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In formulating such a conception [of justice], political liberalism applies the principle of toleration to philosophy itself.

Rawls 2005, 9-10

Le libéralisme politique de John Rawls s’est bâti en prenant acte du pluralisme, c’est-à-dire de l’irréductible diversité de doctrines religieuses, morales et philosophiques existant dans la société. La question politique fondamentale est alors de déterminer comment concevoir une société unie régie par des principes acceptables pour tous, considérant que les citoyens, libres, égaux, possédant un sens de la justice ainsi qu’une conception du bien qui leur est propre, ne partagent pas la même doctrine compréhensive du bien.

La solution proposée par Rawls, et qui constitue le coeur du libéralisme politique, est de développer une conception politique de la justice qui ne se prononce pas sur les questions métaphysiques et religieuses et qui reste indépendante de ces dernières. Autrement dit, cette conception doit rester confinée à la sphère politique et tenter de trouver des principes de justice acceptables pour tous. Grâce à ce processus, Rawls espère que la justice comme équité se démarquera des autres conceptions du juste.

Or, même l’idée de demeurer dans la sphère politique recèle de nombreux problèmes. Il existe après tout un pluralisme des conceptions du juste. Celles-ci se font compétition pour déterminer quels sont les principes publics de justice et sont généralement irréconciliables entre elles. Il devient alors difficile de juger laquelle est la plus juste et la plus légitime sans rapidement tomber dans des débats philosophiques et moraux que le libéralisme politique préfèrerait éviter, du moins autant que possible. De plus, il ne semble pas exister d’arbitre neutre pour trancher le débat.

Si une conception de la justice est publiquement établie[2], elle devra certes gagner la plus large adhésion possible, mais aussi trouver des raisons pour que ceux qui sont en désaccord raisonnable avec celle-ci puissent néanmoins l’accepter. Le pluralisme des conceptions du juste évoque donc l’idée de tolérance politique, et doit ainsi trouver des raisons à la tolérance mutuelle, malgré des désaccords profonds sur ce qui est juste.

Pour analyser ce problème, cet article se divise en trois parties. La première partie expose le pluralisme des conceptions raisonnables du juste, c’est-à-dire le fait qu’il existe plusieurs candidats raisonnables à la conception publique de la justice et que ceux-ci sont généralement incompatibles. L’égalitarisme strict ainsi que le libertarisme seront identifiés comme exemples de conceptions du juste concurrentes à la justice comme équité de Rawls. La deuxième partie élabore l’idée que les concepts centraux de la philosophie politique sont essentiellement contestés, ce qui signifie que plusieurs conceptions raisonnables du juste peuvent y faire référence de manière incommensurable tout en étant chacune convaincue de détenir la seule bonne interprétation. La troisième partie examine les solutions à cette impasse, premièrement en critiquant la thèse de Gray (1978) selon laquelle il faudrait adopter une justice procédurale; deuxièmement en proposant de développer une conception de la justice par dénominateurs communs; troisièmement en étudiant la possibilité d’accorder des mesures compensatoires, voire un droit de sortie, à des minorités se sentant lésées par une conception publique de la justice voulant se développer au-delà de la justice par dénominateurs communs. Cette dernière sous-section se divisera elle-même en trois parties pour répondre aux problèmes suivants : une objection provenant des conceptions plus exigeantes du juste, l’éducation des enfants, puis les mesures compensatoires dans une société libertarienne.

La thèse centrale qui sera défendue est qu’étant donné le fait du pluralisme des conceptions raisonnables du juste, la conception publique de la justice doit, pour être légitime, accorder une place centrale à la tolérance politique envers les autres conceptions raisonnables du juste. C’est pourquoi, si elle se construit au-delà de la justice par dénominateurs communs, elle devrait accorder des mesures compensatoires. Ce recours à des mesures compensatoires s’apparente à ce qui existe déjà pour accommoder la diversité religieuse et culturelle.

1. Le fait de la pluralité des conceptions raisonnables du juste

Rawls admet sans détour que différents candidats peuvent être considérés comme conception publique de la justice : “There are many liberalisms and related views, and therefore many forms of public reason specified by a family of reasonable political conceptions. Of these, justice as fairness, whatever its merits, is but one.” (Rawls 2005, 450) Il reconnaît que l’adoption de la justice comme équité, bien que moralement[3] souhaitable et politiquement légitime, demeure une question spéculative : “Whether justice as fairness (or some similar view) can gain the support of an overlapping consensus so defined is a speculative question.” (Rawls 2005, 15)

En revanche, Rawls ne semble pas admettre de larges possibilités concernant d’autres candidats à la conception publique de la justice. Il restreint effectivement les choix, ou à tout le moins, se montre plutôt optimiste quant au type de conceptions qui pourraient être suggérées. Il faudrait donc étudier quelles seraient les conséquences théoriques si des conceptions encore plus différentes du juste étaient admises dans l’arène politique au sein du libéralisme politique. Pour la présente analyse, le libertarisme[4] et l’égalitarisme strict (qui n’admet pas le principe de différence) d’allégeance libérale seront considérés comme des candidats potentiels à la conception publique de la justice[5]. Ce choix n’est évidemment pas exhaustif, mais réussit à interpeler les deux extrémités idéologiques de la justice comme équité au sein de la grande famille libérale, bien que de nombreuses autres théories de la justice s’inscrivent dans ce spectre. Ces trois conceptions du juste devraient suffire à illustrer la complexité du problème qui sera étudié.

La condition essentielle pour qu’une conception du juste soit recevable est qu’elle soit raisonnable, ce qui signifie qu’elle puisse être partagée par des citoyens conçus comme libres et égaux, et qu’elle ne présuppose pas de conception compréhensive particulière (Rawls 2005, 9-11 et 174-176). Ces conceptions doivent donc être politiques plutôt que compréhensives, et doivent potentiellement s’appliquer à tous les citoyens, sans discrimination. Cela écarte donc des conceptions du juste qui seraient hiérarchiques ou qui prôneraient une violence ou une discrimination à l’endroit de certains groupes.

Cette condition correspond au libéralisme politique – celui-ci n’exigeant pas tellement plus. En revanche, comme il a été dit, cela laisse encore de larges possibilités. La première question est de déterminer si des conceptions du juste comme l’égalitarisme strict et le libertarisme peuvent se qualifier « raisonnables ». Si oui, ces conceptions ne peuvent-elles pas être appréhendées comme candidates à la conception publique de la justice ?

