Article body

Charles Taylor a retracé la façon dont le terme de « sécularisation[1] » s’est articulé au fil de l’histoire moderne occidentale. Mais plutôt que de chercher à déterminer quelque chose comme un mouvement de fond de l’histoire de la sécularisation, Taylor propose une réflexion sur les conditions historiques de l’émergence d’un mode de coexistence pensé désormais exclusivement sous la forme d’espaces publics[2]. Bien que le mot soit polysémique, nous pouvons d’abord rappeler que, du point de vue de l’autorité juridique, notre compréhension de ces « conditions de sécularisation » n’aurait guère de sens sans le déplacement conceptuel de l’idée médiévale de « loi divine » (ou loi fondamentale) vers la discipline moderne du droit public (ou droit politique)[3]. Cela est important dans la mesure où l’émergence de notre conception séculière de l’espace public se caractérise avant tout par le fait d’être « vidée » de Dieu, ou bien de toute référence à une réalité ultime[4]. Lorsque l’on parle de sécularisation, on peut alors se concentrer sur les transformations successives du contexte spirituel en Occident qui permettent de clarifier cette conception moderne de l’autorité en tant que sphère autonome. Si jusqu’à alors l’autorité avait été déterminée par la transcendance, dès qu’elle le fut par l’immanence, au prisme de l’atomisme individualiste[5], elle acquit une certaine forme d’indépendance morale[6].

L’interprétation de Taylor constitue un grand récit (a master narrative) de ces transformations des conditions de la croyance, dont le but premier est de critiquer l’idée largement répandue selon laquelle la « sécularisation » ne serait qu’une conséquence inévitable de la modernité[7]. Or, c’est là une perspective qui applique un schéma d’évolution linéaire, schéma favori des sciences sociales depuis leur essor jusqu’aux récentes théories de la rationalisation. De ce point de vue, la sécularisation est conçue comme un processus continu, engagé dans une voie semblable à celle empruntée par la croissance économique, l’industrialisation, la mobilité sociale et géographique, l’urbanisation ou encore le développement de la science et de la technologie[8]. Ainsi comprise, la sécularisation devient une conséquence inévitable du progrès humain. Inutile d’insister sur le caractère profondément ethnocentrique[9] de cette interprétation – qui est, du moins à certains égards, l’interprétation partagée par les défenseurs de l’indivisibilité de la République française, du wall of separation jeffersonien, ou encore du projet de Charte des valeurs québécoises (loi 60)[10].

Les pages qui suivent s’attachent à examiner les termes dans lesquels Taylor a entrepris de poser le problème de la sécularisation. Plus spécifiquement, nous voudrions montrer que, si son effort pour articuler une conception politique de « l’aménagement de la diversité morale et religieuse[11] » a certes contribué à critiquer les régimes « rigides » de la laïcité[12], Taylor accorde une prééminence incontestable à la liberté de conscience. Or, notre analyse entend démontrer que, selon cette vue, il n’y a pas de place pour une véritable autonomie religieuse. Notre hypothèse est que la théorie de la laïcité de Taylor est incompatible avec une conception forte du pluralisme. Avant d’examiner et de critiquer ce que Taylor comprend par « les principes constitutifs de la laïcité[13] », on mettra en relief le rôle qu’il accorde à la philosophie de l’histoire, notamment dans son rapport aux sciences sociales. Nous tenterons ensuite de souligner la différence entre un système de référence culturel et une norme dictée par une autorité qui se prononce de manière catégorique pour prescrire (et proscrire) des lignes directrices de conduite. Enfin, nous tenterons de dessiner les contours d’une distinction fondamentale entre la politique de la reconnaissance et une conception forte du pluralisme : les problèmes liés à l’exercice et à la définition de l’autorité publique posent la question de savoir qui précisément assurera la concrétisation de la norme.

1. Philosophie historique et anthropologie sociale

La philosophie de l’histoire a pour tâche d’élaborer un schème conceptuel permettant d’aborder la condition historique de nos formes de vie. Dans Two Theories of Modernity, Taylor note que les sciences sociales se heurtent à un conflit qui oppose deux philosophies historiques, à savoir deux façons de comprendre la modernité : la première est aculturelle (ou évolutionniste) et la seconde est culturelle (ou discontinuiste)[14]. Le premier schème regroupe essentiellement les « théories de la rationalisation » qui pratiquent ce que Taylor appelle l’explication moderne par soustraction (a subtraction account of the rise of modernity[15]). Ces théories prétendent fournir des explications de la modernité qui seraient désencombrées des horizons de signification, c’est-à-dire qu’elles envisagent l’homme ancien ou d’une société « traditionnelle » en le dépouillant de ce qui paraît superflu du point de vue « rationnel ». Une fois déchargé des croyances coutumières, des rituels, des tabous et de toutes les superstitions qui l’encombrent, l’être humain devient un individu au sens moderne du terme. C’est là le point décisif de l’explication du moderne par la soustraction, qui consiste à renvoyer à un passé obsolète les manières de faire et de penser qui prévalaient jusque-là (ou qui prévalent dans des sociétés traditionnelles) : « [i]ndividualism and mutual benefit are the evident residual ideas that remain after you have sloughed off the older religions and metaphysics[16]. » Pour Taylor, la solution aculturelle au problème de la compréhension de l’agir humain est donnée par le paradigme des sciences naturelles[17], une ambition théorique profondément réductrice qui néglige l’imbrication de significations communes (shared meanings) au sein du tissu social, et finit par concevoir le politique comme une question d’orientation strictement individuelle[18]. En effet, ce modèle épistémologique fournit une représentation du sujet comme fondamentalement désengagé, à savoir comme un être libre et rationnel dans la mesure où il parviendrait à se dissocier pleinement des mondes naturels et sociaux – de sorte que l’identité d’un tel être ne serait plus définissable en termes de ce qui ce se trouve dans de tels espaces, conçus comme extérieurs à lui-même[19]. Comme le fait remarquer Vincent Descombes dans son commentaire sur Taylor, c’est précisément de cette approche que découle l’idée selon laquelle « l’âge de la mondialisation » ne serait qu’un phénomène de convergence et d’uniformité, car le schème évolutionniste sera porté à juger que l’histoire humaine participe d’un passage universel à un même modèle de civilisation[20].

