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Explicitement ou implicitement, la connaissance socioanthropologique s’est toujours trouvée confrontée à la question de sa vérité comme description du monde et de son extension en tant que discipline institutionnelle, autrement dit à la question de son statut épistémologique au sens large. Comme on le sait, les sciences sociales sont nées dans le courant du XIXe siècle à la faveur d’une rupture avec les pensées religieuse et philosophique, considérées comme trop spéculatives et abstraites, en un mot par trop « métaphysiques ». La prétention à la scientificité de la sociologie et de l’anthropologie s’est historiquement fondée sur la capacité d’une raison humaine à obtenir, par certaines méthodes codifiées comme l’expérimentation ou l’observation, un savoir clair et définitif sur la réalité des choses et du monde. Il est donc tout à fait logique que, à la recherche de lois causales notamment, les sciences sociales se soient beaucoup nourries des modèles proposés par les sciences naturelles, à commencer par le mécanisme de la physique ou l’organicisme de la biologie.

Ce bref rappel de faits connus a seulement pour but de faire ressortir l’inscription de la connaissance anthropologique initiale dans un cadre épistémologique bien spécifique, souvent désigné comme « positiviste », à la fois objectif, rationnel et universaliste. L’éloignement de cet ancrage scientifique originel, la répudiation assumée de tout ethnocentrisme sur le plan des pratiques et valeurs, l’émergence d’une démarche jugée plus interprétative et compréhensive qu’explicative et causaliste ainsi que la vulgarisation de quelques données spectaculaires concernant des moeurs ou des coutumes exotiques ont cependant largement contribué, notamment hors du champ des ethnologues eux-mêmes, à nourrir la réputation d’un « relativisme radical » anthropologique qui, au bout du compte, aboutirait à l’incommensurabilité ou la non-communication des cultures entre elles.

Pourtant — ce sera le premier point souligné par ce texte —, non seulement une certaine forme de validité universelle paraît-elle toujours engagée dans tout processus de connaissance humaine, fût-il le plus contextualisé et localisé possible, mais, surtout, il convient de rappeler que le savoir anthropologique s’est depuis l’origine constitutivement situé en rapport avec un certain universalisme, même quand il s’agissait d’en dénoncer moult aspects historiquement condamnables, par exemple la colonisation ou l’impérialisme civilisateur de l’Occident. Pour ainsi dire, la question ne serait pas ici pour l’anthropologie de s’affirmer « pour » ou « contre » l’universalisme, mais de s’interroger sur la forme d’universalisme la plus pertinente à titre de pôle de référence privilégié. Ce bref retour sur les grandes orientations générales défendues successivement au sein de la discipline anthropologique nous permettra dans un deuxième temps de reprendre le rapport théorique entre universalisme et relativisme afin d’en déployer les sous-entendus et les implications. Pour le dire dès maintenant, il s’agira de montrer que l’antinomie universalisme/relativisme ne saurait être trop radicalisée, à moins d’aboutir à des apories logiques et morales insurmontables, et qu’elle doit donc être dépassée dans sa forme dichotomique. Plutôt que sous la forme d’une opposition, il serait plus pertinent de visualiser cette relation comme une gradation en degrés venant qualifier les formes d’humanité concrètes inscrites dans l’histoire. Mais, d’un autre côté, cette polarité universalisme/relativisme dans un même continuum ne pourrait être considérée comme définitivement dépassée qu’au prix d’un appauvrissement de la réalité et de sa connaissance. Considérer ce rapport universalisme/relativisme en tension (c’est-à-dire à la fois nécessaire et irréductible), comme traduisant les deux pôles logiques et structurels possibles de la relation à l’autre, incite à lui refuser les traits d’une voie alternative, à en récuser le caractère apparemment binaire et antinomique, censé pouvoir se résoudre soit par un choix entre les deux, soit par l’espérance d’une synthèse réconciliatrice. Cela nous conduira dans une troisième partie à présenter la notion de « société » comme « universel concret » qui, dans le cheminement parfois complexe et douloureux du décentrement comparatif, cherche justement à exprimer cette tension, à la fois en préservant, d’une part, la spécificité relative des mondes humains sociohistoriques cohérents et signifiants, et, d’autre part, en décrivant la nature universellement culturelle de l’humain, une nature qui ne se déploie que sous les traits d’un être d’appartenance, toujours tissé de liens et médiations symboliques.

Le savoir anthropologique entre unité de l’homme et diversité des sociétés

Ainsi que l’écrivait Louis Dumont, en écho à Marcel Mauss dont il se proclamait l’héritier, « dire anthropologie, c’est postuler l’unité du genre humain » (Dumont 1983 : 219). Et en même temps, poursuivait-il, c’est affirmer que « les hommes ne sont des hommes que par leur appartenance à une société globale, déterminée, concrète » (ibid. : 220). Tenir les deux bouts de la corde, c’est renoncer à l’humanisme abstrait pour se tourner vers un universel a posteriori que d’autres, par des réflexions parallèles, ont pu appeler un universel « oblique » ou « latéral[1] ». Mais évoquer la figure tutélaire de Mauss, c’est également rappeler que la discipline anthropologique, dans sa vocation même, s’est placée originellement sous le signe de l’universalisme de la connaissance scientifique.