Rawls ne semble pas penser que ce soit le cas du libertarisme. Outre le fait que cette théorie n’accorde pas d’importance aux moyens disponibles pour exercer sa liberté (voir §2.2.), elle n’est pas fondée sur l’idée d’un contrat social (Rawls 2005, 262-265), sans compter le problème des conditions initiales qui ne proviennent généralement pas d’une situation juste. De ce fait, le libertarisme peut conduire à des situations injustes si les institutions de base de la société ne sont pas guidées et réinitialisées par des principes de justice provenant d’une position originelle (Rawls 2005, 265-269). Ces arguments ont bien sûr leur mérite, mais négligent le fait qu’ils ne portent pas – ou peu – contre ceux partageant une conception complètement différente du juste. Du point de vue des libertariens, leur conception est parfaitement raisonnable en ce sens qu’elle peut être adoptée par n’importe qui (c’est-à-dire, peu importe la conception compréhensive des citoyens) et qu’elle considère tous les citoyens comme libres et égaux. Les partisans des autres conceptions du juste devraient alors expliquer que les libertariens ne comprennent pas bien le sens de liberté et d’égalité, mais comme il sera vu à la section §2.2., le problème est que ces concepts sont essentiellement contestés. À cause de cela, soutenir qu’une conception du juste est injuste ou inéquitable s’apparente toujours à une pétition de principe, car ces autres conceptions du juste définissent autrement ces mêmes termes politiques.

Quant à l’égalitarisme strict, Rawls ne formule pas d’arguments forts contre cette conception. Il semble plutôt présumer que la justice comme équité est plus réaliste et efficiente, tout en étant suffisante du point de vue de la justice. Or, du point de vue du libéralisme politique, rien n’exclut à priori la candidature d’un égalitarisme strict. Et du point de vue de cette conception en question, c’est plutôt la justice comme équité et les autres conceptions du juste qui se révèlent insatisfaisantes et injustes. Les égalitaristes ont des arguments forts contre les autres conceptions du juste, de sorte qu’il devient nécessaire de trouver des arguments politiques de tolérance pour que ceux-ci acceptent de vivre dans une société qui n’endosse pas leurs principes.

Il est important de comprendre que le libertarisme et l’égalitarisme strict n’ont pas à être compréhensifs : ils peuvent aussi être appréhendés par une panoplie de conceptions compréhensives du bien, et ce, pour différentes raisons. Le libéralisme politique pourrait adopter leurs principes sans se prononcer sur leur statut philosophique et sur leur vérité, et donc se présenter simplement comme une conception politique. Par exemple, la notion de propriété de soi peut être affirmée politiquement (notamment par une liste de droits négatifs et de droits à la propriété privée), sans rien exiger de particulier pour la sphère privée ni sur la manière dont cette idée doit philosophiquement être interprétée par les différents citoyens; l’égalitarisme strict peut aussi bien être conçu dans une doctrine chrétienne que dans une doctrine humaniste ou purement politique. Dans tous les cas, les différentes conceptions raisonnables du juste devront se prononcer en respectant l’idée de la raison publique, et à ce moment, elles seront accessibles pour toutes les conceptions compréhensives du bien.

Si le libéralisme politique reconnaît un pluralisme des conceptions raisonnables du juste, il ne peut légitimement en écarter une à priori, tant que celles-ci restent raisonnables. Comme le libertarisme et l’égalitarisme strict entérinent une conception de l’égalité et de la liberté, il semble que ces doctrines doivent être accueillies comme candidates à la conception publique de la justice. Certes, de nombreux débats font rage au sujet de savoir quelle est la théorie la plus juste, ou même de savoir si les autres sont réellement justes. Ces débats ont lieu d’être et doivent être poursuivis. Par contre, le libéralisme politique en lui-même peut difficilement trancher sur ces enjeux et ne peut se prononcer sur la question de savoir laquelle serait la plus appropriée pour façonner ses institutions. Étant donné ce pluralisme, il n’est pas sûr que le consensus par recoupement puisse refléter des interprétations qui seraient précises et satisfaisantes pour tous :

the concept of an “overlapping consensus” may be tought to base the possibility of democracy on already existing agreements and antecedently shared values. […] However, there is no reason to believe that such a basis would be sufficient for a “political” conception of justice in complex and diverse modern societies. […] Moreover, even if there is an overlapping consensus about certain moral values, conflicts of principle about disputed issues are still possible.

Bohman 1995, 254

2. Les concepts politiques sont-ils essentiellement contestés ?

2.1. Le concept de concepts essentiellement contestés

La notion de concepts essentiellement contestés (essentially contested concepts) a été avancée par Gallié (1955). Elle s’applique à des concepts qui sont à ce point débattus que le débat sur leur définition ne semble pas pouvoir être réglé par des arguments, des démonstrations ou des preuves, car chaque parti, malgré la reconnaissance du caractère contesté du concept, continue ardemment à défendre son point et à demeurer parfaitement convaincu d’avoir raison (Gallié 1955, 169 et 172)[6][7]. Gallié a suggéré sept critères et éléments pour identifier de tels concepts : l’appréciativité (appraisiveness), la complexité interne, la descriptivité diverse (diverse describability), l’ouverture (openness), la reconnaissance réciproque (reciprocal recognition), l’utilisation d’exemplaires (exemplars) et la compétition continuelle (progressive competition).

Depuis, plusieurs débats se sont consacrés à cette notion : certains commentateurs ne sont pas d’accord avec tous les critères, d’autres craignent que cela aboutisse à un relativisme conceptuel, voire radical et qui risque, de surcroît, d’être autocontradictoire (Gray 1977, 338 et 341-343).

Il est bien sûr insuffisant de montrer que la définition du concept en question est contestée, ou qu’elle est contestable. Il faut montrer que le différend conceptuel est à ce point profond qu’il ne semble pas possible de pouvoir le régler de manière objective (Gray 1977, 338-339). Certains commentateurs pensent que cette contestabilité essentielle s’explique pour des raisons normatives, donc par des différences de perspectives axiologiques. Cela semble particulièrement approprié au sujet de concepts sociaux et politiques.

Pour les besoins de notre problématique, il semble que l’analyse de Collier, Hidalgo et Maciuceanu (2006) soit la plus pertinente. Plutôt que de rechercher une conception définitive des concepts essentiellement contestés, il vaut mieux se servir de cette notion pour mieux analyser les débats conceptuels et peut-être comprendre pourquoi ils ne semblent pas aboutir à des accords :

it appears more productive to label Gallie’s set of ideas as an analytic framework—i.e. a set of interrelated criteria that serve to illuminate important problems in understanding and analyzing concepts. […] Like any framework or schematization, it should probably be judged by its overall utility […]

Collier, Hidalgo et Maciuceanu 2006, 215

Cette interprétation est d’autant plus appropriée que, du point de vue du libéralisme politique, ce débat autour du statut du concept de concepts essentiellement contestés doit être accueilli différemment. Le libéralisme politique ne s’intéresse pas à la vérité de ces questions (qu’elles portent sur le statut de la notion ou sur les potentiels concepts essentiellement contestés), il ne recherche donc pas à déterminer quel parti a raison. Il cherche plutôt à comprendre ce que ces notions impliquent sur le plan politique, voire pratique. La notion de concepts essentiellement contestés peut donc avoir son utilité dans la question du pluralisme des conceptions du juste, car elle met en lumière le fait qu’au-delà des divergences sur des perspectives normatives et idéologiques, ce sont des problèmes conceptuels qui empêchent parfois la construction d’une conception publique de la justice[8]. Comme il est montré dans la section suivante (§2.2), un même concept se voit mobilisé par les multiples conceptions raisonnables du juste, et chacun lui prête une définition différente. Les concepts politiques pourraient être essentiellement contestés en ce sens que chacune des acceptions semble légitime du point de vue d’une conception particulière et raisonnable du juste.

