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Introduction

Il y a trois ans, Yvonne[1] et son mari ont choisi de quitter leur résidence habituelle et ont adapté leur profession pour travailler à distance. Depuis, ils ont vécu temporairement dans cinq pays et en ont visité quatre autres. Avec son entreprise de conseil commercial, cette Américaine de 40 ans aide d’autres femmes entrepreneures à « se construire le style de vie qu’elles désirent » (E). Le travail se fait principalement par le biais de vidéoconférences auxquelles elle consacre quatre heures par jour, en plus du temps qu’elle investit pour maintenir sa visibilité sur les réseaux sociaux, d’où proviennent la majorité de ses clients, anglophones et souvent américains comme elle. Ses billets quotidiens sur Facebook, textes courts qui mélangent histoires personnelles et autopromotion, sont toujours accompagnés de belles photos qu’elle prend pendant des sessions dédiées. Son nom et son image sont la marque distinctive de son entreprise. Son mari est artiste et utilise Internet pour vendre ses oeuvres. Pour Yvonne, le voyage est la composante de base d’une identité qu’elle revendique comme étant ouverte et cosmopolite : « Le voyage est ce que je suis. Ça n’est pas négociable ». Elle ne s’identifie pas comme Américaine : « Je suis reconnaissante pour mon passeport qui me permet de me déplacer quand je veux, dit-elle, mais je ne veux pas être coincée dans un endroit ni dans une culture. Ma maison est partout ; je suis une citoyenne du monde et je suis beaucoup plus heureuse ailleurs qu’aux États-Unis ». Voyager a toujours fait partie de la vie d’Yvonne, depuis ses premières expériences de bénévolat dans des pays en développement à l’âge de 19 ans. La mobilité a été pour elle un parcours de découverte et de développement personnel : « Tout ce que je sais, je l’ai appris en voyageant », dit-elle. En lui permettant d’échapper à un style de vie qui la faisait souffrir et de « vivre sa vie selon ses propres termes », commencer à voyager à temps complet a fait que tout a trouvé sa place dans sa vie. Elle a atteint un équilibre holistique avec les différentes sphères de sa vie — travail, loisirs, famille —, vision qu’elle promeut également dans ses conseils commerciaux qui encouragent l’authenticité spirituelle conjointement à la recherche du succès commercial.

Dans l’imaginaire d’Yvonne, la mobilité transnationale — qui se traduit en pratique par de multiples résidences successives (Rolshoven 2007) — est une catégorie ontologique, un élément différentiel incorporé dans la formulation de son identité. Elle configure tout un mode de vie, à savoir un ensemble de choix et de pratiques tangibles qui permettent à cette femme de sentir à la fois que son identité est unique, mais qu’elle est aussi partagée avec des gens qui sont dans le même état d’esprit (Stebbins 1997). Au cours des dernières décennies, les typologies de sujets qui choisissent la mobilité comme mode de vie se sont considérablement amplifiées. Introduite par Scott A. Cohen, Tara Duncan et Maria Thulemark (2015), cette notion permet de regrouper un éventail assez hétéroclite de pratiques qui ont deux éléments en commun : un rapport continu, volontaire et durable à la mobilité et une orientation fluide du voyage qui exclut l’aller-retour entre le lieu d’origine et la destination. Mettant en exergue des notions telles que la « liberté » et l’« agentivité », la « créativité » et l’« expérimentation », ces modes de vie font appel à la délocalisation pour négocier les complexités socioéconomiques et culturelles de la vie contemporaine (McIntyre 2006 ; Rolshoven 2007). Ils représentent donc une perspective théorique utile pour aborder tous ces phénomènes qui déstabilisent les dichotomies conventionnelles entre voyage et résidence, tourisme et migration, comme c’est le cas pour certaines pratiques néo-nomades de la contemporanéité. L’agentivité personnelle et les motivations culturelles y constituent des facteurs déterminants : la recherche d’une « vie meilleure » (O’Reilly et Benson 2009), aspiration généralisée dans beaucoup de classes de la mobilité, a souvent beaucoup plus à voir avec un processus d’autoréalisation qu’avec des considérations utilitaires (D’Andrea 2006 ; Korpela 2014). Le choix de vivre une vie mobile peut clairement s’interpréter comme un processus d’individualisation, à savoir un moment de définition de l’identité (Giddens 1991) et une étape de la construction d’une histoire personnelle (Beck et Beck-Gernsheim 2001).

