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Dans les conditions présentes, il est à prévoir que la demande d’écoles privées ethno-confessionnelles va augmenter, ainsi que la demande de financement public. Cette perspective en préoccupe plusieurs pour qui une telle tendance n’irait pas dans le sens du modèle québécois d’intégration. Certains intervenants à nos audiences ont, du reste, proposé un moratoire sur le développement de nouvelles écoles ethno-confessionnelles, le temps de réexaminer toute cette question. Nous souhaitons que le gouvernement prête attention à ces questions. Il conviendrait aussi de préciser la définition même et le statut exact de ces écoles.[1]

Introduction

La question du financement public des écoles privées est particulièrement délicate et controversée. Elle l’est encore plus lorsqu’elle concerne plus spécifiquement les écoles dites ethno-confessionnelles ou ethnoreligieuses, des écoles qui, supposent certains, participeraient parfois à la promotion de valeurs et croyances irréconciliables avec celles que véhicule le modèle québécois d’intégration : l’interculturalisme. En effet, la question se pose de savoir si le financement public des écoles ethnoreligieuses n’irait pas à l’encontre de certaines valeurs clés de l’interculturalisme québécois, dont la participation politique et le dialogue, dans la mesure où leur financement pourrait encourager le maintien d’enclaves culturelles et religieuses, voire contribuer à assurer la perpétuation de certaines croyances ou attitudes antidémocratiques. Cet article propose de répondre, du moins en partie, à l’appel lancé par Bouchard et Taylor cité ci-dessus, en fournissant une analyse de la question de la légitimité du financement étatique des écoles ethnoreligieuses au regard du modèle de citoyenneté « interculturaliste »[2]. Suivant Bouchard et Taylor, nous pensons qu’il est effectivement urgent d’explorer cette question de manière plus systématique. L’interculturalisme est au centre du discours sociopolitique et de l’identité politique du peuple québécois depuis déjà plusieurs décennies et pourtant, ses implications en matière de politiques publiques spécifiques demeurent parfois obscures ou hautement controversées, ce qui est notamment vrai pour la question, brûlante d’actualité, du financement public des écoles ethnoreligieuses.[3]

Dans la première section de cet article, nous présenterons brièvement l’origine et la nature du débat sur le financement public des écoles ethnoreligieuses au Québec. Plus spécifiquement, nous préciserons comment ce débat a émergé et s’est développé historiquement au sein de la société québécoise. Puis, d’un point de vue plus théorique, nous expliquerons en quoi il révèle une tension problématique inhérente aux principes clés de l’interculturalisme comme modèle de citoyenneté démocratique et libéral. La seconde partie sera consacrée à une critique de l’approche « standard » de la question du financement public des écoles ethnoreligieuses et à la défense d’une approche « alternative » de la question. Cette dernière, nous suggérerons, permet de résoudre la problématique de manière beaucoup plus satisfaisante. Dans le cadre de la troisième et dernière section, nous proposerons enfin quelques pistes de solution fondées sur l’approche « alternative » que nous aurons défendue. Ces pistes de solution prendront la forme de propositions politiques générales.

L’interculturalisme et le débat sur le financement public des écoles ethnoreligieuses au Québec

L’interculturalisme comme modèle de citoyenneté

L’interculturalisme s’inscrit dans ce que Gérard Bouchard nomme « le paradigme de la dualité ».[4] Depuis au moins le milieu des années 70, le Québec est tiraillé entre, d’une part, sa volonté de défendre la prédominance de la culture francophone historiquement fragile au sein d’un Canada anglophone et, d’autre part, son désir d’accueillir et de traiter avec respect et ouverture ses propres minorités, surtout issues de l’immigration. Cette dualité se traduit par une double conception de la culture : comme enracinement et comme rencontre.[5]

Essentiellement, l’interculturalisme est un idéal d’équilibre ou de conciliation de cette dualité en vue de former une culture publique commune, unifiée par-delà la diversité, et recherchée dans un esprit d’égalité, de réciprocité, d’inclusion et de modération. L’interculturalisme choisit par conséquent naturellement la voie de l’intégration des minorités issues de l’immigration plutôt que celle de l’as- similation. Dès 1978, la politique québécoise du développement culturel suggérait : « entre l’assimilation lente ou brutale et la conservation d’originalités encloses dans les murailles des ségrégations, il est une autre voie praticable : celle des échanges au sein d’une culture québécoise. ».[6]

L’idée est en quelque sorte celle d’un va-et-vient équilibré d’ajustements, d’échanges et de compromis entre la société d’accueil majoritaire et les minorités issues de l’immigration. Ces dernières ont la responsabilité de s’intégrer et de s’adapter, alors que la société d’accueil a la responsabilité de chercher à favoriser leur adaptation à travers le compromis, l’adoption de politiques favorables à leur intégration et la volonté d’enrichir et transformer sa culture au contact de la diversité. La diversité culturelle est effectivement présentée non pas comme un obstacle, mais comme une richesse pour la création d’un projet collectif résolument orienté vers le futur : « L’horizon commun se construit non pas en dépit mais grâce à la diversité »,[7] écrivent Bouchard et Taylor.

Or, l’instrument de construction de cet « horizon commun » est le dialogue, auquel l’interculturalisme accorde une importance absolument centrale. Le dialo-gue est effectivement conçu, non seulement comme une condition de l’intégration, mais aussi comme le moyen le plus désirable de vaincre les stéréotypes, de favoriser la cohésion sociale, et de parvenir à l’identification de valeurs ou d’orientations politiques communes de manière pleinement inclusive.[8] Le dialogue peut prendre la forme de la participation ou de la délibération démocratique, d’initiatives ou de projets collectifs, de rapprochements intercommunautaires ou de débats sociaux.[9] Dans les situations conflictuelles, il exige la recherche d’accommodements et de compromis entre citoyens comme mode de gestion des différends culturels.[10]

Enfin, il faut souligner que l’interculturalisme accorde une certaine priorité formelle, politique et non morale, à quelques éléments fondamentaux de la culture majoritaire. Cette caractéristique exprime l’esprit de continuité qui caractérise le paradigme de la dualité. L’aspect le plus important de cette dimension de l’interculturalisme est l’institution du français comme langue publique commune. Il n’est évidemment pas question d’interdire ou de dévaloriser l’apprentissage ou l’utilisation d’autres langues (au contraire, le bilinguisme et plurilinguisme sont perçus comme des richesses, car ils sont des éléments de la diversité culturelle) mais le français est adopté comme langue publique officielle. C’est donc la langue d’enseignement des écoles publiques et c’est la langue officielle de la délibération politique. Ainsi, l’apprentissage du français est forcément envisagé comme une part importante des responsabilités d’intégration et d’adaptation qui incombent à l’immigrant vis-à-vis de sa société d’accueil.[11]

Un bref historique du débat sur le financement des écoles ethnoreligieuses au Québec