2.2. Les concepts des conceptions raisonnables du juste

Si les concepts politiques mobilisés par le libéralisme politique s’avèrent essentiellement contestés, cela pose un problème à l’édification de cette théorie qui a pour motif de ne pas se prononcer sur des enjeux philosophiques et métaphysiques. Même parmi les conceptions raisonnables du juste, un différend assez important pourrait miner la possibilité d’établir une conception publique de la justice acceptable par tous. En d’autres mots, les définitions des concepts fondamentaux du libéralisme sont loin de faire consensus chez les auteurs libéraux. Il convient maintenant d’étudier ce caractère essentiellement contesté de certains des concepts centraux du libéralisme, soit les concepts de liberté et d’égalité.

Gray (1978, 385-388) consacre quelques pages au sujet du caractère contesté du concept de liberté. Par exemple, il existe une approche restrictiviste de la liberté, préconisée par Oppenheim, ainsi que la liberté négative défendue par Berlin qui l’oppose à la liberté positive (cette dernière étant à son tour définie de manières très diverses). Par ailleurs, Gray aurait pu introduire d’autres définitions de la liberté, comme celle des néorépublicains qui la conçoivent en tant que non-domination. Ainsi, lorsqu’une conception du juste prône la valeur de la liberté, comment la conception publique de la justice doit-elle l’interpréter ?

Selon Rawls, une conception de la justice ne devrait pas uniquement contenir le concept formel des différentes libertés, mais devrait également fournir les moyens pour faire un usage effectif de ces libertés, sans quoi elles perdent leur sens (Rawls 2005, 324-331; Wenar 2012, 3.4). Cependant, cette critique présuppose une définition de la liberté contre une autre définition, ce qui est le propre d’un concept essentiellement contesté. La définition libertarienne n’en est pas pour autant réfutée, car si la liberté est entendue comme non-intervention, il est difficile d’imaginer comment elle pourrait être purement formelle. Un libertarien se sent libre lorsque personne ne le force à faire quelque chose, et ce, même si ses options se voient arbitrairement réduites par les autres ou lorsqu’il n’a pas les moyens d’exercer ce qu’il veut – s’il pense le contraire, alors il n’est plus libertarien. Il y a sans doute des raisons de trouver cette idée étrange et repoussante, mais elle n’est pas incohérente pour autant.

Le concept d’égalité, central dans le premier principe de la justice comme équité, se voit aussi l’objet de vifs débats[9]. Faut-il parler d’égalité de considération des intérêts, comme les utilitaristes en général ? d’égalité de bien-être, comme le défendent entre autres les partisans de l’utilitarisme moyen ? d’égalité de ressources, comme un libéral semblable à Dworkin ? d’égalité d’accès aux avantages, comme le défend Cohen ? d’égalité de biens sociaux premiers, comme le voudrait Rawls ? ou d’égalité des capabilités, comme le pense Sen ? Même les libertariens revendiquent l’égalité, mais qui se réduit strictement à celle des droits négatifs. Si le concept paraît fondamental et indispensable aux conceptions du juste, son acception est loin de faire consensus, et il devient difficile de trancher le débat sans faire violence aux autres conceptions raisonnables du juste. Répondre à la définition semble nécessairement exiger que l’on adopte une conception du juste particulière.

De manière plus problématique, la notion même de ce qui est politique pourrait être essentiellement contestée (Gray 1978, 393-394). À certains égards, les marxistes tendent à croire que tout est politique, et qu’en ce sens, la distinction entre la sphère publique et la sphère privée pourrait être plutôt mince, voire inexistante. Pour des fins de simplicité, nous continuerons, dans cet article, de supposer que le domaine relatif au politique – sujet à la conception publique de la justice – n’est pas controversé, sans quoi l’intérêt porté au libéralisme politique risque de perdre tout son sens.

Plusieurs autres concepts politiques (comme ceux de la responsabilité, du mérite, des besoins, de la coercition, de la punition, etc.) pourraient être soumis à cette même analyse, sans oublier les concepts mêmes de libéralisme (après tout, les libertariens s’autoproclament parfois comme les vrais libéraux) et de justice. Heureusement, le qualificatif « raisonnable » semble un peu moins contesté puisque les différentes conceptions du juste qui sont ici étudiées peuvent s’entendre sur cette condition.

Bref, le fait que les concepts politiques soient essentiellement contestés illustre la difficulté de se prononcer sur la conception publique de la justice sans adopter une conception particulière du juste :

[...] any application of a specific conception of freedom[10] [...] involves taking sides in controversial areas of social thought on issues about what is structurally necessary in a given society and what contingent, and about where responsibility is to be located for the ultimate consequences of particular policies.

Gray 1978, 387

Qui plus est, le problème ne concerne pas uniquement le fait que ces concepts politiques sont essentiellement contestés, mais aussi que leur utilisation présuppose généralement une série d’autres concepts tout aussi controversés :

[…] such concepts are articulated in patterns of reasoning which have a distinctively philosophical character. Any use of an essentially contested concept, then, involves assent to definite uses of a whole range of contextually related concepts of a no less contestable character. Since these uses typically cohere to form a single recognizable world-view that is intelligibly connected with specific forms of social life, I conjecture that essentially contested concepts occur characteristically in social contexts which are recognizably those of an ideological dispute.

Gray 1977, 332-333

Autrement dit, ces concepts sont rarement isolément contestés. Il devient donc difficile d’appréhender l’objet du politique et des attentes envers la justice sans se heurter à une panoplie de concepts étant aussi essentiellement contestés. Au risque de se répéter, il devient surtout difficile d’aborder le problème de la construction de la conception publique de la justice sans adopter une conception du juste déjà essentiellement contestée. Et le libéralisme politique ne peut pas, par lui-même, déterminer quelle est la bonne définition, car il ne doit pas se prononcer sur des problèmes philosophiques. Il devient donc inévitable d’admettre ce pluralisme des conceptions raisonnables du juste comme un fait indépassable.

3. La tolérance politique

À partir de ce constat, le défi est d’imaginer la cohabitation politique et la mutuelle acceptation de règles pour le vivre-ensemble, alors qu’une diversité de conceptions raisonnables du juste se distingue fondamentalement. Est-il possible de fonder une conception publique de la justice sous ces conditions ? Premièrement, la solution proposée par Gray d’adopter une justice procédurale sera critiquée. Deuxièmement, la position voulant que la conception publique de la justice doive se développer par une justice minimale des dénominateurs communs sera suggérée. Troisièmement, l’idée d’accorder des mesures de compensation dans les cas où la conception publique de la justice pourrait aller au-delà de la justice minimale sera étayée.