Adoptant cette perspective théorique, cet article interroge le domaine de la mobilité comme mode de vie à partir du phénomène des nomades numériques, personnes qui, grâce à l’usage des technologies sans fil, matérialisent leur possibilité de découvrir le monde tout en poursuivant leur activité professionnelle sans être confinées dans des localités spécifiques. Dans leurs aspirations, tourisme, loisirs et activité professionnelle se mélangent avec fluidité. Évidemment, les nomades numériques ne sont pas les seuls travailleurs au grand potentiel de mobilité : journalistes et militaires, organisateurs de voyages et travailleurs saisonniers, coopérants ou cadres d’entreprise peuvent eux aussi adopter des pratiques hypermobiles. Celles-ci restent cependant soumises aux contingences de leurs professions et non pas au libre choix, fondamental pour la compréhension de ce mode de vie mobile. Ce dernier implique en fait l’abandon de l’idée d’une résidence fixe, ce qui fait basculer certaines distinctions — domicile/travail, productivité/loisirs — qui sont fondamentales pour comprendre l’organisation des modes de vie « sédentaires », la différenciation de leurs tâches et leur système d’indicateurs de position sociale. Les nomades numériques se définissent souvent par rapport à leurs passions et leurs intérêts plutôt que par l’activité professionnelle qui supporte leur mode de vie (Thompson 2019) ; si la flexibilité offerte par le télétravail est la condition préalable à leurs voyages, ce qui les différencie dans la pratique est la valeur qu’ils attribuent à l’exploration de nouveaux endroits et nouvelles cultures (Kropp 2018) ; en outre, contrairement aux touristes, ils travaillent tout en voyageant et doivent donc constamment équilibrer déplacements et productivité professionnelle (Nash et al. 2018). Produisant des biens numériques au moyen d’outils numériques, ils ont besoin d’infrastructures et d’espaces minimaux leur permettant de s’affranchir du bureau et de travailler où ils veulent (Chen et Nath 2005 ; Ciolfi et de Carvalho 2014). Pour les millénariaux, cette mobilité dissimule aussi une relation avec la gig economy (économie « à la tâche » ou « à la prestation ») en plein essor (Sutherland et Jarrahi 2017 ; Nash et al. 2018) et la possibilité que l’arbitrage géographique, comme on le verra subséquemment, soit plutôt une stratégie économique pour faire face à l’érosion de l’État-providence et à l’instabilité du marché du travail.

Malgré ses riches implications aussi bien pour le présent et l’avenir du travail que pour la transformation de la nature du voyage international, la recherche anthropologique sur le nomadisme numérique est encore limitée (Mouratidis 2018). Offrant une contribution dans ce sens, cet article examine le rôle joué par la mobilité transnationale dans un projet d’autoréalisation personnelle, explorant les motivations qui poussent les nomades numériques à remettre en cause un mode de vie sédentaire. Quels avantages apporte la mobilité à l’expérience de vie de ces sujets ? Quelles significations sociales attribuent-ils à la mobilité et à l’immobilité ? Les pratiques néo-nomades constituent une condition globale émergente qui façonne de nouvelles compréhensions de l’identité, de la socialité, de la relation au lieu et à l’espace (D’Andrea 2006) ainsi qu’au travail et au temps (Lachance 2013). Elles représentent un laboratoire de production de valeurs et de significations qui nous permet de saisir les changements sociaux se produisant dans le scénario de la globalisation.

Du nomade analogique au nomade numérique : le « projet du soi »

L’analyse présentée dans cet article se situe dans le cadre des recherches anthropologiques sur les significations que l’on attribue à la mobilité en tant que processus social clé de notre époque. Suivant Noël B. Salazar (2018b), les données que je présente examinent la mobilité sous un double aspect : en tant qu’élément constitutif de la subjectivité moderne (moveo ergo sum) et du point de vue de ses liens avec l’accumulation d’autres formes de capital symbolique.

Le personnage du nomade revient régulièrement, comme un archétype de la mobilité extrême — des corps ou de la pensée — séduisant l’anthropologie aussi bien que d’autres sciences sociales : la philosophie, les théories de la mobilité, les études en tourisme et les sciences de l’information et de la communication. Dans chacun de ces domaines, cette figure produit des visions ambivalentes qui en font en même temps une menace et une source d’émerveillement pour les sociétés sédentaires (Cresswell 1997 ; Peters 1999 ; Kabachnik 2010). Sujet marginal et marginalisé d’un côté, il s’affirme de l’autre comme une métaphore romantique de la liberté sans limites et de la résistance critique aux exigences d’ordre de l’État-nation (Grisoni 1976 ; Deleuze et Guattari 1986 ; Braidotti 1994 ; Kaplan 1996). Absent des premières analyses anthropologiques, le lien entre mouvement et liberté devient la clé qui fait du nomade un véritable héros de la postmodernité (Peters 1999 ; Noyes 2000 ; Salazar et Smart 2011 ; Engebrigtsen 2017), inaugurant une nouvelle manière de penser l’identité au-delà des modes conventionnels qui préfèrent « les racines [aux] routes » (D’Andrea 2006 : 107). Lorsqu’il désigne les conséquences de la liberté, comme dans le contexte actuel, une vision positive du nomadisme s’impose (Retaillé 1998 : 46). La « société liquide » (Bauman 2000) est la revanche des nomades, seuls capables de maîtriser l’existence fluide imposée par le néolibéralisme global qui fait du risque, de l’incertitude et de l’individualisme des expériences dominantes. La figure du nomade atteint son apogée dans les sciences de la communication. Au croisement des deux grandes tendances de la globalisation — mobilité et numérique —, elle redevient une métaphore dans laquelle « la connexion permanente, et non pas le mouvement, est le facteur critique », comme le formule Manuel Castells (The Economist 2008).