Ce fut précisément dans la foulée des lois visant à faire du français la langue officielle du Québec que les subventions aux écoles dites « ethniques »[12] (lesquelles étaient, dans les faits, « ethnoreligieuses », mais de confession autre que catholique ou protestante) commencèrent à se multiplier au cours de années 1970. Plus spécifiquement, le Québec adopta, en 1974, sa loi sur la langue officielle qui instaura une politique spécifique de francisation pour ces écoles « ethni-ques ».[13] Pour recevoir des subventions, les écoles ethniques avaient désormais l’obligation de fournir 14 heures de scolarité en français par semaine. Cette politique contribuerait, pensait-on, à l’intégration des immigrants à la culture québécoise francophone. Il s’agissait d’une stratégie politique visant essentiellement à contrer l’assimilation des minorités ethniques au groupe anglophone.[14] La plupart des écoles privées juives, arméniennes et grecques s’impliquèrent graduellement dans ces programmes de francisation.[15]

Or, pendant presque deux décennies après l’adoption de cette loi sur la langue officielle, la question du financement des écoles ethnoreligieuses ne fit pas directement l’objet d’un débat public. Les grands débats sur le thème du financement des écoles opposaient alors les défenseurs de l’école privée, d’une part, et ceux d’un système scolaire public d’autre part. Ce ne fut qu’à l’aube des années 1990, dans le contexte d’une grande période de réflexion collective sur la laïcité des institutions politiques au Québec,[16] que la question particulière du financement des écoles ethnoreligieuses commença à inquiéter de plus en plus de citoyens et émergea comme objet de préoccupation à part entière dans le débat public. Certains doutes surgirent effectivement quant à la capacité de ce type d’école à réellement favoriser l’intégration de ses jeunes à la société québécoise. En d’autres termes, certains commencèrent à penser que les politiques de financement des écoles ethnoreligieuses qui prévalaient depuis le début des années 1970 (et prévalent encore aujourd’hui) allaient peut-être à l’encontre de l’esprit de l’interculturalisme, lequel, ironiquement, avait initialement motivé l’adoption de ces politiques. De fait, bien qu’elles servaient l’objectif de francisation, elles semblaient par ailleurs encourager la préservation d’écoles séparées, et ainsi une forme de « ghettoïsation »,[17] c’est-à-dire la pérennité et le développement de bassins ethniques et religieux homogènes et mal intégrés au reste de la société.

Il faut souligner que la question du financement des écoles ethnoreligieuses est particulièrement controversée pour toute société libérale multiculturelle car elle soulève un « dilemme politique » fondamental.[18] En effet, elle est susceptible de placer en conflit certaines valeurs clés du libéralisme. D’une part, un engagement envers le libéralisme va de pair avec la valorisation d’un idéal de citoyenneté que Kymlicka qualifie d’« interculturelle »[19] caractérisé par certaines vertus du citoyen : la tolérance, l’autonomie, le respect mutuel et la capacité et l’ouverture au dialogue démocratique. Ces vertus du citoyen assurent la pérennité et la stabilité du régime libéral lui-même. En ce sens, l’idéal de citoyenneté est une condition de justice qu’il est légitime de la part de l’État libéral de promouvoir, notamment à travers ses politiques et programmes d’éducation publique. Or, comme nous le verrons plus en détail plus loin, il est légitime de se demander si les écoles ethnoreligieuses sont effectivement en mesure de fournir un enseignement qui réponde adéquatement aux exigences de ce type de citoyenneté.

Mais d’autre part, tout État libéral doit respecter les droits des minorités, au nom même des valeurs fondatrices de l’autonomie et de la tolérance. C’est dire que l’État ne doit pas être un outil du pouvoir dominant, ne doit pas servir à assimiler ni exclure, et se doit de rectifier toute injustice passée qu’un groupe culturel aurait pu subir. Par conséquent, il a l’obligation reconnaître, entre autres, le droit des groupes à l’affiliation culturelle. Or, il semble que le droit à l’affiliation culturelle devrait naturellement inclure le droit des communautés religieuses de fonder leurs propres écoles séparées dans le but d’assurer la survie de leur héritage culturel de minorité souvent fragile d’une génération à l’autre. Incidemment, il apparaît légitime pour les communautés religieuses minoritaires de demander certains accommodements par rapport aux régulations scolaires habituelles dans le but d’assurer leur propre pérennité.[20] Bref, l’État libéral fait manifestement face à un dilemme politique fondamental sur la question du financement des écoles ethnoreligieuses. D’une part, il semble légitime de restreindre toute forme d’appui politique à ces écoles au nom de l’idéal de citoyenneté interculturelle, et d’autre part, ce traitement défavorable semble représenter une violation du droit des groupes minoritaires à l’affiliation culturelle et à l’autonomie. Ce dilemme est entièrement contenu dans le modèle québécois de l’interculturalisme, qui est effectivement un modèle libéral et démocratique à la fois de citoyenneté et de « gestion » de la diversité.

Notre objectif pour la prochaine section n’est pas de suggérer immédiatement une voie hors de ce dilemme, mais de proposer d’abord une critique de la manière dont la problématique est typiquement abordée et traitée, aussi bien dans le débat québécois que dans la littérature philosophique en général. Nous défendrons ensuite une approche alternative de la question, inspirée de Harry Brighouse, à partir de laquelle nous suggèrerons enfin une piste de solution à ce dilemme qui prendra la forme de propositions politiques concrètes.

L’approche « standard » de la question du financement public des écoles ethnoreligieuses

Selon H. Brighouse, il existe une manière « standard »[21] d’aborder la question du financement public des écoles ethnoreligieuses. Cette approche consiste essentiellement à identifier les objectifs de l’éducation à la citoyenneté, puis à évaluer si les écoles ethnoreligieuses, ou quelles écoles ethnoreligieuses, sont susceptibles d’atteindre ces objectifs. L’idée est ainsi de déterminer quelles écoles sont éligibles au financement public sur la base de leur présumée capacité à servir adéquatement les objectifs de l’éducation à la citoyenneté préétablis.

L’approche « standard » de la question dans le débat québécois

La manière dont le débat sur le financement des écoles ethnoreligieuses s’est présenté au Québec au cours des dernières décennies semble clairement répondre à la logique de cette approche « standard ». Effectivement, les intervenants dans le débat ont généralement procédé en cherchant à établir si les écoles ethnoreligieuses étaient en mesure de répondre adéquatement aux objectifs civiques prescrits par le modèle de l’interculturalisme, c’est-à-dire, en termes très généraux, si elles contribuaient à la poursuite du bien commun et à la reconnaissance mutuelle entre les cultures, pour trancher la question de la légitimité de leur accès au financement public. Un exemple d’analyse caractéristique de cette approche est celle de Jocelyn Berthelot : « les écoles ethnoreligieuses […] ne favorisent ni l’intégration privilégiée par les politiques gouvernementales ni le développement d’une citoyenneté démocratique : la laïcité scolaire devrait être la règle dans toutes les institutions soutenues par les fonds publics ».[22]

Cet argument de Berthelot est représentatif de la rhétorique typique des opposants au financement public des écoles ethnoreligieuses, laquelle assume implicitement la validité de l’approche « standard ». Berthelot soutient effectivement que les écoles ethnoreligieuses sont incapables d’atteindre les objectifs civiques de l’interculturalisme et que, par conséquent, elles ne devraient pas être éligibles au financement de l’État.

