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Dans cette biographie de l’ethnologue et archéologue français André Leroi-Gourhan, Philippe Soulier nous présente le résultat de plus de 20 années de documentation, se fondant sur les publications scientifiques léguées par Leroi-Gourhan, des archives complémentaires recueillies auprès de plusieurs institutions françaises (Archives nationales, Centre national de la recherche scientifique [CNRS], Collège de France) et les archives personnelles de son épouse, Arlette Leroi-Gourhan. Dans cet ouvrage, l’auteur met en évidence l’importance qu’a eue le paléoanthropologue pour la pratique de l’archéologie, mais aussi celle de ses travaux en ethnologie, en histoire de l’art pariétal et dans le domaine de la technologie comparée. Principalement axée sur la vie intellectuelle et universitaire de Leroi-Gourhan, cette biographie contextualise l’évolution de l’ensemble des théories et des méthodes qu’il a aidé à développer. Dans 23 chapitres divisés en sept parties, Soulier aborde thématiquement le cheminement de l’activité scientifique de Leroi-Gourhan. S’ajoutent à cela deux « intermèdes » éclairant trois aspects transversaux des travaux du paléoanthropologue : son implication dans les milieux intellectuels catholiques, l’évolution de sa compréhension de l’art pariétal avant 1956 et sa participation à la formalisation de l’archéologie en France par le ministère des Affaires culturelles.

Les deux premières parties de André Leroi-Gourhan (1911-1986). Une vie font état de l’enfance et des premières années de formation de cet érudit, de sa mobilisation au début de la Seconde Guerre mondiale en tant qu’« officier du chiffre », de sa participation nébuleuse à la Résistance ainsi que de son insertion progressive en tant que chercheur, enseignant et gestionnaire du patrimoine dans les institutions françaises, notamment par son implication au Musée de l’Homme et au CNRS. Le chapitre 2 traite de son séjour au Japon, de 1937 à 1939, où il part avec sa femme pour enseigner et récolter des données ethnographiques sur les aspects techniques, religieux et anthropologiques de la culture japonaise et des Aïnous de l’île d’Hokkaido, ainsi que pour acquérir divers objets techniques et culturels pour le Musée de l’Homme en collaboration avec le ministère des Affaires étrangères du Japon. Ce voyage permet au jeune ethnologue de se familiariser avec le travail de terrain et de commencer à développer des méthodes de constitution de documentation primaire qui rendent compte des spécificités culturelles et esthétiques de la société japonaise.

Les parties 3 et 4 de l’ouvrage passent en revue l’époque où Leroi-Gourhan enseigne simultanément la technologie comparée, l’ethnologie et la préhistoire à la faculté des lettres de Lyon, puis ses travaux comme maître de recherche au CNRS. Sa perspective selon laquelle l’archéologie ne peut être comprise qu’avec l’aide de l’ethnologie se concrétise par la fondation en 1948 du Centre de documentation et de recherche préhistorique (CDRP) et du Centre de formation aux recherches ethnologiques (CFRE). Le CDRP a été un milieu particulièrement dynamique non seulement pour l’enseignement, mais aussi pour le développement méthodologique et la professionnalisation de l’archéologie en France. Les fouilles du site d’Arcy-sur-Cure illustrent comment Leroi-Gourhan met en pratique, au sein des équipes, une division des tâches permettant d’enregistrer les données de terrain selon l’emplacement stratigraphique et topographique des objets découverts, rappelant que « la fouille est un acte destructeur » et qu’il « est impératif d’analyser et de comprendre chaque niveau avant de le détruire pour pouvoir s’en prendre au suivant » (p. 242).

Les parties 5 et 6 sont centrées sur l’entrée de Leroi-Gourhan à la Sorbonne en 1956, puis au Collège de France en 1969. Pendant cette période productive, la perspective anthropologique globale de Leroi-Gourhan entre dans sa maturité intellectuelle avec la publication de Le geste et la parole (1964) et ses apports méthodologiques à l’archéologie se systématisent dans le contexte des fouilles du site de Pincevent, où il assemble une équipe de fouilleurs et de chercheurs en laboratoire de manière à permettre le traitement du matériel extrait de concert avec le travail de fouille. Sont examinées ici les contributions de Leroi-Gourhan sur l’art paléolithique pariétal, dimension de la production intellectuelle du paléoanthropologue qui reste fondamentale aujourd’hui. Soulier démontre en effet qu’à cette époque Leroi-Gourhan développe, parallèlement avec Annette Laming-Emperaire, une approche continue de l’organisation, de la composition et de la signification des représentations artistiques. Finalement, la septième partie de cet ouvrage relate les dernières années de sa vie où il continue à s’impliquer sur le terrain de Pincevent ainsi que ses réflexions anthropologiques sur les rapports entre évolution humaine et évolution technique.

Soulier rend compte de l’évolution complexe et minutieuse de la pensée d’un homme qui a cherché à confronter ses interprétations générales et anthropologiques à propos des sociétés de la préhistoire aux limites de ce que les données récoltées sur le terrain permettent d’affirmer et de reconstituer comme histoire pour l’être humain. Cette biographie est une occasion de revisiter l’importance théorique et pratique des réflexions de Leroi-Gourhan pour l’évolution technologique de l’être humain, la compréhension du monde de nos ancêtres et la place centrale qu’il garde encore aujourd’hui dans la pratique de l’archéologie qu’il a aidé à professionnaliser.