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INTRODUCTION

Pourquoi s’intéresser à la métaéthique si ce qui nous préoccupe d’abord et avant tout, c’est la philosophie normative ? Et quelle approche de la métaéthique serait-elle alors la plus pertinente ?

Ces questions méritent d’être posées. Il n’est en effet premièrement pas certain qu’une réflexion métaéthique soit indispensable pour mener à bien un travail normatif. Même s’ils peuvent concéder que toute philosophie normative repose sur des présupposés métaéthiques (des présupposés ontologiques, épistémologiques ou psychologiques), ceux qui s’occupent de philosophie normative font très souvent l’économie d’une réflexion proprement métaéthique. Ils suggèrent ce faisant qu’un travail métaéthique n’est pas indispensable à leur réussite dans le champ normatif. Deuxièmement, il n’est pas certain qu’il soit très prudent de s’intéresser de trop près à la métaéthique si l’on est d’abord et avant tout préoccupé par des problèmes normatifs. En effet, les problèmes métaéthiques possèdent leur indépendance. Ils ne sont pas simplement des préliminaires aux problèmes normatifs. Les débats métaéthiques sont en outre complexes et sophistiqués. Y mettre un doigt, c’est risquer d’être pris dans leur engrenage. C’est risquer d’être accaparé par ces problèmes et durablement éloigné des questions normatives.

Il est néanmoins clair que nombre de penseurs fondamentalement préoccupés par des questions normatives ont également consacré une grande partie de leur travail à des problèmes métaéthiques. Mais pourquoi ? Qu’ont-ils pensé tirer de ce travail métaéthique ? Comment se sont-ils figuré l’articulation entre métaéthique et philosophie normative ?

Ces questions se posent d’autant plus que certains de ces penseurs qui ont conjugué un intérêt pour les questions normatives et métaéthiques ont adopté des approches sensiblement différentes de la métaéthique. Plus précisément, deux approches de la métaéthique nous semblent pouvoir être distinguées dans la mesure où elles adoptent l’une et l’autre un point de départ très différent, qui influence largement le reste de la réflexion métaéthique. Cet article se propose donc d’exposer dans le détail les caractéristiques de chacune de ces deux approches de la métaéthique et de réfléchir à leur pertinence respective pour le traitement des questions normatives.

La première section sera consacrée à la figure de Ruwen Ogien. Son approche de la métaéthique, qui, à bien des égards, correspond à une approche standard, accorde la priorité à la question sémantique. Elle a eu une certaine influence, notamment en France, dans la mesure où Ogien a été l’un de ceux qui y ont contribué à l’introduction de la métaéthique. Ogien s’est en outre largement consacré à la philosophie morale normative ainsi qu’à l’éthique appliquée.

La deuxième section sera consacrée à une deuxième approche : celle de ceux qui, à l’instar de John Rawls, accordent la priorité aux questions normatives. Nous nous inscrivons dans cette mouvance, dont les caractéristiques originales méritent, à notre avis, d’être clarifiées. Cette deuxième approche se détourne de la question sémantique pour se concentrer sur des questions d’épistémologie morale. Elle produit une réorientation du questionnement métaéthique qui, pour stimulante qu’elle soit, laisse néanmoins sans réponse un certain nombre de questions métaéthiques, au premier rang desquelles figure la question ontologique. Elle conduit ce faisant à un minimalisme métaéthique qui appelle un certain nombre de compléments.

1. MÉTAÉTHIQUE ET PHILOSOPHIE NORMATIVE, UNE PREMIÈRE APPROCHE : LA SÉMANTIQUE D’ABORD

1.1. Le parcours de Ruwen Ogien : la prégnance de la philosophie du langage

Le parcours de Ruwen Ogien a quelque chose de singulier. D’abord formé à l’anthropologie sociale dans les années 1970, il s’intéresse à la pauvreté et à l’immigration et, par ce biais, aux normes sociales. Au cours de sa formation universitaire, il participe à une enquête de terrain dans les bidonvilles de Tel-Aviv. Il soutient finalement une thèse de sociologie en 1978 sous la direction de Georges Balandier intitulée « Construction sociale de la pauvreté ». Recruté au CNRS en 1981 en sociologie, il vient à la philosophie relativement tardivement, en entreprenant une thèse de philosophie morale sous la direction de Jacques Bouveresse. Il en tire un ouvrage, La Faiblesse de la volonté, publié en 1993.

Philosophiquement, Ruwen Ogien s’ancre d’emblée dans la tradition analytique. Dans le contexte intellectuel français des années 1980 et 1990, ce courant demeure largement minoritaire. Ogien, par ses nombreuses publications, souvent tournées vers le grand public, contribue à l’essor de la philosophie analytique en France. Il figure en particulier parmi les pionniers qui contribuent à l’introduction progressive des débats métaéthiques contemporains dans le paysage intellectuel français.

En métaéthique, ses travaux concernent d’abord la psychologie morale. La Faiblesse de la volonté se concentre en effet sur le problème du raisonnement pratique. C’est là un problème classique, puisqu’il trouve ses sources dans l’exposé aristotélicien du syllogisme pratique. Mais c’est également un problème énergiquement débattu par les métaéthiciens contemporains. Ces débats excèdent le champ de la psychologie morale et impliquent également des questions d’ontologie et de sémantique morales auxquelles Ogien consacre une grande partie de l’ouvrage. La même année, Ogien publie Un portrait logique et moral de la haine. Il s’y penche cette fois sur une question qui mêle psychologie et épistémologie morale : le rôle des émotions dans nos jugements moraux.

Ogien contribue plus directement encore à l’introduction des questions d’ontologie et de sémantique morales. Il participe à la traduction des Principia Ethica de G. E. Moore, ce grand classique de la philosophie morale analytique dans lequel Moore expose l’argument de la question ouverte et défend un réalisme non naturaliste. Il publie également en 1999 une anthologie consacrée au Réalisme moral. Ogien, qui défend lui-même une ontologie morale réaliste, y regroupe des essais de réalistes contemporains, comme Charles Larmore, John McDowell, Thomas Nagel ou Christine Tappolet, et permet ainsi au public francophone de se familiariser avec la variété du réalisme contemporain.

Plus tard, avec L’Influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, paru en 2012, Ogien revient à des questions de psychologie morale et expose l’impact des nouvelles pratiques expérimentales sur ce domaine.

Le travail d’Ogien concerne donc tous les domaines de la métaéthique : psychologie, épistémologie, ontologie et sémantique morales. Mais comment Ogien conçoit-il l’articulation de ces domaines les uns avec les autres ? Quelle est son approche globale de la métaéthique ?

Avant d’apporter des éléments de réponse à cette question, soulignons qu’Ogien s’est en outre consacré à des travaux de philosophie morale et politique normative et d’éthique appliquée, qui ont largement contribué à sa renommée. En 2007, il publie L’Éthique aujourd’hui : maximalistes et minimalistes. Il y soutient un minimalisme moral, qui rejette l’idée kantienne de devoirs envers soi-même : devoirs de cultiver ses dons ou de respecter son intégrité corporelle. Contre Kant et en s’inspirant de John Stuart Mill, Ogien soutient qu’il n’y a de devoirs qu’envers autrui et qu’il n’existe pas de crime sans victime. L’État nous rend-il meilleur ? Essai sur la liberté politique, publié en 2013, constitue le pendant politique de ses conceptions morales. Le minimalisme moral qu’Ogien soutient s’articule en effet à un anti-paternalisme politique. Il le conduit également à prendre des positions sur des questions d’éthique appliquée comme la question de la gestation pour autrui, de la pornographie, de l’aide médicale à mourir qu’il développe dans Penser la pornographie (2003), dans La Vie, la mort, l’État ; le débat bioéthique (2009) ou dans Philosopher ou faire l’amour (2014).