À rebours d’une telle démarche, Taylor considère le contexte de compréhension de nos représentations et de nos pratiques, c’est-à-dire ce qu’il appelle la « condition transcendantale » du langage commun[21]. Les cadres de référence qui déterminent notre positionnement au sein de l’espace moral présupposent l’existence d’une communauté linguistique : nos formes d’humanité se définissent non seulement dans l’échange entre interlocuteurs, mais elles sont également partiellement constituées par l’engagement de ceux-ci dans cette quête de sens dialogique[22]. C’est pourquoi la philosophie historique qui fait usage d’un schème discontinuiste récuse toute compréhension unifiée de la modernité, et reconnaît qu’il existe différentes façons d’ériger et de maintenir ces formes institutionnelles qui sont devenues des points de référence incontournables aux yeux de l’Occident – Taylor discute, par exemple, de l’expansion de l’État bureaucratique moderne, de l’économie de marché, etc.[23]. On retiendra en particulier cette observation de Taylor sur l’existence de plusieurs modernités (multiple modernities) :

I am evoking the picture of a plurality of human cultures, each of which has a language and a set of practices that define specific understandings of personhood, social relations, states of mind/soul, goods and bads, virtues and vices, and the like. These languages are often mutually untranslatable[24].

La thèse avancée par Taylor est importante, dans la mesure où elle oriente directement le traitement de la question pratique de la laïcité : le contenu et les expressions de ce mode de coexistence, tels que d’autres caractéristiques de la « modernité », se développent sous l’influence d’exigences et d’aspirations radicalement distinctes dans différentes civilisations[25]. Pour Taylor, les approches aculturelles en philosophie de l’histoire posent l’individu comme indépendant des liens sociaux qu’il peut avoir par ailleurs et finissent par définir l’individualisme comme une affirmation de valeur. La modernité, dans cette optique, est ce passage où la personne, qui se concevait elle-même comme un être social, devient peu à peu un individu se définissant lui-même de manière indépendante. En réalité, l’humain traditionnel est incapable de se concevoir comme un individu au sens normatif, car dans la société à laquelle il appartient, la vie spirituelle n’est pas un domaine différencié du reste de la vie sociale – il y a alors une imbrication (embeddedness) de l’expérience religieuse dans le tissu général des rapports sociaux. À cet égard, il est intéressant de noter que ce n’est qu’à partir du 16e siècle, en Occident, que l’on retrouve cette idée de la sacralité de la conscience avec le concept luthérien du salut par la foi et du pouvoir dont dispose désormais l’individu pour modifier la nature par l’exercice de sa volonté[26]. D’où le point le plus important. Comme le suggère Taylor à la suite de Louis Dumont, le passage à la modernité a consisté, de ce point de vue, à désocialiser l’individu. En d’autres termes, nous sommes devenus modernes lorsque nous avons commencé à concevoir la société comme composée d’individus[27] :

What had yet to happen was for this matrix [of embeddedness] to be itself transformed, to be made over according to some of the principles of Axial spirituality, so that the « world » itself would come to be seen as constituted by individuals. This would be the charter for l’individu dans le monde in Dumont’s terms, the agent who in his ordinary « wordly » life sees himself as primordially an individual, that is, the human agent of modernity[28].

Dès lors, selon Taylor, une théorie de la modernité ayant pour projet l’exigence d’universalité prend la forme d’une philosophie du progrès, ou encore, pour reprendre l’expression de Dumont, d’un individualisme « intra-mondain[29] ». Il faut comprendre ce terme en contraste avec celui d’individu « extra-mondain », au sens religieux, pour qui le groupe n’est pas la volonté générale des individus, mais le passé, la religion des ancêtres[30]. En somme, l’analyse de Taylor permet de clarifier considérablement les termes du débat, car son approche s’efforce de comprendre les idéaux moraux de l’Occident dans leur particularité contingente, c’est-à-dire en ce qu’ils émergent d’horizons moraux déterminés et non en ce qu’ils expriment une modernité universelle. En ce sens, suivant l’argument de Taylor, il paraît parfaitement accidentel que nous soyons sortis du monde traditionnel des sociétés dont le droit était religieux et où les idéaux s’exprimaient dans le langage de l’identité collective. Ce qu’il y a d’unique dans le monde occidental, c’est le développement de sujets isolés et imperméables au « cosmos enchanté[31] » (l’antonyme du terme utilisé par Weber : « désenchanté[32] »); et pour qu’il devienne tout à fait normal pour le sujet moderne de se concevoir comme un individu au sens normatif, il faut qu’il y ait eu une révolution dans notre manière d’appréhender l’ordre moral : c’est ce que Taylor nomme la « grande désimbrication » (the great disembedding)[33].

2. Sécularisation(s)

Dans A Secular Age, Taylor explique que dans les sociétés anciennes, la présence de Dieu était incontestable et évidente : la politique émanait du divin et la vie publique était inséparable d’un pouvoir supérieur et révéré. Entre le 16e et le 19e siècles, l’Occident est passé de ce que Taylor appelle un « monde enchanté », à un monde « post-durkheimien[34] », où notre relation au spirituel est de plus en plus détachée des rapports que nous entretenons avec le politique et où nos formes d’expérience religieuse sont plus diffuses – à savoir, complètement dissociées de nos identités nationales[35], ce qui n’est certainement pas le cas dans la plupart des pays du Moyen-Orient, par exemple[36]. Par ailleurs, bien que l’histoire du terme « séculier » soit complexe et ambiguë, Taylor situe son émergence au début de l’ère chrétienne, sous la forme d’une dyade dans laquelle se trouvaient différenciées deux dimensions de l’existence, caractérisées par des conceptions particulières du temps : les affaires appartenant au « siècle », et celles se référant à l’éternel[37]. Nous retrouvons ici la distinction de Dumont entre l’individu dans le monde (pour qui le religieux est renvoyé à un choix personnel) et le renonçant qui est, en un sens, hors du monde (car son cadre de référence lui permet de penser en termes holistes). Cette ligne de démarcation entre le sacré et le monde profane se serait rapidement transformée en une conception binaire opposant, d’un côté, un cadre immanent autosuffisant (« rationnel ») et de l’autre, un domaine transcendant, souvent qualifié d’« inventé » et d’« irrationnel »[38].

