Article body

Introduction

Cette étude se situe à l’intersection de l’urbanisation planétaire et du « tournant de la mobilité » en sciences sociales afin de mettre en lumière la manière dont les espaces urbains de pays à moindres revenus deviennent de nouveaux objets de consommation pour des populations qui jouissent de davantage de mobilité et de revenus plus élevés. Le tournant de la mobilité pose un défi aux conceptions classiques de l’embourgeoisement et du « déplacement », notions souvent envisagées selon une perspective sédentaire de l’espace. L’espace urbain, au contraire, semble de plus en plus orienté vers des modes de vie mobiles et fluides (Urry 2002 ; Stock 2006), ce qui produit des transformations urbaines maintenant sujettes à contestation politique. On le voit, par exemple, dans la croissante préoccupation des activistes et des municipalités concernant Airbnb, qui rend l’espace urbain davantage accessible aux personnes ayant adopté un mode de vie mobile tout en éloignant celles qui sont apparemment plus sédentaires (Cocóla-Gant 2016 ; Wachsmuth et Weisler 2018).

Cet article explore trois villes patrimoniales de différentes tailles et de différentes régions (Cuenca en Équateur, Rabat au Maroc et Lisbonne au Portugal) où les politiques publiques urbaines ont été axées sur les adeptes de modes de vie mobiles afin de les attirer et d’augmenter de la sorte la valeur foncière et commerciale de l’espace urbain. Il ne s’agit pas de gommer les différences importantes entre les processus en cours dans ces trois villes, où se dessinent diverses trajectoires historiques de mobilité et d’urbanisation. Il s’agit d’observer ces municipalités dans un contexte semblable, produit par l’expansion d’un imaginaire social de la mobilité qui valorise l’expérience du voyage en tant que signe de succès et d’un statut privilégié. La transnationalisation de l’urbanisme patrimonial — c’est-à-dire un transfert (ou rescaling) de l’appropriation des valeurs d’usage et d’échange du paysage urbain historique des acteurs locaux à des acteurs mondiaux et transnationaux — entraîne d’importantes conséquences sur les relations sociales et spatiales. Je considère que la valorisation de l’espace urbain en lien avec les modes de vie mobiles (lifestyle mobilities) est un enjeu important qui touche à l’« embourgeoisement planétaire » (Lees et al. 2016) et qui, en conséquence, nous interpelle et nous invite à l’analyser sous l’angle de la justice mobilitaire (mobility justice) (Cook et Butz 2019 ; Sheller 2018).

À l’instar de Scott A. Cohen, Tara Duncan et Maria Thulemark (2015), nous utilisons le terme modes de vie mobiles pour désigner des « déplacements continus, semi-permanents et de durées variables. » Cette définition fait tomber les limites conceptuelles entre « tourisme » et « migration » et évite d’envisager arbitrairement les questions de l’emplacement et de l’appartenance légitime dans des contextes transnationaux du point de vue de la sédentarité. En adoptant le concept de « modes de vie mobiles », nous souhaitons donc aller au-delà des différences conceptuelles entre les types de mobilité pour attirer l’attention sur la manière arbitraire et souvent injustifiée dont les mobilités transnationales sont organisées.

Toutefois, le concept de « modes de vie mobiles » n’a pas pleinement pris en compte les asymétries de pouvoir dont résultent certains modes de vie mobiles (et qui les permettent), comme l’a indiqué Kate Botterill (2017) dans le cadre de ses recherches en Asie du Sud-Est. Un point de vue critique sur les modes de vie mobiles qui se baserait sur un principe de justice mobilitaire ne doit pas se limiter aux pratiques individuelles de mobilité, qui dissimulent les relations sociales sous-tendant les mobilités individuelles. Par exemple, l’augmentation des personnes ayant adopté un mode de vie mobile est souvent tenue pour acquise, tandis que les relations sociales qui permettent ce dernier ne sont pas analysées avec autant d’attention. De la même façon, le concept de « justice mobilitaire » considère parfois la mobilité du seul point de vue de la capacité individuelle à se déplacer (le symptôme d’inégalités arbitraires) au lieu de prendre d’abord en compte les relations sociales qui façonnent différentes formes de mobilité et définissent ceux qui peuvent et ne peuvent pas se déplacer, et dans quelles conditions. Comme le soulignent Nina Glick Schiller et Noël B. Salazar (2013), les inégalités liées à la mobilité sont façonnées par des pratiques institutionnelles asymétriques, des « régimes de mobilité » composés de règles sociolégales qui déterminent et différencient les mouvements transfrontaliers. De plus, ces configurations institutionnelles donnent forme non seulement aux pratiques individuelles de la mobilité, mais aussi aux imaginaires et aux conceptions subjectives (Verstehen) de la mobilité, ce qui influence ensuite les pratiques (Benson 2012 ; Salazar 2014 ; Benson et O’Reilly 2016).