L’avènement du nomade numérique a été prophétisé par Tsugio Makimoto et David Manners (1997) qui imaginaient un mode de vie futur, facilité par les technologies portables, dans lequel chacun serait libre de voyager dans le monde tout en restant connecté pour effectuer son travail. Quelques années plus tard, Joshua Meyrowitz (2003 : 91) soutenait que, grâce aux technologies de communication, la société reviendrait au nomadisme primitif, à l’effacement des frontières entre les différents rôles et sphères sociales. Le nomade global se dispense de la coprésence physique en tant que facteur déterminant pour l’interaction parce que la connexion permanente lui permet de maintenir ses réseaux de relations tout en résidant dans des endroits différents (Richards 2015). Les technologies changent sa manière de travailler, de socialiser et d’habiter l’espace, produisant une perméabilité extrême des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle. Le développement des systèmes de transport et la désintermédiation de l’industrie du tourisme ajoutent la dernière pièce pour que le déplacement ne soit plus une réponse aux conditions changeantes de l’environnement, mais le résultat d’un libre choix et la base de nouvelles pratiques mobiles.

Le nomade moderne, toutefois, n’est libre qu’à condition de pouvoir choisir (Retaillé 1998 : 46), et son hypermobilité dépourvue de contraintes spatiales symbolise l’affranchissement du groupe et une quête individuelle de distinction (ibid.). Pour Anthony Giddens (1991), ce désir de distinction s’incarne dans le choix d’un mode de vie qui façonne matériellement la création d’une narration de l’identité personnelle : « le projet du soi ». Dans la société globale façonnée par les nouvelles technologies, l’identité n’est plus ancrée uniquement dans les structures traditionnelles de classe, mais elle devient une construction, un projet réflexif incarné par le choix d’un mode de vie et de consommation dans lequel la mobilité transnationale peut jouer un rôle crucial (D’Andrea 2007 ; Cohen 2011 ; Korpela 2014 ; Cohen et al. 2015). Fortement imprégnée d’individualisme, d’ailleurs assez répandu dans la société capitaliste, la construction d’une « histoire personnelle » (Beck et Beck-Gernsheim 2001) entraîne la responsabilité d’accepter les risques que cela comporte ; sa condition paradoxale réside dans son inéluctabilité, car nous n’avons d’autre choix que de choisir (Giddens 1991 : 81). Les concepts de « projet du soi » et d’« histoire personnelle » mettent l’accent sur cette responsabilité, désormais intériorisée. La liberté de produire de nouvelles valeurs de distinction occulte en réalité de vieux processus de domination (Retaillé 1998).

Maintenue dans le temps, la mobilité transnationale produit un capital de compétences propres aux sujets ayant vécu « ailleurs », capables d’établir des réseaux déterritorialisés en vertu des informations légales, de leurs contacts, des communications et moyens de transport, des lieux et des accès à l’information, ce qu’Anthony Elliott et John Urry (2010 : 11) appellent le « capital de réseau ». Ce capital cadre bien avec la définition du capital symbolique (Bourdieu 1994), dans la mesure où il légitime la reconnaissance d’un prestige et peut être échangé contre d’autres formes de capital, économique, social ou culturel (id. 1986), qui favorisent la mobilité sociale. Il peut s’exprimer dans une performance sociale de cosmopolitisme (Ossman 2004 : 117) et dans la possibilité d’influencer le mouvement des autres. Circulant à travers les réseaux sociaux, les biographies des individus à grand capital de mobilité acquièrent le potentiel de se transformer en véritables marchandises.

Méthodologie

Les matériaux empiriques dont je discute dans cet article proviennent d’une recherche en cours. Ils se basent sur une combinaison de méthodes d’enquête qui associent l’ethnographie virtuelle (Hine 2000), le travail de terrain conventionnel et l’analyse de contenus en ligne, principalement des sources d’information non universitaires (entretiens, articles, blogues personnels). Depuis 2016, j’observe cinq groupes de discussion pour nomades numériques sur Facebook, lieux virtuels de confluence et de partage des expériences de mobilité, et la création de communautés hors ligne (Kozinets 2010), y interagissant également. Ces forums, utilisés activement par un grand nombre d’inscrits et s’adressant spécifiquement, dans deux cas, à un public féminin ou familial, m’ont fourni un premier contexte empirique pour étudier la communauté et m’ont permis de recueillir, conserver et analyser les conversations autour des thèmes intéressant ma recherche. Grâce à cette prospection, j’ai réalisé en 2016 une première série de douze entretiens en profondeur par vidéoconférence, principalement avec des familles. Au cours de la même année, j’ai mené une enquête de terrain de deux mois dans la ville thaïlandaise de Chiang Mai. J’ai participé à la vie de la communauté nomade sur place, réalisant vingt-deux entretiens semi-structurés et compilant un journal de bord avec mes impressions sur les dynamiques de socialisation de cette communauté transnationale, les descriptions des configurations des espaces de travail et des fragments de plusieurs conversations ouvertes. Parallèlement, j’ai entamé l’analyse de contenu de matériel en ligne (entretiens, articles, blogues personnels). Durant les deux années suivantes, j’ai continué à observer, de manière non intrusive, les échanges qui se déroulaient dans les communautés en ligne et les trajectoires de vie des interviewés, tout en participant à des workations[2] et à des rencontres pour nomades en Catalogne, dans le but de rencontrer certains des participants et de faire la connaissance d’autres nomades.