Par ailleurs, les mesures régulatrices privilégiées par le MELS lorsque les écoles ne répondent pas aux exigences du programme qu’il impose révèlent une logique similaire en pratique.[23] Lorsqu’une école ethnoreligieuse ne se conforme pas aux normes éducatives dictées par le ministère, l’État intervient régulièrement en menaçant de couper ses subventions.[24] Il faut toutefois souligner que, normalement, cette pratique est suffisante pour motiver les écoles à se conformer et qu’il est très rare que l’État menace de révoquer définitivement un permis scolaire. Il est également important de noter que le problème des écoles non conformes est souvent relatif à des limitations dans les ressources matérielles. Il arrive que les écoles ethnoreligieuses, en particulier les petites écoles, soient dépourvues de certaines ressources nécessaires pour offrir tous les cours obligatoires exigés par le programme et en nombre d’heures suffisant. L’orientation religieuse de ces écoles ne serait donc pas, dans bien des cas, la cause première des sanctions qui leur sont imposées. Néanmoins, leur capacité à assurer le développement de certaines compétences et connaissances « interculturalistes » est bien en jeu dans la mesure où ce sont des objectifs clés du programme d’éducation québécois (nous y reviendrons).

L’approche « standard » dans la littérature philosophique

La prédominance de l’approche « standard » de la question du financement des écoles ethnoreligieuses n’est pas exclusive au contexte québécois, mais représente la manière la plus répandue d’aborder la problématique en philosophie de l’éducation et en philosophie politique. Les différents auteurs empruntent la logique de cette approche pour supporter leurs positions respectives dans le débat, pourtant souvent incompatibles.

E. Callan, par exemple, soutient que l’homogénéité du corps étudiant dans la plupart des écoles ethnoreligieuses constitue une entrave au développement des vertus de la tolérance et du respect.[25] La raison est que ces écoles tendent à limiter les possibilités d’interactions des jeunes à l’extérieur de leur communauté religieuse alors que ces interactions sont favorables au développement de la tolérance et du respect. D’autres auteurs défendent la thèse selon laquelle les écoles ethnoreligieuses peuvent difficilement offrir une éducation civique adéquate lorsqu’elles enseignent l’exceptionnalisme, c’est-à-dire la conviction que leur groupe religieux a été élu par Dieu pour recevoir la révélation divine, et donc que les non membres de leur communauté sont des pêcheurs qu’il vaut mieux éviter de fréquenter.[26] La même chose est vraie lorsque des écoles éduquent les jeunes à des formes de sexisme, de racisme ou d’homophobie[27] au nom de certaines croyances religieuses. En outre, plusieurs auteurs expriment des réserves quant à la capacité de certaines écoles très conservatrices à favoriser l’autonomie des enfants, l’une des valeurs fondamentales du libéralisme.[28] Selon ces auteurs, une éducation religieuse constitue une menace pour l’autonomie quand elle échoue à développer la capacité des jeunes à réfléchir de manière critique sur des valeurs sociales et personnelles, telles que celles qui sont exprimées dans les déclarations d’une autorité religieuse. Une répression de la réflexion critique peut aussi, affirment-ils, freiner de manière significative la capacité des membres à quitter leur groupe. Tous ces auteurs, lesquels sont critiques à l’égard d’au moins certaines formes de scolarisation religieuse, ne concluent pas nécessairement que l’État ne devrait pas les financer du tout, car d’autres considérations doivent être prises en compte pour émettre un jugement. Néanmoins, leurs analyses respectives ont en commun de reposer sur une approche « standard » de la question, c’est-à-dire qu’ils assument qu’un enjeu clé de la question est celui de savoir si les écoles ethnoreligieuses sont en mesure ou non de servir les objectifs légitimes de l’éducation à la citoyenneté libérale et démocratique.

Or, les principaux défenseurs du financement public des écoles ethnoreligieuses endossent le même postulat de base. Par exemple, S. Burtt soutient que la scolarisation religieuse doit être protégée et financée publiquement, car elle assure la survie d’un contre-discours enrichissant du point de vue de la diversité dans une société où l’espace public est dominé par des valeurs matérialistes, consuméristes et libertaires.[29] Ainsi, les citoyens de milieux non religieux peuvent bénéficier de l’aperçu critique d’autres visions du monde lors de la délibération publique. Par ailleurs, F. Kroeker cite des études empiriques dans le but de démontrer que, contrairement à l’opinion populaire, la majorité des écoles ethnoreligieuses actuelles dans les démocraties libérales sont tout à fait en mesure d’atteindre les objectifs d’une éducation civique robuste,[30] voire parfois mieux disposées à le faire. Kroeker conteste ainsi l’idée répandue chez les philosophes de l’éducation selon laquelle la diversité au sein d’une école serait une condition nécessairement plus favorable à l’apprentissage de la tolérance et du respect. Elle soutient qu’au contraire, les expériences de discrimination fréquemment vécues par plusieurs jeunes dans des écoles fortement hétérogènes sont davantage nuisibles du point de vue du développement de la tolérance.[31] Elle affirme également que les écoles ethnoculturelles sont, malgré leur homogénéité, tout à fait aptes à développer la réflexion critique chez les élèves car cette dernière peut très bien se pratiquer à l’intérieur d’une tradition religieuse spécifique. Kroeker conclut que les écoles ethnoreligieuses peuvent produire de « bons citoyens », capables de dialoguer respectueusement avec leurs concitoyens et enclins à participer à la vie publique et que, par conséquent, qu’il n’y a aucune raison de refuser de les subventionner.

Maintenant, si l’approche « standard » était adéquate pour résoudre la question, il suffirait de mener des études empiriques rigoureuses dans le but de déterminer si la majorité des écoles ethnoreligieuses sont, tel que le soutiennent Burtt et Kroeker[32], en mesure de servir les objectifs de l’éducation à la citoyenneté libérale. Si elles se révélaient effectivement être en mesure de le faire, il n’y aurait en effet aucune raison de refuser de financer ces écoles, au même titre que les écoles communes ou que les autres écoles privées. Bref, selon cette perspective, le financement public dépendrait tout simplement de la « performance » des différentes écoles en matière d’éducation civique.

L’intérêt politique de cette approche « standard » est clair. En permettant aux écoles qui ne favorisent pas l’idéal de l’interculturalisme d’opérer, l’État évite de donner l’impression d’étouffer autoritairement l’expression de formes de vie alternatives à la culture dominante. Cependant, l’État démontre par ailleurs son propre engagement envers l’idéal interculturaliste en rendant son soutien financier conditionnel à sa promotion. Ainsi, l’approche standard permet à l’État de négocier les exigences concurrentes de l’interculturalisme dépeintes précédemment. Il refuse d’utiliser les institutions étatiques dans le but d’assimiler les minorités dans la culture politique dominante, mais en offrant une forte incitation financière à la conformité, il se décharge de toute responsabilité si certaines écoles choisissent de rejeter l’idéal civique de l’interculturalisme. Nous pensons qu’il existe cependant de bonnes raisons de rejeter cette approche.