Cela met l’accent sur la façon dont les modes de vie mobiles et des relations sociales asymétriques — qui affectent l’organisation de l’espace — s’entremêlent. Comme l’a indiqué Mathis Stock (2006), la croissante popularité des modes de vie mobiles et des modes d’habiter poly-topiques — c’est-à-dire les modes de vie de personnes qui ne sont pas situées de manière permanente dans un espace particulier, mais qui sont liées à plusieurs espaces — a des effets qualitatifs importants sur l’organisation de l’espace. Ces mobilités comme enjeu urbain, surtout dans les villes culturellement riches mais où les revenus sont plus faibles, restent à analyser en profondeur. Dans cet article, je me concentre sur la mobilité de citoyens de pays où les revenus sont élevés — la plupart d’entre eux ayant joui, au fil de plusieurs générations, d’un accès aux noeuds centraux de réseaux d’accumulation de capitaux — vers les espaces urbains de pays à plus faibles revenus et situés en périphérie ou dans la semi-périphérie de l’économie mondiale, où les pratiques spatiales ont été historiquement liées aux réseaux d’accumulation, au service des « desseins mondiaux » d’autres localités (Mignolo 2000).

Je propose de cerner la mobilité de personnes relativement privilégiées, issues de pays riches ou du Nord, et d’en définir les enjeux dans le cadre d’une économie mondiale néolibérale, où la croissance de la mobilité liée aux loisirs Nord-Sud s’entremêle avec les stratégies des institutions financières internationales et nationales, qui cherchent à profiter de l’essor du marché privé. Nous nous pencherons d’abord sur l’importance des valeurs culturelles dont se réclament ces adeptes de la mobilité Nord-Sud, surtout leur désir de maximiser leur croissance personnelle. Ensuite, notre attention se portera sur les trois villes patrimoniales mentionnées ci-haut afin de faire ressortir les similarités dans la valorisation de leur patrimoine urbain et les fondements économiques des discours culturels qui sous-tendent cette valorisation[1].

Cette étude se base sur des entretiens menés à Cuenca en Équateur (n=83) et à Rabat au Maroc (n=28), sur les notes ethnographiques qui leur sont associées et sur des notes ethnographiques compilées dans la ville de Lisbonne au Portugal. Les réflexions résultent de mon expérience, surtout en Équateur, où j’ai étudié les mobilités post-productives d’expatriés nord-américains (Hayes 2018a, 2018b). Mais, évidemment, les politiques visant à attirer les individus mobiles vers des espaces revalorisés pour le tourisme et la consommation ne s’observent pas uniquement en Équateur. La volonté d’attirer des personnes ayant adopté un mode de vie mobile s’entremêle avec l’investissement immobilier, et c’est particulièrement évident au Maroc — et surtout à Rabat, la capitale. L’urbanisme néolibéral s’étend aussi aux pays périphériques de l’Union européenne, comme le Portugal, qui doit rivaliser avec d’autres pays pour attirer les individus mobiles sur son territoire.

En tout, je suis resté trente-neuf semaines en Équateur dans le cadre de sept enquêtes de terrain, neuf semaines au Maroc, où j’ai effectué deux séjours (2017-2018), et huit semaines à Lisbonne, au printemps 2018, alors que j’étais chercheur-invité à l’Institut de géographie et d’aménagement du territoire de l’Université de Lisbonne[2]. Différents degrés de familiarité avec les villes étudiées ont donc nourri mon argumentaire et influencé la présentation des données.

Géoarbitrage ou la mobilité liée à une position mondiale privilégiée

La mobilité transnationale s’accroît de manière très rapide, doublant entre 2003 et 2018 (UNWTO 2019). Cette accélération est en partie liée à l’importance de l’expérience du voyage comme forme de capital culturel. Mais elle est aussi culturelle et dénote l’importance que l’on accorde à l’accumulation d’expériences de la différence et à la possibilité de changer sa vie à travers la mobilité. Ainsi, Christian (40 ans, originaire du sud de la France) était attiré par ce qu’il appelait le « feeling [sentiment] » du Maroc, l’ambiance du pays et la possibilité de s’y construire une nouvelle vie — une vie qui trancherait avec sa routine quotidienne en France : « [Q]uand je suis venu ici [à Marrakech], je me suis dit : “Je pense que je n’appartiens plus à ce monde” [en pensant à sa vie en France]. » Nicolina (38 ans, nord de l’Italie) était animée elle aussi par le désir de trouver ailleurs une nouvelle vie, plus sensée : « Changer de vie de temps à autre, ça fait du bien ; changer ses habitudes, se mettre à l’épreuve... Parce que lorsqu’on vit 35 ans selon le même mode de vie, on se pose, on s’assoit. Les choses deviennent évidentes, il n’y a pas de nouveauté. » Ana Jane, une retraitée américaine vivant à Cuenca, ville patrimoniale de l’Équateur, tient le même discours : « Je voulais me débarrasser de toutes [m]es craintes, de la prévisibilité, tu sais, de tout ce que je connaissais, encore et encore. » Ces oppositions binaires entre renouveau et quotidien, mobilité et sédentarité, sont l’expression d’une évaluation morale de la vie qui marque la culture de la mobilité.