3.1. Au-delà de la justice procédurale

Selon Gray (1977), le fait de reconnaître que les concepts politiques sont essentiellement contestés implique que nous abandonnions la prétention d’aboutir à un absolutisme et que nous endossions ainsi un pluralisme moral et épistémologique : “For if none of the rival uses of our basic concepts can be logically privileged over any other, are we not all but committed to tolerance of diversity, and to the project of promoting a mutual and interminable conceptual enrichment through maintaining permanent dialogue ?” (Gray 1977, 335) Pour l’instant, cette proposition est cohérente avec l’esprit du libéralisme politique de Rawls; Gray (1977, 336) parle même explicitement d’un libéralisme pluraliste[11].

Cependant, dans son article de 1978, Gray va plus loin sur le plan normatif et pense que le fait que les concepts politiques soient essentiellement contestés conduit à l’adoption d’une justice procédurale (Gray 1978, 399-402). Malheureusement, il donne peu de détails sur la question de savoir quelles seraient les modalités d’une telle justice[12], mais il est déjà possible d’examiner cette idée en reprenant certaines critiques que Rawls (2005, 421-433) formule à l’endroit de la justice procédurale en général.

La justice procédurale se préoccupe, comme son nom l’indique, des procédures, plus précisément du processus de légitimation des lois et des politiques, tandis qu’une justice substantielle s’intéresse surtout au résultat (outcome). En un certain sens, la première recherche les qualités d’équité, d’impartialité et de neutralité en un sens formel, alors que la seconde conçoit ces dernières sous le regard d’une conception de la justice particulière (voir plus bas). Des exemples de procédures seraient un vote (à majorité simple, ou selon d’autres modalités), un tirage au sort, une rotation des décisions, et dans tous les cas, la décision peut porter directement sur le sujet litigieux ou sur le choix d’un représentant (ou une assemblée de représentants) devant débattre du choix à arrêter. De nombreuses autres procédures peuvent exister, mais de manière générale, les procédures démocratiques sont les plus représentatives des défenseurs de la justice procédurale.

Cependant, la justice procédurale présente quelques problèmes importants. Premièrement, il n’est pas garanti à priori qu’elle parviendrait à écarter des conceptions non raisonnables. Or, le libéralisme politique ne doit accepter que les conceptions considérant que tous les citoyens sont libres et égaux. Si des limites sont ainsi imposées aux procédures permises, alors des éléments de justice substantielle sont intégrés. Deuxièmement, le choix des procédures a un caractère arbitraire puisque différentes procédures peuvent être établies et mener à des résultats différents; faut-il alors penser que tous ces résultats sont également justes ? Sinon, quelle doit être la procédure ? Si celle-ci n’est pas fixée à priori, quelle doit être la procédure pour déterminer quelle procédure il faudrait justement adopter ? Ce problème est vulnérable à une régression à l’infini et risque toujours l’arbitraire. Troisièmement, il est difficile de voir la justice procédurale autrement que comme un modus vivendi, c’est-à-dire un certain point d’équilibre visant à étouffer des hostilités ou des tensions sociales, n’ayant donc qu’une fonction instrumentale et contingente. Le problème, ici, est que cela mine la stabilité de la communauté politique à long terme, car si l’un des partis a un avantage à violer la justice, il le fera, alors que dans la formation d’une conception politique de la justice, le citoyen s’y reconnaît moralement beaucoup plus grâce au consensus par recoupement (Rawls 2005, 147-149). Quatrièmement, même certains théoriciens défendant la justice procédurale, comme Habermas, finissent par intégrer des éléments substantiels, ce qui révèle que son élaboration théorique paraît plutôt difficile sans tomber dans une justice plus substantielle. Cinquièmement, respecter les procédures peut rendre le processus légitime, mais cela ne le rend pas juste pour autant[13]. Ce sont les conceptions du juste qui informent cette dernière.

Ces critiques ne s’adressent pas nécessairement toutes à la justice procédurale qu’adopterait Gray, mais suffisent à illustrer les limites d’une approche exclusivement procédurale. En revanche, il est vrai que de telles approches sont rares, car la plupart des défenseurs de la justice procédurale acceptent que des principes substantiels doivent être admis au préalable et insistent plutôt sur l’idée que les procédures doivent être instaurées sur certains types de désaccord. En d’autres mots, la question des procédures devient éventuellement incontournable. Concernant le problème du pluralisme des conceptions raisonnables du juste, le défi sera de trouver des procédures tolérantes de mise en place d’une conception publique de la justice qui puissent s’avérer légitimes pour le plus grand nombre de citoyens.

Par ailleurs, abandonner la justice exclusivement procédurale ne signifie pas que la justice plus substantielle ne serait pas neutre. Rawls (2005, 190-195) explique bien qu’il existe plusieurs acceptions de la neutralité[14]. Outre la neutralité procédurale, il existe aussi la neutralité des buts et la neutralité des effets. La neutralité des buts concerne le fait d’offrir à toutes les conceptions raisonnables (du bien, chez Rawls) la possibilité d’être poursuivies, alors que la neutralité des effets concerne le fait que les résultats des politiques publiques n’affectent pas plus des conceptions raisonnables particulières que d’autres. Cependant, la neutralité des effets n’est pas envisageable, car il est à peu près impossible de prévoir et d’empêcher les effets des politiques publiques sur les différentes conceptions du bien (ou du juste) – il s’agit, selon Rawls, d’un fait évident de sociologie politique. Une conception publique de la justice pourrait donc être dite neutre en adoptant la neutralité des buts, celle-ci n’avantageant en principe aucune conception particulière au détriment des autres.

3.2. La construction de la justice au sein d’un pluralisme des conceptions du juste

Comment instituer une conception publique de la justice qui soit unifiée et en même temps tolérante à l’égard de la diversité des conceptions raisonnables du juste ? Aucune conception raisonnable du juste ne peut prétendre à être adoptée publiquement tout en ignorant les revendications des autres conceptions. De la même manière que les citoyens du libéralisme politique doivent, en tant qu’agents raisonnables, reconnaître que différentes doctrines compréhensives du bien peuvent être raisonnables et doivent être tolérées comme telles, les citoyens doivent reconnaître le fait du pluralisme des conceptions raisonnables du juste. Un certain compromis sera nécessaire si l’on veut éviter une vacuité de la justice publique ou l’impossibilité du politique. Ce compromis devra certes être construit à l’aide d’une certaine procédure, mais devra aussi contenir des éléments substantiels. Il faut alors concevoir la justice comme un projet en éternelle construction, comme un work in progress. La méthode proposée ici sera développée en trois temps.

Premièrement, il va de soi qu’il est nécessaire d’écarter les conceptions du juste qui ne seraient pas raisonnables. Cela correspond à la condition essentielle du libéralisme. Seules les conceptions raisonnables du juste peuvent être accueillies dans la construction de la conception publique de la justice, sans quoi celle-ci ne serait pas tolérante.