Les faiblesses et limites de l’approche « standard »

Une des principales faiblesses de cette manière d’aborder la question du financement des écoles ethnoreligieuses est qu’elle fait du modèle de citoyenneté une condition du financement plutôt qu’une finalité sociale et politique globale. Il s’ensuit que toute politique de financement fondée sur ce type d’approche présente au moins deux faiblesses spécifiques.

D’abord, une telle politique risque de compromettre l’éducation civique des enfants qui fréquentent des écoles religieuses auxquelles l’État retirerait le financement. Il semble raisonnable de penser que les enfants des familles religieuses les plus conservatrices sont moins susceptibles d’être exposés à la diversité dans leur vie privée. Or, une telle exposition, nous le verrons plus loin, est jugée nécessaire par plusieurs philosophes de l’éducation pour le développement des vertus de la citoyenneté interculturaliste. Par ailleurs, il semble aussi plausible de penser que les parents de ces familles très orthodoxes sont les plus susceptibles de choisir pour leurs enfants des écoles ethnoreligieuses homogènes auxquelles on refuserait le financement à cause de leur incapacité à rejoindre les objectifs de l’éducation civique. Il s’ensuit que l’approche standard aurait l’effet pervers de priver d’une éducation civique adéquate les enfants dans la société qui en ont probablement le plus besoin. Or, puisque l’éducation de tous les enfants est ultimement une responsabilité politique et que l’éducation civique est une dimension cruciale de cette responsabilité,[33] cet effet paraît hautement problématique. En d’autres termes, puisque l’État a la responsabilité d’assurer une éducation adéquate pour tous les enfants, ce qui inclut une éducation à la citoyenneté adéquate, il semble éthiquement illégitime « d’abandonner » certains enfants à des écoles mal financées, et donc mal disposées à offrir une éducation de qualité qui, de surcroît, véhicule une idéologie incompatible avec certains aspects de la moralité politique.

L’approche standard comporte également le risque de marginaliser les groupes religieux conservateurs. Une politique de financement des écoles qui repose sur cette approche place les parents religieux devant un choix entre une école financièrement stable et modérément religieuse, engagée à promouvoir un idéal de citoyenneté qu’ils n’endossent pas entièrement, et une école religieuse conservatrice qui véhicule des valeurs parfaitement conformes à leurs convictions religieuses, mais qui se trouve dans une situation financière précaire. Le problème ici est qu’il semble légitime de penser que les parents les plus conservateurs et les plus dogmatiques préfèreraient la seconde option, se privant du coup de l’influence des plus modérés de leur communauté religieuse, et s’exposant ainsi à des risques de radicalisation et de renfermement sur eux-mêmes qui auraient notamment pour effet indésirable de renforcer leur hostilité, qu’elle soit légitime ou non, face à la société dominante et réciproquement, l’hostilité de la société dominante à leur égard.

Défense d’une approche « alternative » de la question

Nous proposons d’adopter une approche « alternative » de la question du financement public des écoles ethnoreligieuses inspirée de H. Brighouse,[34] qui non seulement permet de contrer les faiblesses de l’approche « standard », mais présente également plusieurs atouts qui la rendent préférable.

D’abord, l’interculturalisme étant un idéal social et politique englobant, il apparaît plus cohérent d’aborder la question du financement public des écoles du point de vue de la régulation du système scolaire en général et non en fonction seulement de sa capacité à remplir des objectifs éducatifs prédéfinis et restreints. En d’autres termes, si l’interculturalisme est une finalité politique et morale, il est préférable de réfléchir globalement aux impacts de certaines régulations sur l’ensemble de la société civile, du système scolaire public et privé, et même des autres institutions publiques. Or, l’objectif de l’approche « alternative » que nous proposons est précisément d’identifier des mécanismes de financement ou de régulation qui produiraient les effets globaux les plus désirables du point de vue des objectifs civiques de l’interculturalisme. L’approche considère donc que le système de financement des écoles peut avoir des effets collatéraux sur la réalisation d’un ethos libéral et démocratique dans la société[35] et que ces effets doivent être considérés pour l’adoption de politiques de financement des écoles ethnoreligieuses. Par exemple, notre approche prendrait en compte l’effet des politiques de financement sur l’attitude des parents religieux au sein des communautés culturelles, sur les autres écoles publiques ou privées, ou sur la perception et le comportement des citoyens en général. Enfin, l’approche alternative que nous proposons préconise les mesures incitatives plutôt que les mesures punitives (par exemple, les menaces de compressions budgétaires), conformément à l’idéal de l’interculturalisme qui recommande l’esprit de collaboration et de compromis.

Dans la dernière partie de ce texte, nous proposons des mesures concrètes inspirées de cette approche alternative et qui représentent une piste de résolution du « dilemme politique » que soulève la question du financement des écoles ethnoreligieuses.

La régulation des écoles ethnoreligieuses au Québec : propositions fondées sur une approche alternative de la problématique

Notre point de départ est la thèse selon laquelle l’hétérogénéité dans les écoles est hautement favorable à la réalisation des objectifs de l’éducation à la citoyenneté prescrits par le modèle interculturaliste québécois. Nous défendrons cette thèse dans un premier temps, puis élaborerons nos propositions visant à résoudre, conformément à notre approche alternative, le « dilemme politique » que soulève la question du financement des écoles ethnoreligieuses.

L’importance de l’hétérogénéité culturelle au sein des écoles

Nous voulons défendre la thèse selon laquelle l’hétérogénéité dans les écoles est hautement favorable à la réalisation des objectifs de l’éducation à la citoyenneté prescrits par le modèle interculturaliste. Pour ce faire, nous procèderons en essayant de démontrer en quoi les thèses opposées les plus plausibles sont déficientes. Nous critiquerons en particulier celles de Kroeker et de Burtt que nous avons évoquées plus haut. Kroeker[36] soutient que l’hétérogénéité dans les écoles n’est pas nécessaire au développement de la tolérance et d’une certaine forme d’autonomie individuelle. Le principal problème avec la position de Kroeker est qu’elle semble assumer que la capacité de réfléchir de manière critique et rationnelle dans le cadre normatif et spirituel de sa propre religion est une conception de l’autonomie adéquate du point de vue des objectifs de l’éducation à la citoyenneté. Mais une personne peut posséder cette capacité de réfléchir de manière critique dans le contexte de sa propre doctrine religieuse sans pour autant avoir les connaissances et l’expérience de vie requises pour pouvoir considérer réellement d’autres options de vie. Selon une thèse classique qui remonte à John Stuart Mill, pour pouvoir évaluer adéquatement d’autres options de vie, il faut entrer en contact avec des personnes qui vivent différemment, et interagir avec elles. En d’autres termes, il faut être minimalement confronté à une diversité éthique réelle, représentée par des personnes concrètes, pour prendre sérieusement et honnêtement en considération des points de vue alternatifs, et ainsi être en mesure de vraiment juger la valeur de nos propres croyances, engagements, etc. Ainsi, la capacité des enfants/futurs citoyens à « sortir » de leur groupe d’appartenance, laquelle constitue une exigence de justice libérale dif- ficilement contestable, ne serait pas assurée par l’éducation à l’autonomie défendue par Kroeker. L’autonomie qui pourrait être développée chez les enfants au sein des écoles religieuses homogènes serait trop minimale pour satisfaire pleinement les exigences de l’éducation à la citoyenneté libérale du modèle interculturaliste.