Bien que la mobilité comme mode de vie connote un changement culturel en regard des mobilités entre pays de différents paliers de la division internationale du travail, les changements économiques semblent tout aussi pertinents, surtout chez les personnes du troisième âge. Réaliser l’idéal d’un vieillissement actif — rempli de voyages et d’activités sociales — coûte cher, ce qui limite les chances de succès des personnes qui approchent du troisième âge en difficulté financière. Pour elles, la mobilité vers une zone à bas prix permet de nouveaux projets de vieillissement.

Didier (64 ans, originaire de l’Aquitaine), par exemple, a décidé de prendre sa retraite au Maroc « parce qu’avec [s]a pension, en France, [il] ne peu[t] rien faire ». De même pour Jennie (63 ans, originaire du Texas), qui réside en Équateur : « Je ne suis pas contrainte de rester chez moi à regarder mes quatre murs, pas ici », m’a-t-elle dit. Le coût de la vie en Amérique latine lui a permis de prendre sa retraite même si elle n’avait pas d’épargne et de conserver un mode de vie fidèle à ses idéaux, en restant active, en sortant et en rencontrant de nouvelles personnes. Un plus bas coût de la vie permet une meilleure qualité de vie, de meilleures conditions de logement, plus d’agréments et moins de stress. Pierrette, retraitée proche de la soixantaine qui s’est installée avec son mari au Maroc en 2010, explique : « On peut se faire plaisir et on n’achète que des légumes frais […]. Que du frais ! Rien de congelé comme en France. » Le changement de position sociale permis par la mobilité géographique leur permet d’afficher les signes d’une vie réussie, ce qui est surtout important pour les retraités à un moment de l’histoire dominé par la culture du vieillissement actif (Katz 2005 ; Dillaway et Byrnes 2009).

Nous pourrions, bien sûr, associer leurs motivations à des calculs rationnels et utilitaires, mais leur mobilité semble plutôt culturelle — liée à l’expression d’un individualisme utilitaire et thérapeutique (Bellah et al. 1985) qui cherche à maximiser le bonheur et qui justifie de plus en plus les modes de vie mobiles. Le déclassement matériel qui se manifeste chez les classes ouvrières et moyennes de pays historiquement à revenus plus élevés peut aussi prendre un sens nouveau s’il est associé à une relocalisation dans un endroit symboliquement plus authentique, vecteur d’émotion comme ce fut le cas pour Christian. Ce fut aussi le cas pour Diana, une femme canadienne de 60 ans qui, comme Jennie et Ana Jane, a émigré en Équateur pour profiter de sa retraite. Elle dit avoir voulu sortir de sa « zone de confort » afin de poursuivre une « aventure » qui serait, selon elle, « plus risquée », surtout parce qu’elle a décidé d’entamer cette nouvelle phase de vie toute seule, sans son mari. Diana dit répondre à un objectif de « croissance personnelle », objectif qui est pour elle, et pour bien d’autres personnes avec qui j’ai discuté, une fin en soi.

Ces modes de vie mobiles, qui visent à favoriser la croissance personnelle et augmenter l’intensité du quotidien, sont aussi observables au sein de l’Union européenne, où les années de stagnation économique depuis 2008 ont tant chambardé les classes sociales et touché surtout les jeunes et les retraités. On le note, par exemple, dans les cafés et bars des quartiers Bairro Alto et Madragoa de Lisbonne, où il n’est pas difficile de croiser de jeunes entrepreneurs européens ou des groupes de retraités français. Un jeune homme trentenaire, originaire de la France, m’a confié qu’il cherchait à acheter une maison d’hôte. Il est venu plusieurs fois à Lisbonne au cours des dernières années, attiré par l’ambiance et le bas coût de la vie : « Ici, on peut envisager de lancer une entreprise », me dit-il. La ville ancienne lui semble parfaite pour mettre en scène un projet de réussite personnelle. Un autre jeune entrepreneur français, copropriétaire d’un bar dans le quartier de San Bento, m’explique qu’il a pu fonder son entreprise avec son capital : « Ce n’est plus possible de faire ça à Paris : c’est trop cher. » Ses clients sont souvent d’autres migrants français, surtout des retraités qui y viennent pour « se trouver une maison », pour jouir du climat plus ensoleillé et pour profiter d’une vie urbaine à haute valeur culturelle, mais à prix abordable.