Deuxièmement, il faut vérifier si des affinités existent entre les différentes conceptions raisonnables du juste, malgré le fait que leurs concepts soient essentiellement contestés. En d’autres mots, il faudra élaborer une justice par dénominateurs communs, c’est-à-dire qui recherche les principes et libertés consensuels parmi les différentes conceptions raisonnables du juste. Il est probable que cela mène à un accord sur une liste de droits négatifs et de libertés fondamentales négatives dont tous les citoyens jouiront de manière égale. Par exemple, les libertés d’association, d’expression et de conscience devraient être facilement assurées, en plus des droits fondamentaux. Il n’y a rien de novateur à propos de cette idée. Ce faisant, le libéralisme politique ne devrait pas seulement se restreindre à la sphère politique, il devra aussi se contenter d’être pratique. Il devra accorder des libertés et des droits fondamentaux sans présupposer quel est leur véritable conception ou fondement. En ce sens, il devra tenter d’outrepasser le caractère essentiellement contesté des concepts en insistant seulement sur leur valeur pratique, et non sur leur acception. Un consensus par recoupement devrait permettre aux différents citoyens d’accepter ces principes malgré leur conception particulière du juste et des termes politiques[15].

Un problème se pose cependant à l’emploi de l’idée des dénominateurs communs : il pourrait être objecté qu’elle contredit la notion de concepts essentiellement contestés. Comment peut-on penser un accord alors que les définitions des concepts sont essentiellement contestées ? Pour répondre à ce problème, il faut insister sur le caractère pratique de ces concepts. Entre autres, l’espoir est de pouvoir graduer de manière linéaire les différentes acceptations d’un concept de manière à ce que certains disent qu’il est insuffisant et d’autres trop exigeant. Ainsi, ceux disant qu’une définition particulière est « insuffisante » ne rejettent pas en bloc les idées déjà inscrites. Par exemple, au sujet de la liberté, rares sont ceux qui sont en désaccord avec la liberté comme non-intervention. Ils croient plutôt que la liberté représente plus que cela, comme avoir la possibilité de réaliser quelque chose – ils estiment même qu’il est injuste de s’en tenir à de tels droits négatifs et de négliger les autres droits, comme les droits socioéconomiques. Quoi qu’il en soit, comme il a été dit, ces dénominateurs communs ne doivent pas être recherchés sur la définition des concepts, mais plutôt sur leurs implications pratiques.

Une difficulté plus importante concerne la possibilité d’équilibrer les libertés entre elles, comme le veut Rawls (2005, 324-368)[16]. Cet équilibre ou cette restriction de certaines libertés pourrait se voir contesté par certaines conceptions raisonnables du juste. En effet, la justice comme équité ainsi que d’autres conceptions raisonnables du juste conçoivent que les libertés peuvent se limiter (les unes vis-à-vis les autres et aussi entre elles-mêmes) afin d’assurer une égalité réelle entre les citoyens et réduire les contingences des rapports de force. Or, les libertariens ne seront évidemment pas d’accord avec cette justification et soutiendront que n’importe quelle limitation d’une liberté exigerait un usage illégitime du pouvoir étatique. Si la conception publique de la justice se construit simplement par dénominateurs communs, elle risque de toujours donner raison à ceux ayant des conceptions du juste plus restrictives, et ne fera pas preuve de tolérance à l’égard des autres conceptions, qui y verront de l’injustice. Est- ce que ce problème devrait être accepté comme un fait insurmontable ou est-ce que les autres citoyens peuvent nourrir l’espoir de construire publiquement leur justice ?

Ainsi, troisièmement, la conception publique de la justice pourrait se construire au-delà de la justice minimale par dénominateurs communs, à condition qu’elle offre compensation à ceux ayant une conception raisonnable du juste plus restrictive, sans quoi ces derniers ne seraient pas tolérés. La section §3.3. analysera quelles modalités de mesures de compensation seraient possibles, et quelles difficultés elles engendreraient. Mais théoriquement, il semble que cela soit cohérent.

De manière générale, le plus grand différend entre ces multiples conceptions raisonnables du juste se situera au niveau de la justice distributive. Si la conception publique de la justice ne s’en tient qu’aux dénominateurs communs, sans doute il n’y aurait pas du tout de distribution. Le risque est donc qu’elle soit très conservatrice, c’est-à-dire difficile à faire évoluer. Cela implique que le fardeau de la preuve repose sur ceux endossant des principes plus exigeants, et ceux-ci, même majoritaires, ne peuvent malheureusement pas imposer leurs vues, sans quoi ils ne seraient plus libéraux :

[the citizens] will readily acknowledge the practical impossibility of reaching agreement on the nature and weighting of distributive principles embodying concepts whose application is inherently disputable—concepts such as need, desert and merit—and the implementation of which demonstrably subverts the liberal order.

Gray 1978, 401

Par contre, ils ont quand même le droit de développer une conception publique de la justice plus près de la leur, à condition d’offrir des compensations aux autres. De cette manière, la conception publique de la justice n’est plus imposée. De plus, ils s’assurent de respecter la neutralité des buts, car une telle conception publique de la justice, allant au-delà de la justice minimale, ne désavantage pas les conceptions raisonnables du juste plus restrictives si elle leur permet d’être poursuivies par le recours à des compensations.

Cette construction publique de la justice par dénominateurs communs et par compensation repose aussi sur un argument pratique, car elle vise à rendre possible la mise en commun de conceptions extrêmement divergentes. Son objet ne consiste pas à régler les controverses au sujet des concepts essentiellement contestés (le libéralisme politique ne devant pas se prononcer sur leur vérité), mais plutôt à accueillir les propositions des partis de manière à forger des principes de justice qui soient tolérants. La conception publique de la justice n’exprime pas quelle conception raisonnable du juste est la meilleure ni quelle est la plus juste : au contraire, elle est simplement construite politiquement, et non philosophiquement et métaphysiquement.

Elle n’impose pas non plus de résultat prédéfini, car celui-ci dépendra beaucoup des groupes sociaux qui composent la société et du progrès des débats de justice internes à la société (voir ci-contre, §3.3.1.), et variera en fonction de ceux-ci, d’une société à l’autre. L’essentiel est que cette conception publique de la justice reflète un équilibre découlant des conceptions raisonnables du juste d’une bonne partie des citoyens : “It is part of citizen’s sense of themselves, not only collectively but also individually, to recognize political authority as deriving from them and that they are responsible for what it does it their name.” (Rawls 2005, 431)[17] Bien sûr, personne ne sera totalement satisfait et ne s’y reconnaitra parfaitement, sauf que la conception publique de la justice reflètera aussi le compromis politique que la mise en commun des différentes conceptions raisonnables du juste permettra de dégager. Et cette conception publique sera raisonnable du fait qu’elle reconnaîtra d’emblée que plusieurs autres conceptions sont admissibles et méritent d’être entendues pour son élaboration.

En d’autres mots, comme il a été dit, cette conception publique de la justice en sera essentiellement une de tolérance politique, entendue en un sens très radical. En effet, le concept de tolérance présuppose le fait d’être en désaccord ou d’être dérangé par la chose tolérée, mais il implique aussi d’avoir une raison supérieure pour ne pas intervenir envers cette chose désapprouvée (Cohen 2004)[18]. Dans ce cas-ci, la raison supérieure représente le désir de forger une société où les citoyens pourront coopérer socialement et s’épanouir respectivement, en dépit de leurs désaccords profonds, néanmoins compréhensibles et raisonnables. En ce sens, la conception publique de la justice ainsi construite n’est pas un modus vivendi : elle ne se contente pas de rechercher un équilibre social et contingent, mais reconnaît plutôt l’importance de respecter le pluralisme raisonnable des différentes conceptions du juste.