Taylor reconnaît que la sécularisation est un processus sociologique propre aux sociétés postchrétiennes, et qu’il ne peut donc être imposé (ou simplement transposé) à des personnes dont l’appartenance confessionnelle ne fait pas de distinction entre le sacré et le profane[39]. Cela se reflète non seulement dans ses recherches hautement éclectiques sur la sécularisation, mais aussi dans l’intérêt qu’il porte au rapport entre religion et politique dans des sociétés non occidentales[40]. Cependant, Taylor se demande si l’idée de laïcité en tant que mode de coexistence ne pourrait voyager de manière inventive et imaginative[41]. Comme il le soutient dans A Secular Age, il faut d’abord reconnaître le caractère polysémique du mot « séculier », et cela vaut non seulement pour les différences qui séparent les sociétés occidentales, disons, des sociétés traditionnelles, mais aussi pour les acceptions multiples du terme qui sont retenues en Occident. En fait, Taylor distingue trois sens particuliers de la sécularisation, à savoir (I) le retrait de la religion de l’espace public, (II) le déclin des croyances et des pratiques religieuses, et (III) la transformation des conditions de la croyance. Le premier sens de la sécularité fait référence aux institutions et aux pratiques communes, c’est-à-dire à la relation polymorphe existant entre les structures politiques et la religion[42]. En contraste avec le passé, où la validité normative du discours prescriptif était commandée par la foi chrétienne, la sécularisation, ainsi comprise, décrit des sociétés qui « se vident » de la religion au sens où leurs médiations institutionnelles disposent désormais d’une autonomie normative[43]. La deuxième dimension de la sécularité correspond quant à elle à l’observation sociologique d’un recul de la foi. Il va sans dire que dans les pays de l’Ouest, de manière générale, la population fréquente de moins en moins l’Église, et cela même dans des sociétés qui conservent des références résiduelles à Dieu dans l’espace public (on peut penser au Royaume-Uni ou aux pays scandinaves)[44]. Cependant, en opposition aux explications modernes par soustraction, Taylor soutient qu’on ne peut en conclure une relation causale entre la sécularité I et II, c’est-à-dire que la distinction historique entre l’autorité ecclésiastique et l’autorité séculière n’a pas pour autant suscité le déclin des croyances et des pratiques religieuses[45]. Enfin, Taylor propose d’étudier une troisième conception de la sécularité qui, elle, rend compte du passage d’une société où il était tout simplement inconcevable de ne pas croire en Dieu à une autre où la foi ne constitue qu’une « option parmi d’autres »[46]. C’est là que réside, aux yeux de Taylor, l’enjeu théorique primordial du concept de sécularisation, puisqu’il intervient pour décrire la puissance des valeurs individualistes dans la culture moderne en Occident : la religion, qui auparavant constituait une pratique collective, est aujourd’hui renvoyée au choix personnel.

3. Les principes de la laïcité

Ce qui fait la spécificité de l’âge séculier, si l’on suit l’étude phénoménologique de Taylor, est le déplacement anthropocentrique des finalités humaines en Occident[47]. La manifestation la plus évidente de cette modification profonde des conditions de la croyance est l’essor d’une source morale alternative qui a fait basculer l’arrière-plan de signification des sociétés postchrétiennes[48]. Il s’agit, bien entendu, de l’éclatement des possibilités morales et spirituelles, ce que Taylor nomme l’effet nova : « [w]e are now living in a spiritual super-nova, a kind of galloping pluralism on the spiritual plane[49]. » Cette plurivocité caractérisant l’avènement de la modernité surgit en symbiose avec la croyance en un ordre moral fondé sur la primauté de l’individu porteur de droits[50] :

The original idealization of [this modern understanding of moral order] comes in a theory of rights and legitimate rule. It starts with individuals, and conceives society as established for their sake. Political society is seen as an instrument for something pre-political. This individualism signifies a rejection of the previously dominant notion of hierarchy, according to which a human being can only be a proper moral agent embedded in a larger social whole, whose very nature is to exhibit a hierarchical complementarity. […] This theory starts with individuals, which political society must serve. More important, this service is defined in terms of the defense of individuals’ rights. And freedom is central to these rights[51].

L’entrée de l’Occident dans un âge séculier signifie le développement historique de matériaux juridiques qui obéissent désormais aux critères d’une logique autonome, critères qui sont censés être inhérents au concept de droit conçu comme un corps de principes et de procédures qui se dégage progressivement des autres pratiques sociales. Cette perspective constitue la toile de fond sur laquelle Taylor entreprend d’exposer l’architecture institutionnelle qui permet de déterminer ce que signifie « l’exigence de laïcité de l’État[52] ». À cet effet, Taylor et Jocelyn Maclure s’accordent pour dire qu’il s’agit, de façon générale, d’un « régime politique et juridique dont la fonction est d’instituer une certaine distance entre l’État et la religion » – même si des désaccords profonds sont susceptibles de surgir quant à son application concrète[53]. Cette position présuppose qu’une distance régie par des principes est capable de poser les conditions de possibilité d’une neutralité politique, car le but est ici d’éviter de favoriser (ou de défavoriser) les différentes convictions morales auxquelles les citoyens s’identifient. En ce sens, les auteurs cherchent à dessiner les contours d’une politique qui repose sur les « principes constitutifs de la laïcité », de façon à « mieux cerner les options qui s’offrent aux sociétés lorsqu’elles font face à des dilemmes reliés à l’aménagement de la diversité morale et religieuse[54]. »