En outre, même s’il est probablement vrai que le contact avec la diversité culturelle à l’école n’est pas une condition nécessaire à l’apprentissage de la vertu de tolérance, la capacité et la volonté de délibérer avec ses concitoyens sur des enjeux politiques communs, ainsi que le respect authentique des croyances et modes de vie alternatifs sont des vertus qu’il serait manifestement plus difficile d’acquérir sans un contact approprié avec la diversité. Or, il s’agit de vertus qui sont au coeur du modèle interculturaliste québécois qui accorde, rappelons-le, une importance capitale au dialogue démocratique, aux interactions sociales et à la création d’un horizon commun. Donc, encore une fois ici, l’argument de Kroeker ne peut valoir que pour une conception beaucoup trop minimaliste (par exemple fondée sur la tolérance plutôt que le respect) et moins « délibérative » des vertus de la citoyenneté libérale.

Burtt défend une thèse analogue à celle de Kroeker.[37] Elle fait remarquer qu’un citoyen raisonnable doit être capable de confronter la culture populaire dominante, et qu’une bonne éducation civique devrait encourager la réflexion critique à l’égard des forces et faiblesses de l’ordre politique existant. Or, elle soutient que les parents qui offrent à leurs enfants une éducation religieuse encourageront du même coup le développement de ces dispositions parce que leurs propres croyances et engagements sont le plus souvent en marge de la pensée dominante. En d’autres termes, ces enfants seront éduqués à résister à la tentation du vice et du conformisme, et ils apprendront ainsi, de manière indirecte, l’autonomie et la citoyenneté responsable. Cela dit, il faut souligner que Burtt reconnaît que le contact avec la diversité demeure un des éléments nécessaires au développement de ces deux vertus ; ce qu’elle nie est que ce contact doive avoir lieu à l’école. Pourquoi, demande Burtt, l’enfant devrait-il fréquenter une école culturellement hétérogène s’il est déjà, ou sera tôt ou tard, inévitablement exposé à une diversité éthique socialement omniprésente dans les rues et les médias ? Voilà une question importante à laquelle il nous incombe de répondre, car si Burtt a raison, la pertinence même de la régulation du système scolaire en vue d’accroître l’hétérogénéité au sein des écoles apparaît sérieusement amoindrie.

Nous croyons que Burtt a tort de penser que l’expérience de la diversité éthique à l’extérieur de l’école suffit. Au contraire, nous pensons que l’école de facto hétérogène, c’est-à-dire qui accueille des enfants qui proviennent de milieux culturels distincts et diversifiés est bel et bien l’environnement institutionnel et social par excellence pour assurer le développement des vertus de la citoyenneté associées à l’interculturalisme. La raison est que l’école diversifiée est un environnement unique où les enfants peuvent apprendre comment aborder le pluralisme éthique en étant immédiatement confrontés à la diversité éthique dans leur classe, mais de manière encadrée. C’est dire que l’école est une institution qui peut et doit contribuer à ce que les jeunes abordent la diversité à laquelle ils sont directement exposés d’une manière raisonnable et rationnelle. Bref, l’école demeure la meilleure institution publique sur laquelle on puisse miser politiquement, comme collectivité, pour favoriser le plein développement des vertus de la citoyenneté libérale et assurer la pérennité d’un ethos interculturaliste au sein de la société.

Ceci implique que l’objectif politique de favoriser l’hétérogénéité au sein des écoles est parfaitement légitime et désirable dans le cadre de l’interculturalisme. Une approche alternative de la question devrait donc tenir compte, en priorité, des effets d’une politique publique de financement des écoles ethnoreligieuses en termes de sa propension générale à encourager l’homogénéisation ou la diver-sification au sein des écoles.[38] Il s’agit là de la thèse clé à la base de nos propositions. Soulignons toutefois que ce type de mesures doit être considéré avec précaution. Les expériences passées de diversification « imposée » au sein des écoles ont clairement démontré qu’il existe des possibilités de dérives considérables. En effet, les expériences de « busing » aux Etats-Unis dans les années 1950-60 ont bien montré que la tentative de contrer la ségrégation des écoles en milieu défavorisé et majoritairement afro-américain en envoyant les élèves dans des écoles « blanches » avait causé des tensions raciales importantes et même l’exode de plusieurs familles blanches. Ainsi, retenons qu’il est sans doute préférable de privilégier des mesures incitatives plutôt que coercitives pour ne pas susciter de tensions inutiles dans les rapports interculturels.

Néanmoins, pour mettre en oeuvre un changement dans les structures scolaires qui soit en adéquation avec le modèle que nous avons défendu, il faut tout de même un cadre politique et légal solide. Rien ne peut avancer si les lois et les exigences curriculaires mises en place pour assurer une éducation civique adéquate pour tous peuvent être déjouées impunément par les écoles, qu’elles soient publiques, privées, ethnoreligieuses ou non. Les deux premières propositions que nous présenterons viseront donc, en premier lieu, à renforcer le contrôle de l’État afin que toutes les écoles, ethnoreligieuses comprises, se voient dans l’obligation de respecter les exigences de l’éducation interculturaliste du programme de formation de l’école québécoise, c’est-à-dire la formation au vivre-ensemble et à la citoyenneté. Les deux suivantes viseront, quant à elle, à favoriser une structure scolaire favorable à une plus forte hétérogénéité éthique dans toutes les écoles québécoises, notamment en rendant les écoles publiques et ethnoreligieuses plus attrayantes pour les membres de groupes ethnoculturels différents. Si nos propositions cherchent à assurer une régulation externe plus stricte, il faut noter que le but est, en dernière instance, de permettre une attitude de tolérance plus grande en leur sein. Nous misons donc sur une structure de régulation qui représente bien le paradigme de la dualité propre à l’interculturalisme, laquelle se fonde sur un équilibre entre la préservation des cultures et l’ouverture à l’autre. L’objectif des propositions politiques concrètes que nous avançons ici est essentiellement de stimuler la réflexion dans un champ de recherche encore relativement peu exploré au Québec.

