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Chloe Nahum-Claudel est une anthropologue spécialiste de la relation entre rituel, économie et politique dans les aires amazoniennes et mélanésiennes. Dans Vital Diplomacy. The Ritual Everyday on a Dammed River in Amazonia, ouvrage issu d’un terrain de 16 mois et d’une thèse de doctorat, elle propose une riche et inédite ethnographie des Enawene-Nawe, peuple de pêcheurs-agriculteurs du sud de l’Amazonie brésilienne parlant une langue arawak. L’ouvrage est centré sur une description de la principale saison rituelle des Enawene-Nawe, le yankwa, qui se déroule entre la récolte du maïs en novembre et la plantation du manioc en juin.

Une qualité remarquable de l’ouvrage est sa méthode, qui rend accessibles les conditions d’apprentissage de l’anthropologue sur le terrain. L’auteure part des processus matériels et s’attache à accorder une même importance à toutes les séquences d’activités. Elle évite le biais d’une focalisation sur les dimensions les plus théâtrales du rituel (p. 4) ou sur les chants ésotériques que maîtrisent seuls quelques aînés. Cela donne à l’ouvrage une structure claire. Nous suivons les différentes séquences d’actions qui composent le yankwa, et les propositions théoriques émergent d’un dialogue rigoureux entre les observations de l’auteure et les propos de ses interlocuteurs.

L’objectif principal de cet ouvrage est d’articuler la description du yankwa avec l’analyse des conditions contemporaines de sa réalisation. Basé sur une répartition dualiste des activités entre la commensalité des clans hôtes et l’activité halieutique des autres clans, le rituel a pour finalité l’apaisement des Yakairiti, esprits subaquatiques, prédateurs et maîtres des ressources. Pratique rituelle traditionnelle, le yankwa est aujourd’hui menacé par la construction de barrages hydroélectriques sur le Haut Juruena, entravant la venue du poisson dans les zones de pêche. Les barrages menacent donc la survie de ce peuple piscivore, mais représentent également, du point de vue enawene-nawe, une spoliation des ressources appartenant aux esprits Yakairiti. La force de l’ouvrage est de penser cette situation en insistant non pas sur la situation de rupture postcoloniale, mais sur la cosmopolitique enawene-nawe : l’activité hydroélectrique engendrant une dette envers les Yakairiti, l’État doit donc être contraint à prendre part au rituel.

Cela amène l’auteure à l’articulation conceptuelle entre rituel et diplomatie. Elle emprunte à Claude Lévi-Strauss (1949) l’idée du rituel comme politique étrangère lors des rencontres entre bandes nambikwara. Elle puise chez Adam B. Seligman, Robert P. Weller, Michael J. Puett et Bennett Simon (2008) l’idée selon laquelle le rituel définit une altérité dont les réactions seront toujours imprévisibles dans un monde fracturé. Son hypothèse est donc la suivante : le yankwa est une forme d’action collective orientée vers la négociation existentielle entre des forces hétérogènes. L’altérité constitutive est essentiellement ennemie : elle est celle des Cinta-Larga, anciens ennemis assimilés à l’ethnogenèse de la communauté, celle des Yakairiti ou celle des colons accaparant les ressources. La diplomatie, avec des affins, des esprits ou des étrangers, est le projet politique par lequel le groupe réactualise sa vitalité. L’auteure évoque l’idée d’un éthos civilisé (p. 149), orienté vers l’affirmation, toujours à renouveler, d’une identité humaine et communautaire. Elle suggère que la société enawene-nawe se trouve dans une situation de survie artificielle, par le seul moyen de la technologie rituelle. Cette lecture compromet toute possibilité d’accorder une valeur politique positive à l’affirmation des individualités, qu’elles soient conflictuelles ou novatrices. Toutefois, l’hypothèse de la diplomatie rituelle, qui est une extension de la notion de « diplomatie cosmique », est stimulante, car peu courante dans la région, et contraste avec le paradigme de la vitalité sociale par la capture d’identités, souvent illustré dans l’animisme amazonien.

Un aspect fort intéressant de cet ouvrage est d’ailleurs sa contribution souvent singulière à l’ethnographie régionale. Sur de nombreux sujets, il apporte un éclairage important : l’éthique de la sujétion des pêcheurs ; la musicalité du travail des femmes articulée avec les valeurs sociales du désir féminin ; le chamanisme féminin ; la lecture égalitariste de la gestion rituelle de l’espace circulaire contrastant avec les études gê ou arawak ; les commentaires sur l’usage et la psychologie des flûtes, mélodiques et domestiques, contribuant à comprendre la relation entre hiérarchie et égalité.

L’ouvrage s’adresse donc aux spécialistes de l’Amazonie et aux chercheurs s’intéressant à la dimension politique des activités rituelles. Il s’agit également, de façon plus secondaire, d’un excellent exemple pour problématiser la notion de « patrimoine immatériel » (le yankwa figure sur la liste de l’UNESCO depuis 2011) dans une perspective autochtone. Enfin, Vital Diplomacy est une contribution précieuse et incontournable à la défense des modèles de souveraineté autochtone.