Réfléchir aux désaccords éthiques sur la place de la religion dans l’espace public revêt un caractère pratique dont l’objectif est le compromis. À la rigidité reprochée aux régimes stricts de la laïcité, dont la démarche républicaine, Maclure et Taylor opposent le modèle de « laïcité ouverte » dont la singularité tient, selon eux, au respect de la diversité des croyances et valeurs auxquelles les citoyens adhèrent[55]. Or, si l’on admet que dans une société il ne peut y avoir de consensus au niveau des convictions fondamentales (c’est-à-dire le « fait du pluralisme raisonnable » de Rawls), il faut dès lors reconnaître « les limites de la rationalité quant à sa capacité à statuer sur les questions de sens ultime de l’existence et de la nature de l’épanouissement humain[56] ». Il s’ensuit qu’un État démocratique doit éviter de hiérarchiser les différentes visions du monde et se maintenir neutre ou impartial par rapport aux différentes conceptions religieuses, spirituelles et séculières du bien[57]. En outre, dans les pays de l’Ouest l’attention doit également se porter sur les Weltanschauungs qui prétendent être fondées sur la « simple raison » (die bloße Vernunft[58]), c’est-à-dire sur une morale indépendante de tout mode de vie, à laquelle les choses sacrées, perçues comme une menace pour l’ordre public, doivent être subordonnées. Cette forme de régime remplace un fondement religieux du vivre-ensemble par une « conception philosophique séculière englobante[59] » qui ne respecte pas l’ensemble des citoyens, car « la conception du monde et de la nature qui lui est sous-jacente n’est pas susceptible d’être partagée », entre autres, par ceux qui demeurent religieux[60]. En conséquence, la justice dans les sociétés plurielles contemporaines exige, selon Taylor et Maclure, que la laïcité repose sur une « pluralité de principes, chacun remplissant des fonctions particulières[61]. »

Les auteurs de Laïcité et liberté de conscience avancent que les deux grandes finalités de la laïcité sont la liberté et l’égalité. Ils stipulent que les normes et institutions publiques fondamentales doivent reposer sur une conception publique de la justice qui soit susceptible de faire l’objet de ce que John Rawls appelle un « consensus par recoupement[62] ». D’après le cadre théorique qu’ils proposent, la laïcité repose sur quatre « principes constitutifs », à savoir deux principes moraux : (1) l’égalité de respect et (2) la liberté de conscience et de religion, ainsi que deux modes opératoires : (3) la séparation de l’Église et de l’État et (4) la neutralité de l’État à l’égard des religions[63]. Aux yeux des auteurs, les deux premiers principes sont inébranlables; ils constituent des « finalités morales » qui impliquent que tout État laïque doive se montrer « agnostique » sur la question des différentes visions du bien, notamment en reconnaissant « la souveraineté de la personne quant à ses choix de conscience[64] ». Par contre, les modes opératoires ne sont que des « principes institutionnels », c’est-à-dire des moyens essentiels à la réalisation des finalités morales (soit le respect égal et la liberté de conscience), mais leur valeur est dérivée et non intrinsèque[65].

En dernier lieu, il est intéressant de noter qu’après avoir présenté ces « principes constitutifs », Taylor et Maclure présentent une typologie des « modes de la laïcité », catégorisés en fonction du rapport qu’ils entretiennent avec la pratique religieuse[66]. Ils décrivent un continuum qui va du plus rigide et strict (le régime Républicain) au plus flexible et accommodant (le régime qu’ils appellent libéral-pluraliste, ou de laïcité ouverte). Dans cette perspective, les désaccords profonds entre idéaux-types se situent au plan de la compréhension de la neutralité de l’État et de la séparation des pouvoirs politiques et religieux[67]. Il est vrai que les auteurs reconnaissent la possibilité de désaccords sur la signification de la liberté, c’est-à-dire qu’ils acceptent qu’il puisse y avoir des conflits entre, par exemple, la liberté de conscience et une doctrine englobante de la liberté religieuse. Or justement, comme nous le verrons, ce conflit particulier est arbitré au profit de la première option – ce qui est incompatible avec le pluralisme.

4. Qu’entendons-nous par pluralisme?

Il convient ici de revenir sur la distinction entre le monisme et le pluralisme en philosophie morale. Il n’est pas exagéré de dire, nous semble-t-il, qu’en théorie politique le concept de pluralisme est souvent employé de façon ambiguë. La grande majorité des études qui portent sur les problèmes posés par la diversité morale et religieuse prennent pour point de départ le « fait du pluralisme » selon Rawls[68]. Or, le mot pluralisme est pris ici dans le sens descriptif, c’est-à-dire en tant que synonyme de diversité : les sociétés libérales contemporaines admettent la pluralité des opinions et des manières de vivre, en plus d’être caractérisées par une diversité ethnique, culturelle, religieuse, etc. Mais si nous assimilons le pluralisme à une observation sociologique aussi générale, à savoir au fait d’une diversité culturelle, nous sommes conduits à restreindre de manière considérable la portée pratique du concept. En effet, il ne saurait y avoir une approche moniste[69] qui milite en faveur d’une homogénéité totale; c’est pourquoi la première hypothèse que nous avançons est que le concept qui tente de rendre compte d’un contexte de pluralisme culturel est dépourvu de sens[70].

Pourtant, malgré cette profonde ambivalence, il est possible de dessiner à grands traits une certaine structure qui tire sa validité d’un ensemble de thèses partagées par des courants de pensée précis – considérés pluralistes en raison de leur conviction de l’existence d’une pluralité normative dans différents domaines de la raison pratique. Le pluralisme en tant que courant de pensée est associé à une série d’arguments particuliers et radicaux sur les sources de l’autorité politique et sur la structure des relations entre associations et l’État[71]. La singularité de cette tradition tient aussi bien à un ancrage historique – notamment en ce qui concerne l’histoire conceptuelle de la souveraineté – qu’à des considérations normatives en philosophie politique contemporaine. Bien que cette tradition de pensée se soit développée au sein de la culture occidentale, nous pensons qu’il n’y a pas de lien logique entre le pluralisme et le libéralisme[72]. Le point de départ de notre reconstruction de cette tradition pluraliste est la thèse méta-éthique défendue par Isaiah Berlin, selon laquelle le monde moral est fragmenté en « valeurs » incommensurables, qui sont à bien des égards incompatibles entre elles; en conséquence, il est impossible de hiérarchiser des raisons d’agir sans avoir à faire des choix tragiques – autrement dit, sans avoir à se salir les mains[73]. En suivant l’analyse de Víctor Muñiz-Fraticelli, il est possible d’identifier trois thèses qui, ensemble, constituent les caractéristiques structurelles d’une conception forte du pluralisme[74] : la première thèse postule l’existence d’une pluralité de sources (morales, légales ou encore d’autorité politique). La deuxième reconnaît que les schèmes de référence de ces sources sont incommensurables; vu qu’elles relèvent de contextes hiérarchiques différents, elles ne peuvent être classées de manière catégorique. Enfin, la troisième soutient que ces sources peuvent donner lieu à des conflits tragiques dont les pertes morales induites seraient inévitables et incompensables.

