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En ce printemps 2022, on me demande de revenir sur les recherches en « éthique et économie » au cours des dix dernières années depuis 2012. Je vais me concentrer sur l’économie normative, qui s’intéresse aux questions d’éthique sociale, et laisser de côté un champ que je connais moins bien, celui de l’éthique des actions individuelles (en particulier l’éthique des affaires), bien que ce domaine ait pris de l’ampleur depuis quelques années avec le développement de l’approche visant à dériver du principe « d’égale dignité » des modes d’interaction innovants avec les salariés et autres parties prenantes.

L’économie normative, qui était un domaine marginal au début du siècle, a repris de l’importance en économie depuis l’essor de nouvelles mesures du bien-être, un mouvement lancé notamment par Layard (2005) et Kahneman (Kahneman et al. 2004), et sous l’impulsion d’auteurs influents qui ont défendu le caractère incontournable des questions normatives dans le domaine de l’évaluation des politiques publiques, tel Atkinson (2011).

Les nouvelles mesures du bien-être ont introduit une véritable révolution en économie du bien-être (« welfare economics »). Influencés par Robbins (1932) et Arrow (1963), les économistes avaient fini par désespérer de la possibilité de faire des comparaisons de bien-être entre les personnes, et ce problème des comparaisons interpersonnelles était l’obstacle principal sur la voie de la formulation d’indicateurs de bien-être social. La fraîcheur (naïve ?) de l’empirisme a vaincu les raideurs (pointilleuses ?) de la théorie, quand les enquêtes de bien-être subjectif ont fourni d’innombrables données sur le niveau de satisfaction des populations, leur ressenti, et les déterminants de leur bonheur.

Questions sur le bonheur

On s’est alors aperçu que le bien-être individuel dépend certes du revenu et du confort matériel, mais aussi, dans une très large mesure, de dimensions moins matérielles comme la qualité des relations sociales ou le statut social. Ceci a conforté dans une certaine mesure ceux qui plaidaient depuis longtemps pour un élargissement des dimensions du bien-être vers des aspects non strictement économiques. Il est cependant apparu paradoxal que les individus mettent la santé au premier plan de leurs préoccupations dans certaines enquêtes d’opinion alors que l’influence de la santé sur le bien-être subjectif est apparue relativement mineure dans les enquêtes de satisfaction. La recherche à l’interaction des études de comportements (behavioral economics) et des études de bonheur (happiness studies) s’est alors concentrée sur les « erreurs » que font les individus dans l’appréciation des déterminants de leur propre bonheur.

Selon cette approche, la source principale d’erreur est l’incapacité à prévoir correctement l’ampleur du phénomène « d’adaptation ». Par exemple, dans le domaine de la santé, les individus craignent certaines conditions de santé, et même lorsqu’ils sont affectés et connaissent donc bien l’état de santé en question, seraient prêts à des sacrifices importants (en argent ou en durée de vie) pour recouvrer la santé, alors que l’on observe très peu de différences en termes de niveaux de bonheur entre les individus en bonne et mauvaise santé (à l’exception de ceux qui souffrent de douleurs). De la même façon, de nombreuses personnes expriment un grand intérêt pour l’éducation et le savoir, alors que l’on observe très peu d’influence du niveau d’éducation sur le bonheur, dès lors que l’on contrôle les effets indirects passant par le revenu et le statut social.

Les chercheurs se sont donc concentrés sur la conception de politiques adaptées permettant de rendre les gens heureux en dépit de leurs obsessions pour le confort et la santé. Ces recherches ont associé sciences humaines et sociales et biologie, puisque les processus biochimiques peuvent être un vecteur puissant de génération de sentiments agréables et de satisfaction subjective. Comme l’avait prédit A. Huxley dès 1947 dans sa préface à la seconde édition de Brave New World, « les Projets Manhattan les plus importants du futur seront de vastes recherches publiques sur ce que politiciens et scientifiques appelleront “le problème du bonheur” ».

