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Dans quelle mesure les connaissances non occidentales se sont-elles perdues dans les premières traductions des missionnaires qui ont consigné les connaissances et les pratiques chamaniques autochtones ? Dans quelle mesure la compréhension occidentale de la vie microbienne provenait-elle des connaissances non occidentales ? Telles sont les questions que le biologiste et anthropologue César Enrique Giraldo Herrera met en lumière dans son ouvrage, où il explore les commensurabilités entre la microbiologie et le chamanisme.

Microbes and Other Shamanic Beings est organisé en trois parties principales qui fournissent une description complète et engageante des effets omniprésents du colonialisme, du chamanisme et du monde microbien à travers les yeux des Autochtones et des mythes qui ont enregistré leurs connaissances médicales sur les maladies causées par les microbes. L’ouvrage est un récit ethnohistorique bioculturel captivant qui propose que la connaissance chamanique du monde microbien précède l’émergence de la microbiologie en tant que domaine de la science, une piste ignorée jusqu’ici par les spécialistes de l’histoire des sciences.

Afin d’explorer les liens entre le chamanisme et la microbiologie, Giraldo Herrera s’appuie sur des études dans le domaine de l’anthropologie culturelle, des études des sciences et technologies (Science and Technology Studies [STS]), de la philosophie des sciences et de la microbiologie. Il se base aussi sur les registres missionnaires des connaissances de la médecine chamanique aux XVIe et XVIIe siècles et sur le mythe du Soleil et de la Lune des peuples autochtones des Caraïbes taíno et callinago. Ces récits décrivent des êtres chamaniques associés à la syphilis et à d’autres maladies également causées par tréponématoses, comme le pian et la pinta.

L’auteur a organisé son livre autour de trois arguments principaux, le premier étant que le chamanisme a été mal compris en rapport avec les termes chrétiens, ce qui a dévalorisé la médecine chamanique. L’auteur souligne ainsi que « les chamanes ont décrit les êtres avec lesquels ils traitent d’une manière qui correspond à la compréhension contemporaine des microbes » (p. ix) [notre traduction]. Par conséquent, il note que les notions chamaniques autochtones ont plus en commun avec l’écologie microbienne d’aujourd’hui qu’avec les croyances religieuses chrétiennes. Deuxièmement, l’auteur avance que les chamanes ont pu voir les microbes non seulement comme une manifestation symbolique dans les rêves et les visions médiatisés par des substances psychotropes telles que le yage (ayahuasca), le yakoahani, le yopo et le peyotl, entre autres, mais aussi comme de véritables entités à travers un phénomène appelé « vision entropique ». Giraldo Herrera explique que cette expérience visuelle permet de voir des objets microscopiques circulant à travers la rétine. Il utilise comme exemple de vision entropique les oeuvres du peintre contemporain Carlos Jacanamijoy. Selon l’auteur, on peut voir dans les toiles de cet artiste des représentations des microbes que le peintre a vus à travers une vision entropique. Une telle expérience, souligne l’auteur, réaffirme l’hypothèse selon laquelle les chamanes ont pu observer de petits protozoaires et bactéries qui habitaient leurs rétines. Troisièmement, Giraldo Herrera avance que le changement de paradigme dans la compréhension des causes des maladies basé sur la médecine humorale dans la théorie de la contagion, qui a eu lieu en Occident peu de temps après la rencontre des Européens et des Autochtones caraïbéens, a été inspiré par le savoir chamanique autochtone.

De façon générale, l’auteur présente une étude bien élaborée et théoriquement étayée qui nous invite à réfléchir sur les chemins complexes et les relations dynamiques par lesquels les microbes entrelacent leur vie avec la nôtre. Le livre révèle ainsi que ce type de connaissances intégraient déjà la médecine chamanique des peuples autochtones bien avant le contact avec les Européens. Giraldo Herrera plaide dès lors pour une décolonisation profonde de la pensée qui permettrait de regagner ces connaissances. Il suggère aussi que la microbiologie pourrait mieux prétendre à la compréhension de la médecine chamanique que l’anthropologie. Microbes and Other Shamanic Beings enrichit la discipline en nous rappelant les préjugés qui la traversent encore, par exemple le fait de comprendre le chamanisme en relation avec les termes chrétiens ou en faire une pratique de guérison exotique. Engageant, cet ouvrage sera une excellente lecture pour les chercheurs et les étudiants en anthropologie et en sciences humaines qui s’intéressent aux études chamaniques.