Une mobilité privilégiée entre travail et loisirs

Les personnes que j’ai rencontrées lors de mes recherches proviennent en majorité de sociétés de capitalisme avancé, occidentales et anglophones dans la plupart des cas, et détiennent des passeports « forts » facilitant leurs stratégies de mobilité (D’Andrea 2006). Même si, considérée individuellement, leur situation économique était inégale en raison des différences d’âge et de statut, ces personnes faisaient partie de la classe moyenne et détenaient un diplôme d’études universitaires. Au moment des entretiens, mes interlocuteurs avaient voyagé entre cinq mois et huit ans (ce qui représentait une durée moyenne de deux ans). Une grande partie d’entre eux n’avait pas gardé de résidence permanente dans le pays d’origine, endroit où leurs seules racines étaient des proches et un garde-meuble où ils conservaient quelques affaires. Pour tous mes interlocuteurs, ce choix était permanent, même si, au moment de rédiger cet article, deux d’entre eux avaient opté pour une vie d’expatrié et qu’une autre était rentrée au pays.

Ils se décrivent comme des touristes lents (slow tourists), et ont entre trois et cinq destinations par an. Leurs itinéraires sont généralement guidés par des facteurs économiques, environnementaux et sociaux : connexion Internet, coût de la vie, climat, présence d’autres nomades. Au niveau mondial, leurs mouvements dessinent une nouvelle géographie touristique ; ils incluent dans leurs itinéraires des endroits aussi disparates que Chiang Mai (Thaïlande) et Medellín (Colombie), Lisbonne (Portugal) et San Miguel de Allende (Mexique), Ubud (Indonésie) et Tallin (Estonie), et la durée de leur séjour est déterminée par les contraintes du visa obtenu. Lors des déplacements vers les destinations majeures, ils alternent leur lenteur habituelle avec des périodes de mobilité plus rapide pour découvrir plus en profondeur d’autres pays ou les alentours de leur lieu de résidence principal. L’observation des communautés en ligne fait ressortir aussi des pratiques qui se rapprochent davantage de la migration, avec une composante de personnes qui passent la majeure partie de leur temps dans un seul pays différent de leur pays d’origine ou des gens qui ne voyagent que quelques mois par an.

Les nomades numériques mélangent travail et loisirs dans un mode de vie mobile qui leur permet d’explorer le monde pendant leur âge productif. Mobilité et travail en ligne sont les axes qui définissent ce phénomène, mais leur hiérarchie demeure troublée par le grand essor médiatique du terme nomade numérique (digital nomad), qui ne permet pas d’ailleurs de fournir une estimation véritable de l’ampleur du phénomène, pour laquelle une approche quantitative serait nécessaire. S’agit-il d’un mot tendance ou d’une véritable catégorie d’analyse (Müller 2016) ? Pour les sujets qui ont participé à ma recherche, l’idée du « voyage » — traduite par une pratique de multilocalité résidentielle — demeure centrale, mais leur identification à l’étiquette de « nomades » variait en fonction de leur âge. Les participants plus âgés préféraient se définir comme location independent (non liés à un lieu de travail), même s’ils participaient aux conversations des communautés nomades en ligne et suivaient des routes semblables. L’ordre temporel, depuis l’acquisition de compétences professionnelles jusqu’au choix de la mobilité, paraît avoir une importance pour les participants lorsqu’il s’agit de se définir. Pour un premier groupe, professionnellement plus solide, le mode de vie mobile émerge à mi-carrière, grâce à des compétences déjà existantes ; ces sujets s’adaptent au télétravail afin de profiter d’une flexibilité maximale. Une partie des participants de ce groupe voyagent en famille et associent au travail à distance l’éducation des enfants à la maison (Mancinelli 2018). Le deuxième groupe se compose d’hommes et de femmes plus jeunes, de la génération du millénaire, qui aspirent à exercer des professions numériques et à vivre la vie nomade et s’y initient, acceptant des prestations ponctuelles pour gagner de l’expérience. À Chiang Mai, ils retrouvent une communauté de personnes dans les mêmes dispositions et, profitant du faible coût de la vie, peuvent prendre le temps d’acquérir des compétences pour rentabiliser leur passion. Cette pratique est connue sous le nom d’amorçage (bootstrapping).

Dans l’ensemble, les nomades numériques sont des entrepreneurs, des travailleurs indépendants ou des télétravailleurs qui combinent parfois ces différents profils pour diversifier leurs sources de revenus. Les professions numériques représentées sont aussi assez variées, allant de la programmation au marketing numérique, de l’enseignement en ligne à la traduction en passant par l’accompagnement professionnel, la vente en ligne et la gestion administrative. La mobilité numérique est le pilier de la viabilité financière et sociale de la mobilité géographique en tant que milieu de production de revenus et outil pour maintenir les relations sociales. Les relations professionnelles et sociales des participants étaient en effet médiées par les réseaux numériques et l’infrastructure sous-jacente. Plusieurs outils et plateformes sont utilisés pour rester en contact avec les parents ou amis lointains, pour exécuter un travail et pour en créer un nouveau. Certains participants partagent leur expérience de vie sur les réseaux numériques : ce sont des personnages publics auxquels Internet offre une visibilité qui leur permet de monnayer leurs expériences de vie, créant des sources passives de revenus à travers les commandites versées pour leurs blogues, la création de cours et de podcasts pour aspirants nomades ou l’autoédition de livres.