1. Renforcer la loi sur le permis d’enseignement et mettre en place un plan d’intervention obligatoire pour normaliser les écoles défaillantes

Comme nous l’avons déjà mentionné, le programme de formation de l’école québécoise (PFÉQ) est significativement empreint de l’idéal de l’interculturalisme. L’un des cinq domaines généraux de formation est entièrement dédié à la formation au vivre-ensemble et à la citoyenneté et son but est précisément de permettre aux étudiants de prendre part à la vie démocratique dans la classe et dans l’école, et de développer une attitude d’ouverture au monde et de respect de la diversité.[39] En termes d’éducation civique, le but est de former des jeunes qui connaissent leurs droits, qui sont disposés à interagir et à délibérer les uns avec les autres, qui sont capables de collaborer, et sont ouverts au compromis. Le nouveau cours obligatoire et uniformisé d’éthique et culture religieuse (ÉCR) implanté dans toutes les écoles québécoises depuis 2008 est un bon exemple de politique publique conforme à l’esprit général de l’interculturalisme puisque les principaux objectifs pédagogiques du cours sont l’apprentissage du dialogue et l’ouverture des jeunes à la diversité culturelle et religieuse.[40]

Conformément à la manière courante de traiter la problématique du financement des écoles ethnoreligieuses, lorsqu’une école ne se conforme pas aux normes éducatives dictées par le ministère dans le programme, l’État intervient en menaçant de couper ses subventions. Or, selon la loi sur l’instruction publique, toutes les écoles, financées ou non, si conservatrices soient-elles, sont tenues de respecter le curriculum pour avoir la permission d’opérer. Le maintien du permis est donc déjà officiellement conditionnel au respect du PFÉQ, mais force est de constater que cette règle n’est pas appliquée de façon suffisamment rigoureuse en pratique[41]. Or, nous pensons que cette loi devrait être attentivement respectée, c’est-à-dire que le respect des valeurs interculturalistes ne devrait pas servir de condition au financement public des écoles, mais bien de condition à leur droit initial d’opérer.

Plus spécifiquement, dans le cas où certaines écoles religieuses peineraient à respecter le programme, nous proposons qu’au lieu de les menacer de retirer leur financement, il est préférable de travailler avec elles pour s’assurer qu’elles comprennent convenablement le programme et puissent obtenir les ressources qui leur font souvent défaut pour l’appliquer. Si une école refuse de coopérer, elle enfreint la loi et on devrait menacer, non pas de couper son financement, mais bien de révoquer son permis d’enseignement. Évidemment, la révocation de permis d’enseignement en pratique fait intervenir toutes sortes d’enjeux politiques, économiques et sociaux non négligeables. En amont d’une telle mesure, les communautés culturelles possèdent des moyens de pression multiples pour protéger leurs écoles. Par ailleurs, en aval, on peut imaginer la colère d’une communauté qui verrait une de ses écoles fermées. Or, on pourrait penser qu’une telle mesure favoriserait la création d’écoles illégales dont l’État ignorerait l’existence, ce qui nuirait davantage à la santé des rapports interculturels à l’échelle sociale. Cependant, malgré les enjeux difficiles que soulève cette proposition, elle demeure fondamentalement en accord avec l’approche « alternative » que nous endossons. En effet, les menaces de coupures financières, et encore plus le retrait effectif du financement des écoles défaillantes, ne feraient qu’exacerber le problème du manque de ressources de ces écoles pour la mise en oeuvre adéquate du programme. C’est dire que ces mesures ne feraient donc qu’accentuer l’écart entre les écoles ethnoreligieuses et les autres, l’isolation des premières, ainsi que le désavantage relatif des jeunes qui les fréquentent. Or, il est important de rappeler que pour au moins quelques-unes des écoles ethnoreligieuses non conformes, le problème n’en est pas un de volonté mais effectivement de ressources.

Bref, notre proposition se divise en deux parties complémentaires. D’une part, nous soutenons que le financement devrait désormais être conçu comme une ressource pour la mise en oeuvre adéquate du programme et incidemment, une ressource pour la promotion de rapports interculturels harmonieux et non pas comme un instrument politique visant à faire respecter le programme et à « punir » les écoles défaillantes. D’autre part, nous soutenons que les écoles pourvues d’un soutien étatique approprié et des ressources nécessaires, financières ou autres, mais qui refusent de se conformer aux exigences du PFÉQ pour des raisons foncièrement idéologiques devraient se voir retirer leur permis d’enseignement.

Soulignons que la difficulté de répondre à toutes les exigences du PFÉQ n’est pas le seul fait des écoles ethnoreligieuses. On peut notamment penser aux petites écoles de région qui, du fait de leur isolement et de leur petite taille, manquent elles aussi souvent des ressources nécessaires pour répondre à toutes les exigences du programme. Or, face aux difficultés rencontrées par ces écoles, le gouvernement n’a jamais réagi par la menace, mais a cherché des solutions créatives. C’est ainsi que l’initiative « École Éloignée en Réseau » est née en 2002, laquelle utilise, entre autres, les technologies de l’information pour mettre les enfants des villages en communication avec d’autres écoles distantes. Un des objectifs était d’ainsi permettre aux élèves défavorisés en raison de leur éloignement de bénéficier de services d’enseignement manquants dans leurs propres écoles[42]. Cette initiative visait également à créer ou renforcer les liens à travers les communautés via le développement de projets pédagogiques communs. Nous pensons que l’adoption de mesures similaires, manifestement conformes à l’esprit du modèle de citoyenneté québécois, est également la réponse la plus adéquate au problème de conformité de la plupart des écoles ethnoreligieuses. Après tout, du point de vue de l’éducation à la citoyenneté et de l’égalité des opportunités, le désavantage des élèves qui fréquentent certaines écoles ethnoreligieuses est similaire à celui des élèves fréquentant certaines écoles de régions éloignées. Cela dit, il existe bien sûr des enjeux propres aux écoles ethnoreligieuses, notamment le respect de l’esprit laïc du cours du cours d’éthique et cultures religieuses (ÉCR), qui fait l’objet de notre prochaine proposition.

2. Rendre le permis d’enseignement conditionnel au respect de l’esprit laïc du programme d’éthique et cultures religieuses et prévenir la possibilité d’en être exempté

Nous l’avons mentionné, le cours d’ÉCR est une dimension importante de la formation à la citoyenneté dans le PFÉQ et un exemple saillant de cours conforme à l’esprit de l’interculturalisme. Or, le plein respect de la nature laïque du contenu et de l’approche pédagogique du cours semble soulever un problème particulier pour certaines écoles religieuses. Nous pensons qu’il est important que les exigences du programme en matière de formation à la citoyenneté et au vivre-ensemble soient mieux respectées, ainsi que l’esprit laïc du cours d’ÉCR. Or, nous suggérons que cette proposition implique de rendre le permis d’enseignement également conditionnel au respect de l’esprit laïc du cours d’ÉCR, sans possibilité d’exemption.