Ces trois thèses ne prétendent pas démontrer l’authenticité ou l’incontestabilité de postulats qui seraient au fondement d’une théorie pluraliste; notre hypothèse propose plutôt qu’il est pertinent de s’en servir à titre d’éléments utiles à la construction d’idéaux-types. Cette construction de caractéristiques structurelles s’efforce de refléter le plus fidèlement possible les présuppositions et dérivations logiques des travaux d’Otto Gierke, Frederic William Maitland, John Neville Figgis, Harold Joseph Laski, ou encore Mary Parker Follett sur l’histoire conceptuelle de la souveraineté[75]. Il est vrai, cependant, que si l’on a tendance à attribuer la paternité d’une approche pluraliste en méta-éthique à des philosophes comme Isaiah Berlin, Bernard Williams ou Stuart Hampshire[76], il est tout de même possible d’affirmer que les trois thèses structurelles mentionnées plus haut constituent l’essence commune qu’ils partagent avec les pluralistes politiques. C’est dans cette perspective que nous proposons d’aborder certains aspects de la pensée de Taylor qui sont directement liés au problème de la légitimité politique de demandes émanant de multiples sources d’autorité.

5. Pluralisme moral et laïcité

Au début de Laïcité et liberté de conscience, Taylor et Maclure citent respectivement Berlin et Rawls en vue de justifier la thèse selon laquelle nos sociétés modernes sont pluralistes[77]. Cependant, le diagnostic de pluralisme reste insensé tant qu’on ne précise pas de quelle pluralité il s’agit. Entre le « pluralisme des valeurs » de Berlin et le « fait du pluralisme raisonnable » de Rawls, il existe un écart fondamental[78]. En quoi un tel écart présente-t-il une difficulté? Notre hypothèse est qu’il y a une opposition de principe entre la description d’une pluralité de sources morales, comme c’est le cas chez Rawls, et la thèse défendue par Berlin selon laquelle ces sources ne sauraient être ordonnées ou classées de manière catégorique – puisqu’elles sont, selon Berlin, souvent incompatibles[79]. Pour reprendre les termes de Charles Larmore, ce que Rawls appelle le « fait du pluralisme raisonnable » est celui de reconnaître que même des personnes « raisonnables » (quoi que cela puisse vouloir dire) peuvent être incapables de s’entendre sur une doctrine compréhensible de la vie bonne[80]. Ce que Berlin a remarqué, toutefois, c’est que nos conflits moraux les plus profonds sont insolubles[81]. L’affirmation d’une pluralité de valeurs – dans la théorie de Taylor et de Maclure, la liberté et l’égalité – n’est justement pas la même chose que de reconnaître leur incommensurabilité, et encore moins leur incompatibilité. À ce sujet, Berlin fait l’observation suivante : « [b]oth liberty and equality are among the primary goals pursued by human beings through many centuries; but total liberty for wolves is death to the lambs, total liberty of the powerful, the gifted, is not compatible with the rights to a decent existence of the weak and the less gifted[82]. » Il est évident que dans certaines circonstances, l’exigence d’égalité peut imposer des contraintes à la liberté et vice versa : « liberty […] may have to be curtailed in order to make room for social welfare, to feed the hungry, to clothe the naked, to shelter the homeless, to leave room for the liberty of others, to allow justice or fairness to be exercised[83]. »

Nul doute, néanmoins, que le propos de Taylor et de Maclure ne s’en tient pas à une vision qui croit naïvement qu’il est possible d’exclure tout conflit entre des exigences qui se font concurrence; ils reconnaissent certes que des « tensions peuvent survenir, notamment, entre le respect de l’égalité morale et la protection de la liberté de conscience et de religion[84]. » Afin d’illustrer cette idée, les auteurs citent l’exemple du port du hidjab en classe par une enseignante musulmane[85]. En effet, ils se demandent comment concilier l’apparence de neutralité dont doivent faire preuve les institutions publiques et le respect de liberté de conscience et de religion[86]. Ils reconnaissent que dans certaines situations, les finalités et les modes opératoires de la laïcité ne peuvent être harmonisés parfaitement; c’est la raison pour laquelle il est nécessaire de « chercher des compromis qui favorisent une compatibilité maximale entre ces idéaux[87]. » Mais Taylor et Maclure mettent l’accent sur l’idée selon laquelle la définition même d’un régime de laïcité est donnée par ses finalités morales et non ses modes opératoires[88]. Ainsi, dans l’exemple de l’enseignante musulmane, étant donné que le respect de la liberté de conscience et de religion constitue la finalité morale et que l’apparence de neutralité n’est qu’un mode opératoire, le cadre théorique implique que l’interdiction du port du hidjab ne peut se faire au nom de la laïcité[89]. Par contre, les auteurs posent que l’interdiction du port du niqab ou de la burqa peut se faire pour des « motifs pédagogiques », car « l’enseignement passe nécessairement par la communication, et le recouvrement du visage et du corps exclut la communication non verbale[90]. » Il est vrai que Maclure et Taylor sont prêts à accepter la possibilité que surgissent des conflits entre les finalités morales et les moyens institutionnels permettant d’atteindre ces fins, mais il ne s’agit justement pas de conflits insolubles. Leur analyse conceptuelle permet de résoudre les conflits qui semblent opposer les deux grands principes de la laïcité sans que cela implique des pertes morales. Conséquemment, par le recours à cette distinction entre les principes normatifs et les modalités de leur application, le cadre théorique esquissé par Taylor et Maclure ne tient pas compte des potentiels dilemmes moraux auxquels l’État peut être confronté.