Ce double engagement, dans des travaux métaéthiques d’une part et normatifs de l’autre, pose quant à lui la question de savoir comment l’un et l’autre s’articulent.

1.2. Une présentation de la métaéthique selon un point de départ sémantique

Concentrons-nous, en premier lieu, sur la question de savoir comment Ogien conçoit la métaéthique, c’est-à-dire comment il pense l’articulation des différentes questions métaéthiques. Son approche est, à notre avis, marquée par une priorité de la sémantique.

C’est ce dont témoigne son chapitre intitulé « Éthique et philosophie morale » de cet ouvrage qui a participé à la diffusion en France de la philosophie analytique, le Précis de philosophie analytique, dirigé par Pascal Engel et paru en 2000. Conformément à l’esprit du Précis, dont le but était de permettre au public francophone d’accéder aux différents champs de la philosophie analytique dont les débats se déroulaient principalement en anglais, commande était faite à Ogien d’offrir une introduction à la philosophie morale analytique. Il ne s’agissait pas pour lui, comme il avait pu le faire dans le Réalisme moral ou dans des articles publiés dans des revues spécialisées, de défendre une position personnelle, originale et sophistiquée. Il s’agissait plutôt de produire un exposé neutre et objectif de l’état de la question.

Néanmoins, ce type d’exercice est bien difficile. Dans la première section de son texte, Ogien pose de manière classique une distinction entre l’éthique normative et la métaéthique, distinction qui le conduit à proposer une définition de la métaéthique. Mais il est bien difficile de définir la métaéthique de manière neutre, sans défendre en même temps une position métaéthique ou, à tout le moins, sans affirmer une certaine conception de la métaéthique. C’est précisément ce qui se passe dans le texte d’Ogien. Eu égard à l’influence de l’approche qui a été la sienne, la manière dont il présente la métaéthique mérite qu’on s’y arrête. Il écrit :

La vocation de l’éthique normative est plutôt prescriptive : elle s’intéresse à ce qu’il est bien de faire ou de ressentir, ou à ce qu’il faut faire ou ressentir.

De son côté, la vocation de la métaéthique (ou de l’éthique de « second ordre » ou de l’« éthique formelle ») est plutôt descriptive. Pour certains philosophes, qui pensent suivre G. E. Moore sur ce point, la métaéthique se distingue de l’éthique normative en ce sens qu’elle ne s’occupe pas de ce qui est bien, mais de la signification du mot « bien ». Ou encore, elle s’intéresse non pas à ce qu’il faut faire, mais à ce que nous faisons effectivement lorsque nous utilisons le mot « bien » ou d’autres du même genre : « juste », « honnête », etc.

Ogien, 2000, p. 214

À première vue, cette présentation peut sembler assez neutre et consensuelle. Il est en effet courant de distinguer l’éthique normative de la métaéthique en opposant l’approche prescriptive et l’approche descriptive. On affirme alors que l’éthique normative cherche à répondre à la question « que dois-je faire ? » et qu’en ce sens, elle est prescriptive, tandis que la métaéthique cherche à produire une description du phénomène moral.

Ce qui mérite néanmoins d’être souligné, c’est que, pour définir la métaéthique, Ogien adopte un point de départ sémantique qui, s’il est habituel eu égard à la place centrale de la philosophie du langage en philosophie analytique, n’est pas entièrement anodin. Ogien affirme que le propre de la métaéthique, c’est de s’intéresser à la « signification » des termes moraux. Faire de la métaéthique, c’est, dans cette perspective, s’intéresser à ce que nous faisons lorsque nous manipulons le langage moral. Cette définition de la métaéthique est plus précise que celle que d’autres retiennent aujourd’hui et qui consiste simplement à affirmer que la métaéthique cherche à produire une description du phénomène moral (Turmel et Rocheleau-Houle, 2016, p. 354). La métaéthique est en premier lieu présentée comme une philosophie du langage moral.

On retrouve ce point de départ sémantique dans d’autres textes d’Ogien. Ainsi, dans le long texte d’introduction, véritable livre dans le livre, qu’il rédige pour son anthologie consacrée au Réalisme moral, Ogien définit la métaéthique comme l’« analyse du discours normatif » (Ogien, 1999, p. 16). Il y affirme également que si « la controverse qui s’est développée autour du réalisme moral a différents aspects […], à l’origine de cette controverse, il y a très certainement une question relative au langage (comme il se doit, en philosophie analytique) » (Ogien, 1999, p. 35).

Dans le contexte intellectuel français des années 2000, cette approche n’est pas vraiment étonnante. Il vaut en effet la peine de souligner que ceux qui, en France, se sont, les premiers, intéressés à la métaéthique, étaient le plus souvent spécialistes de philosophie du langage ou de logique. C’était le cas de Jacques Bouveresse, qui a dirigé la thèse de Ruwen Ogien. C’était aussi le cas par exemple de Pascal Engel ou de Denis Vernant. On peut penser que cette origine disciplinaire a marqué leur approche de la métaéthique et les a conduits, comme le fait Ogien dans le Précis, à accepter, peut-être sans vraiment l’interroger, un point de départ sémantique.

Pourtant, ce point de départ sémantique n’est pas sans conséquence. Comme on s’en aperçoit en poursuivant la lecture, Ogien ne réduit pas la métaéthique à la sémantique morale. Il expose également les trois autres branches de la métaéthique : l’ontologie morale, l’épistémologie morale et la psychologie morale. Néanmoins, son point de départ sémantique inspire le reste de la réflexion métaéthique et influence la formulation des autres questions métaéthiques. Pour le comprendre, poursuivons notre lecture.

1.3. L’influence du point de départ sémantique sur la formulation des trois autres questions métaéthiques

Ogien poursuit :

L’expression « être bien » (ou « être juste ») sert-elle habituellement à décrire une propriété ou un aspect du monde, à la manière des expressions « être jaune », « être carré », « être magnétique » ? Ou s’agit-il habituellement d’une expression d’approbation (« être bien » signifierait quelque chose comme : « je suis d’accord ») ?

Ogien, 2000, p. 214-215

Ogien pose la question de savoir quelle est la fonction du langage moral. Il expose, ce faisant, sous la forme d’une alternative, les deux réponses possibles et opposées à cette question. Dans le champ de la sémantique morale, on peut, ou bien, suivant la première branche de l’alternative, considérer que le langage moral a pour fonction de décrire un état du monde, ou bien, suivant la seconde branche, estimer que le langage moral exprime les sentiments de celui qui s’en sert. Dans le premier cas, on assumera une position cognitiviste. Dans le second, on sera non cognitiviste.

Une fois les termes de la question sémantique posés et les deux options opposées clarifiées, Ogien poursuit :

Et si le mot « bien » décrit des propriétés du monde, ces propriétés sont-elles naturelles (c’est-à-dire ayant les mêmes caractéristiques que le jaune ou le carré) ou « non naturelles », comme le dit Moore ? (Moore, 1998). Mais que signifie « non naturel » ? Le monde peut-il contenir ce genre de propriétés ?

