes et paroles du Prophète) qui exigent des hommes comme des femmes qu’ils baissent les yeux lorsqu’ils rencontrent une personne du sexe opposé en public afin de ne pas se livrer à des actions immorales.

La construction de frontières tangibles et la limitation de la visibilité peuvent sembler être le fruit d’oppositions binaires entre hommes et femmes, à l’intérieur et à l’extérieur, en public et en privé (comme l’avait fameusement fait remarquer Pierre Bourdieu en 1970). Cependant, c’est un autre aménagement de l’espace qui s’impose lorsque l’on adopte une perspective plus sensuelle en revenant à la lumière.

Mise en valeur de la lumière

L’exemple de la lumière verte dans la maison de Faisal et dans celles des autres habitants montre comment l’expérience visuelle du monde est profondément façonnée par la lumière et l’heure du jour. Comme ailleurs, l’introduction de nouvelles technologies d’éclairage modifie la vie sociale (Schivelbusch 1987, 1988 ; Garnert 1993, 1994 ; Winther 2008 ; Wu 2008), et est étroitement liée aux régimes politiques de pureté, de pollution et de bien-être (Wilhite et al. 1996 ; Shove 2003; Bille et Sørensen 2007 ; Dutson 2010 ; Bille 2019a). Au-delà du fait d’être dotée de significations culturelles, la lumière participe aux pratiques humaines et façonne la présence visuelle particulière des choses. L’intensité, la lueur, l’éclat, la réverbération et la couleur, de même que les ombres et la noirceur créées par les objets, tous ces éléments concourent à notre perception du monde qui nous entoure, bien que l’explication du choix de l’éclairage échappe souvent à la verbalisation. Il ne s’agit pas seulement de la façon dont les choses apparaissent ; il s’agit aussi d’habitudes sensuelles façonnées par le fait d’être élevé dans un monde qui apparaît sous un jour particulier.

Chez les Bédouins, des ampoules nues de 100 watts, des tubes de néon ou, plus récemment, des ampoules fluorescentes compactes à économie d’énergie (CFL) sont le plus souvent placés au centre de la pièce, de sorte que celle-ci soit totalement éclairée. Le fait que les réseaux électriques desservent les régions rurales de Jordanie a eu un impact considérable sur la vie sociale en général et sur l’expérience visuelle du monde en particulier. Avec l’électricité, la vie sociale a pu se prolonger bien après le coucher du soleil. Il m’arrive de m’asseoir et de regarder la télévision avec Faisal et d’autres personnes jusque tard dans la nuit et de rentrer à pied par des rues éclairées, ce dont on n’avait jamais entendu parler auparavant. Lorsque j’ai demandé à l’un des habitants pourquoi il préférait l’ampoule à économie d’énergie, qui a un fort degré kelvin (environ 3000), plutôt que la tonalité rougeâtre de l’ampoule à incandescence (environ 2700 kelvins), il m’a fait remarquer qu’elle « émettait une lumière propre [nathiif] », ce qui montre que les idées culturelles sur la « bonne lumière » sont variables (comparer avec Bille 2019a).

Comme illustré chez Faisal, la lumière de l’ampoule est encore accentuée par la luminosité de la peinture acrylique sur la moitié inférieure du mur intérieur de la plupart des pièces de réception. Au-delà de la luminosité, la peinture joue ici aussi un rôle spirituel, car elle est souvent bleue ou verte, en conformité avec les moyens traditionnels de se protéger du malheur (Harfouche 1981 : 95 ; Abu-Rabia 2005 ; Bille 2010, 2019b). L’utilisation d’ampoules nues qui projettent une lumière crue, les murs à la partie supérieure blanche, la peinture acrylique luisante et les espaces intérieurs dépouillés, qui laissent chaque recoin de la pièce exposé, donnent ainsi l’impression à une personne assise par terre que la pièce est plus vaste qu’elle ne l’est en réalité. Dans la maison de Faisal, la lumière crue, les murs blancs et la peinture acrylique créent l’impression visuelle d’un espace élargi, en lien avec l’idée que plus la pièce de réception est grande, plus on connaît de gens et, par conséquent, plus on a de prestige social. La lumière ne fait pas que refléter le prestige, mais sert à le consolider, à la fois sur le plan matériel et sur celui des sens. Pour comprendre le changement de taille de la pièce de réception, il ne s’agit donc pas seulement de constater sur un plan que sa superficie a augmenté, mais aussi de remarquer qu’elle paraît perceptiblement plus grande, lorsque l’on y est assis, avec la lumière blanche, les murs blancs, la peinture acrylique et l’intérieur dépouillé.