Domenico Melidoro avance lui aussi une critique du modèle de laïcité ouverte, dans laquelle il soulève une objection importante : la définition que donnent Taylor et Maclure de l’égalité de respect et de la liberté de conscience semble exclure à priori la possibilité de tensions du point de vue théorique[91]. L’argument est en substance le suivant : Melidoro prend pour acquis que dans une perspective pluraliste, les conflits de valeurs induisent des pertes morales[92]. Or, pour qu’il y ait un véritable « conflit de valeurs », il faut nécessairement établir une distinction analytique entre ces mêmes valeurs : « [a] conflict occurs only when [the values] can be defined in independent terms[93]. » À cet égard, ce que Melidoro reproche à la conception de Taylor et Maclure quant aux deux finalités de la laïcité est justement l’impossibilité de discerner une formulation indépendante pour chaque valeur. En effet, Melidoro montre que, dans leur ouvrage, l’égalité de respect est définie à titre de dignité : « [u]n régime démocratique reconnaît, sur le plan des principes, une valeur morale ou une dignité égale à tous les citoyens et cherche par conséquent à leur accorder le même respect[94]. » En d’autres termes, selon la définition proposée par Taylor et Maclure, la notion d’égalité de respect semble inclure la liberté de conscience – car on ne peut avoir une définition de la dignité qui exclue la liberté de conscience, celle-ci consistant en l’idée selon laquelle les individus ne doivent pas être contraints lorsque des décisions morales fondamentales sont en jeu[95]. Dans la mesure où la liberté de conscience est un élément constitutif de l’égalité de respect, selon Melidoro, il ne peut y avoir d’authentiques conflits de valeurs entre les finalités morales de la laïcité.

Il est évident que la conception de la nature des biens humains défendue par Melidoro est atomiste. Son point de vue moral présuppose qu’un conflit tragique au sens pluraliste ne peut avoir lieu sans une définition indépendante de chaque bien. La faiblesse de sa critique repose dans le fait de ne pas faire de place, au sein de sa compréhension du pluralisme, à la possibilité d’appréhender les conflits moraux d’un point de vue holiste. Comme le fait justement remarquer Charles Blattberg, la façon par laquelle une approche holiste conçoit les conflits entre des biens incommensurables n’est pas à l’aune d’un affrontement entre des atomes séparables et indépendants, mais plutôt sur le plan des tensions qui surgissent entre des entités faisant partie intégrante d’un tout[96]. Quoi qu’il en soit, Melidoro a raison de remettre en question la démarche prétendument pluraliste de Taylor et de Maclure. Car, outre le débat opposant les approches atomiste et holiste, le cadre théorique de la laïcité ne peut être pluraliste au sens fort du terme, puisque dans Laïcité et liberté de conscience, les deux grandes finalités morales ne peuvent, en fin de compte, résoudre des conflits potentiellement irréconciliables – cela aussi bien au regard d’une pensée holiste qu’atomiste. On a vu plus haut dans l’exemple du port du hidjab qu’en ayant recours à cette distinction théorique entre les deux grands principes et les deux modes opératoires, les auteurs renvoient les dilemmes moraux au rang de problèmes institutionnels qui aboutiront à de simples compromis. Ainsi, ils rejettent la possibilité des conflits insolubles – conflits opposant des raisons d’agir irréconciliables et qui mènent inévitablement à des pertes morales, soit au tragique.

6. Pluralisme politique et liberté religieuse

C’est en ce sens qu’il faut conclure que le terme « pluralisme » employé par Taylor et Maclure renvoie au paradigme libéral du multiculturalisme, c’est-à-dire qu’il est pris au sens du respect et de la protection d’individus porteurs de droits. Cette interprétation est présentée comme une défense de la « légitimité des mesures d’accommodement visant à permettre à certaines personnes de respecter des croyances qui se démarquent de celles de la majorité[97]. » Dans cette perspective, les privilèges et exemptions dont peuvent bénéficier certaines associations religieuses sont justifiés comme moyens d’une fin supérieure : la protection de la liberté de conscience[98]. Dans les pages qui suivent, il s’agira de montrer comment Taylor a posé le problème de la légitimité politique de demandes émanant de multiples sources d’autorité. En somme, ce qui retient notre attention ici est la façon dont les hypothèses de Taylor sur la nature de la « différence » se traduisent par la défense du concept étroitement normatif de la liberté de conscience, cela aux dépens de la liberté religieuse. Il s’agira d’insister sur le brouillage de la distinction entre le multiculturalisme et le pluralisme, afin de mettre en question la capacité de l’approche de Taylor à reposer sur un droit et une politique à l’usage d’une société qui serait pluraliste quant à ses fins ultimes[99].

Taylor et Maclure confèrent au « multiculturalisme » un pouvoir de justification morale de ce qu’ils appellent la « norme d’accommodement raisonnable[100] ». Ils avancent que le multiculturalisme est enraciné dans la tradition libérale et fonde l’obligation juridique d’accommodement sur l’exigence de neutralité culturelle et religieuse[101]. D’ailleurs, Taylor pense qu’il est possible de résumer l’esprit qui sous-tend la laïcité dans les termes de la trinité révolutionnaire française, à savoir (I) la liberté, (II) l’égalité, et (III) la fraternité[102]. D’abord, en ce qui concerne le domaine de la religion, ou des convictions de base, personne ne doit être forcé à croire. Cela correspond, selon Taylor, à (I) la liberté religieuse (y compris, bien entendu, la liberté de ne pas croire), qui peut être décrite dans les termes du « libre exercice » de la religion – tel qu’inscrit, par exemple, dans le Premier amendement de la Constitution des États-Unis[103]. Taylor affirme qu’il faut aussi (II) une égalité de tous devant la loi, de manière à ce qu’aucun horizon religieux ou Weltanschauung (sacré ou séculier) ne puisse jouir d’un statut privilégié, ou encore moins qu’il puisse être adopté en tant que doctrine étatique officielle[104]. Enfin, Taylor défend l’idée selon laquelle (III) les familles spirituelles auraient dans l’ensemble leur mot à dire, et devraient contribuer, notamment, à déterminer le genre de société que nous établirons pour nous-mêmes[105]. On peut toutefois relever que selon la définition que donne Taylor de la liberté religieuse (I), celle-ci devient synonyme de liberté de conscience[106]. Or, comme le note Muñiz-Fraticelli, cette conception est fondée sur l’individualisme normatif, un idéal qui dérive de la doctrine des Lumières[107] et qui déplace le modèle de libertas ecclesiae qui prévalait jadis[108] :

I suspect that the reason for the reduction of religious freedom to only one of its strains—the individualist one that emerges after the Enlightenment—is, to a great degree, derived from the larger frame in which the question is put: as an aspect of deep-seated individual commitments similar to those of culture, which may be granted protection in group-differentiated rights, but which also make unintelligible a more robust conception of institutional religious autonomy[109].