L’unité de l’Homme comme postulat de la tradition anthropologique

En effet, la première figure sous laquelle s’est fondée l’anthropologie sociale et culturelle, l’évolutionnisme, aussi désuet, présomptueux et réactionnaire qu’il nous paraisse aujourd’hui, incarnait bien un ensemble de propositions éminemment progressistes en leur temps, notamment par leur opposition argumentée au polygénisme racialiste. En souhaitant fonder une science des sociétés « primitives », censées illustrer l’enfance de l’humanité non encore engagée sur les chemins du progrès et de la civilisation, l’évolutionnisme a imposé pour la première fois de façon systématique un programme comparatif visant à démontrer l’unité de l’espèce humaine. De fait, les Henry J. S. Maine, Lewis H. Morgan, Johann J. Bachofen ou Edward B. Tylor entreprenaient de réfuter les considérations religieuses sur la genèse récente du monde et l’absence d’âme chez certains peuples maudits, mais ils tentaient surtout de contrer les démonstrations pseudoscientifiques quant à la hiérarchisation des races terrestres, considérées comme autant d’espèces vivantes distinctes, aux caractéristiques indissolublement psychophysiologiques, nées en des moments et des lieux différents de l’évolution naturelle. Le déterminisme biologique au fondement de ces théories tendait à situer certaines races dans une semi-animalité sauvage, destinées pour toujours à l’esclavage et l’exploitation sous les ordres de la véritable humanité incarnée par la civilisation occidentale. Que l’évolutionnisme, qui fut quasi uniquement une anthropologie de salon (an armchair anthropology), ait lui-même théoriquement justifié la colonisation en légitimant la mise sous tutelle des peuples primitifs afin de les amener à un stade plus développé ; que la possibilité même des premières synthèses comparatives soit née des tableaux saisissants et plus ou moins fantaisistes dessinés par les missionnaires, les soldats et les administrateurs coloniaux ; que l’universel évolutionniste représente pour nous une sorte de quintessence de la prétention ethnocentriste : tout cela paraît fort juste, mais conduit à négliger combien l’affirmation même de l’unité du genre humain n’allait pas de soi en son temps[2]. Et ce serait faire preuve d’un ethnocentrisme plus grand encore, cette fois temporel — à l’égard de nos ancêtres — et non plus spatial, un « présentisme » ainsi que l’a très justement nommé et dénoncé Marcel Gauchet[3], que de l’oublier, ainsi que le font certains aujourd’hui en rayant d’un trait de plume toute l’histoire de l’anthropologie, censée être irrémédiablement marquée par le sceau de l’infamie évolutionniste sous les traits du colonialisme.

La critique radicale de l’évolutionnisme a, au tournant du XXe siècle, alimenté les débuts de l’anthropologie moderne, assise sur l’expérience du terrain comme véritable rite d’initiation à l’altérité et comprise comme une science de l’observation concrète des faits sociaux. Cette tradition dite aujourd’hui « classique » nous a fourni de magnifiques monographies ainsi que des réflexions d’une longue portée qui continuent (ou devraient continuer) à féconder les débats contemporains[4]. À l’apogée entre les deux guerres mondiales, cette nouvelle orientation — que ce soit l’école française autour de Émile Durkheim et Mauss, le culturalisme américain héritier de Franz Boas ou le fonctionnalisme britannique dans la lignée de Bronislaw Malinowski — a affirmé de diverses manières la cohérence symbolique de toute totalité sociale, la complémentarité interne entre les institutions et les idées d’une société ou encore l’interdépendance entre les différents champs de pensée et d’activité humaine (religieux, juridique, politique, économique, esthétique, etc.). Aujourd’hui critiqué pour avoir réifié les notions de « société », de « tradition » ou de « culture » et les avoir comprises essentiellement comme des isolats autosuffisants, stables et anhistoriques, ce moment anthropologique doit néanmoins être crédité du grand mérite d’avoir exposé un véritable savoir différencié de l’énigme d’être homme, en divers lieux et temps, sans jamais pour autant sombrer dans un relativisme radical qui reviendrait à se couper de la possibilité de toute traduction et intercompréhension.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que les philosophies globales qui sous-tendaient ces ethnographies aient cultivé une fascination avérée pour les modèles causalistes et mécaniques, identifiés au progrès rationnel des sciences naturelles. On connaît l’influence du positivisme comtien sur Durkheim et Mauss, l’exemplarité de l’organicisme biologique pour le fonctionnalisme de Malinowski, la visée d’une psychologie sociale fondamentale pour certains culturalistes ou encore l’importance des théories rationnelles du droit pour les analyses structuro-fonctionnalistes britanniques du lignage et de la filiation. Mais concomitamment, cette ambition scientifique se trouvera constamment contrebalancée, notamment au travers des monographies les plus impressionnantes, par le renoncement au procès de civilisation unique et linéaire, rattaché au péché originel évolutionniste. Ainsi, l’anthropologie va, dans le sillage d’une certaine philosophie romantique des peuples, des cultures et des « folklores[5] », poser la pluralité des modes d’être humain. Mais même le courant a priori le plus suspect d’anti-universalisme doctrinal, et qui fut d’ailleurs rapidement nommé « relativisme culturel », n’a jamais définitivement rompu avec la vocation universaliste de sa discipline. Il n’y a qu’à relire attentivement Melville Herskovits, le plus profond d’entre les anthropologues rattachés à cette mouvance hétéroclite, mais également Ralph Linton, Clyde Kluckhohn, Robert Redfield ou Alfred Kroeber, qui ont toujours conçu la démarche anthropologique comme une entreprise comparative des sociétés :

