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Ethnographie et chorégraphie

La rencontre entre la danse et l’anthropologie s’est progressivement imposée à moi comme une nécessité. Car le sujet — plus que l’objet — de cette activité artistique et de cette recherche qui se veut scientifique est bien le corps dans tous ses états et dans toutes les situations. L’anthropologie n’existe pas sans une méthode d’observation directe de nos comportements : l’ethnographie. Cette dernière est un mode de connaissance par l’écoute et le regard mais elle engage plus largement la totalité des sens. Il est possible de transformer la proposition de Marcel Mauss « les faits sociaux sont des faits totaux » en une autre proposition : les faits sociaux sont des faits sonores, visuels et gestuels[1]. Dès lors les rapports entre l’ethnographie et la création artistique peuvent être posés de la manière suivante : la première est un mode de connaissance sensible. Ce que l’on appelle « art » — qui n’existe pas en soi car il est mouvement permanent — également. Mais l’art procède à une intensification de l’expérience sensible et consiste dans l’élaboration et la réorganisation de cette dernière. C’est un travail sur des intensités sonores, lumineuses, chromatiques et gestuelles.

L’art et la science ne poursuivent pas les mêmes buts. Le metteur en scène français Roger Planchon (1931-2009) confiait :

Je n’ai rien contre les universitaires. On peut tout savoir sur l’histoire de la menuiserie et ne pas savoir fabriquer une chaise. Ça n’a aucun rapport. Les deux sont certainement utiles et importants. Mais enfin bon, moi je fais des chaises.

Planchon 2016 : 50

Néanmoins les deux activités sont-elles à ce point si différentes ? Ne convient-il pas plutôt d’ouvrir ensemble un horizon qui ne soit plus celui d’un dualisme dissociant la connaissance et l’action, le sens et ce que l’on appelait autrefois « le style » ? À la création artistique, le style. À la recherche scientifique, le sens. D’un côté la forme, de l’autre le fond. D’un côté l’imagination et la fiction, de l’autre la raison décrivant et analysant la réalité des faits.

L’obstacle principal vient d’un logocentrisme qui s’autocrédite de plus de légitimité, voire d’une légitimité exclusive. Mais un second écueil peut venir de l’art lui-même ou plutôt d’une conception de l’art au-dessus de tout, de l’esthétique à l’état pur — Gustave Flaubert mais aussi Maurice Blanchot en littérature, Jerzy Grotowski au théâtre, Andreï Tarkovski au cinéma — qui a pour effet de nous clouer le bec dans une espèce de mystique de l’indicible. Cette conception a conduit Ludwig Wittgenstein (1972) à cet aphorisme : « rien de ce l’on pourra dire de l’art ne pourra jamais égaler l’art de se taire ».

La tendance à la sanctuarisation peut venir des deux côtés. Si je devais résumer les termes de cette exclusion réciproque ou, du moins, de cette incompréhension, je dirais que l’un des modes de connaissance serait premier et l’autre relatif. L’un serait en quelque sorte fondateur. C’est bien en effet ce que nous signifions lorsque nous disons qu’un film peut illustrer une recherche, c’est-à-dire être cantonné à une fonction subalterne, ou encore que l’art est expression ou « représentation » du social. Nous lui dénions alors ses potentialités critiques.

Ce que nous appelons l’ethnographie (ou écriture des cultures) ne dissocie pas l’étude des cultures de la recherche d’une écriture, mais fait précisément de leurs relations sa spécificité. Pour dire les choses autrement, la question du sens ne peut être posée indépendamment de la forme. Or il y en a plusieurs dont certaines n’existent pas encore. Les phénomènes auxquels nous nous trouvons confrontés et dans lesquels nous sommes nécessairement inclus sont tellement complexes qu’ils ne peuvent être appréhendés d’une seule manière. L’ethnographie contemporaine est amenée à se déplacer vers des graphies multiples : photographie, cinématographie, vidéographie, calligraphie, muséographie, scénographie, chorégraphie.

Les voies de la connaissance anthropologique (voies au sens japonais de do que l’on trouve dans les mots shodo, chado, aïkido, judo) sont susceptibles de rencontrer les voies de la connaissance et de la création artistique. Ces voies me paraissent aujourd’hui de plus en plus indissociables, mais elles ne peuvent cependant être confondues. Comme souvent, Roland Barthes a trouvé le mot juste. En exergue de L’empire des signes (2007), livre polymorphe mêlant des pictogrammes, des photos et des dessins, il écrit : « Le texte ne commente pas les images. Les images n’illustrent pas le texte ».

Les questions que se posent les chercheurs en sciences sociales et les artistes (qui sont aussi des chercheurs) sont les mêmes, mais là où les premiers visent à expliquer et même à expliciter (Wittgenstein [1972] dit « élucider »), la tendance des seconds consiste plutôt à troubler et à introduire de la perplexité dans notre rapport à la réalité. Les questions des uns se trouvent pour ainsi dire déplacées dans les interrogations des autres. Elles sont déplacées au cinéma dans le travail des sons et des images, au théâtre et a fortiori dans la danse dans la démultiplication infinie des gestes du corps en mouvement. Ce déplacement est un dérangement. Il n’entraîne pas une solution. Il est une option mais surtout une question. Une question qui, dans les arts du spectacle, est adressée sur une scène à des spectateurs.