Par le biais d’une compréhension de laïcité faisant référence uniquement à la conscience individuelle, et au-delà d’une nostalgie juridique médiévale, se pose inévitablement la question de la légitimité du monopole des critères moraux par l’État – et, par conséquent, celle de l’importance du rôle joué par un contrepoids institutionnel à l’autorité étatique. C’est pourquoi il est intéressant de mettre l’accent sur les points de divergence entre le multiculturalisme et le pluralisme associatif, et donc entre la structure des demandes d’accommodement « raisonnable » et celle des revendications émanant de différents groupes religieux.

Le multiculturalisme a donné lieu à une abondante littérature en philosophie politique, notamment depuis la parution de The Politics of Recognition de Taylor, qui tient à la projection d’une image de l’identité dont la notion centrale de « culture » est elle-même contestée[110]. À cet égard, David Scott fait remarquer que la reconnaissance constitutionnelle des différences culturelles s’avère être une condition préalable à l’ensemble des principes libéraux comme la liberté, l’égalité, ou encore le progrès économique[111]. Dès lors, les auteurs qui participent aux controverses contemporaines sur le multiculturalisme proposent un ensemble de mesures accommodantes pour améliorer ou corriger la tradition théorique existante (notamment le neutralisme de Rawls)[112]. Mais les théoriciens et les institutions publiques qui cherchent à traduire les demandes de reconnaissance dans la langue d’interprétation dominante se heurtent à un paradoxe : Scott note, et déplore avec raison, le fait que cet exercice de traduction revient à galvauder les demandes, car elles perdent inévitablement les particularités et caractéristiques qui font leur spécificité[113]. Pour le dire autrement, le travail de traduction culturelle a le défaut de se faire toujours à partir d’un cadre normatif qui, lui, jouit du privilège d’être incontestable. Scott le souligne vigoureusement : « […] for thinkers such as Walzer, Kymlicka, Kukathas, Carens, and Taylor, what is at stake is rethinking liberal democracy—or to put this another way, rethinking from the standpoint of liberal democracy. For them, in other words, the privileged status of liberal democracy is not itself in question[114]. » Certes, le multiculturalisme a contribué de manière décisive à affronter les enjeux contemporains touchant à la diversité, notamment en mettant l’accent sur le respect des conditions d’autonomie, de dignité et d’estime de « l’autre ». En somme, l’ouverture des négociations interculturelles a permis de parvenir à des accommodements constitutionnels pour les sujets marginalisés de l’histoire occidentale. Il est inutile de s’attarder ici en détail sur chacune des catégories exposées et débattues, mais il importe de souligner que, de manière générale, les théories multiculturelles s’accordent à dire qu’il est nécessaire de créer des délégations législatives pour transmettre la volonté de différentes « identités » afin de leur octroyer des droits, des ressources et des opportunités[115]. Dans leur ouvrage, Taylor et Maclure écrivent que « le principe d’accommodement [doit] être conçu comme une obligation juridique découlant des droits plus généraux enchâssés dans les chartes des droits et libertés[116]. » De fait, lorsque les institutions publiques évaluent des revendications identitaires à la lumière des chartes, la question se pose de savoir s’il est légitime que les institutions étatiques – qui sont, faut-il le dire, extrinsèques[117] aux groupes consultés – posent un regard critique sur les différentes facettes de ces associations afin de déterminer la potentielle compatibilité de certaines de leurs pratiques avec la laïcité et la liberté de conscience. Il est vrai que le multiculturalisme est une stratégie adoptée par les sociétés libérales dans le but de défendre l’autonomie individuelle – ou plus précisément, l’autonomie de l’individu comme citoyen de l’État-Nation libéral[118]. Cependant, de ce point de vue, les arguments dénonçant l’injustice historique commise contre les groupes religieux ne peuvent être acceptés que si l’appartenance (confessionnelle) est comprise comme une option « offerte » à l’individu[119]. On peut dès lors faire deux objections à l’approche de Taylor : d’une part, l’accommodement raisonnable n’est octroyé à un groupe que dans la mesure où il ne met pas en péril les idées et valeurs libérales elles-mêmes (et avant tout le principe de la liberté de conscience) et, d’autre part, il néglige les conflits de compétence au profit d’une attention portée exclusivement aux conflits culturels[120]. Cela vaut particulièrement pour le rapport Bouchard-Taylor, où le terme « religieux » est inclus dans la définition même d’une « pratique culturelle » : « l’analyse des pratiques d’accommodement liées à la culture (incluant le religieux) ainsi que celle des enjeux associés nous ont conduits à interroger directement les dimensions socioculturelles les plus fondamentales de notre société[121]. » Or, les revendications présentées par des groupes religieux expriment une demande d’autonomie institutionnelle, et non la reconnaissance d’une identité ethnique ou culturelle, puisqu’ils remettent en question l’idée même d’une seule autorité, une seule juridiction ultime dans les limites d’un territoire donné. C’est en ce sens qu’il est possible de se demander ce qui fait que, pour Taylor, le droit en vigueur mérite d’être en vigueur et, surtout, ce qui donne à l’État un statut d’association politique privilégiée pour la concrétisation définitive du droit.