Ogien, 2000, p. 215

Ogien repart de la première branche, l’option cognitiviste. Il souligne que cette position, si elle est assumée, débouche elle-même sur une deuxième question. Cette question ne relève plus néanmoins de la sémantique. Elle relève de l’ontologie morale. En effet, si l’on affirme que le langage moral décrit des propriétés qui existent dans le monde, on doit alors nécessairement répondre à la question de savoir quelle est la nature de ces propriétés. Se dessine alors une deuxième alternative. On peut, selon sa première branche, assumer une position naturaliste : on affirmera alors que les propriétés morales sont de même nature que les propriétés naturelles. On peut, au contraire, selon sa seconde branche, assumer une position non naturaliste : on assumera alors, comme G. E. Moore, un réalisme non naturaliste, en affirmant que les propriétés morales sont d’une nature tout à fait différente des propriétés naturelles. On devra alors relever ce défi qui consiste à expliquer comment le monde peut contenir des propriétés qui sont entièrement différentes des propriétés naturelles. On devra également, poursuit Ogien, résoudre un deuxième problème :

Comment pourrait-on les découvrir ou les connaître ? Par les sens ordinaires (vue, toucher, odorat, etc.) ? Mais cette possibilité est exclue car ces propriétés ne sont pas naturelles. Par la réflexion ? Mais ces propriétés sont simples, inanalysables. Par l’intuition ? Mais que veut dire « intuition » ? Par les émotions ? Mais que peut bien signifier l’idée que les émotions sont des moyens de connaissance ?

Ogien, 2000, p. 215

Le réalisme non naturaliste, deuxième branche de la deuxième alternative, fait donc surgir une troisième question. À nouveau, cette question relève d’un champ différent. Elle ne relève ni de la sémantique ni de l’ontologie morales. Elle relève de l’épistémologie morale. La question posée est de savoir de quelle façon nous, êtres humains, pouvons avoir accès à des propriétés morales non naturelles. Plus précisément, la question est de savoir quelle est la faculté qui nous permet de découvrir ou même de connaître les propriétés morales.

À nouveau, Ogien formule plusieurs hypothèses. Il procède, cette fois, par l’intermédiaire d’une énumération. On peut penser, dit-il, que nous avons accès aux propriétés morales par les sens, par la réflexion, par l’intuition ou encore par les émotions. Mais chacune de ces options pose une série de problèmes qu’Ogien prend soin de souligner. Il y a par exemple une difficulté à affirmer que nos sens (la vue, le toucher, l’odorat, etc.), qui, par définition, nous permettent d’avoir accès à certaines propriétés naturelles, nous donnent également accès à des propriétés non naturelles. Ne faut-il pas alors penser que nous y avons accès par la réflexion ? Mais si nous admettons, à la suite de G. E. Moore, que les réalités morales comme le « bien » sont des réalités simples et inanalysables, cette hypothèse est mise en difficulté, puisque la réflexion est une faculté d’analyse et de décomposition. Faut-il alors penser que nous avons accès aux réalités morales par une faculté spéciale, qu’on appellera l’intuition morale ? Mais une telle hypothèse ressemble fort à une hypothèse ad hoc : nous inventons une faculté spécialement adaptée au type de réalité que nous supposons. Reste, dès lors, l’hypothèse d’une connaissance morale par l’intermédiaire des émotions. Mais il faut alors expliquer de quelle façon une émotion pourrait rendre possible une connaissance. Rappelons, à ce titre, qu’Ogien a consacré une partie de son travail aux émotions morales et notamment à la haine et à la honte (Ogien, 2017).

Ogien mentionne enfin une dernière question :

D’autre part, il semble que l’une des caractéristiques des termes moraux comme « bien » c’est que leur usage sincère semble impliquer un engagement à l’action. […] Si « bien » est un terme d’approbation, il n’est pas difficile de comprendre en quel sens il peut être lié à une action. Mais si « bien » est un terme purement descriptif qui renvoie à une propriété objective du monde telle que être carré ou être jaune, en quel sens pourrait-il être lié à une attitude ou une action ?

Ogien, 2000, p. 215

La question posée est, cette fois, une question de psychologie morale. C’est la question du rapport entre nos jugements moraux et notre motivation à agir. Il faut souligner que cette quatrième question ne dérive pas de la troisième, mais de la première question. Elle dérive de la question sémantique et de l’opposition entre cognitivisme et non-cognitivisme. En effet, le non-cognitiviste, qui considère que les jugements moraux expriment des émotions, offre une explication simple et élégante de la motivation morale. On comprend très intuitivement que celui qui affirme : « tuer est mal », et qui, dans une perspective non cognitiviste, exprime par là son dégoût pour le meurtre, possède dans le même temps une motivation à ne pas tuer. Expliquer comment motivation morale et jugement moral peuvent correspondre constitue au contraire un défi pour le cognitiviste. En effet, si le jugement moral est simplement descriptif, il semble neutre d’un point de vue motivationnel. Les émotions nous meuvent naturellement, alors que les connaissances n’impliquent pas nécessairement une tendance à l’action.

Finalement, l’approche d’Ogien peut être schématisée de la manière suivante.

Schéma 1

-> See the list of figures

Schéma 2

-> See the list of figures

Ces deux schémas veulent mettre en lumière l’influence du point de départ sémantique qu’Ogien accepte. Ogien, on l’a dit, ne réduit pas la métaéthique à la sémantique. Néanmoins, le point de départ sémantique qui est le sien a une influence sur les termes dans lesquels il formule les autres questions métaéthiques. Ainsi, les termes de la question ontologique dérivent de l’option cognitiviste. Les termes de la question épistémologique dérivent à leur tour d’une option ontologique, le réalisme non naturaliste. La question psychologique est quant à elle posée à partir de l’opposition entre cognitivisme et non-cognitivisme inhérente à la question sémantique. En ce sens, la question sémantique est la question métaéthique centrale. Elle inspire le reste de la réflexion métaéthique.

Le point essentiel, c’est que l’ordre de présentation suivi par Ogien, qu’on peut considérer comme standard eu égard à la place qu’a occupée la sémantique en philosophie analytique, le conduit à une interprétation particulière de la question épistémologique. Cette question est naturellement interprétée comme la question de savoir quelles sont les facultés qui nous permettent d’appréhender la réalité morale. L’épistémologie morale est conçue comme une épistémologie des facultés. Pourtant, notre deuxième section le mettra en évidence, pour celui qui se sent d’abord et avant tout concerné par les questions normatives, une autre approche de l’épistémologie morale est possible et, peut-être, plus pertinente.

Pour le moment, notre analyse ne porte que sur la façon dont Ogien conçoit la métaéthique elle-même. Son point de départ sémantique a-t-il également des conséquences sur la façon dont il conçoit l’articulation entre métaéthique et philosophie normative ?

1.4. Métaéthique et philosophie normative

À ce propos, Ogien écrit :

Le lien entre les questions de métaéthique et d’éthique normative paraît évident. Certaines réponses aux questions métaéthiques semblent exclure la possibilité d’une éthique normative justifiée. Si, par exemple, on pense que les jugements moraux expriment seulement des désirs, des préférences, des attitudes, des sentiments, toute l’entreprise normative (théorisation, confrontation des théories, etc.) paraît condamnée d’avance. […]

D’un autre côté, le fait même que nous soyons en mesure de confronter rationnellement des théories morales (nous savons très bien comment discuter des mérites comparés de l’utilitarisme et d’autres théories morales) semble donner tort à ceux qui rejettent catégoriquement toute réponse de type objectiviste aux questions métaéthiques (Dworkin, 1996 ; Nagel, 1997). Ainsi la discussion métaéthique peut servir d’argument en faveur de la légitimité de l’éthique normative, et, réciproquement, la discussion normative peut appuyer telle ou telle conception métaéthique

Ogien, 2000, p. 216-217

Ogien commence par affirmer que le lien entre métaéthique et éthique normative est évident. Il s’oppose, ce faisant, à ceux qui, en Europe continentale, raillent la philosophie analytique parce qu’ils considèrent qu’elle se focalise sur une analyse sophistiquée mais stérile du langage et qu’elle est incapable d’aborder les questions qui, dans le champ pratique, importent vraiment, à savoir les questions normatives.