A partir de 2010-2012, de grandes enquêtes de satisfaction ont été réalisées par les grands instituts statistiques et organismes d’études internationaux (OCDE, Eurostat, Nations Unies) ainsi que dans de nombreux pays (Royaume-Uni, États-Unis, France, Bhoutan, etc.). Les résultats ont fait apparaître une toute autre vision des inégalités et problèmes sociaux que la vision classique véhiculée par l’approche économique traditionnelle. Les principales sources d’inégalités et de pauvreté sont à chercher du côté des problèmes de santé mentale, et on a donc assisté à un vaste redéploiement des budgets publics vers la psychothérapie cognitive, la forme la plus efficace de traitement de la plupart des formes de mal-être subjectif.

Résistances

Ces développements ont donné lieu à d’intenses débats non seulement sur la place publique (ce qui sort du cadre de cet article) mais également en économie du bien-être. Plusieurs auteurs (Adler 2013, Decancq et al. 2013, Nussbaum 2008, Schokkaert 2007 notamment) ont protesté contre l’utilisation selon eux abusive des enquêtes de satisfaction en avançant deux arguments. Le premier concerne le fait que le phénomène d’adaptation n’est pas associé à des erreurs de décision des individus, mais affecte principalement la calibration de leurs réponses aux enquêtes, un phénomène qui a donc peu à voir avec les priorités réelles des personnes. Autrement dit, la satisfaction d’une population peut apparaître stable dans une enquête, malgré une amélioration réelle de ses conditions de vie, simplement parce qu’au moment de répondre à l’enquête les individus repositionnent leurs références en tenant compte de leurs aspirations ou de la situation de leurs contemporains. S’appuyer sur les enquêtes peut alors trahir les préoccupations réelles des individus. Le souhait d’une bonne santé peut ainsi être réel et non pas erroné même si le niveau de satisfaction reste stable à terme malgré les fluctuations de la santé.

Le second argument est que le bien-être subjectif n’est pas la seule préoccupation des individus. Leurs buts dans la vie recouvrent bien d’autres dimensions, et s’efforcer de promouvoir leurs « bons sentiments » plutôt que la « satisfaction de leurs désirs », comme l’affirme Layard (2005, p. 260), peut s’opposer fortement à leurs propres souhaits. Cela peut paraître paradoxal, mais le paternalisme apparaît ainsi comme un trait récurrent des études du bien-être subjectif, alors que celles-ci accusent régulièrement les approches objectives de ne pas tenir compte des préférences des personnes concernées.

Ces débats ont relancé, à près de trois décennies d’écart, le débat sur le welfarisme initié par Sen (1985) et Rawls (1982). Mais cette fois-ci, le welfarisme est sorti vainqueur sur le terrain politique, avec l’essor des statistiques publiques du bonheur, ainsi que sur le plan académique dans le milieu des économistes généralistes. Les spécialistes d’économie normative se sont retrouvés marginalisés, y compris sur leurs propres thématiques. De la sorte, le retour des questions de bien-être et d’évaluation au sein de l’économie s’est fait en partie de façon déconnectée par rapport à la tradition du choix social développée sous l’égide de Sen en particulier. On peut regretter cet état de fait, et la perte de capital scientifique que cette situation a engendrée. L’économie du bien-être « mainstream » a simplement repris le flambeau de l’école de Cambridge du début du XXème siècle, avec l’atout supplémentaire d’une masse impressionnante de données d’enquêtes et d’expérimentations. Les développements axiomatiques de la théorie du choix social, de la théorie des allocations équitables, et même de la théorie du vote, sont tombés en désuétude.

Certes, la méthode axiomatique souffrait de sa technicité qui la rendait peu accessible à la plupart des économistes, et certainement à la quasi-totalité des non-économistes. En outre, de nombreux résultats étaient interprétés, à tort ou à raison, comme reposant sur des détails techniques secondaires, et étaient donc suspectés de manquer de robustesse. C’est une évolution regrettable car il s’agit pour une large part d’un malentendu. Comme l’a souligné Thomson (2001), la méthode axiomatique est nécessairement adoptée même quand elle n’est pas formalisée, car les outils de mesure du bien-être individuel ou social, les indices d’inégalité ou de pauvreté, sont toujours choisis en raison de leurs propriétés. L’avantage de la méthode axiomatique, lorsqu’elle est pleinement utilisée, est de vérifier que le choix n’est pas arbitraire, et qu’il n’existe pas d’autre critère satisfaisant les mêmes propriétés que celles ayant servi de motif au choix d’un critère particulier. On peut donc espérer que la méthode axiomatique retrouve droit de cité en économie normative quand la branche mathématique et théorique de l’économie reprendra de la vigueur. L’économie dans son ensemble a connu un grand tournant empirique depuis le début du siècle, et la théorie dans son ensemble est aujourd’hui encore sur la touche. C’est d’ailleurs en prenant également un tour empirique que l’économie normative a pu retrouver un attrait dans la discipline.