Il va sans dire que les notions de religion et de culture s’avèrent hautement polysémiques, et en vain cherchera-t-on dans la littérature à déceler des définitions ultimes et incontestables. Mais il est tout de même possible de s’accorder quant à la différence essentielle entre une norme culturelle et une norme dictée par une autorité formelle[122]. Alors que les traits distinctifs d’une pratique culturelle largement reconnue et adoptée par un groupe ethnoculturel pourraient bien coïncider avec les caractéristiques d’une prescription religieuse, il demeure que leur « validité » et leur « autorité » sont, par principe, analytiquement distinctes[123]. En ce sens, la religion est souvent plus active que ne le laissent entendre les horizons de signification chez Taylor[124], entre autres, car elle se prononce de manière catégorique pour prescrire (et proscrire) des lignes directrices de conduite[125]. Par ailleurs, un groupe religieux formellement organisé aura davantage tendance à suivre des règles explicites en matière d’adhésion, en plus d’avoir une hiérarchie d’instances et des procédures claires qui permettent au groupe d’agir en tant que personne morale – par exemple, dans la capacité juridique de contracter avec des tiers[126]. En fin de compte, il serait possible de résumer la différence entre le multiculturalisme et le pluralisme politique à un conflit d’autorité[127] : la question devient, par conséquent, celle de savoir qui précisément assurera la concrétisation de la norme.

De fait, les politiques publiques multiculturelles n’ont pas été conçues en réponse à des demandes formulées par certaines « cultures », mais plutôt par des individus concernés par des restrictions imposées sur leurs pratiques culturelles[128]. Dans les cas de revendication d’autorité émanant de groupes « culturels », l’argument multiculturel n’a été pris que dans un sens second et dérivé, puisqu’il consiste, en pratique, à inciter l’État à concéder des droits particuliers à des groupes minoritaires en fonction du bénéfice qu’ils sont susceptibles de conférer à des individus en tant que membres d’un groupe[129].

Il est clair que si Taylor défend une conception individualiste et subjective de la liberté de religion, c’est avant tout pour s’opposer à un relativisme désinvolte qui, en invoquant une prétention à l’autorité, pourrait justifier des contraintes imposées aux membres vulnérables d’un groupe. C’est pourquoi il soutient que la conception adoptée par la Cour suprême du Canada – qui est celle du « parti pris en faveur de l’autonomie morale des individus » – permet aux tribunaux de contourner le « danger de se rabattre sur l’opinion majoritaire au sein d’une communauté religieuse et de contribuer à la marginalisation des voix minoritaires[130]. » Envisagée dans cette perspective, l’expérience religieuse est interprétée exclusivement dans les termes d’une quête de sens personnelle, c’est-à-dire qu’elle repose sur la distinction opérée par William James entre la « religion institutionnelle » et la « religion personnelle »[131]. Il semble dès lors difficile de voir comment la laïcité, telle que définie par Taylor, pourrait faire l’objet d’un conflit entre les prérogatives de deux autorités; en effet, elle ne désigne rien d’autre que la capacité pour le pouvoir souverain de tolérer la diversité des opinions personnelles. Selon cette vue, en dépit de l’étiquette « pluraliste », le régime de laïcité ouverte n’admettra en son sein la présence de minorités religieuses qu’à condition que celles-ci ne remettent pas en question la légitimité de l’État en tant que source ultime de l’autorité politique.

Remarques conclusives

Taylor a développé une critique incisive des doctrines qui affirment l’autosuffisance de l’humain, c’est-à-dire qui présupposent que les individus sont dotés de droits fondamentaux en dehors d’un certain contexte[132]. Pour comprendre ce que peut signifier l’identité collective, selon Taylor, il faut préciser que les conditions de possibilité effective de liberté et d’égalité ne peuvent être pensées adéquatement sans une conception de l’épanouissement de soi où le « moi » est imbriqué dans le tissu social : « [t]he thesis is that the identity of the autonomous, self-determining individual requires a social matrix, one for instance which through a series of practices recognizes the right to autonomous decision and which calls for the individual having a voice in deliberation about public action[133]. » Dans cette façon de voir, la théorie doit penser le phénomène de la sécularisation d’un point de vue pratique et se méfier des doctrines qui accordent une importance prépondérante aux moyens politiques de la laïcité, car elles ont tendance à élever au rang de valeurs des formules comme : « la séparation de l’Église et de l’État », la « neutralité de l’État » ou encore « la distinction entre la “sphère publique” et la “sphère privée”, avec la relégation de la religion dans cette dernière[134]. » Aux yeux de Taylor, les approches qui invoquent une de ces définitions comme critère ultime font de la laïcité l’équivalent séculier de la religion et finissent par inculquer les valeurs qu’elles défendent, par des politiques orientées en ce sens, aux citoyens qui ne les partagent pas.

Cela étant dit, bien que guidé par un souci de dépassement des approches rigides de la laïcité, le régime proposé par Taylor défend une conception subjective et individualiste du rapport entre le pouvoir politique et la religion. Or, c’est là justement une forme de justification qui voit dans l’ordre légal établi le seul et unique opérateur de la neutralisation des antagonismes confessionnels. Si l’on prend au sérieux la thèse méta-éthique du pluralisme, à savoir que nos conflits moraux les plus profonds sont incommensurables et, parfois, insolubles, il est dès lors inévitable, au risque de rabaisser les critères de l’action sociale[135], de déplacer la question de la justice vers celle de l’autorité. Car s’il est vrai que, du point de vue Taylor, on ne peut empêcher l’État de gérer des conflits entre les moyens de la laïcité, sa théorie exclut d’emblée la possibilité de conflits opposant les finalités morales de celle-ci. En effet, dans la perspective multiculturelle qui est celle de Taylor, la théorie normative de la laïcité constitue le cadre de règlementation ultime dans l’entreprise politique de « gestion » de la diversité. Taylor néglige ainsi les conflits de compétence au profit d’une source unique d’autorité politique qui affirme sa neutralité devant la « résonance des croyances religieuses dans la quête de sens personnelle[136]. » Les tribunaux de la Cour suprême du Canada ont le dernier mot : c’est à eux qu’il revient de décider si les conditions sont réunies pour concéder un accommodement. La question qui demeure ouverte est de savoir si Taylor a raison de dire que la religion, qui auparavant constituait une pratique collective, est désormais renvoyée au choix personnel. Il ne fait guère de doute, cependant, que Taylor néglige les revendications d’autorité formulées par des associations politiques concurrentes qui sont pourtant capables de relever le défi de la légitimité.