« Vivre le rêve » : ethos de la liberté et responsabilisation

Les participants à ma recherche mettent en avant la création d’un mode de vie (lifestyle design) dans lequel la mobilité transnationale représente aussi bien une voie d’expression de liberté et de pouvoir d’action qu’un moyen de rééquilibrer vie personnelle et vie professionnelle. Les chemins qui conduisent à ce choix présentent beaucoup de similitudes, depuis le refus de la routine professionnelle en entreprise (celle du « 9 à 5 ») jusqu’à la liberté d’autoréalisation, la possibilité de « vivre le rêve ». Ces deux conditions représentent deux systèmes de valeurs différents (voir aussi Schlagwein 2018) et discursivement opposés, où la sédentarité signifie accumulation matérielle et stagnation morale tandis que la mobilité s’interprète comme un chemin vers la transformation, vitale à tous les niveaux.

La sédentarité, locus des attentes à l’égard du succès professionnel et économique, est considérée comme quelque chose qui affaiblit, qui prive d’autonomie. Le « scénario occidental » (Paul, 36 ans, États-Unis, E) est celui d’un chemin social prévisible, celui de l’accumulation de richesse et de biens matériels — un diplôme, un travail bien payé, un prêt immobilier, une voiture, puis une autre, etc. — avec une pression sociale pour l’agrandissement et la surenchère, au prix de longues heures de travail et de peu de temps pour vivre d’autres expériences. Expert en marketing numérique, Paul travaillait de 60 à 70 heures par semaine, en plus des déplacements. Après une réponse négative de la part de son entreprise à qui il demandait de pouvoir télétravailler, il a démissionné, mais il ne pouvait pas être remplacé. Il s’est donc retrouvé engagé comme prestataire de services par la même entreprise, avec de meilleurs émoluments et la liberté de poursuivre un « voyage d’apprentissage » d’une durée indéfinie. D’autres participants évoquaient la « roue de hamster », que les anglophones appellent rat race, pour décrire la compétition sans fin pour atteindre un bonheur situé dans un futur indéfini.

Les moteurs qui poussent au changement sont d’ordre économique ou personnel : l’excessive pression du travail, une rétribution insuffisante proportionnellement aux efforts fournis, un sentiment de stagnation et le désir de retrouver un espace créatif. Souvent, la décision définitive est déclenchée par un « réveil » (Richard, 38 ans, États-Unis, E) ou un « moment fatidique » (Giddens 1991 : 113) : un licenciement, la mort d’un proche, une dépression. Les nomades numériques que j’ai rencontrés soulignaient l’importance symbolique des étapes de transition : l’abandon du travail en entreprise et la décision de se débarrasser des possessions matérielles, deux moments lors desquels leur liberté et leur pouvoir d’action s’exercent à contre-courant des normes socialement acceptées. Ces ruptures symbolisent un saut dans le vide au cours duquel la stabilité est mise en opposition avec le rêve d’une vie flexible où le minimalisme, l’inconnu et l’incertitude remplacent l’accumulation matérielle, la stabilité et le confort. La réduction du « chez-soi » aux maigres possessions — souvent technologiques — qui tiennent dans une valise et un sac à dos représente un rite de passage, le début d’un processus de « rééducation financière » (Sandra, 44 ans, États-Unis, E).

Le minimalisme est une obligation pour ces sujets qui changent souvent d’endroit et habitent des résidences temporaires — appartements loués ou en garde, hôtels — où ils trouvent déjà à leur disposition la majorité des objets dont ils ont besoin pour vivre. Ils sont donc très attentifs à ne pas accumuler plus que ce qu’ils peuvent transporter. Malgré cela, le rituel de réduction des possessions se répète à chaque changement de résidence, précédé par la vente de tous les objets qui ne peuvent pas être transportés aisément : ustensiles de cuisine, linge, purificateur d’air, etc. Pour certains, la transition vers le minimalisme est l’occasion de réfléchir aux dynamiques d’aliénation que provoque le consumérisme :

J’ai tout vendu, j’ai fait un vide-grenier, j’ai sorti toutes mes affaires ; et quand j’ai vu toutes mes affaires étalées et empilées, j’ai réalisé combien d’argent j’avais dépensé et combien de temps et de stress ces objets m’avaient coûtés. Mais aux États-Unis, le truc, c’est faire du magasinage. Tu magasines pour te récompenser pour ton dur travail. Tu magasines.

Dina, 52 ans, États-Unis, E

Dans d’autres cas, il s’agit simplement d’un glissement vers une relation « liquide » aux objets (Bardhi et al. 2012) dans laquelle leur valeur instrumentale et la possibilité d’y accéder prévalent sur la notion de « propriété ». Dans l’un de ses vidéos, Johnny, entrepreneur nomade et blogueur, célèbre le minimalisme, qui est pour lui la clé du bonheur :

Avoir moins de choses donne plus de plénitude et plus d’argent dans le compte bancaire. […] Par exemple, je n’ai jamais acheté de télévision à écran plat dans ma vie. J’aurais été tenté de l’acheter si j’habitais aux États-Unis […] mais je ne l’ai jamais fait. Et ça veut dire que pendant dix ans j’ai économisé beaucoup d’argent et en même temps j’ai toujours eu une télé, sans jamais en avoir acheté une.