Ce qui nous intéresse en tant qu’anthropologue est d’observer et d’interroger l’acte cherchant à faire varier sur une scène notre rapport à la réalité. Dans ce qu’elles ont de plus original et exigeant, les formes artistiques que nous allons rencontrer ne consistent pas à témoigner, documenter, illustrer, exprimer, c’est-à-dire à être reléguées dans la fonction mimétique de la représentation. Et encore moins à apaiser, consoler, soulager, supporter la vie. Elles cherchent à faire varier notre rapport au réel en explorant ses virtualités, c’est-à-dire en ouvrant des possibles qui n’avaient pas encore été essayés.

Au Brésil avec la ginga

Ma première expérience de la danse s’est déroulée au Brésil avec la chorégraphie du candomblé auquel j’ai été initié dans un terreiro de São Paulo. Dans ce culte, les divinités invoquées arrivent en dansant. Elles franchissent l’Atlantique. Elles reviennent d’Afrique en « possédant » leurs fidèles à travers des pas de danse qui sont ceux du rythme de la marée. Et pour parler des différentes manières de « danser l’orixa », d’« incorporer l’orixa », c’est-à-dire d’entrer en transe, on dit du corps qu’il est transfigurado (transfiguré), virado (tourné), gingado (animé par un mouvement de balancement).

La ginga, qui était originellement le nom d’une tribu du Congo, est une manière de danser mais aussi de marcher en faisant onduler toutes les parties du corps, en particulier les hanches. Dans la ginga le pas est ralenti par un mouvement horizontal d’oscillation du corps. Cette manière sinueuse et serpentine de se déplacer en dessinant une rythmique de la courbure anime aussi le mouvement alternativement offensif et défensif de la capoeira. Le corps se déplace en se dandinant et en se balançant afin de tromper et de surprendre l’adversaire. Dans ce jeu-danse-art de combat d’une extrême agilité, toutes les parties du corps sont en alerte et susceptibles d’être mobilisées : les mains, les bras, les coudes, la tête, les épaules, mais plus encore le bas du corps.

La ginga — qui est aussi le rythme de la samba — est une gestuelle faite de souplesse, de plasticité mais aussi de détermination. Elle génère au Brésil une véritable esthétique qualifiée d’« esthétique de la ginga » (Berenstein Jacques 2000), que l’on rencontre notamment dans les chorégraphies de Rodrigo Pederneiras et de sa compagnie, Grupo Corpo, connue aujourd’hui dans le monde entier.

La danse contemporaine retient mon attention depuis une dizaine d’années. C’est une découverte qui commence pour moi dans la rue au Brésil avec le hip-hop et le breakdance et se poursuit à la Maison de la Danse et à l’Opéra de Lyon, mais aussi dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique latine. Les chorégraphies japonaises créées à partir de la danse butō que je découvre à Tokyo en même temps que les théâtres nō et kabuki ont également enrichi cette expérience. Nous nous trouvons en présence d’un phénomène hétérogène qui se rapproche souvent du théâtre mais aussi des installations d’art contemporain. Il constitue à mon avis l’une des formes les plus vivantes et les plus surprenantes de la création artistique.

La révolution Cunningham

À la source de la danse contemporaine, il y a un chorégraphe qui a révolutionné la danse. Merce Cunningham (1919-2009), sous l’impulsion de John Cage, s’affranchit définitivement du ballet qui était une espèce de pièce montée avec des décors, des costumes — tutus, corsets, pointes, chaussons — et des mouvements d’une beauté conventionnelle qui n’avaient d’autre but que de séduire : entrechats, arabesques, dégagés, demi-ronds de jambe, demi-pliés, grands pliés, grands jetés, déboulés, fouettés.

En dépouillant la danse de son clinquant et de ses artifices, en abandonnant sa rhétorique, son idéologie et jusqu’à la trame narrative à laquelle il avait lui-même eu recours, Cunningham effectue un acte de rupture aussi radical que Pablo Picasso en peinture et Arnold Schönberg en musique. En abandonnant la barre classique et en concentrant le travail du corps sur l’axe de la colonne vertébrale, il expérimente, il explore, il s’interroge et cherche à libérer la danse engoncée dans un académisme stérile. Cunningham se concentre sur l’essentiel, sur ce que seule la danse est susceptible d’offrir : le corps dans tous ses états, le mouvement, seulement le mouvement, ce qu’il résume en une formule : « motion is not emotion ».

Contre une conception expressionniste de l’art (revendiquée en peinture par Jackson Pollock et Willem de Kooning), ce qui compte pour Cunningham est « le mouvement en train de se faire » (1980 : 77). Pour lui, qui est résolument hostile à tout symbolisme, la chute et l’ascension ne sont pas des métaphores. Elles n’expriment nullement un contenu caché qu’il conviendrait de révéler. Aussi conçoit-il l’acte chorégraphique à partir de l’extérieur, non de l’intérieur ; du corps, non des affects ; de ce qui est physique et non psychologique.

Avant Cunningham la danse cherchait à exprimer des sentiments avec le corps. À partir de Cunningham le corps en mouvement n’est plus considéré comme la conséquence et l’expression des émotions car il en est la source. Cela rejoint ce que tous les acteurs en formation connaissent bien, qui s’appelle la « règle de l’ours » : renoncer à la proposition « je vois un ours, j’ai peur, donc je tremble et je m’enfuis » au profit de « je vois un ours, je tremble donc j’ai peur et je m’enfuis ». Ce qui semble conforme à une stricte ethnographie. Dans cette dernière approche, en effet, nous n’avons affaire qu’à des surfaces. Nous n’avons jamais accès à des sentiments, à des signifiés dissimulés derrière des signifiants, mais à des processus de signifiance.