Il est essentiel, en considérant le relativisme culturel, de distinguer les « absolus » des « universaux ». Les absolus sont fixes et, en tant qu’il s’agit des conventions, ne peuvent varier, différer de culture à culture, d’époque à époque. Par contre, les universaux sont les dénominateurs communs qu’il faut extraire, par induction, de l’ampleur des variations qui se manifestent dans tous les phénomènes du monde naturel ou culturel. […] Dire qu’il n’existe pas de critère absolu de valeur ou de morale ou même, psychologiquement, de temps et d’espace, ne signifie pas que ces critères, sous des formes différentes, ne comprennent pas des universaux de la nature humaine. […] La moralité est un universel, de même que la jouissance de la beauté et un certain type de vérité.

Herskovits 1952 : 68

Le décentrement comparatif comme universalisme relationnel

Ainsi que l’a expliqué et théorisé Louis Dumont[6], comparer, c’est placer sous un même rapport, c’est relativiser la différence au profit d’une relation : « il s’agit de reconnaître au départ, pour en mieux triompher, la différence des civilisations, et, en conséquence, de faire pénétrer la comparaison jusque dans les catégories de référence elles-mêmes » (Dumont 1975 : 13-14). Ainsi que le rappelle judicieusement Vincent Descombes, si l’anthropologue tend naturellement à appliquer ses propres catégories de connaissance à la société inconnue qu’il aborde (notamment en distinguant des sphères politique, économique, artistique, morale, etc.), il vise ensuite, à mesure qu’il approfondit ses connaissances, à comprendre les catégories indigènes pour elles-mêmes, dans une entreprise simultanée de traduction et de comparaison : « cela veut dire qu’une notion plus universelle a été dégagée (pour fournir un plan de comparaison), si bien que nous sortons de l’enquête munis d’un vocabulaire plus riche et plus différencié que celui avec lequel nous l’avons entamée » (Descombes 2007 : 231). Loin de justifier l’incommensurabilité et l’incommunicabilité des cultures, ainsi que leur séparation radicale en des univers clos et hétérogènes[7], l’ambition du « relativisme culturel » s’est déployée dans une triple direction, foncièrement universaliste : d’abord, l’établissement d’une science méthodologiquement rigoureuse, fondée sur l’observation empirique et l’application de principes inductifs ; ensuite, un travail d’argumentation théorique qui peut fonder normativement les principes de tolérance et de respect mutuel entre les cultures ; enfin, l’ouverture sur un agir pratique sous forme d’intervention politique dans les débats contemporains, dont l’un des résultats les plus connus fut le fameux texte de l’Association américaine d’anthropologie[8] soumis aux Nations unies en 1947, demandant une « déclaration du droit des hommes à vivre selon leurs propres traditions[9] ».

Il est évidemment possible de critiquer cette position, et l’on ne se privera pas de le faire, mais la réduire à un différentialisme ultrarelativiste et autocontradictoire (puisque affirmer que « tout est relatif » revient encore à poser un jugement de valeur universel) paraît constituer un bien mauvais traitement dans la mesure où, ici,

le relativisme […] n’implique donc pas cette barrière infranchissable entre les cultures qui ne permet aucune comparaison entre elles. Ainsi il n’est pas une théorie de « l’apartheid épistémologique » mais au contraire un processus de confrontation et donc de comparaison, basé sur le principe d’équivalence entre nos propres valeurs et celles des autres cultures, avec lesquelles on est ou on a été en contact au travers de la recherche empirique.

Giordano 1993 : 43

Cet accent sur le travail de terrain, qui serait par définition minimalement « relativiste » (puisque cherchant à comprendre le sens et la cohérence d’une culture autre), pourra faire dire à Clifford Geertz (1984 : 264) : « Ce n’est pas la théorie anthropologique, telle qu’elle est, qui a fait paraître notre domaine comme un argument massif contre l’absolutisme de la pensée, de la morale et du jugement esthétique ; ce sont les données anthropologiques : les coutumes, les boîtes crâniennes, les sols vivants et les lexiques ». C’est pourquoi, poursuit Geertz, la « disposition relativiste » (« relativist bent ») en anthropologie est ainsi, d’une certaine manière, « implicite au champ comme tel » (« implicit in the field as such »).