Ces mobilités constituent un genre d’arbitrage : les dépenses quotidiennes de l’individu sont effectuées dans des zones géographiques à faibles coûts, souvent des régions où la valeur du travail a été accaparée par des réseaux mobiles situés dans les villes du nord de l’Europe ou de l’Amérique du Nord. En partie, cet arbitrage géographique (Hayes 2014) — ou ce que Stock (2006) nomme « l’adéquation géographique », en ciblant les pratiques individualisées que certains endroits permettent à l’individu poly-topique d’adopter — est le produit des mêmes forces qui sous-tendent la déterritorialisation de la production : les nouvelles technologies de transport et des télécommunications sont au coeur de ces mobilités, et elles permettent une différenciation et une spécialisation des espaces de consommation liés aux modes de vie mobiles. Les adeptes de ces modes de vie constituent un marché convoité par les villes qui cherchent à attirer des consommateurs capables de délier leur bourse dans des espaces de plus en plus adaptés aux loisirs de luxe. Qui dit modes de vie mobiles dit aussi aménagement de l’espace urbain. Les villes, qui sont de plus en plus poussées à améliorer leur taux de rendement, espèrent profiter de la facilité avec laquelle une classe moyenne mondiale peut transiter par des espaces de plus en plus conçus pour les loisirs. La réorientation néolibérale de la ville patrimoniale — c’est-à-dire son réaménagement à des fins lucratives et marchandes — a, par contre, une profonde incidence sur l’espace urbain, la circulation des classes populaires et l’accès de travailleurs informels aux espaces de la ville. Cela est particulièrement évident dans la ville patrimoniale de Cuenca.

Cuenca

Troisième ville en importance de l’Équateur, Cuenca compte 330 000 habitants (selon le recensement de 2010) et se situe à 2 500 mètres d’altitude. Son inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO, en 1999, souligne la qualité de son architecture et de son urbanisme de style colonial, ancré dans les traditions européennes. Cet urbanisme est le legs de relations sociales coloniales (Mancero 2012) et est devenu, depuis les années 1990, la source d’une nouvelle forme d’accumulation touristique qui, en valorisant le patrimoine bâti, cherche à attirer des personnes ayant adopté un mode de vie mobile (surtout les classes moyennes internationales) sur le marché des biens immobiliers. Ce sont principalement des retraités qui ont été les premiers à immigrer dans cette ville dès les années 2000, leur nombre croissant de façon importante à partir de la crise économique de 2008 (Hayes 2018a).

Attirer les classes mobiles est le projet de groupes locaux et internationaux — tous deux également transnationaux dans leurs goûts et leurs mouvements. Ainsi, International Living, une publication anglophone et libertarienne, fait la promotion de Cuenca et de son caractère tout en insistant sur le bas coût de la vie et son accessibilité pour les retraités à revenu fixe. Les publicités diffusées dans ce magazine soulignent que les « expatriés » doivent assumer la responsabilité de leur propre vie et ne rien attendre de l’État-providence. Elles promeuvent une mobilité transnationale utilitaire, gage d’une vie sociale plus animée. En plus de faire la promotion de la ville, d’offrir de l’information et de publiciser les projets immobiliers de différents secteurs de la ville, International Living organise aussi un séminaire annuel à Quito, la capitale, où ceux qui pensent s’expatrier en Équateur pour s’y construire une nouvelle vie découvrent la possibilité d’investir dans l’immobilier — un projet de vie rendu possible grâce au faible coût de la vie dans ce pays. Ces migrants font aussi affaire avec l’élite propriétaire et commerçante de Cuenca, qui voit la possibilité d’augmenter de façon importante la valeur de son patrimoine en l’adaptant à des activités plus lucratives. Cela lui permet de réaliser des projets d’un luxe impensable sur le marché intérieur. Les prix de l’immobilier à Cuenca, déjà les plus élevés au pays, augmentent encore en raison de la demande étrangère. Les bénéfices reviennent principalement à l’élite urbaine, qui doit ses privilèges à l’exploitation d’une force ouvrière rurale maintenue, dans certains endroits, dans une condition de servage jusqu’à la fin des années 1960 (Carpio Benalcázar 1992 ; Pietri-Levy 1993 ; Hayes 2018b).

Le gouvernement municipal est assisté par des institutions financières internationales, dont la Banque interaméricaine de développement (BID), et des agences bilatérales de développement provenant surtout de France, d’Espagne et du Japon. Le Japon a offert des consultations gratuites visant la modernisation du transport urbain, notamment par l’achat d’un nouveau tramway nouvellement inauguré en mai 2020. Pour leur part, la BID et la Banque équatorienne de développement (BDE) ont appuyé financièrement des interventions visant la récupération des espaces centraux de la ville (BID 2006) et l’augmentation de leur valeur foncière, là où presque le tiers des travailleurs dépend du secteur informel (BID 2014).

Le contexte urbain est au centre de la marchandisation du patrimoine dit colonial de Cuenca. Selon International Living, qui a fortement soutenu l’investissement étranger à Cuenca, l’« architecture coloniale espagnole » du vieux centre de la ville donne une dimension « cosmopolite » à celle-ci. Selon la publication, « El Centro est essentiellement une sorte de grand centre d’achats, avec ses rues pavées de briques bordées de magasins qui offrent tout ce qu’il faut […][3]. » Au Canada ou aux États-Unis, un tel urbanisme piétonnier n’est souvent plus accessible aux prestataires des régimes de retraite publics. On dit souvent que la ville de Cuenca ressemble aux États-Unis des années 1950[4], éveillant une nostalgie pour un milieu urbain où les gens se connaissent et se croisent dans les espaces publics (Hayes 2018b : 63-90). Par exemple, pour Colin (68 ans, originaire de l’Oregon), Cuenca rappelle l’enfance, « avec ses petits commerces, ses petits quartiers, ses petites églises de quartier et la gentillesse des gens ». Il me dit : « Je suis reconnu par les commerçants. Même le gars à l’esquina [le coin de rue], celui qui vend les petites friandises, me reconnaît et me salue. » Colin a déménagé à Cuenca parce qu’avec sa pension de retraite il ne pourrait pas vivre aux États-Unis en ayant le niveau de vie souhaité.