Les recherches chorégraphiques menées par Cunningham ont des affinités plus étroites encore avec l’ethnographie car elles consistent d’abord à s’imprégner des gestes et interactions quotidiens. De même que Bertolt Brecht recommande aux acteurs du Berliner Ensemble de se confronter au monde extérieur et même d’effectuer des stages en entreprise, Cunningham conseille aux danseurs de sa compagnie d’aller voir ce qui se passe dans la rue. Sa démarche initiale est somme toute la même que celle d’Erwin Goffman. Mais ensuite il ne cherche pas du tout à décrire et encore moins à analyser, mais à rendre visible ce que, dans la vie quotidienne, nous ne percevons pas habituellement : l’enchaînement et l’enchevêtrement de micromouvements et de minuscules interactions.

Son travail affine l’attention alors que Cunningham part à la recherche de la plus grande précision : la précision de nos gestes quotidiens dont la caractéristique est d’être éphémère, c’est-à-dire réfractaire à toute fixation par le langage. D’où la fluidité de cette chorégraphie dont la caractéristique est d’« être comme l’eau entre les doigts ».

Cunningham montre ce que nous ne pouvons pas voir tant que les mouvements du corps ne sont pas décomposés, accélérés et surtout ralentis. Il montre des ritualités implicites dont nous n’avons pas conscience. Mais il invente aussi des contre-rites qui nous affranchissent des automatismes et des conventions. Il crée des enchaînements inattendus. Il explore des liaisons aléatoires. Il affranchit l’acte de danser de la logique de la représentation (d’états d’âmes antérieurs ou d’une réalité sociale extérieure à cet acte).

Cette chorégraphie est une chorégraphie antiautoritaire dans laquelle il n’y a pas de danseur étoile, pas de héros, pas de rôle hiérarchiquement plus élevé qu’un autre. Bref, de même qu’il n’y a pas de centre de gravité du corps du danseur, il n’y a pas de centre de la scène. Chaque danseur est lui-même un centre qui, en se déplaçant, se décentre.

Nous nous trouvons en présence d’une conception ascétique de la danse. De la danse sans récit, sans progression dramatique, sans intrigue, sans anecdote, sans froufrous, sans fioriture, qui doit beaucoup au bouddhisme et plus encore au taoïsme pour lequel tout ce qui existe — y compris les fougères et les vermisseaux — est digne d’une égale attention. Cunningham dépouille la danse d’une partie du social et effectue en quelque sorte un retour à ce qui était avant l’acquisition du langage. Il concentre l’attention du spectateur sur la danse pour elle-même ; néanmoins cette dernière n’est jamais seule, elle n’est pas séparée des autres formes artistiques.

Cunningham est un chercheur et un découvreur. Il explore tout ce que peut apporter à la danse non seulement la peinture et la musique, mais aussi la composition assistée par ordinateur. Une pièce chorégraphique advient en quelque sorte à l’insu du chorégraphe. Des possibles qui n’avaient pas été envisagés apparaissent. C’est ainsi que Cunningham introduit du hasard et de l’aléatoire dans la danse.

Une partie de ce travail d’expérimentation chorégraphique est également vidéographique. En 1976 il compose pour la scène une pièce intitulée Torse qui devient l’année suivante la même pièce mais filmée cette fois avec trois caméras, l’une fixe et les deux autres mobiles, puis projetée sur un double écran. En 1979 il réalise Locale, pièce pour quatorze danseurs comportant deux versions : une version event et une version video réalisée avec quatre caméras permettant par plans rapprochés d’isoler les danseurs en duos ou en trios. La vidéodanse ouvre ainsi d’autres perspectives que la position fixe du spectateur assis sur un siège. La danse des corps devient aussi la danse des caméras.

Des chorégraphies sensibles à l’état du monde

Depuis les réalisations pionnières de Merce Cunningham (1962-2009), la danse contemporaine a évolué et il est difficile de ne serait-ce que nommer des lignes de force. Deux constats néanmoins s’imposent : 1) une attention croissante à l’état du monde qui montre souvent le chaos mais qui est susceptible aussi, à travers les interactions entre les danseurs, d’imaginer de nouvelles formes de lien social ; 2) un métissage qui semble n’avoir aucune limite. Par exemple, la danseuse et chorégraphe américaine Anna Halprin (née en 1920) travaille en contact étroit avec des membres de la nation Pomo de la côte de Californie du Nord où elle habite. Le chorégraphe et danseur Lester Horton (1906-1953), son compatriote, connaît bien lui aussi certaines danses des Autochtones de l’Ouest et s’inspire également de ce qu’il apprend du Japon. L’États-Unien William Forsythe (né en 1949) réalise des chorégraphies qui mêlent breakdance, danses africaines et rythmes de jazz. Stamping Ground[2] (1983), de l’artiste tchèque Jiří Kylián (1947-), est né de la rencontre avec des cultures et des danses d’aborigènes d’Australie. Le chorégraphe observe minutieusement pendant des nuits entières leur manière particulière de frapper le sol pour l’exécution d’un rite. Il intègre dans cette pièce des mouvements qui, à l’opposé de la danse classique privilégiant l’élévation — c’est-à-dire l’aspiration vers le haut —, sont ceux du trépignement et du martèlement du sol.

La rencontre avec des danses et des rites traditionnels d’Amérique, d’Océanie et d’Asie mais aussi d’Afrique a renouvelé profondément les recherches des chorégraphes contemporains ; par exemple, après un séjour au Burkina Faso, la chorégraphe française Mathilde Monnier a créé Pour Antigone en 1993 avec des partenaires burkinabè. Il est impossible enfin de ne pas évoquer le hip-hop apparu dans les années 1980 à New York en même temps que le rap, adopté par de jeunes danseurs amateurs et professionnels du monde entier et qui est devenu l’une des formes artistiques constitutives de la danse contemporaine. En 2015, à la demande de Dominique Hervieu, directrice de la Maison de la Danse de Lyon, j’ai eu le plaisir d’accompagner un groupe de danseurs amateurs en train de préparer un spectacle intitulé Babel sous la direction du chorégraphe français Abou Lagraa. Ce dernier a réalisé une pièce d’une grande originalité mêlant hip-hop, breakdance et danse contemporaine, le tout mis en musique sur une partition de Mozart interprétée sur des instruments de musique chinois.