D’ailleurs, à partir des années 1960, dans une oscillation caractéristique de la réflexion scientifique (qui ne peut être séparée d’un contexte mondial devenu fortement rétif, pour de bonnes raisons, à l’affirmation de tout particularisme ethnique ou racial[10]), ce seront surtout des courants plus directement universalistes qui reprendront le dessus dans les débats disciplinaires, que ce soit sous l’aspect d’un structuralisme plus ou moins formaliste à la recherche des modalités naturelles de l’esprit humain[11] ou bien d’une anthropologie historique critique, d’obédience marxiste, tiers-mondiste, développementaliste ou féministe, appelant à dévoiler les formes de domination de classe, d’âge ou de genre masquées sous la tradition et la culture. Plus récemment encore, les tendances postmodernistes ou postcoloniales, tout aussi critiques, ambitionnent d’effectuer une dénaturalisation épistémologique de toutes les appartenances collectives jugées essentialisantes (tout en appuyant instrumentalement certaines d’entre elles, considérées comme les plus aptes à éventer et contester le pseudo-universalisme de la tradition dominante), au profit des figures ontologiques, entre autres, du nomadisme, de l’hybridation, du flux et du réseau[12].

Dépasser l’antinomie entre universel et relatif ou la considérer comme une antinomie dépassée ?

Cette question suppose, à l’instar de l’histoire de la discipline anthropologique constituée autour du rapport unité/diversité, de chercher une articulation complexe de ces deux dimensions toujours présentes. Pour ainsi dire, elle nous conduit à affirmer, dans un premier temps, qu’effectivement il paraît nécessaire de « dépasser » l’antinomie, au sens où il s’avère impossible d’affirmer l’un des deux principes (universalisme ou particularisme) sans immédiatement le nuancer par ce qu’il néglige mais présuppose à l’autre bout. Néanmoins, dans un second temps, il convient de souligner combien cette antinomie n’est en fait jamais définitivement dépassée (par suppression d’une des deux entités du binôme ou par synthèse réconciliatrice), et d’une certaine manière ne peut pas être dépassée, notamment, nous l’avons dit, parce qu’elle doit être présentée sous la forme d’une polarité irréductible entre deux principes articulés de façon interdépendante, mais aussi parce que les débats moraux, politiques et sociaux qui s’y rapportent continuent de se situer inéluctablement à l’intérieur de cette tension. De plus, faudrait-il ajouter, il est nécessaire de distinguer dans cette réflexion la raison théorique (qui peut se porter plus loin en direction d’un relativisme des moeurs et coutumes) de l’agir pratique en contexte, toujours irrémédiablement situé, contingent et donc par définition non relativiste.

« Dépasser » une antinomie…

Le dépassement de l’antinomie universalisme/relativisme semble à la fois inévitable et indispensable. Inévitable, d’une part, car la position ultrarelativiste se révèle autocontradictoire sur un plan logique et inconséquente sur un plan moral, comme cela a déjà été très souvent souligné. Sur un plan logique, affirmer l’égalité de toutes les cultures et l’impossibilité de les comparer, c’est encore poser un fait universel, c’est-à-dire l’existence comme fait avéré de cultures différenciées et hétérogènes, et ainsi tomber dans l’autocontradiction performative du « tout est relatif, sauf l’affirmation que tout est relatif[13] ». Sur un plan moral, l’interdiction d’évaluer toute pratique ne provenant pas de sa propre culture, si elle part sans aucun doute d’un sentiment vertueux d’humilité visant à couper à la racine toute possibilité d’ethnocentrisme, aboutit au mieux à une indifférence polie (du genre « la démocratie pour les démocrates, la barbarie pour les barbares »), au pire à une complicité de crime, puisqu’il n’est plus aucun critère afin de condamner ou empêcher les pires atrocités, toujours potentiellement justifiables comme « culturelles » au nom d’un « processus de polarisation identitaire » (Nicolas 1999 : 108).