Comportements déviants et politiques correctrices

Car le sujet majeur de la dernière décennie a été la recherche de la meilleure façon de remédier aux défauts de rationalité décisionnelle qui affectent les choix individuels. Les recherches sur les comportements ont révélé que l’on ne peut pas faire confiance aux personnes elles-mêmes pour les choix relatifs à leur retraite, à leur santé, à leurs assurances, à la gestion de leur temps, au choix de leur métier ou de leur conjoint, au choix du nombre de leurs enfants, et ainsi de suite. Pour l’approche traditionnelle, préférentialiste, de l’économie du bien-être cela posait un problème existentiel ; car si les individus n’ont pas de préférences rationnelles guidant leurs choix, comment peut-on articuler une notion cohérente de bien-être sur la base de leurs préférences ?

L’approche empirique du bien-être subjectif a tout simplement éliminé ce problème spécifique, puisque le niveau de bonheur tel qu’on le mesure dans les enquêtes de satisfaction n’a pas besoin d’être relié d’une manière particulièrement étroite ou cohérente à des préférences. Il suffit de poser que le niveau de bonheur est la grandeur pertinente pour l’évaluation et, comme elle est observable directement, il n’est aucunement nécessaire de faire d’hypothèse sur la rationalité des individus pour le mesurer et constater son évolution dans le temps et sa répartition au sein de la population.

En revanche, le problème des décisions irrationnelles reste pertinent pour la recherche d’aides à la décision. La question n’est plus de savoir comment aider les individus à prendre les décisions qui satisfont réellement leurs préférences, mais de les aider à faire des choix compatibles avec la meilleure promotion de leur bonheur. Ce problème est d’autant plus aigu que les individus ne cherchent pas toujours à maximiser leur bonheur, ce qui fait écho aux débats sur le décalage possible entre désirs et bonheur évoqué plus haut.

Les travaux dans ce domaine ont porté sur l’identification des différents biais qui peuvent pousser les individus vers des choix sous-optimaux. Les questions normatives ont alors concerné la meilleure façon de corriger ces biais ou d’en tenir compte dans les procédures de décision. Par exemple, les biais de perception peuvent être réduits en présentant l’information d’une façon plus claire, avec des supports intuitifs. Ce type de biais peut en quelque sorte être corrigé de façon « libérale », c’est-à-dire en laissant les individus libres et conscients. D’autres biais, par exemple liés à la difficulté de prévoir les états mentaux futurs, peuvent être en partie corrigée par de l’éducation, mais il est parfois plus expédient de contraindre les choix. Une littérature abondante s’est penchée sur l’arbitrage entre amélioration des décisions individuelles et respect de la liberté et de la spontanéité, notamment à la suite de l’ouvrage influent de Sunstein et Thaler (2008) défendant l’idée que les deux objectifs peuvent être combinés en mettant en scène les options d’une façon qui encourage les individus à prendre les meilleures décisions.

Autres sujets majeurs

Il y a d’autres questions qui ont alimenté la réflexion en économie normative et qui, elles aussi, ont un point de départ pratique et empirique plus que théorique. Le terrible ouragan Newt de 2014 a considérablement renforcé l’intérêt pour la question climatique, spécialement aux États-Unis, et a remis au centre de l’économie normative les méthodes d’évaluation coût-bénéfice appliquées au très long terme. Le débat sur le taux d’escompte, qui avait opposé depuis le rapport Stern (Stern et al. 2007) les positivistes (défendant l’usage du taux d’intérêt des marchés) et les éthiciens (défendant un taux d’escompte plus faible que le marché pour le très long terme) a été tranché en faveur de ces derniers quand un article de Zuber (2014) a montré très clairement que l’escompte est équivalent à définir un taux marginal de substitution sociale, et que ce taux peut différer du taux du marché sans créer d’incohérence ou de danger que des politiques inefficaces (moins rentables que le marché) soient cautionnées. Les recherches ont ensuite porté sur les critères permettant d’évaluer des politiques visant à changer la probabilité d’occurrence de certains événements (climatiques) redoutés, politiques pour lesquels le taux d’escompte est un outil d’évaluation inadapté.