3.3. La question des mesures de compensation

Il a été proposé que si la conception publique de la justice a pour ambition d’aller plus loin que la justice par dénominateurs communs, cela peut être légitime à condition qu’elle offre compensation à ceux ayant des conceptions raisonnables du juste plus restrictives et qui s’estiment lésés par des mesures publiques plus exigeantes. Cela pourrait être le cas des libertariens qui croient fortement, entre autres, que les impôts constituent une forme de vol. Pour respecter leur liberté de conscience et faire preuve de tolérance, la société pourrait leur proposer une compensation.

Or, ces mesures de compensation doivent être minutieusement étudiées pour éviter le free-riding; par exemple, il serait facile pour un riche de prétexter une idéologie libertarienne afin d’accéder à une forme d’évasion fiscale légalement masquée en mesures compensatoires. Ainsi, si de telles mesures sont autorisées, elles doivent impliquer un coût, c’est-à-dire que les individus y ayant recours perdraient plusieurs des privilèges offerts par la vie en société[19] ; cela pourrait mener à un droit de sortie, voire plutôt une exigence de sortie, lorsque trop de compensations sont requises. Si des ex-citoyens veulent ensuite faire affaire ponctuellement avec la société, des frais de douanes, en quelque sorte, pourraient être imposés[20].

Évidemment, de telles mesures s’avèrent extrêmement délicates et épineuses, mais sont pourtant analogues aux problèmes de la coexistence de la diversité religieuse et culturelle, et les solutions à l’endroit du pluralisme des conceptions du juste peuvent s’apparenter aux mesures d’accommodements raisonnables (religieux ou culturels)[21]. Le défi consiste à développer des accommodements propres à répondre aux divergences idéologiques respectives, donc aux torts subis par ceux qui se sentent brimés par certaines mesures des institutions de la société.

Par contre, il est important que l’accessibilité aux mesures compensatoires soit possible à condition que de telles mesures ne minent pas les avantages de la vie en société pour les autres[22]. Autrement dit, elles ne doivent pas déséquilibrer la stabilité et la pérennité des communautés politiques justement constituées et devront sans doute, par conséquent, demeurer aussi marginales que possible. Heureusement, si la psychologie morale que développe Rawls (2005, 81-86 et 140-142) est vraie, des institutions justes sauront engendrer des citoyens dont le sens de la justice se conforme à de telles institutions; si une société parvient à mettre en oeuvre des principes justes de coopération sociale, les citoyens se développeront en adéquation avec ceux-ci et sauront reconnaître les mérites d’un tel système, de sorte que ceux qui ne s’accordent pas avec ces principes devraient, par spéculation, demeurer marginaux. Cette hypothèse pourrait être aussi vraie, même dans un cadre de pluralisme des conceptions du juste raisonnables.

Trois problèmes plus particuliers méritent maintenant d’être abordés à l’égard des mesures de compensation, si celles-ci sont acceptées : comment répondre aux objections des conceptions raisonnables du juste plus exigeantes ? Comment déterminer l’éducation des enfants et comment se conçoivent les conceptions raisonnables du juste au sein d’une société à prédominance libertarienne ?

3.3.1. L’objection des autres conceptions du juste

Est-ce que de telles mesures de compensation pourraient être contestées par les partisans d’une justice plus exigeante ? Comment justifier que des individus jouissent de certains bienfaits de la vie en société sans en payer un quelconque coût, et ce, par simple choix idéologique ? Même si les libertariens se séparent de la société et forment des communautés comme celles des Amish, ils profiteront encore des mesures étatiques telles que la protection du territoire, mais aussi du développement scientifique et technologique en partie financé publiquement. De manière plus générale, pourquoi la construction publique de la justice doit-elle privilégier les plus laxistes, et non accorder le bénéfice du doute aux conceptions raisonnables du juste plus généreuses ? Est-ce qu’accorder des exceptions aux principes publics de justice ne rend pas ceux-ci à la fois injustes et à la fois plus vulnérables, car moins efficaces ?

La réponse se trouvera en partie en rappelant le problème qui a émergé : les objections des conceptions raisonnables du juste plus exigeantes seront sans doute formulées en des termes étant essentiellement contestés. Si les partisans de ces conceptions reconnaissent le pluralisme des conceptions raisonnables du juste, ils ne peuvent alors pas imposer leur version de la justice (ce qui serait le cas si ce n’était que la majorité qui décidait), sans quoi ils ne seraient plus raisonnables eux-mêmes. Plutôt, la construction de la conception publique de la justice doit être réalisée en respectant les avis dissidents lorsque ceux-ci découlent d’un désaccord sincère et profond.

Rather, justification is addressed to others who disagree with us, and therefore it must always proceed from some consensus, that is, from premises that we and others publicly recognize as true; or better, publicly recognize as acceptable to us for the purpose of establishing a working agreement on the fundamental questions of justice. It goes without saying that this agreement must be informed and uncoerced, and reached by citizens in ways consistent with their being viewed as free and equal persons.

Rawls 1985, 229-230

Or, s’il n’est pas possible d’atteindre un consensus plus étendu qu’une liste de droits négatifs, force est d’admettre que les mesures de compensation sont peut-être le dernier recours pour construire une structure de base de société plus exigeante qui ne viole plus la conscience des citoyens partageant une conception raisonnable de la justice plus restrictive.

L’espoir des partisans de conceptions raisonnables plus exigeantes du juste consiste donc à convaincre les autres du bienfondé de leur approche, et plus ils réussiront à convaincre leurs concitoyens, plus la conception publique de la justice pourra s’élever au-delà de la justice minimale. La construction de la justice ne peut pas se faire sans les plus réticents[23] (à moins d’offrir des mesures compensatoires) et doit par conséquent miser sur les débats sociaux, le partage d’opinions et l’éducation civique pour tous. La réflexion philosophique ne précède pas l’édification de la justice, mais au contraire se doit d’accompagner celle-ci, et de n’écarter personne. Cette réflexion philosophique devient ainsi un élément central du libéralisme politique en tant qu’idéal ou idée du bien tout à fait nécessaire à l’équilibre et au bon fonctionnement de la société. Dans la construction de la conception publique de la justice, tout le monde est égal[24], et c’est dans leur for intérieur, en exerçant leur pouvoir moral du sens de la justice, que chaque citoyen devra être convaincu. Sans quoi, ils ne seraient pas réellement tolérés.