À Cuenca, l’existence d’une communauté transnationale de près de 10 000 personnes capables de réaliser des dépenses dépassant de deux à trois fois la moyenne équatorienne a pour conséquence l’augmentation des prix du logement des populations locales[5]. Bien que les projets de réhabilitation urbaine — dont les programmes de logements sociaux (Plan Recupera tu Casa, Vive tu Hogar [Plan rénover ta maison, vivre chez toi]) — aient été soutenus entre 2009 et 2014 par des investissements de 350 000 $, cet effort est éclipsé par l’investissement de 1,3 million de dollars pour l’illumination des monuments historiques de la ville ou les 8,8 millions investis dans le réaménagement de la Plaza San Francisco, au coeur du centre historique (Alcaldía de Cuenca s. d.), un projet qui menace l’emplacement de travailleurs ruraux pour qui la Plaza est depuis longtemps au coeur de la mobilité entre les zones rurales et urbaines. Bien que désirant avoir un impact positif, les adeptes de la mobilité Nord-Sud produisent les conditions qui permettront aux élites locales de transformer l’espace de la ville afin de faire valoir son capital culturel à l’extérieur.

La stratégie de valorisation foncière dans les villes se poursuit ailleurs en Équateur (voir Carrión Mena et Dammert Guardia 2011) et traduit une recrudescence du néolibéralisme. On profite de l’accélération de la mobilité des classes moyennes mondiales en aménageant des espaces urbains en parcours de loisirs et de consommation. Comme ailleurs, dans les villes touristiques ou patrimoniales de l’Amérique latine, le réaménagement urbain vise une extraction de richesse croissante pour les propriétaires et les investisseurs privés (McWatters 2009 ; Bantman-Masum 2013 ; Sigler et Wachsmuth 2016). Cette extraction financière touchant à l’immobilier découle de nouvelles stratégies d’exploitation du territoire par l’État et par les banques internationales et répond surtout à la croissance du nombre de personnes ayant adopté un mode de vie mobile, surtout chez les classes moyennes mondiales, plus aisées et moins réglementées par les régimes de mobilité mondiaux. Les modes de vie mobiles des Nord-Américains à Cuenca cachent un héritage colonial qui est d’autant plus évident dans la façon dont les pays riches gèrent les migrations Nord-Sud (Gómez 2016 ; Kouvelakis 2018 : 7-22).

Rabat

La demande pour une ville à valeur patrimoniale où se loger à bon marché est aussi importante chez les Européens qui circulent de plus en plus au Maroc depuis quelques années et qui, souvent, sont aussi à la retraite (voir Berriane et al. 2013 ; Kurzac-Souali 2013 ; Peraldi et Terrazzoni 2016 ; Therrien 2017). La proximité du territoire pour grand nombre d’entre eux, l’existence de vols à bas prix vers les principales villes du pays (Berriane et Idrissi-Janati 2016 : 94-95) et, du côté du Maroc, une plus longue expérience en matière de mobilité touristique ont, collectivement, un impact considérable sur la construction urbaine (Wagner et Minca 2014 ; Kutz et Lenhardt 2016 ; Bogaert 2018). Au Maroc, les opérations de valorisation du patrimoine visent la création d’espaces urbains de loisirs axés sur les touristes et les biens de luxe (Bargach 2008 ; Kurzac-Souali 2013). Ainsi, la ville de Rabat cherche à offrir un patrimoine de grande valeur, mais à des prix abordables pour les classes moyennes européennes afin d’attirer une plus grande part de l’imposant marché des mobilités méditerranéennes.

Comme en Équateur, les politiques visant à attirer des adeptes de modes de vie mobiles au Maroc sont le produit de forces extérieures tout autant qu’intérieures. C’est avec le processus de Barcelone[6] que s’amorce, en 1995, une coopération internationale entre les pays méditerranéens dans le but de promouvoir leur patrimoine et leur potentiel touristique, surtout sur la rive sud de la Méditerranée, moins développée et où il y aurait d’importants gains à réaliser. Cette coopération est soutenue financièrement par le programme culturel Euromed Heritage, qui regroupe les hauts responsables étatiques des pays de la région méditerranéenne et qui a pour but de favoriser l’investissement privé dans le patrimoine et l’urbanisme historiques (Bianchi 2005). Comme l’indique Raoul Valerio Bianchi, cette coopération a été impulsée par les intérêts patronaux européens et les opérateurs touristiques, qui espéraient un meilleur rendement sur des territoires peu intégrés ou sous-intégrés dans les circuits touristiques méditerranéens. Cela a eu un effet sur les relations sociales dans une ville comme Rabat en provoquant le déplacement des classes populaires vers des quartiers plus périphériques (Bargach 2008 ; Bogaert 2018) ainsi que la création d’un prolétariat de services à la disposition des visiteurs européens (Bianchi 2005). De plus, la hausse des prix et du coût de la vie est devenue un enjeu social important pour la population ouvrière[7]. Une politique du logement qui vise les intérêts des personnes mobiles venant du nord de l’Europe prolonge l’histoire coloniale du pays et illustre la logique d’accumulation néolibérale en oeuvre au Maroc. Face à la situation fiscale du pays au cours des années 2000 et 2010, les institutions internationales ont poussé le gouvernement du royaume marocain à accueillir plus d’investisseurs étrangers dans le secteur privé, permettant ainsi à des compagnies étrangères de profiter davantage de l’espace marocain (voir Bargach 2008 : 113 ; Bogaert 2018).