Il s’oppose également à ceux qui, comme Dworkin, nient la distinction entre deux branches de la philosophie morale. Dworkin soutient en effet que la distinction entre métaéthique et éthique normative n’a pas de sens dans la mesure où, selon lui, les énoncés qui portent apparemment sur le statut épistémologique des énoncés moraux ou le statut ontologique des valeurs proviennent de la morale et sont eux-mêmes des énoncés moraux. Selon Dworkin, les énoncés qu’on interprète habituellement comme des énoncés métaéthiques ne sont que des propositions normatives formulées de manière plus abstraite (Dworkin, 1996 ; 2011).[1]

Ogien refuse pour sa part de considérer qu’un énoncé comme « tuer est mal » se situe au même niveau qu’un énoncé comme « les énoncés moraux peuvent être vrais ou faux ». Il maintient qu’il existe deux niveaux de réflexion distincts, normatif et métaéthique. Il refuse néanmoins également de considérer que ces deux niveaux de réflexion sont parfaitement indépendants. Il considère qu’ils ne sont pas hermétiques l’un à l’autre, mais qu’ils sont interdépendants.[2] Comment Ogien montre-t-il que tel est bien le cas ?

Ce point mérite qu’on s’y arrête. C’est en effet à nouveau par l’intermédiaire de la sémantique morale qu’Ogien plaide en faveur d’une interdépendance entre métaéthique et éthique normative. Ogien affirme en effet que certaines positions sémantiques invalident la possibilité même de l’éthique normative. Ainsi, un non-cognitiviste qui affirme que les énoncés ne sont que l’expression des sentiments du locuteur aboutit à première vue à l’idée selon laquelle les propositions morales n’ont pas de valeur de vérité. « Tuer est mal » n’est ni vrai ni faux. C’est simplement l’expression du dégoût que le locuteur ressent à l’égard de l’acte de tuer. Mais alors, les questions normatives, comme la question de savoir si nous devons interdire le meurtre, n’ont plus de sens. Il n’est plus possible d’apporter une réponse à la question « que dois-je faire ? ». L’éthique normative devient tout bonnement impossible. Cette position peut également facilement aboutir à une forme de réalisme politique comme celui de Thrasymaque, qui affirme : « Je soutiens, moi, que le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort » (Platon, 2002, p. 91). Les énoncés normatifs ne font que conférer une forme propositionnelle aux intérêts de ceux qui ont le pouvoir d’instituer la morale conventionnelle.

Inversement, souligne Ogien, des faits normatifs peuvent nous conduire à une position métaéthique. Le point intéressant, c’est qu’encore une fois, Ogien plaide en faveur de cette idée en recourant à une pratique langagière : la pratique de l’argumentation morale. Le fait, dit-il, que la philosophie morale normative existe, le fait qu’il existe une activité langagière dans le cadre de laquelle nous argumentons en faveur de différentes théories morales, en confrontant par exemple le déontologisme au conséquentialisme, peut nous conduire à vouloir assumer une position cognitiviste. Le fait d’adhérer à certains jugements moraux ou de considérer que certaines théories morales sont meilleures que d’autres nous conduit à défendre une position cognitiviste en métaéthique.

Ogien considère d’ailleurs que « toutes les tentatives de reconstruire le non-cognitivisme se font désormais à l’intérieur d’une sorte de cognitivisme minimal » (Ogien, 2000, p. 225). Ceux qui, aujourd’hui, continuent d’adopter une forme de non-cognitivisme considèrent désormais que l’invalidation radicale de l’éthique normative, qu’un auteur comme A. J. Ayer assumait, est trop peu plausible. La philosophie morale normative existe. Dans la pratique quotidienne, les désaccords moraux existent également. Toute théorie métaéthique, même si elle veut continuer d’affirmer une forme de non-cognitivisme, doit être capable d’en rendre compte. C’est la raison pour laquelle Ogien affirme que ces auteurs, qui se disent pourtant non cognitivistes, inscrivent leur conception à l’intérieur d’un cognitivisme minimal.

Ainsi, Ogien affirme l’interdépendance de la métaéthique et de la philosophie normative, et c’est encore son point de départ sémantique qui le conduit à assumer cette position. Notons néanmoins que l’interdépendance entre philosophie normative et métaéthique se situe à un niveau d’abstraction assez élevé. Certaines positions métaéthiques, en particulier le cognitivisme ou le non-cognitivisme, conduisent à dire quelque chose de la possibilité de la philosophie normative. Elles ne semblent pas néanmoins conduire à plaider en faveur d’une position normative contre une autre. Le lien entre une position métaéthique donnée et une position normative définie n’est pas clarifié. Dans le cas d’Ogien, par exemple, l’articulation entre son réalisme métaéthique et son minimalisme normatif reste à élucider.

1.5. Point de départ sémantique et position métaéthique par défaut

Pour compléter la description de l’approche d’Ogien, il faut en effet signaler une dernière conséquence de son point de départ sémantique. Le fait de faire de la question sémantique la question métaéthique centrale conduit Ogien à considérer que le réalisme constitue la position de référence. Après avoir affirmé que les non-cognitivistes se situent désormais à l’intérieur d’un cognitivisme minimal, Ogien écrit :

Et la plupart des différences importantes sont relatives au degré d’objectivité morale que les uns ou les autres sont disposés à admettre. […]
Le réaliste est celui qui s’engage le plus. D’après lui, la meilleure explication du fait que certains de nos jugements moraux sont vrais, c’est qu’ils correspondent à une sorte de réalité morale indépendante de nos croyances, de nos préférences, de nos sentiments.
Mais les variétés de réalisme moral sont nombreuses

Ogien, 2000, p. 225

Puisque le désaccord moral figure parmi les phénomènes dont tout métaéthicien doit rendre compte, il faut bien admettre un certain degré d’objectivité morale. Les différences entre les théories métaéthiques sont alors des différences de degré : certains affirment un degré d’objectivité plus élevé, d’autres un degré d’objectivité moins élevé. Cette perspective conduit Ogien à affirmer que le réaliste est celui qui « s’engage le plus ». Le réaliste est celui qui affirme le degré d’objectivité morale le plus élevé, puisqu’il affirme que nos jugements moraux sont vrais en vertu d’une réalité morale indépendante de nous, à laquelle ils correspondent. Le réaliste est donc celui qui ose adopter la position métaéthique la plus forte, quitte à devoir ensuite raffiner sa position afin de répondre aux difficultés qui lui sont inhérentes.

Récapitulons les différentes caractéristiques de l’approche qui est celle d’Ogien. Cette approche, qui peut être considérée comme standard et influente eu égard à la place historique de la sémantique en philosophie analytique, se caractérise par une priorité de la sémantique. La question sémantique est conçue comme la question métaéthique centrale. Elle influence les termes dans lesquels les autres questions métaéthiques sont posées, sans néanmoins entièrement déterminer les réponses qu’elles devront recevoir. Cette approche conduit Ogien à considérer le réalisme moral comme la position ontologique la plus forte. Ceux qui veulent soutenir une position métaéthique différente doivent nécessairement se situer par rapport à cette position réaliste. Ils doivent démontrer qu’elle est confrontée à des difficultés qu’elle est incapable de résoudre et que la position qu’ils défendent la surpasse.