Ce dépassement de l’antinomie est indispensable, d’autre part, car la défense forcenée d’un universalisme abstrait et inconditionnel se révèle rapidement intenable, rejetant d’emblée toute contestation dans l’univers méprisé du différentialisme particulariste. L’individuo-universalisme moderne, qui le plus souvent s’arc-boute sur une définition rationaliste et réductrice des droits fondamentaux[14], ne peut voir dans les cultures que des espaces de barbarie, de domination et d’obscurantisme, étant instrumentalisées par les haines nationalistes ou fondamentalistes qui leur servent de médiations politiques. Dans cette perspective étroite, l’universalisme revendiqué élude totalement les conditions mêmes de son apparition, le noyau métaphysique jusnaturaliste chrétien qui en sous-tend la possibilité, ainsi que l’arraisonnement radical de la nature qu’il suppose (Latouche 1989[15]), n’ayant unifié le genre humain que par la constitution d’une nouvelle altérité fondatrice, celle de la matière brute, inerte et exploitable. De plus, dans ses versions contemporaines, cet universalisme cosmopolite et bienveillant, qui s’arroge le devoir éthique de combattre tous les replis ethniques et les ethnocentrismes communautaires (qu’ils soient de dimension locale, nationale ou civilisationnelle), s’exprime de facto sous les traits d’une prétention à la supériorité morale (comme lieu d’incarnation des droits de l’homme et de la démocratie) et d’une marchandisation de la planète, processus désormais nommé « mondialisation ». Bref, il est possible d’être extrêmement sceptique vis-à-vis de cette posture et de se demander si « la réalité de l’érosion et de l’écrasement des valeurs par la mégamachine techno-économique globale n’est […] pas, d’une certaine façon, la vérité de l’universel, dès lors que ce dernier est exclusivement occidental et que son noyau dur n’est autre que l’économicisation/marchandisation du monde » (id. 1999 : 41).

Paraît alors vouée à l’impasse théorique et pratique la dichotomie sans nuance qui opposerait universalisme à relativisme comme humanité à culture, liberté abstraite à ancrage social, identité humaine à identité collective, droits de l’homme à droits culturels, etc.[16]. Et pourtant, la nécessité de considérer dans un continuum et en tension ces deux facettes d’une nature humaine intrinsèquement culturelle appelle à réfléchir à cette problématique et à l’approfondir, et non pas à l’évacuer comme une antinomie dépassée, ainsi que les instances internationales tendent par exemple le plus souvent à le faire ces dernières années.

… qui ne peut pas foncièrement être dépassée

Il existe en effet au moins deux espaces institutionnels qui, depuis une trentaine d’années, abordent cette question en évidant quasiment systématiquement le potentiel de difficultés qu’elle peut receler (difficultés qui réapparaissent par ailleurs sous de multiples aspects, plus ou moins pathologiques). Il s’agit, d’une part, des organisations internationales, notamment les Nations unies et l’UNESCO, et, d’autre part, de certains États ayant adopté comme critère spécifique d’unité une idéologie multiculturaliste. C’est bien entendu la prolifération hyperbolique et polysémique de la notion de « culture » (Cuche 199825) qui permet le refoulement de la complexité du problème, une fois que cette « culture » n’est plus appréhendée que comme un choix individuel et conscient, un intérêt à défendre, une substance à revendiquer, un produit exotique à vendre, un mode de vie à afficher[17]. Alors, il n’existe certes plus aucune incompatibilité entre droits culturels et droits individuels, puisque la « culture » vient fonder une quatrième génération de droits au service de l’épanouissement et de la liberté de l’individu[18]. Au contraire même, les récentes déclarations de l’UNESCO n’hésitent pas à affirmer l’indissociabilité entre diversité culturelle et droits fondamentaux ou entre pluralisme culturel et cadre démocratique[19].

Le chaînon manquant dans ce raisonnement est l’affirmation implicite selon laquelle les seules véritables cultures dignes d’être vécues sont celles qui correspondent aux canons dessinés par cette catégorisation et respectent les droits individuels entendus dans un sens occidental. Et, par extension, les 99 % de l’histoire de l’humanité ainsi qu’une immense partie des peuples vivants aujourd’hui n’ont pas la chance d’exister au sein d’une « véritable » culture. Cette égalité entre toutes les cultures respectueuses des droits de l’homme à l’exception des autres véhicule ainsi, à son insu (?), une hiérarchisation implicite des univers sociaux concrets, avec la critique normative et l’exclusion hors du raisonnable qu’elle suppose. Cette hiérarchisation ne devient visible, justement, qu’au moment des conflits ou des anticipations de conflit, par exemple quand un article de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle rappelle que « [n]ul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme[20] » ou quand les États multiculturalistes réaffirment la supériorité des droits fondamentaux (considérés comme anhistoriques et universels, donc non culturels), par l’intermédiaire de chartes ou de constitutions, sur tout énoncé politico-juridique à fondement culturel ou historique. Ainsi, les vues apparemment les plus tolérantes quant à la « différence » s’intègrent subrepticement à une hiérarchie des valeurs, pourtant niée par principe au profit d’une prétention à l’ouverture illimitée. Nous trouvons là l’exemple d’un néo-évolutionnisme à peine déguisé, qui fait des droits de l’homme la destinée de l’espèce humaine, accompagnée d’ailleurs à l’échelle internationale par le Progrès démocratique et le Développement économique.