Une autre vague de recherche importante a porté sur les phénomènes migratoires, qui se sont amplifiés malgré les politiques restrictives de nombreux pays avancés. Les recherches sur le bien-être et la rationalité des comportements se sont penchées sur les problèmes d’identités engendrés par les appartenances multiples des individus, et les conflits internes que cela peut produire. La théorie des identités multiples s’est ramifiée considérablement et l’économie normative s’est interrogée sur la possibilité conceptuelle de concilier des impératifs divergents (on retrouve dans ce domaine un problème analogue à celui du choix social à la Arrow), ainsi que sur la façon dont des conflits moraux internes peuvent être mis en forme et résolus en fonction des conséquences sur le bonheur.

Un autre pan des recherches inspirées par les migrations s’est intéressé aux chances des individus issus de différentes origines géographiques et sociales, en incluant ceux qui migrent vers d’autres territoires. Ainsi, au lieu d’étudier la distribution des revenus ou autres indicateurs de succès dans chaque pays, on a développé des indicateurs relatifs à des populations d’origine semblable, par exemple ceux qui sont issus d’un pays donné. C’est un domaine où la recherche empirique a été plus développée que les travaux théoriques, mais les spécialistes de la mesure des inégalités ont proposé des indices originaux, plus adaptés à l’appréciation du cycle de vie entier des individus que les indicateurs habituels appliqués à des données annuelles (Bosmans et Zheng 2015).

En conclusion, le tournant empirique et welfariste de l’économie normative a contribué à remettre l’économie normative au centre de la discipline économique, ce qui a à la fois plu et déplu aux spécialistes traditionnels de ce domaine, issus de la lignée théorique du choix social et attachés à une conception préférentialiste du bien-être individuel. Quoi qu’on pense de cette évolution, elle a été également marquée par les préoccupations de l’époque (multiplication des données sur le bonheur, problèmes climatiques et migratoires) et pas seulement par la dynamique des débats académiques.

Perspectives

Cet article porte sur le passé, mais il incite à s’interroger sur l’avenir. Que sera l’économie normative, ou la place de l’éthique en économie, en 2032 ? Il faut espérer que l’engouement pour les questions normatives et l’évaluation des politiques publiques puisse se poursuivre tout en retrouvant les éléments utiles qui peuvent être puisés dans le corpus théorique de l’économie du bien-être des années 1970 à 2010. Parmi ces éléments, citons en particulier la modélisation des questions d’agrégation des préférences, qui peut servir aussi bien à propos des conflits interpersonnels que des identités multiples, ou encore les recherches formelles sur l’éthique de population et sur le risque, qui paraissent particulièrement pertinentes pour l’évaluation des politiques climatiques ayant des conséquences à très long terme affectant la longévité et donc la taille démographique de l’espèce humaine, ainsi que les risques de changement climatique et de répercussions économiques et sociales. On pourrait aussi évoquer la recherche formelle sur les critères d’équité, qui mériterait d’être reprise pour tenir compte de l’évolution des intuitions morales de nos contemporains dans divers problèmes concrets de répartition des ressources.

Au regard d’une relative impuissance politique (voire d’une certaine stérilité ayant justifié une phase de désaffection) des recherches anciennes, purement théoriques, en économie normative, on doit se réjouir de la liaison directe aujourd’hui établie entre débats politiques et recherches éthiques en économie. Mais, s’il est admissible que la science ne progresse guère de façon linéaire, on devrait tout de même s’efforcer d’éviter les gaspillages produits par certaines formes d’amnésie. Une réunification des composantes théorique et empirique de ce domaine serait mutuellement profitable.