Cette approche aboutit également à l’idée selon laquelle la métaéthique et l’éthique normative constituent bien deux branches distinctes de la philosophie morale. Ces deux branches ne sont néanmoins pas hermétiques l’une par rapport à l’autre. Il y a plutôt une interdépendance de la métaéthique et de l’éthique normative. Cette interdépendance porte néanmoins davantage sur la possibilité même de la philosophie normative que sur des positions normatives précises. Comment, par exemple, l’ontologie réaliste d’Ogien s’articule-t-elle à son minimalisme et à son anti-paternalisme normatifs ? C’est sans doute une question importante, qui ouvre un programme de recherche qui excède les limites de cet article.

Nous souhaitons maintenant nous tourner vers une deuxième approche de la métaéthique, qui nous semble elle aussi influente, et qui, pourtant, conteste certaines prémisses de la première approche. Elle récuse la priorité de la sémantique pour accorder la priorité à des questions normatives. Comment alors la manière de concevoir la métaéthique et l’articulation entre métaéthique et philosophie normative s’en trouvent-elles modifiées ? Quelle est la pertinence de cette deuxième approche de la métaéthique pour ceux qui s’intéressent à la philosophie normative ? Quelles sont ses éventuelles faiblesses ?

2. MÉTAÉTHIQUE ET PHILOSOPHIE NORMATIVE, UNE DEUXIÈME APPROCHE

Confrontons la première approche à une deuxième approche. Initiée par John Rawls et prolongée par ses successeurs parmi lesquels les auteurs du présent article pensent figurer, elle se distingue à notre avis nettement de la première approche. Opérant à partir d’un autre point de départ, elle donne à la réflexion métaéthique une orientation différente, qui nous semble à la fois originale et pertinente pour ceux qui sont intéressés par les questions normatives. La perspective rawlsienne nous semble néanmoins aboutir à ce que nous appellerons un « minimalisme métaéthique », qui appelle un certain nombre de compléments.

Mais avant d’en venir à ces questions, il nous revient, en premier lieu, d’indiquer en quel sens Rawls développe des positions qui relèvent bien de la métaéthique et non simplement de la philosophie normative.

2.1. Propos liminaire : le constructivisme rawlsien, une position métaéthique ?

Il nous semble que, comme Ogien, John Rawls a conjugué un intérêt pour les questions métaéthiques et pour les questions normatives. Ce point fait néanmoins l’objet d’un débat. Théorie de la justice est en effet d’abord un livre de philosophie politique normative. Nous pensons néanmoins que Rawls y développe déjà des positions qui relèvent de la métaéthique, positions qu’il retravaillera longuement dans la suite de son oeuvre. Son constructivisme, adossé au concept de position originelle, et son cohérentisme, fondé sur le concept d’équilibre réfléchi, sont les éléments essentiels de cette position métaéthique.

Certains contestent néanmoins que quelques-unes des positions développées par Rawls doivent être interprétées comme des positions métaéthiques. Le constructivisme rawlsien a, dès la publication de Théorie de la justice, cristallisé une partie importante de la littérature. Il a notamment été rapidement jugé insuffisant d’un point de vue métaéthique (Darwall, Gibbard et Railton, 1992). Ces critiques perdurent (Enoch, 2009; Street, 2010) et ont notamment débouché sur une distinction aujourd’hui courante – la distinction entre « constructivisme normatif » et « constructivisme métaéthique » (Côté-Vaillancourt, 2017). Cette distinction suggère notamment que le constructivisme rawlsien, paradigme du constructivisme normatif, n’est pas, à proprement parler, une position métaéthique. Cette conclusion nous semble néanmoins discutable.

Clarifions, pour commencer, les termes de la distinction entre constructivisme normatif et constructivisme métaéthique. Cette distinction suggère que tous les constructivistes (normatifs comme métaéthiques) s’accordent pour considérer (1) qu’une procédure de construction est nécessaire pour élaborer les normes (qu’elles soient morales ou politiques). Elle suggère également que seuls les constructivistes métaéthiques soutiennent en outre (2) que ces normes ne sont rien d’autre que le résultat de cette procédure qui est mise en oeuvre par des agents impliqués dans des pratiques délibératives. Selon ces constructivistes métaéthiques, les agents sont des créatures évaluantes ; les normes résultent de leur point de vue pratique et n’existent pas indépendamment de ce point de vue (Street, 2010).

Les constructivistes « normatifs » quant à eux adoptent (1) sans s’engager en faveur de (2). Pour le dire autrement, les constructivistes normatifs adoptent l’épistémologie constructiviste sans adopter l’ontologie constructiviste, qui est une forme d’anti-réalisme. Ils considèrent, conformément à (1), que nous ne parvenons aux normes qu’en suivant une procédure adéquatement définie, mais estiment (2’) que cela ne nous dit rien du statut ontologique de ces normes.

Tel est bien le cas de Rawls, qui adopte un agnosticisme ontologique. Rawls affirme, comme nous y reviendrons (section 2.6), que sur le terrain de l’ontologie morale, le constructivisme politique qu’il adopte « n’affirme ni ne nie » l’existence de faits moraux indépendants de nous (Rawls, 1995, p. 150).

Cet agnosticisme ontologique a conduit certains à douter du fait que le constructivisme constitue une position métaéthique à la fois complète et originale. Darwall, Gibbard et Railton (1992) soutiennent ainsi la thèse de la compatibilité. Ils estiment que le constructivisme adopté en (1) est au bout du compte compatible avec une diversité de positions ontologiques, qu’elles soient réalistes ou anti-réalistes. Cette question ne pourra être épuisée dans le présent article, mais on peut penser que les développements ultérieurs du constructivisme leur ont donné raison, puisque certains auteurs ont adopté un constructivisme épistémologique tout en l’articulant à une ontologie réaliste (Scanlon, 1998, 2013), à une ontologie anti-réaliste (Street, 2010) ou à une forme d’expres-sivisme (Lenman, 2012).

Mais ceux qui adoptent la distinction entre constructivisme métaéthique et constructivisme normatif franchissent un pas de plus. Les expressions « constructivisme métaéthique » et « constructivisme normatif » suggèrent en effet que seul un constructivisme qui, comme celui de Street, adopterait à la fois une épistémologie et une ontologie constructiviste constituerait, à proprement parler, une position métaéthique. Le constructivisme normatif, dont le constructivisme rawlsien est le premier exemple, ne serait quant à lui pas du tout une position métaéthique mais simplement une position normative.

Nous pensons au contraire que, si Rawls adopte bien (1) tout en refusant de s’engager en faveur de (2), certaines des positions qu’il développe, notamment son constructivisme et son cohérentisme, relèvent bien, à proprement parler, de la métaéthique. En effet, sa théorie de la justice comme équité est composée pour une part de propositions normatives (les principes de justice) et, pour une autre part, de propositions qui relèvent d’une réflexion sur les conditions de validité de ces propositions normatives. Le constructivisme et le cohérentisme rawlsien participent de cette réflexion. Ils marquent un pas de recul par rapport à la réflexion normative et constituent en ce sens l’arrière-plan métaéthique de la théorie de la justice comme équité.

L’expression « constructivisme normatif » nous semble donc prêter à confusion. Elle suggère à tort que le constructivisme rawlsien n’est pas du tout une position métaéthique. Elle interdit d’y voir ce qu’il faudrait y voir : une deuxième approche de la métaéthique, qui se distingue clairement de la première approche précédemment décrite.