Mais c’est surtout dans le secteur de l’immobilier que les possibilités d’accumulation ont été élargies. Comme l’indiquent William Kutz et Julia Lenhardt, l’investissement étranger dans l’immobilier au Maroc précède la crise économique de 2008  : entre 2002 et 2008, il est passé de 179 millions de dollars à 1300 millions de dollars par an, exacerbant ainsi la crise du logement (Kutz et Lenhardt 2016 : 927). Cette tendance est aussi évidente à Rabat, où l’investissement immobilier est concentré sur l’offre touristique, reproduisant ainsi une modernisation urbaine orientée vers les besoins d’Européens mobiles comme à l’époque du protectorat français (voir Bargach 2008 ; Wagner et Minca 2014). Désormais, le capital et les intérêts des investisseurs ont le dessus dans les projets d’aménagement de la ville. Selon plusieurs chercheurs, l’énorme et ambitieux projet d’aménagement de la vallée du Bouregreg, entre Rabat et Salé, illustre le caractère néolibéral de la politique urbaine qui projette de transformer la capitale en une destination internationale, mais sans pour autant améliorer les conditions de vie de la majorité des résidents marocains (Bargach 2008 ; Kurzac-Souali 2013 ; Wagner et Minca 2014 ; Bogaert 2018).

L’État est également très actif dans la réhabilitation des espaces commerciaux de la médina de Rabat, surtout depuis l’inscription de la ville au patrimoine mondial de l’UNESCO, en 2012, avec l’aide financière des Pays-Bas. Cette distinction étend la zone patrimoniale, qui englobe maintenant la ville, plus moderne, et protège ainsi les espaces hérités de la période coloniale de la ville ségréguée (Wagner et Minca 2014). Figés dans le temps, les espaces modernistes de la ville coloniale cherchent, eux aussi, à attirer davantage d’investisseurs étrangers.

La migration des Européens vers le Maroc est souvent conçue comme un « projet de soi » (voir Therrien 2017). Mais le désir de se construire une nouvelle vie au Maroc donne lieu à « une requalification matérielle et symbolique » de la ville et à « de nouvelles situations urbaines » (Berriane et Idrissi-Janati 2016 : 87) qui, conjuguées à la valorisation de l’espace urbain à des fins touristiques, ont des répercussions sur les mouvements des classes populaires à Rabat comme à Cuenca. Les plus démunis se voient obligés de se déplacer pour s’installer en périphérie de la ville ou dans le nord de Salé, dans les quartiers populaires tels Sidi Moussa.

Mais la perception d’instabilité politique au Maroc nuit à l’attractivité du pays sur le marché des adeptes de la mobilité, d’autant plus qu’un imaginaire islamophobe est nourri dans les sociétés européennes, qui tend à homogénéiser les populations musulmanes (Hajjat et Mohammed 2013) tout en associant les pays à majorité musulmane à l’extrémisme islamique. Plusieurs participants à cette recherche m’ont fait remarquer que le nombre de visiteurs et de résidents européens est en recul depuis les attaques terroristes à Paris en 2015, même si ces attentats — commis en Europe par des citoyens européens — n’avaient aucun rapport avec le Maroc[8].

Lisbonne

C’est le Portugal qui tente maintenant de détourner le marché des adeptes de la mobilité transnationale et de favoriser les circuits de loisirs et de migration motivée par la recherche d’un style de vie sur son territoire. La transnationalisation de l’urbanisme patrimonial au Portugal s’amorce surtout avec l’adoption d’un plan stratégique en 1992 (Safara et Brito-Henriques 2017), mais elle s’est accélérée après la crise économique qui a obligé le pays à ratifier un protocole d’entente avec la Troïka (Fonds monétaire international, Banque centrale européenne et Commission européenne) en mai 2011. Être intégré aux circuits touristiques devient effectivement une manière de jouir des mouvements financiers qui leur sont associés.