En 2018, le danseur et chorégraphe français Mourad Merzouki crée une pièce qu’il intitule Folia. Sur un rythme continu qui fait alterner musiques baroques européennes et latino-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles et musique techno, seize danseurs de hip-hop, deux ballerines classiques, sept musiciens, une chanteuse lyrique puis un derviche tourneur entrent en scène. Le hip-hop vient désenclaver le répertoire baroque, l’extraire de son contexte historique d’origine dans lequel il se trouve le plus souvent confiné, tandis que les folias (portugaise et péruvienne) et les tarentelles viennent adoucir mais aussi enrichir le premier. Les musiques et les chants n’accompagnent pas les danses. Entre eux une synergie est à l’oeuvre dans une montée en puissance de la transe.

Si les mouvements et les rythmes se transforment (au contact les uns des autres), la scène se transforme aussi au point de devenir méconnaissable. D’abord les danseurs — qui, parfois, ne dansent plus à proprement parler — ne sont plus vêtus comme autrefois. Fini le temps des tutus et des pas de deux en justaucorps, la tête surmontée d’un diadème, et place aux jeans, aux salopettes, aux tee-shirts et aux survêtements de sport. Les chaussons à pointe des ballerines ont été remplacés par des baskets tandis que de nouvelles formes vestimentaires totalement incongrues en danse classique font leur apparition : manteaux, chapeaux et, dans Café Müller[3] (1978) de la chorégraphe allemande Pina Bausch (1940-2009), robes du soir et talons aiguilles pour les dames, costumes trois-pièces pour les messieurs. Du chic est réintroduit dans la danse.

La scène qui, avec la chorégraphe et danseuse américaine Isadora Duncan (1878-1927), pionnière de la danse moderne, s’était vidée de tout décor à nouveau se remplit. Mais elle ne se remplit pas comme avant. Apparaissent des objets usuels de la vie domestique (un aspirateur, un sèche-cheveux, un dictionnaire dans Nom donné par l’auteur[4] [1994] du chorégraphe français Jérôme Bel), mais aussi des « objets d’art ». Dans Nelken (1982) de Pina Bausch, la scène devient un champ d’oeillets. Dans On Flat Thing, Reproduce[5] (2000) de William Forsythe, elle est encombrée de vingt tables constituant des obstacles pour les danseurs qui doivent les enjamber, les déplacer, ce qui provoque des collisions entre la chair et le métal. La scène peut aussi se remplir de chaises comme souvent chez Pina Bausch, qui invente la danse assise, ou encore de briques posées les unes sur les autres afin de former un mur (celui de Berlin), lequel va finalement s’effondrer (Palermo Palermo [1989]). Le chorégraphe et scénographe japonais Saburo Teshigawara, dans Glass Tooth[6] (2007), recouvre le plateau de centaines de morceaux de verre et Pina Bausch de terre (toujours dans Parlermo Palermo), ce qui a pour effet de provoquer parfois des chutes, toujours un équilibre précaire, et donc un épuisement des danseurs.

Loin de toute intention masochiste, danser sur l’herbe, sur la terre fraîche, sur la tourbe, sur un sol encombré, consiste, on l’aura compris, à rapprocher l’art de la vie. Pina Bausch déclare : « Il s’agit de faire prendre conscience de la réalité. J’aime le réel. La vie n’est jamais un plateau de danse, lisse et rassurant ». La danse contemporaine devenue une danse tout-terrain a pris le parti de ne plus dissimuler l’effort. Elle retrouve chemin faisant ce que Pascal Quignard (2013 : 55) appelle « la maladresse de l’origine » : les premiers pas de l’enfant qui avance à quatre pattes, se lève, trébuche, tombe par terre et se relève avec difficulté. Le plaisir-douleur qu’il éprouve et que nous éprouvons en traversant des épreuves, loin d’être dissimulé, doit au contraire être montré.

Or il existe aussi des sonorités liées à l’effort physique et psychique qui, loin d’être tues, doivent être entendues. Le caractère résolument atone de la danse classique qui avait muselé le corps en mouvement n’a plus aucune raison d’être. Ce qui était condamné à rester muet est libéré et nous pouvons entendre à nouveau des rires mais aussi des halètements, des essoufflements, des mots articulés ou inarticulés. La scène ne doit rien cacher ou assourdir de ce qui est constitutif de la fragilité humaine. Dans May B[7] (1981) de la chorégraphe française Maguy Marin, le corps est agi plus qu’il n’agit. Il est parcouru de secousses et de saccades. Il émet des soupirs, des spasmes, des râles, de petits cris étouffés, des onomatopées. Il parvient difficilement à parler, il murmure et lorsqu’il cherche à chanter, il ne fait que chantonner. Le corps qui se déploie — mais surtout se rétracte — sur la scène n’est plus du tout le corps gracieux, radieux, glorieux, athlétique et accomplissant des exploits de la danse classique. Ce qui nous est donné à regarder n’est plus du tout la jeunesse, la beauté et la virtuosité mais la fragilité d’un corps usé, fatigué, meurtri, blessé, atteint dans sa force et son énergie, d’un corps qui est aussi abandonné, ce qui prend à rebrousse-poil l’idéologie du bien-être et du soin qui commence à se développer à l’époque où May B est créé.