Précisons d’emblée les objectifs du cours en question. Celui-ci vise le développement de trois « compétences » : la réflexion éthique, la connaissance de la culture religieuse, et la capacité de dialogue. La compétence éthique exige que les élèves apprennent à délibérer sur les questions éthiques et à clarifier leurs désaccords ou différences à travers l’interaction avec les autres. La compétence religieuse, qui met l’accent sur la connaissance des « cultures religieuses », implique une approche socio-historique neutre plutôt qu’une approche qui se fonde sur une tradition religieuse particulière. La compétence du dialogue est elle-même définie comme un ensemble de compétences qui comprend l’écoute attentive, le respect mutuel, l’ouverture aux diverses perspectives, c’est-à-dire un ensemble de compétences favorables à l’exercice du dialogue chez les jeunes.[43]

Une des questions qui suscitent le plus de débats à propos de l’enseignement du cours d’ÉCR actuellement concerne la mesure dans laquelle il est possible ou souhaitable d’en fournir un enseignement « impartial » tel que l’exige le programme. L’impartialité est recommandée car le cours souhaite introduire tous les élèves aux faits religieux en adoptant une approche descriptive (ou « culturelle ») et non évaluative. Or, la possibilité même de cette neutralité est déjà contestable dans la mesure où la manière même de présenter un contenu d’enseignement « neutre » est inévitablement informée ou influencée à certains égards par la perspective du monde, les croyances et l’expérience de l’enseignant. Dans ce cas, il faudrait admettre qu’une perspective laïque et très ouverte à la diversité ne pourrait néanmoins jamais être complètement neutre à l’égard de tout parti pris moral.

Par ailleurs, certaines écoles religieuses, par exemple le Collège Loyola à Montréal, revendiquent le droit de donner un cours qui serait « équivalent » mais enseigné explicitement du point de vue de leur perspective religieuse spécifique, jésuite dans le cas présent. Si la ministre de l’éducation avait refusé la revendication sous prétexte que le cours alternatif proposé n’était pas « équivalent », la Cour supérieure du Québec en a décidé autrement. Or, la question est effectivement difficile à trancher du point de vue moral et politique, car elle exige de juger la possibilité même d’une « équivalence » entre une version laïque et une version religieuse de ce cours, et de prendre en considération une panoplie d’éléments moralement pertinents par rapport à ce type de controverses. Par exemple, il ne faudrait pas adopter de mesures qui risqueraient d’exacerber le sentiment d’exclusion ou la méfiance des communautés religieuses à l’endroit de la communauté d’accueil.

Il demeure néanmoins pertinent de se poser la question de savoir si la partialité religieuse ou morale, qu’elle soit jésuite ou autre, est adéquate du point de vue des exigences fondamentales du cours d’ÉCR, lesquelles sont largement inspirées par le modèle interculturaliste. Il apparaît légitime d’en douter dans la mesure où la volonté d’enseigner un cours comme celui d’ÉCR selon une perspective religieuse donnée ne semble pouvoir coïncider qu’avec la croyance en la supériorité de ce point vue et avec la volonté de présenter aux enfants la perspective en question comme telle. Il est sans doute possible de présenter une religion comme vraie et supérieure aux autres conceptions du bien tout en éduquant aux vertus de la tolérance et du respect, des vertus d’ailleurs louées par les grandes religions. Cependant, il est pertinent de rappeler ici l’argument présenté un peu plus haut, c’est-à-dire que pour offrir une éducation à la citoyenneté conforme aux exigences interculturalistes, cette dernière doit permettre aux élèves de rencontrer une diversité éthique signifiante. Seule une véritable rencontre avec la diversité permet de développer le type d’autonomie requise pour assurer la capacité des enfants à quitter librement leur groupe religieux ainsi que les vertus associées à la délibération démocratique. Or, ce type d’autonomie et ces valeurs peuvent difficilement être développées adéquatement lorsque que le cours d’éducation à la citoyenneté reçu est explicitement enseigné selon une perspective religieuse qui revendique sa supériorité sur les autres. Lorsque c’est le cas, l’apprentissage du respect de la diversité et le plein développement de l’autonomie du jeune semblent, pour le moins, plus improbables.

Cela dit, la proposition dont il est question ici, c’est-à-dire assurer l’enseignement du cours d’ÉCR d’un point de vue laïque, est très controversée car prise sérieusement, elle impliquerait de prévenir légalement la possibilité des demandes d’exemption comme celle du Collège Loyola. Or, dans une société libérale et démocratique comme la nôtre, il incombe de se demander dans quelle mesure l’État a le pouvoir de légiférer sur le curriculum des écoles privées, en particulier en matière de religion. Nous croyons donc que cette proposition devrait absolument faire l’objet d’un débat politique et philosophique plus approfondi que ce que permet le contexte de cet article. Mais nous soutenons néanmoins qu’elle demeure légitime du point de vue des objectifs de l’éducation à la citoyenneté.

Enfin, cette proposition présenterait par ailleurs l’intérêt de rendre les écoles ethnoreligieuses plus attrayantes pour les familles qui ne proviennent pas de la confession particulière de l’école et ainsi favoriser une plus grande diversité en leur sein. Pour renforcer la valeur de cet argument, il faudrait également faire en sorte que l’obtention du permis d’enseignement de l’État pour toutes les écoles, privées ou publiques, financées ou non, soit conditionnelle à l’élimination de l’appartenance religieuse des élèves comme critère d’admission légitime.

3. Interdire l’utilisation de l’adhérence religieuse comme critère d’admission dans les écoles

En effet, si l’objectif est d’assurer aux élèves un contact accru avec la diversité éthique présente dans la société québécoise, alors il devient nécessaire d’assurer l’accessibilité des élèves provenant de milieux variés à toutes les écoles du Québec et pas uniquement aux écoles publiques. En ce sens, les écoles ethnoreligieuses ne devraient pas avoir le droit d’utiliser l’adhésion religieuse comme critère d’admission ou de sélection, tout simplement car cela aurait un effet de ségrégation immédiat. Ainsi, l’objectif de cette mesure serait d’assurer la possibilité de l’hétérogénéité des écoles ethnoreligieuses, mais sans nécessairement leur imposer de contraintes excessives relatives à l’orientation au moins partiellement religieuse de leur curriculum ou de leurs approches pédagogiques, contraintes qui pourraient être beaucoup plus mal reçues que celle des critères d’admission.

Il est vrai que cette mesure risquerait de n’avoir qu’un impact négligeable sur l’enrôlement d’élèves issus d’autres confessions ou les élèves issues de familles athées dans les écoles ethnoreligieuses conservatrices, car on voit mal ce qui motiverait les parents à placer leurs enfants dans ces écoles. Mais cette mesure serait à tout le moins susceptible d’accroître l’hétérogénéité des écoles religieuses les plus modérées. En effet, certains parents pourraient être tentés d’inscrire leurs enfants dans une école religieuse, non pas pour l’éducation religieuse qu’elle fournit, mais pour la qualité de l’instruction et/ou des valeurs spirituelles transmises à contrecourant de la culture populaire adolescente actuelle.[44] Encore une fois, nous pouvons penser ici à l’exemple de la France où plusieurs écoles privées catholiques sont hétérogènes, parce que la qualité de l’éducation offerte dans ces écoles attire des familles provenant de milieux diversifiés. Il faudrait cependant penser avec précaution l’implantation de ce type de mesure de manière à éviter certaines conséquences indésirables, telles que la migration des enfants des familles les plus conservatrices des écoles plus modérées vers des écoles elles aussi plus conservatrices, ou encore une tendance à la crispation identitaire de certains groupes qui minerait les rapports interculturels à l’échelle globale.