Johnny, 30 ans, États-Unis, B

La liberté motive la transition vers la mobilité du début à la fin. Elle est la force qui guide l’agentivité et le résultat que l’on espère. Interrogée sur les avantages de son mode de vie, Dina, qui a renoncé à une carrière de plus de dix ans dans une ONG pour enseigner l’anglais en ligne tout en voyageant en Asie, explique :

La liberté. Je suis mon propre patron, ce que je n’aurais jamais pu être aux États-Unis. Quand je suis arrivée ici, le faible coût de la vie m’a permis d’explorer et d’inventer mon propre travail. Liberté incroyable, la possibilité d’être créative, l’absence de pression d’un vrai travail qui te prend 60 heures par semaine.

Dina, 52 ans, États-Unis, E

Diverses formes de liberté se superposent dans les discours des sujets nomades (Reichenberger 2017) : liberté de mouvement, flexibilité professionnelle et temps pour le développement personnel. Comme pour Yvonne dans le paragraphe d’ouverture, leur enjeu dessine la possibilité de « vi[vr]e selon ses propres termes ». À ce propos, mes interlocuteurs évoquaient souvent dans leurs discours la « création d’un mode de vie ». Popularisée par Timothy Ferriss (2007), cette notion se fonde sur l’idée que chacun a le pouvoir de choisir comment vivre sa vie. Les « nouveaux riches » décrits par l’auteur américain sont des individus qui attachent plus de valeur aux expériences qu’aux possessions matérielles et qui jouissent des nouvelles monnaies : le temps et la mobilité. Basé sur un système de revenus passifs et l’externalisation de certaines tâches, le mode de vie de Ferriss introduit la notion d’« arbitrage géographique » qui suggère la possibilité de s’installer dans un pays où le coût de la vie est réduit pour tirer le maximum de profit des revenus, même modestes, gagnés dans des pays occidentaux au moyen du télétravail. Possibilité offerte par les politiques économiques d’expansion globale du néolibéralisme, l’arbitrage géographique devient très attirant pour toute une « classe créative » (Florida 2002) frustrée par la faiblesse du marché du travail et de l’économie après la récession mondiale.

La notion de « création d’un mode de vie » se ressent de deux impératifs du néolibéralisme : l’individualisation et la responsabilisation. L’ethos de la liberté s’y mélange en fait avec un discours de responsabilisation personnelle qui remet le droit, et même le devoir, de s’autoréaliser et de transformer sa vie à l’initiative individuelle (Giddens 1991 ; Korpela 2014). Pour les sujets de ma recherche, cette responsabilisation prend deux formes. D’un côté, l’éloignement de la structure des droits et devoirs de l’État-nation les oblige à endosser de nouvelles responsabilités en ce qui concerne les questions de fiscalité, de soins médicaux et de la retraite. Une grande partie des participants a contracté des assurances médicales privées, et la planification de la retraite constituait un important point d’interrogation. Les douze familles que j’ai interviewées, comme d’ailleurs beaucoup d’autres familles actives dans les forums en ligne, se chargeaient directement de l’éducation des enfants. Pour les nomades qui n’avaient pas d’enfants, l’envie de voyager peut contraindre à différer la décision de fonder une famille. Néanmoins, discursivement, ces responsabilités étaient formulées comme un « pouvoir de choisir » : « Le fait de ne pas être lié à un lieu de travail, c’est une question de choix. Nous avons récupéré la liberté de choisir la bonne éducation pour nos enfants, le temps que nous consacrons au travail et à la famille, les meilleures options quand il s’agit de soins médicaux. » (Paul, 36 ans, États-Unis, E.)

En effet, la liberté de mouvement offre l’opportunité d’accéder à des soins médicaux de qualité à des prix réduits comparativement à ceux des sociétés occidentales, suivant le même principe que le tourisme médical.

De l’autre côté, les soucis constants de productivité et de sécurité économique font de l’équilibre voyage-travail-loisirs une équation compliquée à gérer au quotidien. Travailler depuis un hôtel situé sur une plage paradisiaque peut être aussi aliénant que travailler dans un bureau. Il y a la difficulté d’organiser son horaire quand on jongle avec une multitude de fuseaux horaires, la lutte contre la procrastination, le manque de proximité physique avec des collègues. Pour lancer son entreprise de livraison directe[3], Fleur (26 ans, Chine) devait se lever au milieu de la nuit pour téléphoner à ses fournisseurs à l’autre bout du monde. Sandra, qui gère un laboratoire d’analyses, vivait chaque jour deux fois : la nuit en travaillant à distance avec ses interlocuteurs aux États-Unis, et le jour avec sa famille. Les pratiques d’organisation et d’autodiscipline nécessaires pour s’adapter à ces circonstances prennent donc la place centrale dans le discours et structurent aussi la socialité et le fonctionnement social de beaucoup de sujets nomades. En outre, la liberté promise par ce mode de vie implique aussi un métatravail (Bonneau et Enel 2018) nécessaire pour fonctionner et voyager en terre étrangère, et qui prend du temps : le temps investi pour organiser chaque déplacement, réserver les billets, rechercher un logement et en négocier les conditions, effectuer les démarches pour renouveler le visa et trouver des endroits favorables pour travailler ou bien repérer les bons endroits pour acheter les ustensiles de première nécessité qui conviennent à un confort de style occidental… toutes compétences qui, sur les réseaux sociaux, peuvent se convertir en capital symbolique de mobilité.