Car, ainsi que nous l’avons évoqué plus haut, c’est surtout dans le registre moral (les droits de l’homme) et économique (le marché) que la tension entre universalisme et relativisme prétend aujourd’hui être résolue par certains, en subordonnant radicalement les modes d’être sociohistoriques — ravalés au niveau de simples choix individuels en termes de préférence quant à des « styles de vie » (langue, religion) et des « produits culturels » (arts, vêtements, nourriture, etc.) — aux « nécessités » globales (Vibert 2007). Or, bien loin de pouvoir être considérée a priori comme universelle, la configuration individualiste (qui dessine la figure d’un individu libre, moral et rationnel, calculant et maximisant ses intérêts) n’est qu’« une des fenêtres à travers lesquelles une culture particulière se donne la vision d’un ordre humain juste pour les individus qui y participent » (Panikkar 1999 : 214). Pour Raimundo Panikkar, le concept des « droits de l’homme » ne peut en aucun cas être vu comme universel, et ce, pour trois raisons principales : 1) l’impossibilité d’élargir la signification du concept au-delà du champ qui lui est originellement imparti, sauf à considérer que ce champ (la civilisation occidentale) ne devienne lui-même universel par extension ; 2) le fait qu’il existe des critiques internes au monde occidental (d’origine théologique, idéologique, politique ou historique) à l’égard de l’hégémonie des droits de l’homme ; 3) le fait que les droits de l’homme comme réponse au problème de la justice et de la moralité participent d’une délimitation préalable de la question, qui ne se trouve pas structurée dans les mêmes termes ailleurs : « ce qui est en question, ce n’est pas seulement la réponse, mais le problème lui-même » (ibid. : 221).

Il peut paraître juste, par ailleurs, que dans les pays occidentaux la forme de vie libérale s’impose aux conceptions et aux pratiques qui en récusent certaines affirmations essentielles, comme l’égalité entre les individus ou entre les sexes. Mais cela exige au moins de reconnaître qu’il y va là d’un véritable univers normatif, historique et culturellement marqué, avec son ethos subjectif et ses contraintes légales qui vont jusqu’à limiter d’autres droits de la personne comme la liberté religieuse ou le droit d’expression. L’élévation de l’individu au rang de valeur prééminente, affirmaient récemment Dumont et Cornelius Castoriadis, et bien avant eux Alexis de Tocqueville et Durkheim, suppose, par-delà les revendications particulières et les subjectivités désirantes, une puissante forme de vie collective comme condition de possibilité. Une forme de vie sociohistorique qui justement se voyait étudiée, décrite, voire expliquée jadis dans la tradition anthropologique sous les traits de ce qu’on nommait… une « culture[21] ».

La tension qui existe entre universalisme et relativisme ne saurait donc être surmontée par une référence généralisée aux droits subjectifs, puisque, au contraire, celle-ci participe de la question même, traduisant à la fois une vision particulière de l’être humain et un concept à vocation englobante. La thématique des droits de l’homme représente donc parfaitement notre argument selon lequel la relation entre universalisme et relativisme doit être dépassée en son sens antinomique (en vue d’éviter tout unilatéralisme de l’un des deux aspects au détriment de l’autre) mais ne peut l’être en un sens constitutif (la tension exprimant une réalité ontologique de l’appartenance sociohistorique humaine).

L’universel concret des sociétés humaines

Ce qui est appelé désormais « ethnocentrisme » se révèle la chose la mieux partagée du monde. Dans « Race et culture » (1979), Lévi-Strauss rappelait combien le maintien de la diversité culturelle passait nécessairement par l’institution pour chaque société d’un monde de valeurs relativement cohérent et ordonné, dont la contrepartie était la méfiance ou la crainte (au minimum) de l’altérité ainsi produite par la clôture sociale, qu’elle soit proche groupe voisin avec qui l’on échange ou lointain étranger aux moeurs et mots incompréhensibles. Les peuples humains se nomment souvent dans leur langue « “les vrais”, “les bons”, “les excellents”, ou bien tout simplement “les hommes” », alors que les voisins sont des « oeufs de pou » et des « singes de terre[22] », voire des « muets » (le terme désignant les Allemands en russe). Castoriadis rajoutait d’ailleurs que considérer l’autre à égalité apparaissait d’autant plus improbable que cela reviendrait souvent à légitimer chez les autres ce qui est jugé comme étant monstrueux ou immoral dans sa propre société :

La rencontre ne laisse donc que deux possibilités : les autres sont inférieurs, les autres sont égaux à nous. L’expérience prouve, comme on dit, que la première voie est suivie presque toujours, la seconde presque jamais. Dire que les autres sont « égaux à nous » ne pourrait pas signifier égaux dans l’indifférenciation : car cela impliquerait, par exemple, qu’il est égal que je mange du porc ou que je n’en mange pas, que je coupe les mains des voleurs ou non, etc. Tout deviendrait alors indifférent et serait désinvesti. Cela aurait dû signifier que les autres sont tout simplement autres ; autrement dit, que non seulement les langues, ou les folklores, ou les manières de table, mais les institutions prises globalement, comme tout et dans le détail, sont incomparables. Cela — qui en un sens, mais en un sens seulement, est la vérité — ne peut apparaître « naturellement » dans l’histoire, et il ne devrait pas être difficile de comprendre pourquoi. Cette « incomparabilité » reviendrait, pour les sujets de la culture considérée, à tolérer chez les autres ce qui pour eux est une abomination ; et, malgré les facilités que se donnent aujourd’hui les défenseurs des droits de l’homme, elle fait surgir des questions théoriquement insolubles dans le cas des conflits entre cultures.