En plus d’accroître la perception visuelle, la luminosité est liée à des idées religieuses. La lumière est à la fois un phénomène physique et une expérience spirituelle, et l’expérience de la lumière peut servir « de pont entre les plans physique et spirituel de notre expérience » (Kapstein 2004 : 1). Dans l’islam, cette complémentarité de la lumière et de la spiritualité se reflète dans le grand nombre de références qui lui sont faites. L’un des 99 noms de Dieu est « Lumière » (al-nur) ; le minaret de la mosquée d’où l’imam appelle à la prière signifie littéralement « lieu de lumière » ou « phare », et une métaphore courante associe Dieu à la lumière tandis que le prophète Mahomet est la lampe (Campo 1991 : 174 ; voir aussi Coran 24:35). Il a été suggéré que l’éclairage des mosquées est pensé pour souligner l’unité des fidèles en illuminant complètement toutes les parties de l’intérieur (Antonakaki 2007). Les ombres et les zones sombres sont censées être les endroits où résident les esprits (les djinns) et où rôde l’infortune. On prend également des mesures pour se protéger de ces dangers en concevant l’éclairage pour éviter les ombres dans la maison (voir Al-Salameen et Falahat 2009). Dans cette région de la Jordanie, marcher dans certaines zones et pénétrer dans certaines grottes la nuit était considéré comme un test de virilité, et si les gens faisaient souvent remarquer qu’aucun djinn n’oserait se risquer dans la lumière de la ville, la transition lumineuse au moment du crépuscule était souvent marquée en faisant brûler de l’encens à des fins de purification spirituelle.

Objets d’harmonisation

Dans la maison de Faisal, la lumière électrique améliore ainsi la perception visuelle de la pièce peu meublée et lui confère une connotation religieuse en éliminant l’ombre et les dangers potentiels qui rôdent dans l’obscurité. Cependant, on peut s’interroger ici sur la couleur verte qui teinte la pièce durant les heures ensoleillées de la journée. Comment comprendre un tel choix d’éclairage ? On peut découvrir certaines indications dans l’étude que fait Michael Gilsenan (1982 : 266) d’un rituel soufi, le dhikr (commémoration/souvenir de Dieu ; également orthographié zikr), au Caire, en Égypte. Tout en s’efforçant de comprendre le sens de cet évènement spirituel, Gilsenan s’est aperçu que son problème n’était pas son incapacité à écouter les hymnes ou sa difficulté à comprendre l’arabe. Au contraire, la difficulté venait de la lumière verte d’un néon dans la mosquée qui détruisait en lui tout sentiment de paix intérieure. Il lui était impossible de faire abstraction de la lumière verte de ce néon qui, pour lui, connotait la commercialisation du kitsch. Gilsenan écrit :

Puis, un jour, peut-être huit ou neuf mois après mes premières observations hésitantes du dhikr, je me suis détourné sans y penser des corps qui se balançaient et des rythmes du souvenir de Dieu et j’ai vu, non pas le néon, mais simplement le verdoiement. Le verdoiement et les lettres qui ne « signifiaient » rien, mais qui étaient simplement de puissantes icônes en elles-mêmes. Il n’y avait aucun décalage entre la couleur, la forme, la lumière et les silhouettes. À partir de ce moment irréfléchi et inattendu, j’ai complètement cessé de voir le néon. […] C’est l’expérience directe, autocréatrice et recréatrice du verdoiement qui « tout simplement est » pour les musulmans, d’une façon particulièrement ordinaire, à la fois intimement la même et distincte de la nôtre, qui est si vitale.