Nous nous proposons, dans cette deuxième section, de décrire les caractéristiques de cette deuxième approche afin d’en faire ressortir l’intérêt. Ancrée dans la philosophie normative plutôt que dans la philosophie du langage, cette deuxième approche récuse en premier lieu la primauté de la sémantique (section 2.2). C’est une nouvelle question métaéthique, qui relève de l’épistémologie morale, qui y joue le rôle de question métaéthique centrale (section 2.3). Cette deuxième approche aboutit à une réorientation de l’épistémologie morale (sections 2.4 et 2.5). Elle conduit en outre à un constructivisme original, le constructivisme politique (section 2.6).

Reste que Darwall, Gibbard et Railton (1992) n’avaient pas tort de souligner l’incomplétude potentielle de ce constructivisme. Si Rawls soutient bien une position métaéthique, il est possible qu’elle demeure incomplète. Plus précisément, nous pensons que les positions métaéthiques de Rawls aboutissent à un « minimalisme métaéthique » adapté aux objectifs normatifs qu’il poursuivait (section 2.7). Ce minimalisme peut ne pas être entièrement satisfaisant pour ceux qui, comme nous, se reconnaissent pourtant dans cette deuxième approche. Nous esquisserons donc en conclusion les contours d’une position métaéthique plus complète et néanmoins appropriée au libéralisme politique.

2.2. La deuxième approche : un point de départ hors de la sémantique

Si l’on accepte l’idée que Rawls développe, tout au long de son oeuvre, certaines positions métaéthiques, on doit également constater que son approche de la métaéthique se distingue nettement de l’approche que nous avons décrite dans notre première section. Mais quelles sont ces différences ? Et quel est l’intérêt de cette approche différente ?

Cette deuxième approche se distingue en premier lieu de la première par un point d’ancrage bien différent. Cette deuxième approche s’ancre hors de la sémantique. Dès Théorie de la justice, Rawls affirme :

Il est évidemment impossible de développer une théorie de la justice concrète qui serait fondée uniquement sur des vérités logiques et des définitions. L’analyse des concepts moraux et l’a priori, même compris de manière traditionnelle, constituent une base trop peu solide

Rawls, 1987, p. 76

Rawls se détourne explicitement de la sémantique. Prenant le contre-pied de la première approche et rompant avec la centralité de la philosophie du langage en philosophie analytique, il rejette la priorité de l’analyse de la signification des concepts moraux. S’il en est ainsi, c’est qu’il ancre directement ses travaux dans le champ de la philosophie normative. Son but premier est de « développer une théorie de la justice », c’est-à-dire de répondre à la question de savoir quels principes sont les mieux à même d’aboutir à une juste distribution des fruits de la coopération sociale dans un contexte démocratique. Or, cet ancrage normatif conduit Rawls à refuser à la sémantique le rôle central qu’elle possédait dans le cadre de la première approche. Il explique en effet que l’analyse de la signification des concepts moraux ne constitue pas une base suffisante pour élaborer une théorie normative. Il faut à l’évidence pour cela pouvoir évaluer le poids respectif qu’on accordera aux différentes intuitions normatives. C’est là une tâche substantielle que la simple analyse des concepts ne peut accomplir.

Notons que Rawls a été sur ce point suivi par des métaéthiciens contemporains qui se réclament du constructivisme. C’est par exemple le cas de Sharon Street, qui explique que « les constructivistes peuvent penser que la tâche sémantique qui préoccupe les expressivistes est en réalité peu pertinente » (Street, 2010, p. 376, nous traduisons).[3] Street, comme Rawls avant elle, remet en question l’importance de la question sémantique et suggère qu’il serait bon de mener une réflexion sur la place de la sémantique en métaéthique plutôt que d’accepter sans l’interroger l’idée selon laquelle la métaéthique doit nécessairement partir d’une analyse du langage.

Mais si cette deuxième approche se détourne de la sémantique, elle n’abandonne pas pour autant toute réflexion métaéthique. La question sémantique n’est plus le point de départ de la réflexion métaéthique. Elle est remplacée dans ce rôle par une autre question métaéthique.

2.3. La question épistémologique comme question métaéthique originelle

Dans cette deuxième approche, c’est une question épistémologique qui joue le rôle de question métaéthique centrale. Mais pourquoi cette priorité de l’épistémologie morale ? Rawls explique que : « Une conception de la justice est plus raisonnable, ou plus susceptible de justification, qu’une autre si ses principes sont choisis de préférence à ceux de l’autre par des personnes rationnelles placées dans cette situation initiale [la position originelle] » (Rawls, 1987, p. 44).

La priorité de l’épistémologie morale est elle aussi une conséquence du point de départ disciplinaire qui est celui de cette deuxième approche, à savoir la philosophie normative. Elle résulte, plus précisément, d’une certaine façon de concevoir la tâche de la philosophie morale et politique normative que Rawls a endossée aussi bien dans Théorie de la justice que dans Libéralisme politique. Cette conception part de l’idée selon laquelle toute personne normalement constituée possède une sensibilité morale. Chacun possède des intuitions normatives, qui se situent à des niveaux de généralité variés. Seulement, ces intuitions entrent fréquemment en conflit les unes avec les autres. Le rôle du philosophe moral et politique est de mettre de l’ordre dans ces intuitions. Il cherche à définir les principes normatifs qui recoupent le mieux nos intuitions initiales ou qui aboutissent à des jugements qu’après réflexion nous serions prêts à accepter (Rawls, 1995, p. 32-33).

Les objets sur lesquels le philosophe moral et politique se prononce peuvent être très variés. Il peut par exemple se pencher sur la justice des politiques fiscales et des mécanismes de redistribution, ou réfléchir à la question de savoir si certaines demandes d’exemption à des règles d’application générale sur la base de convictions de conscience ou de croyances religieuses sont justifiées. Il peut également s’intéresser à des questions qui relèvent plus spécifiquement de la philosophie morale, dont celle de savoir, par exemple, si l’aide médicale à mourir est compatible avec nos jugements bien considérés sur l’autonomie personnelle, le droit à l’intégrité physique, la protection des personnes vulnérables, etc.

Dans le champ de la philosophie politique comme dans celui de la philosophie morale, le philosophe est amené à se prononcer et à soutenir certaines positions normatives, qui peuvent prendre la forme de principes. Il est dès lors nécessairement confronté à une question : celle de savoir pourquoi il endosse telle position normative plutôt que telle autre. Il doit être capable de montrer que ses positions sont meilleures que celles de ses concurrents. Il doit, autrement dit, être capable de justifier ses positions normatives.

C’est la raison pour laquelle celui qui conçoit la philosophie morale et politique de cette façon est nécessairement conduit à une réflexion métaéthique. S’impose à lui une réflexion qui porte sur les critères de justification d’une position normative. Chez Rawls, le constructivisme et le cohérentisme sont justement des outils conceptuels qui permettent de définir les critères de justification d’une position normative. Mais cette réflexion ne relève plus à proprement parler de la philosophie normative. La question posée est une question métaéthique. C’est, plus précisément, une question d’épistémologie morale.

Notons donc que malgré leurs différences essentielles, nos deux approches de la métaéthique ont en partage l’idée d’une absence d’étanchéité entre philosophie normative et métaéthique. Ogien, on l’a vu, affirme l’interdépendance des positions normatives et métaéthiques. Un non-cognitivisme radical invalide la possibilité même de l’entreprise normative. Inversement, le fait de reconnaître l’existence des désaccords moraux ou de la philosophie normative conduit à accepter une forme de cognitivisme minimal. Notre deuxième approche reconnaît également qu’il existe un lien structurel entre philosophie normative et métaéthique. Le projet du philosophe normatif le conduit nécessairement à une réflexion qui relève de la métaéthique.