Castoriadis 1990 : 36-37

Les sociétés humaines s’instituent anonymement et collectivement comme des totalités symboliques, des mondes de sens chargés de définir les normes du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du bien et du mal, du permis et de l’interdit, etc.

Nous l’avons précisé d’emblée, l’anthropologie (« étude de l’Homme ») n’existerait pas sans sa vocation universelle, qui incite à dégager, par-delà les ethnographies locales, un tableau d’ensemble de ces mondes de sens. Récuser tant la réification de la différence culturelle que l’absolutisation de l’humanisme abstrait impose comme outil prépondérant de connaissance la comparaison, qui contraint au décentrement et met en perspective tant l’ethnocentrisme de l’anthropologue que celui de la société étudiée. Comparer, c’est refuser l’irréductibilité des cultures, car c’est tenter de trouver un terrain commun pour mettre en lumière les spécificités respectives. Mais comparer, c’est aussi admettre la potentialité pratique de contradictions irréconciliables entre représentations du monde concurrentes. L’ethnocentrisme allégué propre à chaque culture revient à affirmer qu’elle se place au centre d’une référence à l’universel. Elle-même conceptualise et vit donc une tension entre particulier et universel, remise en question par la présence d’autres modalités d’articulation de cette tension. L’outil de la comparaison impose une grande modestie épistémologique, car il implique un rapport dialogique de société à société, dans un éclaircissement réciproque des distinctions :

Dans la plupart des cas, en fait, le langage adéquat pour comprendre une autre société n’est ni notre langage de compréhension ni le leur, mais plutôt ce qu’on pourrait appeler un langage de clarification des contrastes [a language of perspicuous contrast]. C’est un langage dans lequel nous pourrions formuler notre mode de vie et le leur en tant que possibilités alternatives, reliées à certaines constantes humaines à l’oeuvre dans les deux. C’est un langage dans lequel les variations possibles de l’humanité pourraient être formulées de telle sorte que notre forme de vie et la leur pourraient toutes deux être décrites de façon claire, comme des alternatives à l’intérieur de ce champ de variation.

Taylor 1999 : 208

Il ne s’agit donc jamais ni de simplement retranscrire le langage de l’autre culturel dans le sien propre ni d’envisager abstraitement une vue d’ensemble du tableau des relations puisque l’observateur ne quitte jamais son ancrage premier pour s’élever au « point de vue de nulle part ». L’anthropologie part à la quête de ce que Panikkar a techniquement nommé des « équivalents homéomorphes » (1999 : 213), des significations imaginaires proches quant à leur fonction existentielle mais topologiquement différenciées quant à leurs contours, leurs expressions et leurs contenus[23].

Par nature, l’homme individuel se révèle un être incomplet qui découvre le sens de sa propre existence au sein d’un monde déjà-là, avec la charge de se l’approprier, de le changer et de le transmettre. Toutes les sociétés humaines apparaissent ainsi comme des universels concrets : elles vivent et s’expriment de manière cohérente à travers une relation à l’invisible, à l’inconnu et à l’infini (divin ou naturel, passé ou futur), à travers des codes moraux, des structures familiales, des règles politiques et juridiques, des rapports de subsistance, des formes esthétiques, etc. Mais cette institution symbolique du social, étayée sur une nécessité biologique première (Castoriadis 1975), ouvre sur une richesse étonnante de modes d’être et d’horizons de signification, en perpétuelle autoaltération à la suite du renouvellement des générations et des contingences de l’histoire. Car les sociétés et les cultures naissent, se transforment, et la plupart du temps disparaissent, sans que la volonté de les « préserver » ne puisse être longtemps d’un réel secours.

Par la tension entre le postulat d’unité du genre humain et son expression à travers des formes culturelles différenciées s’élabore cette idée, selon nombre d’auteurs, d’un universalisme autre, s’opposant à un universalisme abstrait, dit « de surplomb ». Cet universalisme a pu par exemple être désigné par Merleau-Ponty comme « latéral » :

Or l’expérience, en anthropologie, c’est notre insertion de sujets sociaux dans un tout où est déjà faite la synthèse que notre intelligence cherche laborieusement, puisque nous vivons dans l’unité d’une seule vie tous les systèmes dont notre culture est faite. Il y a quelque connaissance à tirer de cette synthèse qui est nous. Davantage : l’appareil de notre être social peut être défait et refait par le voyage, comme nous pouvons apprendre à parler d’autres langues. Il y a là une seconde voie vers l’universel : non plus l’universel de surplomb d’une méthode strictement objective, mais comme un universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi. Il s’agit de construire un système de référence général où puissent trouver place le point de vue de l’indigène, le point de vue du civilisé, et les erreurs de l’un sur l’autre, de constituer une expérience élargie qui devienne en principe accessible à des hommes d’un autre pays et d’un autre temps.