Gilsenan 1982 : 266

Cet exemple ethnographique montre comment la capacité de Gilsenan à se mettre au diapason du dhikr — à s’immerger pleinement dans une atmosphère spirituelle susceptible de le rapprocher de Dieu — a été perturbée par l’intervention silencieuse de la luminosité : quelque chose n’allait tout simplement pas, sans qu’il puisse immédiatement indiquer ce que c’était.

La lumière fait tellement partie de notre perception du monde que des altérations mineures du spectre lumineux ou des couleurs affectent profondément la façon dont nous ressentons une situation et une atmosphère. La lumière est profondément familière et ancrée dans un sensorium corporel culturellement informé où la lumière en tant que phénomène spirituel, affectif et physique se fond dans une contemporanéité où aucun écart ne peut exister entre la lumière, la couleur et la forme. C’est-à-dire que, d’un point de vue phénoménologique, la lumière peut être tous ces aspects à la fois : c’est un phénomène physique ; elle fait apparaître les choses ou en émerge en affirmant leur présence et elle se prête aux significations religieuses. Mais chacun de ces aspects est lié aux autres et peut se voir accorder la priorité ou invoquer celle-ci à un moment ou un autre de la vie des individus. Il nous est possible de comprendre cela à partir de ce que Gernot Böhme appelle la « clarté/légèreté [lightness[2]] » comme opposition à l’obscurité (comme la lumière est à l’obscurité [darkness]), en tant que qualité dans une étreinte lumineuse dans l’espace (2017 : chapitre 20). Il écrit : « Nous voyons la clarté non comme un objet, mais comme une qualité de l’espace qui nous environne[3] » (ibid. : 199). Grâce à l’illumination colorée, « tout ce qui est vu prend une teinte qui transforme la diversité de ce qui est vu en un tout unifié » (ibid. : 202). C’était cette même qualité de clarté/légèreté, ce halo verdâtre dont j’avais fait l’expérience pendant la journée qui avait perturbé Gilsenan au cours du rituel, mais à laquelle nous nous sommes finalement tous deux habitués.

La mosquée de ce village en Jordanie ne comportait pas de versets complexes du Coran fabriqués en néon vert. Il n’y avait qu’une seule lumière verte, entourant le sommet du minaret, qui aidait à éclairer la nuit noire dans le village. Peu de gens parlaient de la lumière verte dominant la localité ; c’était ainsi, tout simplement, et les habitants faisaient invariablement remarquer qu’aucune autre couleur n’aurait pu convenir. Certaines personnes disaient simplement que c’était le choix des architectes d’installer un néon vert au sommet du minaret, tandis que d’autres disaient plus communément : « ça me détend ». Ainsi que le dit Gilsenan, c’est quelque chose « qui simplement est », d’une façon particulière, et les gens ne l’expriment pas dans le contexte de la religion ou de l’hospitalité. C’était juste la norme, ou ça l’est devenue, parce que cela avait un sens d’une façon inexplicable. Le verdoiement n’est pas seulement un élément symbolique : il est ancré dans la normativité et la corporéité de la vie quotidienne.