Une autre objection sérieuse serait d’avancer que le projet d’accorder des mesures de compensation risque de miner trop sérieusement l’unité de la société et la nécessité d’avoir des principes de société qui couvrent tous les citoyens. Est-ce que la tolérance politique exige nécessairement de laisser les citoyens implanter leurs propres conceptions raisonnables du juste ?[25] Pourquoi la liberté de conscience et d’association ainsi que la libre circulation des idées (ce qui suppose le respect des différentes conceptions du juste) ne seraient-elles pas suffisantes ? La réponse est complexe et fait appel à différents éléments évoqués au cours de cet article. De un, l’unité de la société devrait être garantie dans la mesure où ceux bénéficiant des mesures de compensation ne font plus partie de cette unité sociale; il est même possible que le reste de la société soit plus unifié et coopératif, car les principes de justice de base auraient le loisir d’être plus cohérents et constants, moins vulnérables à la pression politique des conceptions raisonnables plus restrictives du juste. De deux, il semble que la tolérance politique conduise non seulement à respecter la libre circulation et la défense des idées, mais aussi à accorder autant que possible un espace où les citoyens puissent vivre leurs convictions profondes, y compris leurs convictions à propos des conceptions de la justice. Y a-t-il une véritable tolérance lorsqu’un citoyen se sent forcé de vivre dans une société qu’il estime fondamentalement injuste et dans laquelle il doit, de surcroît, apporter sa contribution ? Se sent-il toléré si les seules justifications qui lui sont soumises se formulent en des termes essentiellement contestés qu’il trouve pourtant inacceptables ? Ce dernier aspect sera soulevé de nouveau, et avec plus de détails, au cours de la conclusion. En attendant, il semble que la tolérance soit mieux réalisée lorsque les partisans de conceptions plus restrictives reçoivent compensation, et lorsque les partisans de conceptions plus exigeantes possèdent plus de moyens pour réaliser leurs objectifs de société.

3.3.2. L’éducation des enfants

Toutefois, les mesures de droit de sortie posent un problème quant à l’éducation des enfants. Est-ce que les enfants de ceux ayant des conceptions restrictives de la justice (comme les libertariens) devraient quand même accéder à l’éducation publique ? Plus encore, devraient-ils être forcés d’aller à l’école publique ? Cela ne devrait pas déplaire aux citoyens ayant une conception de la justice plus exigeante, mais pourrait soulever l’objection des parents libertariens.

La réponse réside en partie dans le statut des enfants au sein du libertarisme (Vallentyne 2010, 5.1.) : si l’enfant n’est pas la propriété des parents, ces derniers ne peuvent pas décider d’élever leurs enfants comme ils le veulent et imposer leur vision du monde – l’endoctrinement devrait donc être interdit autant que possible. En revanche, les parents ont au moins une responsabilité forte envers leurs enfants, celle de développer l’autonomie et l’épanouissement de ces derniers, et il serait incohérent, voire déraisonnable, d’avancer que l’éducation des enfants appartient exclusivement à un tiers et que les parents ne jouent aucun rôle dans celle-ci (Galston 2002, 101-109). Ils ont même certains droits en tant que parents, entre autres, le droit de leur inculquer leurs valeurs si celles-ci sont raisonnables[26]. En d’autres mots, les parents ne possèdent pas un droit absolu sur la manière d’élever leurs enfants, mais sont responsables de cette éducation. Il s’agit même d’une des implications du pluralisme que d’admettre une certaine diversité quant à l’éducation des enfants[27], et cette diversité reflète aussi la possibilité de transmettre des valeurs particulières à ses enfants.

Un compromis devra donc être dégagé concernant l’éducation des enfants et pourrait varier d’une société à l’autre, voire d’un cas à l’autre. Une possibilité consisterait à exiger les écoles libertariennes (ou semi-libertariennes, si leur financement est mixte) à offrir un cursus enseignant des valeurs civiques, exposant les différentes conceptions politiques du juste, en plus des bienfaits de la vie en société non libertarienne[28]. L’essentiel est que ces enfants ne soient pas pénalisés d’avoir eu des parents libertariens, c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir intégrer la société politique s’ils le désirent plus tard, et ce, sans coût exagéré. Bien sûr, d’autres injustices pourraient persister aux yeux des autres conceptions du juste, notamment le fait que ces enfants n’auraient pas joui des mêmes chances de départ, mais le problème est sensiblement le même au sujet du multiculturalisme. C’est peut-être le (ou plutôt l’un des) prix à payer pour la tolérance politique et le respect du pluralisme des conceptions raisonnables du juste.

Une autre solution à ce problème consisterait à intégrer les enfants de parents libertariens à des écoles publiques. Après tout, l’adhésion à une conception de la justice est souvent influencée par la position sociale que l’on occupe[29]. Cela pourrait impliquer que, si la structure de base de la société se doit d’être neutre[30] à l’égard des différentes conceptions raisonnables du juste, elle doit autant que possible minimiser les facteurs sociologiques qui déterminent arbitrairement l’adhésion politique des citoyens, afin que ces derniers puissent endosser une conception de la justice qui leur est authentique. Un système d’éducation universel offrant une ouverture sur les différentes conceptions raisonnables du juste pourrait alors s’avérer un outil important pour permettre aux jeunes citoyens de remettre en question leurs présupposés. Cela n’empêcherait pas les parents libertariens de transmettre leurs valeurs, mais imposerait une limite dans la mesure où leurs enfants devraient aussi pouvoir développer leur autonomie intellectuelle. Seulement, un problème logistique s’impose : si les libertariens ont exercé leur droit de sortie de la société non libertarienne, comment gérer les interactions avec cette société étant donné que leurs enfants fréquenteraient des écoles publiques ? La réponse ne semble pas évidente, et certains compromis seraient nécessaires.

3.3.3. La compensation dans une société libertarienne

Comment concevoir des mesures de compensation dans une société à prédominance libertarienne, c’est-à-dire où la construction de la conception publique de la justice est fortement inclinée en faveur du libertarisme ? Est-ce que les citoyens partageant une conception de la justice exigeant une redistribution doivent individuellement recevoir compensation ? (Dans un tel cas, le risque de free-riding serait le même que dans une société où les libertariens sont marginaux, car des citoyens pourraient prétexter une conception différente dans le but d’en avoir plus.) Et si oui, comment peuvent-ils recevoir compensation si le libertarisme considère comme injuste toute redistribution forcée ? Un modèle de société libertarienne ne semble pas offrir d’outils de compensation autres que des actions individuelles volontaires, ce qui est sans doute nettement insuffisant. Ou est-ce que ce sont les libertariens les moins bien lotis qui doivent faire l’objet de compensation ? Le problème est le même : cette compensation ne semble pas institutionnellement possible, et puis elle devrait aussi se faire avec l’accord de ceux qui en bénéficient.

Étant donné ces paramètres dans un tel contexte, la solution la plus raisonnable pourrait être que les citoyens partageant une conception de la justice plus exigeante forment une microsociété où ils institueraient des mécanismes de justice égalitaristes offrant différents services. Pour en bénéficier, des citoyens pourraient volontairement devenir membres de cette microsociété; les frais d’association varieraient en fonction des moyens des membres, comme l’impôt progressif. Cette idée ne viole pas les principes libertariens et correspond à certains égards à l’idée de mini-États ne détenant pas de monopoles (un peu comme chez Nozick 1974); en d’autres termes, cela ressemblerait à une assurance collective à frais proportionnels. Quant au principe d’égalité d’opportunité, il serait sans doute moins efficient dans le cadre d’une microsociété, mais pourrait être minimalement encouragé par différentes mesures d’aide.