Merleau-Ponty 1960 : 193

D’autres qualificatifs ont pu désigner cette entreprise, comme « réitératif[24] » (Walzer 1997), voire « universalisme de second degré » (Descombes 2007[25]) : diverses manières d’articuler la grandeur des principes et la profondeur des contextes, en répétant que les premiers n’existent que par la grâce des seconds et réciproquement. Autrement dit, que les idéaux universels n’apparaissent qu’au sein de cultures irrémédiablement historiques et situées, mais, en retour, que les cultures historiques ne se donnent une image d’elles-mêmes, une valeur à elles-mêmes, qu’en s’inscrivant dans des horizons « universalistes » (c’est-à-dire en donnant une place sociocosmique à l’Autre, que celui-ci soit divinisé ou infériorisé) qui les englobent et les dépassent.

Conclusion

La quête épistémologique d’un universalisme a posteriori ne peut oblitérer le fait qu’une position théorique tolérante et ouverte, la plus descriptive possible quant aux multiples et parfois contradictoires façons d’être humain, n’échappera jamais au dilemme existentiel et tragique d’accepter ou de récuser une pratique concrète, une institution incompatible, quand celle-ci se présente, et ce bien qu’il existât parfois d’excellentes raisons et pour l’accepter et pour la récuser. Car l’agir pratique, sur le plan général du politique qui signe l’existence d’un sujet collectif (un peuple, une nation, une société), ne peut se contenter d’une délibération théorique sur les motifs et les causes, les raisons et les fonctions : au bout du compte, il doit trancher, permettre ou interdire, déclarer juste ou injuste, laisser passer ou sanctionner. Autant sur le plan cognitif, il s’avère possible de comprendre et d’interpréter les institutions humaines les plus diversifiées, et les plus scandaleuses pour l’esprit humaniste moderne (sacrifices humains, infanticides, cannibalisme, excision, tortures rituelles, etc.), autant il paraît évident que ce savoir abstrait — qui conduit à relativiser nos propres normes au regard de leur contingence historique — ne peut jamais correspondre à la définition d’un monde social, qui tend justement à structurer des principes cohérents entre eux, y compris sous la forme d’un « pluralisme culturel » qui, comme forme de vie collective, se révèle puissamment intégrateur et socialisant[26].

La même dynamique se retrouve sur le plan des jugements et attitudes d’un individu particulier qui, anthropologue ou non, parce qu’il se veut tolérant et ouvert à la différence, apprécie en théorie l’immense palette des institutions humaines d’un point de vue culturel. Néanmoins, en présence immédiate et effective d’une pratique choquante, il n’aura réellement le choix qu’entre l’intervention et le silence, l’affirmation de soi (et donc de ses valeurs) ou le retrait dans l’inaction. Le relativisme, fécond en théorie, se révèle ici impraticable, du moins dérisoire. Ainsi l’ethnologue Philippe Descola, commentant son attitude devant la violence conjugale généralisée des hommes du peuple amazonien, les Achuar, avec lequel il vit, et cherchant à en comprendre les ressorts culturels, en vient à avouer que

peut-être satisfaisantes pour l’esprit, ces explications me sont, à vrai dire, d’un faible réconfort moral. Essayer d’apaiser par des interprétations raisonnables le sentiment de révolte que suscitent des pratiques qui heurtent leurs convictions est pourtant le seul secours dont disposent les ethnologues, condamnés par la nature de leur tâche à ne pas se poser en censeurs de ceux qui leur ont accordé leur confiance.

Descola 1993 : 218

Tenu à un devoir professionnel de réserve, l’ethnologue ne s’en trouve pas moins devant une contradiction existentielle, qui rompt avec le mode de savoir censé soutenir la modulation de ses principes moraux. Moments de mise à l’épreuve du relativisme théorique[27], ces situations d’interaction conflictuelle n’en offrent pas moins l’une des justifications les plus fortes du principe prudentiel d’autonomie culturelle, enclin à préserver des mondes de pensée et de pratique différenciés, non directement réductibles à une évaluation commune sous une norme universelle dessinée a priori.

La béance entre constat de fait et jugement de droit reste ici insurmontable, et le paradoxe n’est pas tant théorique ou philosophique qu’authentiquement pratique et politique : à la confrontation des possibles contradictoires, à la conflictualité des valeurs ou des cultures, il n’est aucune solution ou résolution spécifiquement scientifique ou rationnelle, mais une affirmation, une contingence, une responsabilité, un idéal.