Bien que certains chercheurs interprètent les préférences des Bédouins pour le vert, le bleu et le jaune comme des réminiscences, respectivement, de l’oasis, du ciel et du désert (Amaireh 2006 : 39), il ne fait aucun doute que le vert est symboliquement associé à l’islam. Tous les minarets des mosquées de Jordanie sont dotés de néons verts ; des tissus verts sont noués sur les tombes des saints ; les drapeaux des pays islamiques tels que la Lybie et l’Arabie saoudite sont verts, etc. Considérant la relation historique et théologique entre la couleur verte et l’islam et l’utilisation systématique du vert dans les endroits « frontières » que sont les portes et les fenêtres du village, j’avance que la couleur verte agit comme un « rappel de Dieu » — le dhikr. Le dhikr est à la fois l’acte de remémoration lui-même et le terme que l’on emploie pour désigner les différents objets qui servent à la remémoration tels que des objets coraniques, des chapelets (aussi appelés « perles de dhikr »), etc. De tels objets rappellent aux gens que Dieu est le créateur et le protecteur. Il ne s’agit pas de simples symboles de l’islam : ces objets ont pour effet de loger Dieu dans le corps et l’âme, et donc de protéger. Cette notion de « protection » au moyen du dhikr prend de nombreuses formes, de la prononciation de la basmala (« Au nom de Dieu clément et miséricordieux ») avant de manger, de monter en voiture ou de franchir une porte jusqu’à l’énorme attirail utilisé comme protection contre le mauvais sort (Abu-Rabia 2005 ; Bille 2019b). Je m’assoyais constamment avec les autres, manipulant de tels objets du dhikr qui ont pour but de mettre les personnes au diapason d’une immédiateté spirituelle et d’une connexion avec Dieu. Une telle harmonisation, par la présence de Dieu dans le corps et l’esprit, protège les espaces et les personnes. Ces objets de syntonie — qui servent à s’accorder — transmettent des affects et servent de médiateurs pour modeler la façon dont un espace est ressenti : « l’atmosphère » est une force qui peut s’emparer de nous ou avec laquelle nous pouvons, comme Gilsenan, ne pas être en syntonie (accordés) — du moins au début.

Atmosphères et extases

Böhme est sans doute celui qui a le plus activement contribué à la revalorisation de la notion d’« atmosphère » dans la littérature récente (1995, 2001, 2006, 2017). Pour le penseur allemand, l’atmosphère est un phénomène spatial « d’espaces accordés » (2006 : 25) dans lesquels les atmosphères sont toujours présentes, qu’elles soient douillettes, effrayantes, ennuyeuses, intimes, tendues, informelles ou insuffisamment verbalisées. Il affirme :

les atmosphères ne sont pas quelque chose d’objectif, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas les qualités que possèdent les objets, et pourtant elles ont quelque chose de semblable, appartenant au domaine des objets en ce sens que les objets articulent leur présence à travers des caractéristiques — conçues comme des extases. Les atmosphères ne sont pas non plus quelque chose de subjectif, par exemple, le résultat d’un état psychique. Et pourtant, elles sont semblables à des sujets, appartenant au domaine des sujets en ce sens qu’elles sont ressenties physiquement par les êtres humains et que ce ressenti est en même temps un état de présence corporelle des sujets dans l’espace.

Böhme 1993 : 122 ; italiques ajoutés

Mais bien que Böhme ait beaucoup mis l’accent sur ce qu’est une atmosphère, très peu a été fait pour montrer ce que fait l’atmosphère (ou son contexte culturel) (voir McCormack 2018 ; Sumartojo et Pink 2018 ; Bille 2019a).

Le changement remarquable dans l’expérience visuelle de l’architecture avec fenêtres vertes a commencé en 2005. Auparavant, toutes les fenêtres du village étaient en verre entièrement transparent. Au cours des deux années suivantes, toutes les nouvelles maisons, ainsi que les plus anciennes qui ont été rénovées, ont été pourvues de vitrage vert, et en 2011, lors de mon dernier séjour, le nombre de maisons ayant des fenêtres de couleur verte avait dépassé celui des maisons qui n’en avaient pas. On peut toujours voir à travers elles, de l’extérieur, dans une certaine mesure, ce qui montre que ce ne sont pas la visibilité et l’exposition qui constituent les préoccupations essentielles — alors que l’on aurait pu s’y attendre en raison de l’accent mis sur la sacralité de la maison (hurma). Le verre n’a pas de teinte foncée, alors que celle-ci est aussi offerte sur le marché, mais a une teinte verte délibérément choisie.