À partir de 2004, date à laquelle elle crée Umwelt[8], Maguy Marin estime que l’état du monde s’est considérablement aggravé. Salves (2014) et BiT[9] (2014) évoluent au son d’une musique techno assourdissante mais dans laquelle résonnent encore quelques bribes du tempo flamenco. Un pas est franchi dans Deux mille dix-sept (2018), où la musique live composée par Charlie Aubry est cette fois insupportable et nécessite des bouchons pour les oreilles.

Il n’est pas question pour Maguy Marin de se passer de l’omniprésence d’un tel son, tellement puissant qu’il risque de nous transpercer les tympans. La pièce commencée dans une allégresse et une inconscience apparente bascule très vite dans le drame et la barbarie : la répétition des guerres, le retour des nationalismes, l’exclusion des étrangers, l’édification d’un mur immense (scène finale) en référence explicite à Donald Trump. Si le monde contemporain est en train — à bien des égards — de devenir un cauchemar, notre aptitude à ne pas nous soumettre à ce qui déshumanise nécessite que nous en prenions conscience. Pour Maguy Marin, artiste engagée, il nous faut ressentir physiquement ce qui nous divise, nous aliène et nous broie pour que nous puissions y résister. L’occulter, l’assourdir ou même l’atténuer serait se résigner. C’est dans la même perspective que, pour montrer la brutalité de notre époque, le danseur et chorégraphe français Angelin Preljocaj réalise en 2001 Ceci est mon corps. Ce dernier y est malmené et l’un des danseurs est même empêché de danser. Il est immobilisé par un ruban adhésif qui ligote ses jambes. Dans une pièce récente composée pour douze danseurs (Gravité[10] [2018]), le même chorégraphe estime qu’il est toutefois possible d’espérer et il le montre en revenant aux sources mêmes de la danse, art du contrepoids dans lequel le corps n’est pas totalement soumis à la loi de la gravitation par déplacement et transfert d’une partie de lui sur le corps d’un autre danseur. La pièce qui s’achève au son du Boléro de Ravel met en scène « l’attraction des corps entre eux[11] », au travers de laquelle se profilent des liens de solidarité.

Souffles, énergies, forces et formes

À la source de l’engagement physique du danseur il y a quelque chose que je ne percevais qu’avec difficulté et que je n’ai découvert vraiment qu’à partir de 2008 à l’occasion de mon premier voyage en Chine, puis de mes séjours successifs au Japon. Dans l’acte de danser il y a une dimension du sensible que j’avais du mal à nommer et qui me paraît une terre inconnue pour la pensée anthropologique occidentale : le souffle ou la respiration.

Pourquoi une terre inconnue ? Pourquoi la tendance dominante de pensée occidentale ignore-t-elle le souffle ? Parce qu’elle développe, me semble-t-il, une conception optique du réel et que le souffle ne se voit pas. Il n’en va pas de même pour la civilisation chinoise dans laquelle les liens du sujet, du social et du sensible s’effectuent à travers la régulation des souffles.

Ce que nous appelons « sens » dans les langues européennes est une notion qui désigne indistinctement une signification, une sensation et une direction. Il en va différemment en Chine et dans le monde sinisé où le sens est indissociable du souffle. Le souffle, figuré par un pictogramme évoquant la vapeur d’eau émanant du riz en ébullition, se dit chi en chinois et ki en japonais. C’est un mot qui relève de l’univers de l’air, de la respiration et de l’énergie, laquelle est étrangère à la catégorie.

Or il existe des énergies pouvant être figurées par ce que l’on appelle yin et yang. Ces dernières ne sont pas des entités — la féminité et la masculinité, l’obscurité et la luminosité. Elles suggèrent plus qu’elles ne désignent des processus d’obscurcissement et d’éclaircissement. Mais ce sont aussi des temporalités de concentration et d’expansion. Il est possible de désenclaver ces deux notions, de les extraire de leur carcan idéologique pour les restituer à leur vocation anthropologique. Ce que j’appelle « carcan idéologique » est une nébuleuse ésotérique qui les considère comme des signifiés à l’état pur, alors que ce sont ce que Lévi-Strauss appelle des « signifiants flottants ».

Ce que je crois comprendre de ce qui se joue entre ces deux termes échappe à la binarité et anime une rythmique de la pulsation, c’est-à-dire de la respiration. À des moments d’inspiration pouvant aller jusqu’à la rétention du souffle succèdent des moments d’expiration. Entre yin et yang il n’y a pas d’antériorité, de postérité, de supériorité ni d’extériorité. Car il n’y a pas de ciel sans terre, de terre sans ciel, de souplesse sans dureté, de mouvement sans repos, de visibilité sans invisibilité. Le visible peut alors être considéré comme la face extérieure d’une énergie en expansion alors que l’invisible est ce qui effectue un travail de maturation en secret et en silence, ce qui n’est pas encore apparu ou a disparu et s’apparente à ce que le cinéma appelle le hors champ.

Ces réflexions, au plus proche des perceptions et des sensations, sont une incitation non pas à abandonner mais à suspendre la notion même de « signification » en tant que plénitude et à nous ouvrir à celle d’« amplitude ». Pour dire les choses autrement, yin et yang ne recèlent aucun mystère dissimulé derrière les apparences. Il y a des intensités plus ou moins fortes qui se rencontrent, se conjuguent, alternent, c’est tout.