Au Portugal, les réformes engagées dans le contexte de l’austérité imposée par la Troïka s’ajoutent au programme public de valorisation urbaine des années 1990, qui a été facilité par le projet de coopération territorial européen, l’URBACT II (programme de développement urbain) de 2007 (Safara et Brito-Henriques 2017). Réformes et programmes publics ont eu des effets semblables à ceux déjà observés à Rabat ou à Cuenca : accaparement des espaces historiques de la ville par les classes moyennes internationales qui y circulent et relocalisation des activités des citoyens à moindres revenus en périphérie.

Après l’intégration de Lisbonne dans les circuits touristiques, la politique visant à attirer les étrangers dans des espaces urbains historiques restaurés afin de stimuler l’investissement privé (Mendes 2017 ; Montezuma et McGarrigle 2019) a été adoptée dans la foulée de l’entente avec la Troïka. Le gouvernement national a d’abord promulgué la loi 31 le 14 août 2012 (Novo Regime do Arrendamento Urbano (NRAU) [Nouveau régime de bail urbain]), ce qui a réduit les droits des locataires de longue durée et a donc permis la déréglementation des loyers. Selon Mendes :

[L]e NRAU a imposé un mécanisme de révision des loyers qui a abouti à des montants inabordables pour de nombreux locataires, et sans avoir mis en place les aides sociales adéquates et nécessaires, affectant ainsi les familles au statut socio-économique le plus inférieur, surtout dans les centres historiques des grandes villes de Lisbonne et Porto […].

Mendes 2017 : 496

À l’inverse, les interventions de l’État, suivant la recommandation de la Troïka, ont favorisé la création d’importants écarts en ce qui a trait à la rente foncière, au profit des propriétaires du secteur privé.

La détérioration du centre de Lisbonne pendant le XXe siècle est maintenant suivie d’une importante revalorisation foncière encouragée par la présence accrue de groupes à revenus plus élevés, venant du nord de l’Europe. Une série de nouvelles lois et de subventions a permis aux investisseurs privés de prioriser la « requalification » du centre historique de Lisbonne en un lieu touristique pour un nombre croissant de visiteurs à court terme qui sont attirés par la ville, par la prolifération des vols à bas prix depuis le nord de l’Europe et par un marketing agressif à l’échelle mondiale (subventionné par le gouvernement par le biais de la société Turismo du Portugal) (Mendes 2017). Le marketing de la ville a aussi réussi à attirer un grand nombre d’étudiants étrangers, créant ainsi des espaces de consommation et de loisirs nocturnes qui ont stimulé encore davantage le marketing de Lisbonne (Nofre 2013 ; Malet-Calvo 2018).

Le gouvernement a aussi lancé deux programmes pour attirer les investisseurs étrangers dans la ville et stimuler la restauration des immeubles de son centre historique : le programme Golden Visa (depuis 2012) et un régime fiscal pour les résidents non citoyens (en 2014). Le programme Golden Visa permet aux étrangers extracommunautaires (citoyens de pays ne faisant pas partie de l’Union européenne) d’obtenir un visa de résidence (leur offrant ainsi une mobilité dans l’ensemble de l’Union) contre un investissement minimum sur le territoire portugais. Ce programme a été utilisé principalement par des investisseurs chinois (Mendes 2017 : 497). De son côté, le régime fiscal permet aux citoyens européens résidant de façon permanente au Portugal de bénéficier de réductions d’impôts, en particulier d’un congé fiscal de dix ans sur les revenus passifs (comme une pension de retraite).

Cette politique urbaine néolibérale a comme effet l’augmentation des valeurs immobilières et des prix du loyer, ainsi qu’une importante réduction du nombre de logements destinés à la location à long terme. Selon Confidencial Imobiliàrio, une base de données indépendante au service des acteurs du marché immobilier, le prix annuel des loyers aurait augmenté de plus de 22 % au début de l’année 2017 et de 20 % au début de l’année 2018[9]. La disponibilité des logements (et surtout des maisons) à louer est en déclin à cause de la demande touristique croissante et des résidents semi-permanents qui ont ainsi entravé l’implantation d’une stratégie du logement importante pour les personnes n’ayant pas accès au crédit durant les années de crise économique. Le résultat est le déplacement des citoyens à faibles revenus vers la périphérie urbaine, bouleversant ainsi les flux de circulation et le caractère populaire des quartiers centraux de la ville (voir Sequera et Nofre 2020). Selon Eurostat, les prix de l’immobilier ont, à leur tour, augmenté en juillet 2018 de plus de 12 %, bien au-delà de la moyenne européenne de 4,7 %. Par conséquent, les banques doivent maintenant emprunter près de 25 millions de dollars par jour, selon la Banque du Portugal, afin de permettre aux Portugais d’avoir accès au marché immobilier[10], avec tout ce que cela implique pour les classes ouvrières, comme de nouvelles mobilités périphériques ou le réaménagement de la vie quotidienne en fonction de la capacité à rembourser de nouveaux prêts immobiliers.