Alors que Gilsenan était d’abord aux prises avec un néon vert, durant mes séjours au village, j’ai été confronté au verdoiement, au moins pendant la journée : en me réveillant, en mangeant, en rédigeant des notes et en menant des entrevues. La lumière verte n’est pas une expérience de même nature qu’une surface peinte en vert, en tant que propriété d’un objet, mais plutôt une teinte qui inonde l’espace de sa légère luminosité. C’est une lumière verte qui se répand sur toutes les surfaces de la pièce, qui l’occupe et la colore. Par les journées ensoleillées, les pièces étaient remplies de lumière verte, et les jours où le ciel était couvert, d’une légère touche de vert seulement, comme une extériorité s’étendant dans la maison. Cela souligne à quel point le temps qu’il fait constitue une partie essentielle de la compréhension de l’atmosphère en tant que phénomène existentiel (Ingold 2012 ; McCormak 2018). Cela apparaît encore plus clairement dans le fait que le mot désignant l’atmosphère et l’humeur en arabe (jow), et que l’on emploie dans l’une des salutations les plus courantes, « comment est votre humeur ? » (kiif al-jow ?), est le même pour désigner le temps qu’il fait. Ce n’est que le soir que la lumière verte du jour cesse d’occuper les pièces, laissant simplement voir les fenêtres comme une surface verte (en particulier la partie des fenêtres composée d’un moustiquaire). D’un autre côté, les lumières électriques à l’intérieur des maisons projettent à présent à l’extérieur la lumière verte par leurs fenêtres. Durant la nuit, moment où l’on croit que des esprits (djinns) auraient pu se trouver dans les rues du village s’il n’y avait pas eu la lumière des réverbères, le fort éclairage provenant de la lumière électrique à l’intérieur des maisons apparaît à l’extérieur sous forme de lumière verte. Comme nous l’avons entendu de la bouche des habitants, la lumière sous toutes ses formes effrayerait les djinns.

Bien entendu, la lumière n’est pas l’unique stratégie prophylactique. Depuis la mosquée, les cinq appels quotidiens à la prière ont le même effet, celui d’être un médium sensuel mais intangible qui imprègne les frontières matérielles pour occuper et protéger les espaces. Les haut-parleurs de la mosquée déversent les Paroles de Dieu, ce qui permet aux gens d’être préservés du mal. D’un point de vue théologique, cela ne se produit pas de façon instrumentale, en ce sens que la substance matérielle même du son ou de la lumière dans la théologie islamique fait fuir les djinns — bien qu’en pratique une telle instrumentalité puisse être négociable (Bille 2019b). L’idée est plutôt que le monde matériel agit comme le dhikr : comme des rappels de Dieu qui accordent, comme on le fait avec des instruments de musique, l’état d’esprit des personnes ; et à travers ces objets qui les accordent, celles-ci tendent à se connecter avec Dieu. La lumière, la vision et, ainsi que Charles Hirschkind (2006) l’a montré avec éloquence, le son peuvent promouvoir des pratiques éthiques, parfois en périphérie de la pensée, ce qui illustre de quelle façon l’action même de ressentir peut être vue comme l’action morale de s’accorder soi-même avec l’environnement, et d’être accordé par ce dernier. Hirschkind note que, dans le cas de supports sonores tels que les cassettes audio :

[une contribution aussi sensuelle] à la mise en forme du paysage moral et politique contemporain du Moyen-Orient réside non pas simplement dans sa capacité à diffuser des idées ou à instiller des idéologies religieuses, mais dans l’effet qu’elle produit sur le sensorium humain, sur les affects, les sensibilités et les habitudes perceptuelles de son vaste public. Le paysage sonore produit par la circulation de ce médium anime et entretient le substrat des savoirs sensoriels et des aptitudes incarnées qui sous-tendent un vaste mouvement de renouveau au sein de l’islam contemporain.