Le « projet du soi » et la marchandisation des récits de vie personnels

Les nomades numériques remettent en cause la sédentarité comme voie prédéterminée de réalisation du soi en lui opposant la liberté et le pouvoir de choisir qu’incarne pour eux le choix de la mobilité. Comme on l’a vu dans le cas d’Yvonne, la mobilité place le sujet au centre d’un projet de création de ses propres circonstances de vie. Le voyage oblige à sortir de sa propre zone de confort et à s’ouvrir à des expériences culturelles aussi bien qu’à un processus de croissance intérieure. Si, d’un côté, la rencontre de cultures et de comportements différents oblige toujours à se redéfinir soi-même par rapport à l’autre, de l’autre côté, sortir de sa zone de confort est considéré comme une plateforme pour l’exploration des limites et des capacités du soi :

[Sortir de ma zone de confort] me pousse à évoluer dans tous les domaines. [Voyager m’oblige] à faire face à la peur, à penser de manière créative et à trouver des solutions qui me permettront de faire avancer les choses. Donc c’est un peu comme si j’avais découvert ma nature d’entrepreneure, dont je n’avais aucune idée auparavant.

Fleur, 26 ans, Chine, E

Le voyage est considéré comme « un gros catalyseur du développement personnel » (Richard, 38 ans, États-Unis, E). Assumer le risque de l’instabilité et de l’inconnu, cela permet de dégager plus d’espace pour que l’imagination et le projectif entrent en jeu (Emirbayer et Mische 1998). Cette perspective déplace le but du voyage qui, de phénomène centré sur les lieux, devient un « projet du soi » (Giddens 1991) : la mobilité configure un contexte pour construire une histoire personnelle unique et différente de celle des autres. D’une manière critique, Sam Woolfe (2018) écrit dans son blogue : « [p]our certaines personnes, le nomadisme numérique devient une nouvelle identité, une manière de se démarquer, de se sentir spéciales et supérieures à toutes les personnes qui suivent aveuglément un chemin de vie normal » (notre traduction).

Ce projet individualisé n’est cependant pas dépourvu d’ambiguïtés, tout d’abord en raison du manque de relations sociales durables et d’un sentiment d’isolement et de solitude : « On dit constamment au revoir à des gens qui partent pour leur prochaine destination ; on passe beaucoup de temps seul, dans un travail qui est structuré autour de nous-mêmes » (Daniel, 32 ans, Royaume-Uni, E). Construire et gérer les relations sociales sont deux des plus grands défis de ce mode de vie mobile, surtout en raison de la profession indépendante et de la place centrale que le travail occupe dans la gestion du temps, réduisant les occasions de socialiser. Après le logement, trouver une bonne connexion et des espaces de travail appropriés constitue une préoccupation majeure. Certains participants louent un bureau dans des espaces de travail partagés, endroits où les professionnels « travaillent seuls ensemble » dans un environnement qui rappelle les bureaux conventionnels. D’autres, en particulier les plus jeunes, profitent des réseaux ouverts disponibles dans les cafés. Le choix des « meilleurs » cafés pour travailler anime les forums locaux, avec par exemple des débats à propos du juste milieu entre l’utilisation des installations et l’obligation morale de consommer. Les rencontres sont facilitées par les réseaux en ligne et le choix des destinations est orienté par la possibilité de rencontrer face à face des membres de la communauté virtuelle, Chiang Mai étant l’un des lieux les plus dynamiques sur ce plan. Des rendez-vous thématiques s’y organisent régulièrement, à travers Meetup, Facebook ou Nomad List, rassemblant des personnes de nationalité, d’âge et de milieu différents que rapprochent un même mode de vie et des intérêts semblables (tant les « hôtes » que les « invités » sont des nomades ou des aspirants nomades). Ces rencontres créent un sentiment d’appartenance à une communauté, « le sentiment de faire partie d’une révolution », comme le disait l’une des participantes, « d’être reconnus et acceptés » et de pouvoir compter sur le soutien des autres membres. On y voit apparaître différents degrés « d’appartenance locale » en fonction de l’ancienneté de la résidence (première visite, visiteur régulier, etc.), du niveau d’expertise dans ce mode de vie (établi par rapport au succès financier, à la durée de la mobilité et au nombre d’heures travaillées) et, à titre complémentaire, de la participation à la vie locale. La fluidification des frontières entre travail et loisirs souligne l’une des principales ambiguïtés de ces rendez-vous : ils constituent aussi des opportunités de marketing de produits, services et compétences personnelles. Mark Manson, blogueur nomade, constate à quel point la ligne de démarcation entre réseautage professionnel et amitié est inexistante, étant donné que « les rares personnes sur la planète qui peuvent s’identifier à votre style de vie sont des partenaires et/ou des clients potentiels. La conversation et le soutien sont toujours un flou d’intentions » (Manson 2013, notre traduction). Pour beaucoup de nomades, la vie au jour le jour repose sur un difficile équilibre entre la liberté de la réalisation de soi et la recherche d’intimité. Manson constate les possibles dérives narcissiques de cette solitude poussée à l’extrême dans les écrits des sujets sur les réseaux sociaux.