Il est contradictoire de dire ce qu’est le yang et plus encore ce qu’est le yin, car ce sont des expériences modales de l’air réfractaires à la positivité de l’être et qui ne s’accordent pas du tout avec le pronom défini. Ce qui advient, devient, revient en yin, ça ne se dit pas. Mais ça se compose, ça se danse, ça se peint, ça se filme. Je pense en chorégraphie à trois petites pièces d’une infinie discrétion montées par Merce Cunningham avec John Cage sous l’impulsion du Yi King[12]. Je pense au cinéma du réalisateur taïwanais Hou Hsiao-hsien, des Chinois Jia Zhangke et Wang Bing, filmé dans la lenteur du plan séquence.

Nous éprouvons des difficultés à dire avec exactitude yin et yang parce que nous ne pouvons pas les voir frontalement, directement et immédiatement. L’obstacle vient de l’invisibilité du proprioceptif dont l’imagerie médicale aujourd’hui tend à s’affranchir. Mais tâchons d’être plus précis. Nous ne pouvons pas voir yin et yang à tout moment, n’importe quand, n’importe comment, mais ces énergies sont susceptibles de devenir visibles dans l’écriture calligraphique, dans la peinture, la musique, la danse et les arts martiaux. Ce sont des formes d’activité de captation et de modulation des souffles.

Comme la respiration ne se voit pas, nous n’en parlons pas. Et pourtant. Il convient d’être attentif, lorsque nous regardons un film chinois — je pense à Wang Bing et à Jia Zhangke —, aux blancs, aux silences, aux vides, à ce que Raymond Depardon (1993) appelle les « temps faibles », dans lesquels — apparemment — il ne se passe rien.

Le vide, évidemment, n’est pas très solide. Comme il ne pèse rien, il ne fait pas le poids par rapport aux idéologies en plomb qui alourdissent et nous enfoncent. Ce que la pensée chinoise et japonaise est susceptible, à l’inverse, d’insuffler est l’air sans lequel nous ne pourrions pas respirer. L’air n’est pas considéré en Chine et au Japon comme un élément. Il est ce qui anime les éléments (la terre, le feu, l’eau et le métal). Mais prendre l’air en considération, c’est cesser de penser en grec, c’est-à-dire dans la logique de l’être et du non-être. Ce que la langue chinoise désigne par le terme wu et la langue japonaise par mu — que nous traduisons par vide — ne suggère pas l’absence mais, au contraire, la puissance, l’énergie.

De même que la parole n’existerait pas s’il n’y avait pas de silence, la respiration a besoin d’air. L’air, le vide sont indispensables pour nous maintenir en vie. Lorsque dans un film tout est montré, souligné, surligné par des images éblouissantes et des sons assourdissants, lorsque les plans sont saturés (d’objets, de personnages, de sons, de sentiments, d’intentions), les souffles ne peuvent plus circuler et le spectateur qui se prend au jeu risque d’étouffer. La saturation du sens et tout ce qui lui est associé — l’idée de « vérité » — agit à la manière d’une obstruction d’un processus non seulement pour l’imagination mais pour la respiration également.

L’énergie ne circule que dans le vide. Les sons ne peuvent émaner de la flûte que par le vide formé par les trous. Bref, sans vide, il n’y a pas de souffle et par conséquent pas de son. Il n’y a pas d’image non plus, car dans les images il y a de l’absence, du manque, du désir — lequel, contrairement à la pulsion, ne peut jamais être comblé.

Énergies d’incorporation et d’extériorisation

Faisons retour au ki japonais, terme très facile à prononcer mais particulièrement rebelle à toute définition. Il n’est pas du tout notionnel, mais sensoriel. Il ne se laisse pas réduire à l’unité et échappe à la visibilité. Car il s’agit de l’air, bien sûr, mais aussi de tout ce qui circule dans les différentes parties du corps. Ki est là pour suggérer ce que nous ne parvenons pas à voir et avons de la difficulté à dire. Appelons-le des forces vitales et soyons attentifs au fait que l’art dans les cultures asiatiques ne consiste pas tant à exprimer des formes qu’à capter des forces.

Le spectacle que l’on appelle « vivant » pour le distinguer du virtuel n’est pas seulement vivant mais vital. L’engagement physique du danseur libère une énergie sauvage qui est à la fois organique et cosmique. Avancer et reculer, la vague. S’élever, croître et décroître, la plante. S’embraser de colère, le feu. Cette énergie d’incorporation et d’extériorisation est susceptible de réactiver un lien privilégié avec chacun des éléments — ce que la tradition japonaise appelle le Godai (go = cinq, dai = grand ; littéralement « les cinq grands [éléments] »).

Comme nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet article, envisager les relations que les danseurs entretiennent avec chacun d’eux, concentrons notre attention sur la terre et plus largement le sol (en bois, en béton, en métal, recouvert d’un tapis), car il est la condition nécessaire des arts de la scène. « Avoir l’expérience de la terre sous ses pieds, et l’avoir comprise dans tout son corps, est un des accès fondamentaux à l’appréhension du mouvement et à son intelligibilité », écrit Mathilde Monnier (Monnier et Nancy 2005 : 23). La terre sur laquelle on se tient et qui nous tient[13] peut être vécue comme cette énergie collective qu’Anna Halprin, à l’instar des Pomo, nous invite à capter et, d’abord, à ressentir physiquement.