Hirschkind 2006 : 2

Dans la maison de Faisal et dans celles des autres habitants, la lumière, et par conséquent la vision, devient un autre de ces puissants indicateurs de la moralité à la lumière de l’évolution du mouvement religieux qui recourt de plus en plus à une interprétation scripturaire de l’islam. Bien qu’elle soit apparemment dépourvue de contenu significatif explicite (que possèdent par ailleurs les sermons sur cassettes audio de Hirschkind), la lumière façonne également une présence sensuelle du monde en incarnant un sensorium éthique de morale et de protection.

Les objets sont extatiques au sens où ils peuvent sortir d’eux-mêmes pour exposer leur présence dans leur environnement (Böhme 2001 : 131). Il ne s’agit pas uniquement d’une question de présence affective (Armstrong 1971) émanant des objets, mais aussi d’une contamination tout à fait physique du monde environnant — dans le cas qui nous intéresse, une lumière imposante. Pour comprendre la sensation corporelle d’un lieu — son atmosphère — il nous faut, selon Böhme, comprendre les modes d’action, le caractère usuel et l’intensité d’une telle présence extatique, et les accordages constants auxquels se prêtent les personnes. Les atmosphères sont façonnées de part en part par l’architecture, les objets, les éléments sensuels et les activités et l’humeur des gens. Dans ce cas, la lumière et les objets de syntonie (d’accordage), tels que les objets du dhikr, donnent forme à l’atmosphère dans laquelle on s’engage et que l’on souhaite, tandis que la lumière, la couleur et la taille des pièces font simultanément preuve d’un pouvoir symbolique. C’est-à-dire qu’au lieu de n’être qu’une question de perception, comme l’affirme Böhme avec la capacité extatique des objets à s’imposer physiquement aux autres, il existe aussi un champ de forces spirituelles où le pouvoir symbolique et physique des objets religieux fusionne pour transcender leur propre nature d’objets et agir sur le champ protecteur.

En nous concentrant sur la lumière et les atmosphères, nous sommes d’une part confrontés à un phénomène où les demi-choses (soleil, vent, temps qu’il fait, ciel et atmosphères) et les choses (ampoules électriques et fenêtres) affectent physiquement les autres objets en projetant sur eux une lumière particulière et des ombres (Schmitz 2014 : 39, 2019 : 56). Mais nous avons également affaire au mode de présence affectif que ces relations façonnent. J’ai soutenu ailleurs (Bille 2010, 2017, 2019b) qu’en ce qui concerne les façons de se protéger, les personnes font souvent appel aux différentes qualités de présence que permettent les choses. Chez les Bédouins, l’une des stratégies consiste à se protéger des regards inquisiteurs en limitant la visibilité au moyen de murs là où la présence se comprend physiquement comme être-en-place, au sens spatial. Une autre stratégie, le dhikr, est la protection au moyen d’un autre mode de présence, qui se conçoit comme être-près, au sens existentiel, en se connectant à Dieu, là où la baraka (la bénédiction) de Dieu provient des mots de Dieu eux-mêmes ou des objets coraniques, et transcende ainsi leurs propres frontières. De telles choses sont capables de protéger en raison de l’identification étroite entre la matière et l’esprit. Disséquer la « présence » en (au moins) deux modes différents d’engagement — de l’être-en-place à l’être-près — permet d’inclure les propriétés affectives des choses. En cela réside aussi l’affirmation normative dans la vie quotidienne du village selon laquelle si l’on ne maintient pas la distinction entre les manières de « mettre en présence » (presencing), il est douteux sur un plan religieux, et compromettant pour une personne, de considérer que, par exemple, les objets islamiques serviraient d’instruments de protection du seul fait qu’on les laisserait simplement être-en-place dans une pièce où se manifestent leurs pouvoirs. Si les actions et l’invocation de la volonté de Dieu par des personnes comme Faisal et moi-même sont essentielles pour sauvegarder les espaces, il existe également des stratégies plus physiques de réduction de la visibilité par la construction de murs (c’est-à-dire être-en-place), de même que des stratégies moins concrètes qui font largement appel à la lumière et au son pour imprégner les choses et les corps ; c’est-à-dire des techniques de mise en présence de Dieu dans l’esprit et le corps (être-près).