Soulignons que cette mesure fait également intervenir des questions excessivement complexes quant à la légitimité des critères d’admission en général dans les écoles privées financées par l’État. Car si l’adhésion religieuse ne devrait pas servir de critère d’admission, il est clair qu’on doit se demander si les autres critères (les notes, les capacités sportives, artistiques ou autres) ne contreviennent pas eux aussi à l’hétérogénéité scolaire, pas nécessairement en termes de ségrégation ethnique ou culturelle, mais plutôt en termes de ségrégation sociale. Et si les écoles privées financées par l’État ont le droit d’imposer des critères d’admission qui ont des effets ségrégatifs pour sélectionner leurs élèves, pourquoi les écoles ethnoreligieuses n’auraient-elles pas le même privilège ? En effet, certaines écoles privées, notamment celles où l’on retrouve une majorité d’élèves provenant des classes les plus favorisées de la société directement à cause des critères de sélection particuliers qu’elles imposent, soulèvent elles aussi la question de la légitimité de leur financement public. Cette question plus large du financement des écoles publiques est directement liée à celle du financement des écoles ethnoreligieuses, mais nous n’avons pas l’espace pour entrer dans le dédale de ce débat ici.

Bref, permettre aux élèves issus de familles non religieuses ou de confessions différentes de fréquenter les écoles ethnoreligieuses est certes un moyen de promouvoir une certaine hétérogénéité scolaire, mais de façon relativement limitée. Il faudrait intervenir dans le système éducatif de manière beaucoup plus profonde et systémique. Conséquemment, nous pensons qu’il est important d’introduire des mesures qui inciteront un plus grand nombre d’élèves issues des communautés ethnoculturelles à fréquenter l’école publique québécoise. Une manière d’y parvenir serait de promouvoir davantage un système public fort. En effet, un système public fort nous semble être en mesure de favoriser une hétérogénéité plus riche, d’une part parce que ces écoles sont de facto ouvertes à tous et d’autre part, parce qu’on peut penser que le fait que leur administration soit publique plutôt que privée rend ces écoles plus susceptibles de chercher à se conformer le plus possible aux exigences du programme public. Il est important d’insister sur l’idée d’un système public fort car la qualité de l’éducation offerte par les écoles publiques est un facteur qui influence beaucoup le choix des parents. Or, un des moyens importants de renforcer le système public est de renforcer la politique de laïcité ouverte dans toutes les écoles publiques du Québec. Il s’agit là de notre dernière proposition.

4. Renforcer la politique de « laïcité ouverte » dans les écoles publiques du Québec

L’intention derrière cette proposition est de faire de l’école publique un espace qui soit le plus possible ouvert à la diversité. Une laïcité « rigide », à la républicaine, exige une neutralité radicale de l’État par rapport à la question religieuse et tend donc à interdire toutes formes de marqueurs culturels ou religieux dans les institutions publiques.[45] Par contraste, la laïcité « ouverte » qui a évolué au Québec reconnaît non seulement la nécessité de la neutralité de l’État, mais aussi l’importance que la religion et la spiritualité peut revêtir pour certaines communautés.[46] Plus spécifiquement, elle considère que l’acceptation des manifestations de croyances et signes religieux ou spirituels sur la place publique est compatible avec le principe de neutralité. Ainsi, elle se veut beaucoup plus tolérante et ouverte à l’égard des demandes d’accommodement ou d’ajustement issues des communautés ethnoreligieuses. Cette ouverture permet, par exemple, à des élèves issus de ces communautés de fréquenter des écoles publiques tout en respectant les rites et lois de leurs milieux d’appartenance (contraintes alimentaires, fêtes religieuses, prières, etc.). Il faut noter que la laïcité ouverte comporte aussi ses limites : les accommodements ne doivent pas toujours être acceptés, surtout lorsqu’ils interfèrent avec la mission civile du demandant, par exemple un juge qui voudrait porter un signe religieux.[47]

La laïcité ouverte est directement liée au modèle interculturaliste. D’abord, comme le souligne Micheline Milot, la laïcité ouverte contribue à encourager la participation de personnes profondément croyantes dans la conversation publique.[48] Dans son analyse de la décision de la Court Suprême de permettre à un jeune sikh de porter son kirpan, Milot note que l’interdiction du kirpan avait obligé l’élève à quitter l’école publique et à s’inscrire dans une école privée. D’un point de vue interculturaliste, ce résultat est malheureux. Plus globalement, un système laïc rigide pourrait davantage marginaliser les minorités religieuses, rendant le dialogue encore plus difficile. Milot affirme que la dévalorisation ou l’interdiction des formes d’expression religieuses peut mener à une crispation identitaire et un repli sur soi chez les individus profondément croyants à qui on refuserait la reconnaissance. L’analyse de Milot met ainsi en lumière les bénéfices de la laïcité ouverte sur l’engagement des communautés culturelles dans le contrat moral qui les unit aux membres de la culture dominante et des autres communautés minoritaires.

Le rapport Bouchard-Taylor suggérait que l’État produise un Livre blanc sur la question de la laïcité ouverte. Les membres de la commission jeunesse du parti libéral ont récemment remis cette idée sur la table mais sans susciter grand intérêt au sein du gouvernement.[49] Sans la clarification des concepts, il demeure toutefois difficile de formuler une politique claire. Nous pensons donc que la première étape de toute démarche politique pour favoriser les valeurs et les principes de l’interculturalisme à l’école doit comporter ce travail de conceptualisation.

Conclusion 

Au début de cet article, nous avons posé une question toute simple. L’État doit-il mettre fin au financement des écoles ethnoreligieuses ? Notre réponse est non, mais elle n’est pas si simple. Si mettre fin au financement n’est pas une solution au problème posé par la présence d’écoles ethnoreligieuses conservatrices dans une société laïque, démocratique et libérale, leur permettre de subsister sans égards aux exigences des valeurs sociales dominantes n’est pas une solution non plus. Nous pensons, et c’est ce que cet article a tenté de démontrer, que ce sont les pratiques de régulation et de financement dans leur ensemble qui doivent être repensées. Au lieu de fonctionner comme un modèle de punition et de récompense, elles devraient embrasser une vision plus large et chercher, plutôt, à contribuer de manière systémique aux finalités politiques de l’interculturalisme. Dans cette optique, nous avons identifié des mesures qui cherchent à considérer de manière intégrée ces finalités politiques, mécanismes qui agissent donc globalement sur la régulation du système scolaire, sur la composition des écoles, sur les pratiques pédagogiques et les contenus curriculaires concrets. Nous avons également cherché à identifier les grands enjeux soulevés par cette question du financement des écoles ethnoreligieuses, outre celui des rapports interculturels globaux, qui exigeraient une attention particulière, notamment les enjeux de pouvoir et d’intérêts économiques de l’État, celui du financement des écoles privées en général, et celui de la définition des principes de la laïcité.