Malgré son rejet apparent de l’accumulation consumériste, la construction de la biographie réflexive nomade demeure un projet de consommation, comme l’avait déjà envisagé Giddens, qui soulignait l’influence du marché dans la création des modes de vie (1991 : 197 ; voir aussi Bauman 2000). Le désir de faire partie d’une supposée contre-culture stimule toute une économie de produits et services créée par ces mêmes entrepreneurs nomades. Des conférences internationales sont organisées ainsi que, à un niveau plus local, des ateliers ou du mentorat entre pairs (masterminds[4]). L’industrie touristique produit des programmes de « travail et voyage » à l’étranger pour les travailleurs autonomes[5], tandis que gagnent en popularité les retraites qui facilitent une combinaison holistique entre travail et loisir (les workations mentionnées plus haut). Les innombrables livres électroniques, cours pour acquérir les compétences numériques les plus variées, programmes de consultation et accompagnement professionnel complètent un phénomène en transformation continue sous l’effet multiplicateur de la créativité et de la nécessité de diversifier les revenus. Dans ce cadre, le partage des histoires personnelles, des stratégies de vie, des compétences et des connaissances pratiques sur la mobilité structure un système cherchant à exploiter le capital de réseau et à inspirer le mouvement des autres. Cela conduit à une marchandisation des récits de vie de certains de ces sujets. Vendre les « secrets » de ce mode de vie fait partie d’une stratégie créative pour résoudre la difficile équation entre liberté et risque financier (Richards 2015). Diffusées par les médias sociaux, les histoires de vie de nomades à succès créent une image inspirante de ce mode de vie. Les participants à ma recherche qui avaient été des pionniers de ce style de vie s’en faisaient les promoteurs. Depuis quatre ans, Richard organisait des retraites pour des familles aspirant au nomadisme numérique ; Yvonne a écrit deux livres sur son modèle d’affaires nomade ; Johnny racontait son évolution entrepreneuriale dans un blogue où il partageait des liens commandités. Ceux qui ne gagnent pas leur vie en vendant ce style de vie subissent en revanche une pression pour développer des marques personnelles distinctives (Cook 2018), poussant à l’extrême l’idéologie de la marque personnelle ou image professionnelle (personal branding) développée dans la Silicon Valley (Gershon 2014).

Conclusion

Le mode de vie mobile des nomades numériques célèbre la liberté de voyager à travers le monde tout en travaillant de manière flexible grâce aux technologies sans fil. La mobilité géographique est conçue comme le pilier de la « création d’un mode de vie » qui traduit l’agentivité, mais aussi le désir d’individualisation de l’histoire de vie personnelle. La mobilité géographique est considérée ici, dans toute sa connotation positive, comme une voie qui permet d’accéder à d’autres formes de mobilité symbolique (Bourdieu 1986 ; Salazar 2018a), voire à un caractère cosmopolite et à l’accumulation d’un capital de réseau. Ce processus de recherche de sens, typique de la modernité, est éclairé par le concept du « projet du soi » emprunté à la sociologie culturelle de l’individualisme de Giddens (1991). Toutefois, bien que certains aspects de ce projet aient une apparence contre-culturelle, par exemple la remise en question de la sédentarité en tant que système de production ou le minimalisme en ce qui concerne la propriété et les biens de consommation, le nomadisme numérique montre sa complicité avec les impératifs de l’ordre dominant néolibéral. À l’ethos de la liberté fait contrepoint un sens accru de la responsabilisation individuelle, par rapport à sa propre histoire de vie mais aussi par rapport aux conditions du fonctionnement social. Le désir de faire partie de cette supposée contre-culture crée toute une nouvelle classe de marchandises — en premier lieu, la narration personnelle de l’expérience de la mobilité — qui font de ce mode de vie une « marque ». Le concept d’« arbitrage géographique » paraît lui aussi ambigu, car il dissimule un potentiel de reproduction néocoloniale du travail.

Dans cet article, l’individualisme est utilisé comme cadre théorique pour interpréter les significations que les nomades numériques attribuent à la mobilité. Si cette notion s’avère une clé utile pour analyser les motivations individuelles, elle n’est certainement pas la seule pour approcher un phénomène renfermant beaucoup de possibilités de futures recherches. Sur le versant de la mobilité, le phénomène devrait être observé dans ses relations aux lieux et à l’espace, notamment du point de vue des communautés que ces voyageurs créent dans leurs destinations. Porter plus d’attention à cette question nous permettrait de percevoir la complexité des connexions entre voyage, loisirs et migration. Les implications de cette forme de mobilité en rapport avec la crise de l’État-nation et l’émergence d’une attitude cosmopolite, thèmes que cet article a effleurés sans pouvoir les approfondir, devraient aussi être analysées.