À la lumière des atmosphères

Les atmosphères font quelque chose de plus que simplement façonner ce que l’on ressent dans un espace. Elles informent aussi — et sont informées par — les conceptions normatives de ce que cette impression devrait être, ou ce à quoi elle devrait ressembler. Les Bédouins accordent particulièrement une grande valeur au fait de protéger les espaces en soulignant les niveaux de visibilité le long des frontières. Mais, au-delà de la simple visibilité, cela implique aussi une stratégie de protection contre la « contamination matérielle », lorsqu’un objet transcende sa propre nature physique pour s’affirmer pleinement en présence des autres choses et qu’il donne par conséquent forme non seulement à ce qui est visible, mais aussi à la façon dont il est visible et ressenti.

Bien entendu, outre la lumière, d’autres aspects matériels façonnent la particularité des atmosphères tels que l’encens, le son et les objets tangibles. Par conséquent, je ne préconise pas une approche sensorielle de l’expérience de l’atmosphère, même si je mets ici l’accent sur le sens de la vue. Au contraire, je dirais qu’en abordant les espaces domestiques dans une perspective atmosphérique de la façon de percevoir les espaces, nous nous engageons inévitablement non seulement dans une approche multisensorielle des espaces, mais aussi dans une approche affective. Cette approche atmosphérique ne doit pas être prise dans un sens harmonique puisqu’elle nous a conduits — Gilsenan et moi-même — à éprouver le contraire d’un calme intérieur, là où les autres participants ont, par ailleurs, ressenti le sens de l’espace le plus naturel et le plus apaisant qui soit.

Chaque maison du village court le risque potentiel d’être violée par des forces humaines et spirituelles si l’on ne veille pas correctement sur elle. Cependant, par le biais de l’attention quotidienne que les Bédouins portent aux corps, aux objets et à la décoration intérieure en termes de sacralité et d’inviolabilité, j’ai mis de l’avant une compréhension phénoménologique de la façon dont les choses transcendent leurs propres frontières physiques et, dans le cas des fenêtres qui teintent tout d’un halo vert, j’ai souligné la contemporanéité du potentiel symbolique, spirituel et physique des choses. C’est-à-dire que, dans une perspective plus large, je plaide pour une autre manière de comprendre la perception, à savoir en ne se basant pas uniquement sur un apport sensuel. Il s’agit d’un mode de perception atmosphérique, où la perception est enchevêtrée dans des normes sensuelles chargées de potentiels affectifs qui éclatent dans la contemporanéité de ce que Böhme appelle « l’extase des choses ». Les portes et les fenêtres sont, en ce sens, des points de rencontre entre le public et le privé, là où les normes comportementales sont négociées et où un regard intentionnel porté sur le domaine privé est considéré comme une action immorale. La porte limite la visibilité. Mais au-delà de ces limites de la visibilité se pose aussi la question de savoir comment sont ressentis les espaces, là où la protection est à la fois une obligation du foyer et une façon de s’accorder avec soi-même de même qu’avec les espaces environnants. Grâce aux propriétés extatiques de la fenêtre et de l’ampoule électrique, de telles atmosphères protectrices sont modelées dans le cadre de négociations culturelles entre le sentiment que devrait donner un espace, ce qu’il pourrait faire ressentir et ce qu’il nous fait réellement ressentir.