On verra néanmoins que dans le cadre de la deuxième approche, le lien entre métaéthique et positions normatives est plus étroit que dans le cadre de la première. Les débats métaéthiques y concernaient d’abord et avant tout la question de la possibilité même de la philosophie normative. Dans le cadre de la deuxième approche, certains concepts métaéthiques permettent d’évaluer la pertinence des options normatives.

Poursuivons, pour le comprendre, notre description de la deuxième approche qui, ancrée dans la philosophie normative, se détourne de la sémantique et accorde la primauté à l’épistémologie morale.

2.4. Une nouvelle conception de la justification normative : constructivisme et cohérentisme

Cette deuxième approche conduit à des questions différentes et suscite ce faisant de nouveaux concepts et de nouvelles positions.

En premier lieu, les questions métaéthiques qui s’imposent le plus directement ne sont plus exactement les mêmes. C’est en particulier le cas pour l’épistémologie morale. La question épistémologique centrale n’est plus la question de savoir quelles sont les facultés qui nous permettent d’avoir accès aux propriétés morales. C’est la question de savoir à quelle condition une théorie ou une proposition normative est justifiée. L’épistémologie des facultés est mise de côté, au profit d’une épistémologie de la justification.

Pour répondre à cette question métaéthique qu’il pose différemment, Rawls est amené à développer une conception complexe et originale de la justification normative. Cette conception, qui opère à différents moments de la théorie, ne se laisse pas facilement résumer. On peut néanmoins indiquer qu’elle repose prioritairement sur deux piliers : le constructivisme et le cohérentisme.

Le constructivisme opère en amont de la formulation des principes de justice. Il établit que seront justifiés les principes que choisiront les partenaires placés dans la position originelle. En effet, dans la position originelle, un dispositif est mis en place afin d’encadrer de manière stricte la réflexion des partenaires. Le voile d’ignorance filtre l’information à laquelle ils ont accès de façon à rendre leur jugement impartial. Ce faisant, les partenaires ne confondront pas la justice et leurs intérêts particuliers. N’ayant accès qu’à des informations générales, ils choisiront les principes les mieux à même de protéger les intérêts fondamentaux de toute personne qui se considère comme libre et égale aux autres, rationnelle et raisonnable. La procédure constructiviste fournit en ce sens une justification des principes qui en sont issus.

Le cohérentisme intervient quant à lui en aval de la formulation des principes. Il accomplit une tâche de justification a posteriori. Le cohérentisme constitue en lui-même une conception originale de la justification dans la mesure où, comme Rawls le souligne dans Théorie de la justice, il opère une rupture avec la conception qui a dominé la tradition philosophique, à savoir le fondationnalisme moral. La tradition a, selon Rawls, majoritairement considéré qu’une théorie normative pouvait être tenue pour justifiée à condition que ses prémisses le soient. Ainsi, pour reprendre les deux exemples que Rawls propose, Descartes a pensé qu’il parviendrait à une science morale absolument certaine s’il pouvait dériver sa théorie morale de prémisses métaphysiques absolument certaines, au premier rang desquelles figure le cogito. Les « naturalistes » comme Bentham ont quant à eux pensé dériver leurs concepts moraux de concepts non moraux, comme la douleur ou le plaisir, dont ils estimaient qu’ils étaient particulièrement fiables. Dans les deux cas, la justification de la théorie morale repose sur la justification de ses prémisses fondamentales. Rawls rompt avec cette conception qu’il estime dominante, en arguant du fait que, dans le champ pratique, il n’existe aucune prémisse certaine. Même nos intuitions les plus profondément ancrées, comme l’idée que l’esclavage ou l’intolérance religieuse sont injustes, n’ont pas toujours été acceptées. Elles ne peuvent pas être utilisées comme un socle dont la fermeté serait assurée et sur lequel on pourrait s’appuyer pour dériver une théorie normative complète. Elles sont plutôt présentées comme des points fixes « provisoires » (Rawls, 1987, p. 618-629).

Puisque la justification de la théorie normative ne peut reposer sur un élément local fondamental, elle doit être conçue de manière globale. Le cohérentisme se substitue au fondationnalisme. La justification de la théorie repose sur sa cohérence d’ensemble. Plus précisément, une théorie normative sera tenue pour justifiée si elle parvient, mieux que ses concurrentes, à mettre en équilibre l’ensemble des convictions auxquelles, après réflexion, nous ne souhaitons pas renoncer. Une théorie normative est justifiée lorsqu’elle parvient mieux à l’« équilibre réfléchi » que ses concurrentes (Rawls, 1987, p. 46-48).

Notons enfin que, chez Rawls, la logique de l’équilibre réfléchi intervient dès la formulation de la procédure constructiviste. Si les principes issus de la procédure ne réussissent pas de façon satisfaisante le contrôle a posteriori de l’équilibre réfléchi, on apportera des corrections à la procédure et en particulier à l’étendue du voile d’ignorance (Rawls, 1987, p. 44-48). En ce sens, le cohérentisme et le constructivisme rawlsiens sont complémentaires tout en étant distincts. Ils opèrent selon une logique de renforcement mutuel.

2.5. Une autre conception de l’objectivité morale

Cette formulation différente de la question épistémologique a infléchi les termes de la réflexion portant sur la question de l’objectivité morale. La question de l’objectivité est identifiée à la question de la justification. Une théorie normative peut être tenue pour objective lorsqu’elle peut être justifiée. Cette conception de l’objectivité normative rompt avec la conception réaliste de l’objectivité morale qu’Ogien endosse. Dans Libéralisme politique, Rawls écrit :

Le constructivisme politique accepte la position de Kant pour autant que le kantisme soutient qu’il existe différentes conceptions de l’objectivité qui conviennent à la raison théorique et pratique. [...] Kant pense que la première concerne la connaissance d’objets qui sont donnés alors que l’autre concerne la production d’objets conformément à une conception de ces objets. Puisque nous sommes raisonnables et rationnels, nous devons construire d’une manière satisfaisante les principes du juste et de la justice qui déterminent la conception des objets que nous avons à produire

Rawls, 1995, p. 154

Cette conception de l’objectivité rompt avec une conception réaliste de l’objectivité, qui considère qu’on atteint l’objectivité normative lorsque nos énoncés normatifs décrivent de façon adéquate la réalité morale indépendante. Cette conception réaliste est accusée de reposer sur une erreur de catégorie et de ne pas voir la différence entre raison théorique et raison pratique.

Le constructivisme se présente alors comme une conception de substitution, capable de tenir compte du fait que la raison théorique et la raison pratique n’ont pas trait aux mêmes types d’objets et ne se rapportent pas de la même manière à leurs objets. Le constructivisme est cette position qui affirme que l’objectivité théorique et l’objectivité pratique doivent être clairement distinguées. La raison théorique vise la connaissance du monde sensible et a en ce sens « trait à la connaissance d’objets qui sont donnés » (Rawls, 1995, p. 127). Ici, on parvient à une connaissance objective lorsque ce que nous disons correspond effectivement à ce qui est.