Depuis deux siècles, le Portugal se situe en marge du développement capitaliste européen. Durant l’après-Seconde Guerre mondiale, les travailleurs portugais se voyaient souvent obligés d’émigrer vers les pays du nord de l’Europe afin d’améliorer leur sort, de faire vivre leur famille ou d’échapper aux conflits coloniaux de l’État salazariste (Pereira 2002). Bien que l’intégration de leur pays à l’Union européenne à la suite de la transition démocratique des années 1970 ait amélioré la qualité de vie des Portugais, l’écart entre un coût de la vie abordable pour la majorité de la population à Lisbonne et sa valeur d’échange sur le marché international (liée à son histoire et à ses biens culturels) permet aux investisseurs étrangers de concrétiser le rêve de devenir de petits entrepreneurs (cafés, maisons d’hôtes, restaurants), rêve qui demeure inaccessible à Paris ou à Lyon. Pour plusieurs jeunes Français installés à Lisbonne mais freinés sur le plan de leur carrière en France, la perspective d’un meilleur niveau de vie semble attrayante. Même si la stagnation économique du Portugal est également un obstacle pour les jeunes Portugais des classes moyennes (qui cherchent parfois une porte de sortie vers les anciennes colonies portugaises ; voir Dos Santos 2016), l’écart économique entre les deux pays — produit de réseaux coloniaux d’accumulation favorisant la France — permet aux jeunes étrangers de réaliser un projet d’entreprise avec un capital beaucoup plus modique.

Bien que le Portugal ait été un pays colonisateur pendant plus de cinq siècles, sa position géographique semi-périphérique en Europe lui confère d’importants avantages pour le développement des industries liées à la spéculation immobilière transnationale, fondée sur l’attraction de populations mobiles. Le patrimoine architectural et historique de Lisbonne est le produit d’un système colonial qui lui a permis de devenir un centre d’accumulation de capital non seulement dans sa propre région géographique, mais à l’échelle mondiale. L’urbanisme de Lisbonne rend compte de sa situation de capitale coloniale, porteuse d’une grande valeur symbolique. L’augmentation de sa valeur d’échange, par contre, repose sur la circulation transnationale de classes plus aisées issues de pays plus centraux de l’économie mondiale contemporaine.

Conclusion : conséquences territoriales des mobilités néolibérales

La croissante popularité de la mobilité révèle une nouvelle situation dans les trois villes observées et probablement dans bien d’autres espaces urbains. La massification de la mobilité au cours des deux ou trois dernières décennies a eu de nombreux effets sur l’espace construit. On constate que les modes de vie mobiles sont devenus importants pour la politique urbaine néolibérale, qui nourrit une valorisation marchande de l’espace construit. Sous la pression de banques et d’institutions nationales et internationales, des villes comme Lisbonne, Rabat et Cuenca voient de plus en plus l’espace bâti de leur ville être aménagé en fonction de ces modes de vie. C’est ici que l’on voit apparaître une sorte d’« embourgeoisement comme stratégie urbaine mondiale » (Smith 2002), qui s’imbrique dans la mondialisation de l’immobilier (Kurzac-Souali 2013 ; Sigler et Wachsmuth 2016). Cette mondialisation offre de nouvelles façons de valoriser la richesse immobilière, en la mettant à la disposition d’une classe sociale mondiale plus aisée et plus mobile.

La mobilité des citoyens des classes moyennes en provenance de pays riches constitue un champ d’activités et d’accumulation (matérielle et immatérielle) qui peut être occupé par les projets commerciaux des grandes industries, des intérêts immobiliers et financiers et des administrations municipales. Ce champ correspond à celui décrit par Chris Gilleard et Paul Higgs (2011) relativement au troisième âge, qui établit des liens étroits entre les loisirs, la retraite et la consommation. La génération des retraités actuels est plus mobile que jamais. Elle se compose (et est composée) de marchés ; elle est prête à adopter de nouveaux modes de vie dans des espaces considérés auparavant comme marginaux. Les marchés convoitent tout autant les personnes mobiles plus jeunes. Une politique urbaine qui vise à attirer des consommateurs relativement aisés financièrement sur des territoires où le coût de la vie est moindre a pour effet le déplacement important des populations qui restent en place (voir Cócola Gant 2016 ; Gascón 2016 ; Van Noorloos et Steel 2016 ; Zaban 2020).

Bien que nous n’ayons pas abordé en détail les mouvements des individus ayant un mode de vie plus sédentaire, il faut noter que les politiques de valorisation de l’espace au profit des mobilités ont d’importantes conséquences qui sont difficiles à ignorer sous l’angle d’une justice mobilitaire. Ceci est d’autant plus évident pour les citoyens de pays du Sud, qui sont restreints dans leurs mouvements transnationaux par les régimes de mobilité. Plus qu’un simple tournant vers une société plus mobile, la mobilité a pris aujourd’hui une forme néolibérale, inégalitaire et marchande qui n’est pas la seule forme qu’elle aurait pu prendre. À la lumière des études de cas présentées ci-haut, la notion de « justice mobilitaire » nous invite à penser un monde mobile plus juste, où les forces du marché seraient plus restreintes et où le legs colonial qui facilite les mobilités Nord-Sud serait sujet à des réformes institutionnelles importantes.