La plus grande difficulté, toutefois, réside dans la possibilité pratique de fonder de telles microsociétés au sein d’une société libertarienne, car des pressions externes (comme celle d’un capitalisme non contrôlé) pourraient miner sa réussite, en plus du coût probablement plus élevé d’implanter des systèmes égalitaristes à petite échelle. De plus, l’efficience de telles microsociétés dépend grandement du nombre de citoyens aisés ayant une conception du juste égalitariste, ce qui risque d’être contingent et pourtant injuste aux yeux des égalitaristes moins aisés. Si ce problème est suffisamment sérieux et empêche les citoyens de vivre en fonction de leur conception raisonnable du juste, il semble alors qu’une conception publique de la justice à prédominance libertarienne viole le principe de la neutralité des buts[31], car les institutions qui en découlent permettraient mal, en principe, que ceux qui sont en désaccord raisonnable avec celles-ci puissent être respectés. Est-ce qu’une conception publique libertarienne se révèle, en fin de compte, réellement tolérante envers ceux étant en désaccord raisonnable avec celle-ci ? Il semble qu’un certain compromis soit nécessaire afin qu’une conception publique libertarienne permette à d’autres de s’épanouir et de créer leurs microsociétés.

Conclusion

Cet article s’est ouvert sur le constat du pluralisme des conceptions raisonnables du juste. Celles-ci, bien que toutes candidates à la conception publique de la justice, sont néanmoins hétéroclites et incompatibles. Le libéralisme politique ne semble pas pouvoir légitimement trancher entre ces conceptions. De plus, les concepts mobilisés par ces conceptions du juste s’avèrent essentiellement contestés en ce sens que les arguments logiques concernant leur bonne application ne semblent pas pouvoir conclure le débat. Cela rend difficile de renvoyer à ces concepts sans favoriser une conception du juste particulière au détriment de ses concurrentes. Il a donc été proposé que la construction de la conception publique de la justice devrait se faire par dénominateurs communs, donc en accordant minimalement une liste de droits négatifs au point de vue pratique. Si la conception publique de la justice a pour ambition d’établir des principes au-delà de ce minimum, elle devrait accorder des mesures compensatoires à ceux se sentant lésés. De telles mesures compensatoires, pouvant aller jusqu’à un droit de sortie, sont requises de manière à respecter les objections raisonnables de ceux adhérant de manière sincère à des conceptions différentes et plus restrictives du juste. Cette approche révèle que les questions de justice sociale et de politique publique, et même de justice distributive, sont intimement liées à celle de la tolérance politique.

Il se pourrait que le constat de ce pluralisme des conceptions raisonnables du juste ait ouvert une boîte de Pandore (certains pourraient même considérer qu’il s’agit d’une réduction par l’absurde du projet du libéralisme politique). Le risque est énorme : en insistant trop sur les débats philosophiques au sujet de la justice, l’idéal d’une société politique où les citoyens s’entendent sur les mêmes principes publics de justice semble gravement menacé. Il n’est pas non plus certain que la justice par dénominateurs communs soit toujours possible, car elle mène à de nombreux problèmes théoriques et pratiques. Heureusement, certains de ces problèmes sont similaires à ceux concernant le pluralisme religieux et culturel, de sorte qu’il serait pertinent de s’y rapporter pour y retenir des leçons. Il reste à espérer que l’histoire des pratiques politiques, dont s’inspire Rawls pour bâtir son libéralisme et ses principes de justice, mène effectivement à des recoupements aussi larges que possible ainsi qu’à une coopération sociale permettant des redistributions significatives et acceptables pour la plupart – et que le poids démographique de ceux étant plus restrictifs ne mine pas le succès de ces principes publics de justice.

Un dernier problème mérite d’être abordé. Il pourrait être objecté que cette approche paraît hautement individualiste, comme si le fait d’adopter une conception du juste était une affaire personnelle et privée, ce qui est pourtant contre-intuitif et potentiellement contradictoire. En effet, si la justice désigne, selon la célèbre expression, ce que l’on doit aux autres, il y aurait lieu d’espérer que la conception du juste oeuvre plutôt à établir les rapports aux autres et à assurer des institutions égalitaristes où chacun a sa place et sa juste part, et non simplement ce que les individus doivent recevoir pour que leurs croyances politiques soient respectées; la justice est, semble-t-il, forcément une affaire sociale, interpersonnelle. Si le projet est de respecter les croyances de chacun, il est possible qu’une logique libertarienne ait déjà gagné – et en effet, une construction par dénominateurs communs semble d’avance favoriser les plus laxistes. Comment concevoir un projet social à partir de telles prémisses ?

Une réponse complète ne peut être esquissée ici, car il faudrait étudier la possibilité de développer une théorie du pluralisme des conceptions raisonnables du juste qui serait moins individualiste ou qui pourrait évoluer au-delà de ce modèle[32]. Mais cet individualisme a aussi sa raison d’être. Les conceptions du juste font souvent partie, de manière profonde, de l’identité et des valeurs des citoyens. Ces conceptions tendent à définir ce que les citoyens attendent raisonnablement de leur société, voire à définir dans quelle société ils souhaiteraient vivre, tout en sachant qu’une telle société serait offerte aux autres citoyens en tant que personnes libres et égales. Il serait donc exagéré, à moins d’avoir des raisons fortes pour le faire, que le libéralisme politique viole les croyances fortes et raisonnables des citoyens – ce qui implique aussi de les forcer à participer à l’effort collectif d’un projet social auquel ils ne croient même pas. C’est pourquoi des mesures de compensation pourraient être offertes dans les cas où un désaccord raisonnable prévaut, mais que des raisons publiques importantes (comme la stabilité de la communauté politique ou la pérennité de la coopération sociale) nécessiteraient de violer certaines conceptions du juste plus restrictives. Mais ce respect des convictions individuelles est justifié si et seulement si les individus sont prêts à assumer les conséquences de leur conception raisonnable du juste – autrement dit, un libertarien ne pourrait pas exiger une aide sociale, à moins de renoncer à ses idées libertariennes et d’adhérer au projet de coopération sociale où prévaut une redistribution déterminée par la conception publique de la justice.

Politiquement, c’est-à-dire en renonçant à affirmer quelle est la meilleure théorie de la justice, il semble que la décision la plus juste et tolérante du pluralisme consiste à développer une conception publique de la justice qui respecte, autant que possible, les différentes conceptions raisonnables du juste des citoyens, même si cela vient avec un coût énorme. Si les arguments qui ont été exposés ici sont justes, il faut oeuvrer à offrir les moyens, autant que possible, pour que les citoyens exercent non seulement leur conception de la vie bonne, mais vivent aussi en accord avec la conception du juste qu’ils considèrent la plus justifiée.