Le sol peut être effleuré comme dans le théâtre nō joué sur un plancher en bois de sapin. Mais il peut être martelé comme dans Stamping Ground (1983) de Jiří Kylián, déjà évoqué. L’acteur-danseur peut aussi tomber (par exemple chez le chorégraphe belge Alain Platel ou chez Maguy Marin), ce qui est fréquent dans le théâtre-danse des années 1980. Son corps peut également se recroqueviller et se tortiller sur le sol, évoquant ainsi la détresse natale comme dans le butō et en particulier les chorégraphies du Japonais Ushio Amagatsu. La rencontre avec le sol n’est pas nécessairement énergisante et vitalisante. Chez Pina Bausch, il peut être chargé d’une mémoire douloureuse. Les interprètes dansent sur une scène recouverte de débris et de décombres. Seuls les arts du spectacle vivant sont confrontés au sol. La question de l’appui est étrangère aux autres formes artistiques. Danser n’existe que sur une scène (pouvant devenir une rue) et n’est pas tant danser sur le sol que danser avec le sol.

La pensée chorégraphique peut être qualifiée d’animiste ou de vitaliste. Nu-pieds, en tunique courte et voiles transparents, Isadora Duncan invente la danse moderne en l’affranchissant de la coercition contre nature du ballet classique. Elle ne crée pas à proprement parler de nouveaux mouvements. Elle s’imprègne et s’inspire de ceux qui animent le vivant et plus particulièrement de l’ondulation. Onduler dans l’eau, le poisson. Onduler dans l’herbe, le serpent. Onduler dans l’arbre sous le vent, le feuillage. Onduler dans le berceau, l’enfant. Ce dernier à quatre pattes ondule encore, il va progressivement devenir un être debout qui continue à onduler.

Le travail de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, créatrice de la compagnie bruxelloise Rosas, cherche à capter et réorganiser à travers des gestuelles tourbillonnantes et des figures en spirale très étudiées l’énergie florale de l’ouvert et du fermé ainsi que l’énergie astrale du levé et du couché. Fécondant artistiquement la leçon du taoïsme, elle estime que tout ce qui existe se transforme en permanence, s’ouvre et se ferme, s’attire et se repousse, se lève et se couche à l’instar du jour et de la nuit. La danse s’impose pour elle comme l’acte concret permettant de repenser les relations entre l’ouvert et le fermé, l’attraction et la répulsion, l’axe vertical de l’élévation vers le ciel, le soleil et la lune et l’axe horizontal qui est celui de la terre. De manière non anthropocentrée, elle actualise et diversifie le rapport existentiel que nous sommes susceptibles d’entretenir avec chaque élément constitutif de notre environnement.

Au-delà du lien privilégié à la nature revendiqué par Isadora Duncan et de manière très différente par Anne Teresa De Keersmaeker, il existe une proximité entre la danse et la transe. L’acte de danser suppose un état de disponibilité et de réceptivité, une aptitude à accueillir un autre qui n’est pas moi et ne vient pas (seulement) de moi : « La transe, écrit Jean-Luc Nancy, est cet état par lequel quelque chose passe d’en deçà de moi à un au-delà de moi, me secouant dans ce passage, mais me laissant aussi sur place, “moi”, tandis que le corps incorporel bondit au dehors » (Monnier et Nancy 2005 : 60-61).

Sans cette extériorité à soi-même qui traverse le corps du danseur, sans cette inspiration-aspiration, il n’y aurait que des techniques. Une énergie cosmique, sociale et groupale est à l’oeuvre. La danse n’est pas tant action qu’interaction, rencontre de souffles avec d’autres souffles. C’est, comme je l’ai appris en m’initiant au candomblé, une énergie collective partagée qui circule d’une personne à une autre. Une anthropologie du sensible doit prendre en considération la totalité des sensations. Or aucune de ces sensations n’existerait sans la respiration. Pour dire les choses autrement, contre les idéologies de l’être, une anthropologie du sensible se doit de réintégrer l’air dans la connaissance.

J’ai pratiqué le chi-gong, qui est un travail sur les souffles. J’ai eu la chance d’assister à une leçon de chorégraphie donnée par l’artiste américaine Carolyn Carlson aux élèves du Conservatoire de Lyon. Ce qu’elle leur dit tout au début est que « le plus important dans la danse est le souffle ». Récemment, des élèves de conservatoires de danse et d’art dramatique m’ont demandé d’animer un atelier autour de la notion d’« énergie » en collaboration avec le metteur en scène japonais Yoshi Oida. Une trentaine de participants étaient présents au monastère de Sainte-Croix dans la Drôme. Au début de l’atelier, Yoshi Oida ne dit rien. Il salue simplement à la japonaise. Il nous invite à respirer profondément face à une montagne, à intérioriser des gestes consistant à faire communiquer le ciel et la terre puis à prendre le monde dans nos mains. Et l’atelier se poursuit ainsi en silence. Bref, ce que le langage parvient difficilement à dire, le travail sur le corps pourrait être susceptible de le montrer. C’est exactement le moment où la proposition qui clôt le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein (« ce que nous ne pouvons pas dire, il convient de le taire » [1972]) se mue en une autre proposition : « ce que l’on ne saurait dire, nous pouvons le montrer », qui entre étrangement en résonance avec une chorégraphie interprétée par la danseuse et chorégraphe japonaise Ito Kaori. La pièce a pour titre Je danse parce que je me méfie des mots[14] (2015).

Mouvoir, s’émouvoir. La scène et la salle

La danse contemporaine n’est pas seulement un objet d’étude car le corps, dans des sociétés mercantiles où il est exploité, instrumentalisé, réifié, redevient sujet. Elle permet à mon avis de complexifier et d’abord de rendre plus précise une anthropologie du corps dans tous ses états et ses possibles. L’acte de danser, libéré du carcan disciplinaire du ballet classique, comme l’ethnographie, est le contraire de l’abstraction. C’est un travail susceptible de s’exercer sur chaque muscle, tendon, nerf, cartilage, et sur la moindre partie du corps : oeil, sourcil, bouche, thorax, cou, épaule, bras, avant-bras, main, doigt, coude, hanche, bassin, genou, pied, talon, orteil. Mais cet acte en lui-même n’a guère de pertinence sans une relation chaque fois singulière entre des danseurs et des spectateurs. C’est le phénomène social créé par la rencontre de la scène et de la salle qui importe le plus. Aussi convient-il de nous demander pourquoi un spectacle de danse — c’est-à-dire le fait d’assister aux mouvements de corps en train de se transformer — est susceptible de nous affecter et plus précisément de créer du plaisir (ou l’angoisse), alors qu’habituellement nous restons nous-mêmes immobiles. Il y a là une expérience chaque fois singulière qui échappe totalement à la logique du concept dans sa tendance à la généralisation et à l’abstraction, car le phénomène réunit de manière indissociable ce qui ne peut être analysé, c’est-à-dire décomposé : l’espace, le temps, le mouvement, la vue, mais aussi des intensités sonores, lumineuses et chromatiques. Ce quelque chose — Vladimir Jankélévitch (1957) dit ce « je-ne-sais-quoi » — tient à la motricité qui réactive certainement des expériences précoces du petit enfant qui découvre son corps, se déplace sur son lit, est fasciné par le mouvement du mobile que ses parents ont suspendu au-dessus de ce dernier, apprend à jouer au hochet et plus tard à se balancer, à jouer à chat, à chat-perché, à saute-mouton.

Mais dans les sensations éprouvées dans un spectacle de danse, il n’y a pas que des expériences anciennes de locomotion pour la plupart refoulées et oubliées. Il me semble que la danse est également susceptible de réveiller le désir d’être aussi souple et léger qu’un oiseau (Icare) et peut-être plus encore le désir et le rêve d’être immatériel. Immatériel, mais certainement pas invisible.

Comment le regard de l’acte de se mouvoir réactive-t-il du désir et peut-il provoquer de l’émouvoir ? Il ne s’agit pas seulement en effet de regarder mais d’éprouver physiquement ce que l’on regarde, de ressentir dans son corps le mouvement en direct et de le partager avec des danseurs, mais aussi avec d’autres spectateurs. C’est la raison pour laquelle dans les techniques numériques de captation d’images il manque, à mon avis, presque toujours l’essentiel : la présence, le partage. La vidéo et la photo impliquent nécessairement un certain cadrage et ne parviennent pas vraiment à rendre compte d’une ambiance. Elles n’ont que peu de choses à voir avec ce qui se passe réellement sur une scène.

Ce qui nous affecte, ce que nous ressentons dans notre propre corps en présence d’un spectacle chorégraphique se constitue bien à partir du regard, mais cette expérience n’est pas seulement visuelle. Elle est épidermique et plus encore proprioceptive. Elle est susceptible de nous toucher alors qu’il n’y a aucun toucher. C’est une expérience non tactile de ressentir qui a été qualifiée par Erwin Straus (2000) de « pathique », une expérience beaucoup plus originelle que celle du percevoir et a fortiori du concevoir. Dans le percevoir, en effet, il y a du revoir, c’est-à-dire du déjà vu, et surtout la constitution d’un sujet distinct et séparé d’un objet, ce qui suppose une opération de délimitation et une prise de conscience, si minime soit-elle. Le régime de connaissance chorégraphique crée de la pensée, mais ce n’est pas une pensée intégralement optique car ce régime de connaissance n’est pas lié à un sens précis et distinct comme la vue dans le cinéma et l’ouïe dans la musique. La danse n’est pas seulement un « art visuel » car elle met en éveil tous les sens et plus encore réveille ce qui est à l’origine de ces derniers. Nous avons affaire à un régime immédiat beaucoup plus archaïque que la vue, un régime qui me paraît assez proche de la sensibilité aquatique ou thermique.

Or ce régime de connaissance entre en résonance avec une région de nous-mêmes que nous ne savons pas dire et pour cause, car nous ne nous souvenons pas de l’avoir vécu. L’acte (inconscient) de se mouvoir est bien antérieur à la locomotion proprement dite. Il plonge ses racines dans notre vie intra-utérine, dans laquelle notre corps était loin d’être inerte. Pour comprendre vraiment les sensations archaïques éprouvées en présence de danseurs ou mieux encore en dansant nous-mêmes, il faudrait que nous effectuions un retour à ce que Quignard (2013 : 76) appelle le « corps infantile », puis le « corps natal », et plus en deçà encore le « corps foetal », c’est-à-dire le « corps d’avant le langage », le « corps d’avant le miroir », le « corps d’avant la lumière ».

Aucun mot d’aucune langue ne parvient vraiment à dire cette expérience dont la danse est une réactivation et une réélaboration. Nous devons alors avoir recours à des métaphores ou à des néologismes comme ceux d’« émersiologie » ou d’« esthésiologie » proposés par Bernard Andrieu (2016). Paul Valéry le premier, et ensuite Maurice Merleau-Ponty, puis Henri Maldiney, ont bien compris le défi auquel nous nous trouvons confrontés. L’expérience de la danse, inanalysable parce qu’indécomposable, n’en est pas moins irréfutable. Mais comme la conscience est en quelque sorte en retard par rapport à ce qui est ressenti, le langage n’est pas là ou n’est pas encore. Il vient après ou ne vient pas.

Cette expérience physique on ne peut plus matérielle ouvre des possibles. Elle est susceptible d’interroger nos manières habituelles d’habiter en affinant l’attention à notre présence au monde. Elle nous engage dans une critique de discours désincarnés ainsi que dans une critique de comportements répétitifs limités à des usages sociaux.