La raison pratique, quant à elle, ne vise pas la « connaissance » d’objets qui existent indépendamment de nous. Il n’y a donc aucun sens à chercher à refléter une réalité indépendante. La raison pratique vise la « production » d’objets normatifs correspondant à une conception de ces objets. L’objectivité sera considérée comme atteinte lorsque les objets produits exprimeront le mieux possible les conceptions en question. Par exemple, Rawls estime que les principes de justice qu’il formule sont objectifs parce qu’ils constituent l’expression la meilleure d’une société conçue comme système de coopération équitable entre personnes libres et égales entre elles.

Notre deuxième approche a donc contribué à l’affirmation d’une conception de l’objectivité qui se distingue nettement de la conception réaliste. Elle peut conduire certains de ceux qui s’intéressent aux questions normatives à remettre en question l’idée selon laquelle le réalisme moral est la position la plus forte et à se tourner vers le constructivisme. Mais ce constructivisme, que Rawls rapproche explicitement de la position de Kant, constitue-t-il une position originale ou une simple réactivation d’une position traditionnelle ?

2.6. L’originalité du constructivisme politique : l’agnosticisme ontologique

Dans les années 1980, Rawls qualifie sa propre position de « constructivisme kantien » dans son article intitulé « Le constructivisme kantien dans la théorie morale » (Rawls, 1993). Mais comme il le précise dans Libéralisme politique, son constructivisme politique constitue également une rupture avec le constructivisme kantien.

Rawls explique en effet que le constructivisme de Kant est « plus profond et concerne l’existence et la constitution mêmes de l’ordre des valeurs » (Rawls, 1995, p. 134). Chez Kant, « l’autonomie entraîne que l’ordre des valeurs politiques et morales doive être produit, ou constitué, par les principes et les conceptions de la raison pratique » (Rawls, 1995, p. 134). Autrement dit, le constructivisme kantien adopte une position ontologique particulière, qui prend le contre-pied du réalisme moral. Il adopte une forme d’anti-réalisme. Le constructivisme kantien pourrait donc être considéré comme un « constructivisme métaéthique », au sens indiqué dans notre section 2.1.

Or, sur ce point, la position du constructivisme politique que Rawls endosse est bien différente. Le constructivisme politique n’est ni un réalisme moral ni un anti-réalisme moral. À la différence du réalisme moral, il n’affirme pas l’existence d’un ordre indépendant de valeurs. Mais à la différence de Kant, il n’affirme pas non plus que la « procédure de construction fabrique, ou produise, l’ordre des valeurs morales » (Rawls, 1995, p. 129). Comme nous l’avons indiqué plus haut (section 2.1), le constructivisme politique adopte une forme d’agnosticisme qui « n’affirme ni ne nie » l’existence de faits moraux indépendants de nous (Rawls, 1995, p. 150).

Ainsi, de la même façon que cette deuxième approche se détourne des questions sémantiques, elle pratique une forme d’évitement à l’égard des questions ontologiques. Elle les laisse volontairement sans réponse.

Dressons, à ce stade, un bilan comparatif de nos deux approches. Le tableau suivant en résume les grandes lignes.

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Ce tableau souligne que l’approche initiée par Rawls se distingue nettement de celle qu’adopte Ogien. Elle laisse de côté la question sémantique et la question ontologique pour se concentrer sur un problème d’épistémologie morale qui se pose alors dans des termes différents, le problème de la justification. Elle a, ce faisant, mis l’accent sur d’autres concepts qui, comme le concept d’équilibre réfléchi, se révèlent particulièrement opératoires pour ceux qui, comme nous, s’intéressent à des questions normatives. Le concept d’équilibre réfléchi permet en effet d’évaluer différentes positions normatives concurrentes. Dans la première approche, les débats métaéthiques avaient une incidence sur les questions normatives, notamment dans la mesure où certaines positions métaéthiques invalidaient la possibilité même de la philosophie normative. Dans la deuxième approche, l’articulation est bien plus étroite étant donné que certains concepts métaéthiques sont des outils pour trancher des débats normatifs.

Cette deuxième approche possède en outre une autre caractéristique, qu’il nous faut maintenant rendre plus explicite : elle aboutit à un minimalisme métaéthique.

2.7. Un minimalisme métaéthique

Nous pensons que Rawls adopte un minimalisme métaéthique ou, pour le dire autrement, nous croyons que, sur le terrain métaéthique, Rawls ne s’engage jamais au-delà de ce que ses objectifs normatifs requièrent. Le fait qu’il pratique l’évitement face à plusieurs questions métaéthiques qui sont pourtant traditionnellement tenues pour fondamentales, la question sémantique et la question ontologique, est un signe de ce minimalisme métaéthique. Revenons donc, pour mieux le comprendre, sur le sens de cet évitement.

On l’a dit (section 2.2), si Rawls se détourne de la question sémantique, c’est parce qu’il estime que l’analyse des concepts moraux ne contribue pas de manière significative à l’élaboration d’une théorie normative. Rawls refuse donc de s’engager dans les débats sémantiques parce qu’il estime qu’ils ne pourront l’aider à mener à bien ses objectifs normatifs.

Le contraste avec son engagement dans les questions métaéthiques qui relèvent de l’épistémologie morale est significatif. Rawls s’engage dans le champ de l’épistémologie morale parce qu’il estime qu’une réflexion de ce type s’impose à celui qui entend élaborer et soutenir des principes normatifs. Rappelons d’ailleurs, comme nous l’avons souligné précédemment (section 2.3), que, dans le champ de l’épistémologie morale, Rawls se détourne de la question épistémologique classique, celle des facultés qui nous permettraient de saisir les faits moraux, pour se concentrer sur la question de la justification. Cette question est, à dire vrai, plus importante pour celui qui entend soutenir des positions normatives : il est pour lui indispensable de montrer que ses positions normatives sont meilleures que leurs concurrentes.

C’est la même logique qui gouverne le rapport de Rawls à l’ontologie morale. Rawls pratique l’évitement face à la question ontologique parce qu’il estime que son objectif normatif ne pourra être couronné de succès que s’il parvient à définir le juste sans se prononcer sur les questions métaphysiques. Rawls estime que pour que la société régie par les principes de justice soit stable, il faut que l’ensemble des citoyens puisse adopter ces principes, quelle que soit la doctrine compréhensive à laquelle ils adhèrent par ailleurs. Ces principes doivent pouvoir faire l’objet d’un « consensus par recoupement ». Rawls estime que le philosophe libéral doit par conséquent nécessairement adopter un agnosticisme ontologique. Les principes de justice doivent pouvoir être endossés aussi bien par ceux qui croient en un ordre de valeurs morales indépendant, qui serait, par exemple, d’origine divine, que par ceux qui n’y croient pas. Le libéralisme politique doit donc être compatible aussi bien avec le réalisme moral qu’avec l’anti-réalisme.

Comme son évitement de la question sémantique et son engagement dans une épistémologie de la justification, l’agnosticisme ontologique de Rawls résulte de ses objectifs normatifs. La même chose pourrait sans doute être mise en évidence concernant la psychologie morale que Rawls adopte. L’ensemble de ses choix métaéthiques sont déterminés par son ancrage normatif. Rawls endosse juste ce qu’il faut de métaéthique pour réaliser les fins normatives qui sont les siennes. Ni plus, ni moins. Il adopte en ce sens un minimalisme métaéthique.

Dans la perspective de Rawls, ce minimalisme possède sans aucun doute sa cohérence. Il pose néanmoins aujourd’hui un certain nombre de difficultés et ouvre pour ses successeurs différents programmes de recherche.

CONCLUSION : UNE POSITION MÉTAÉTHIQUE PLUS COMPLÈTE ?

Ceux qui, comme nous, se reconnaissent dans cette deuxième approche sont conduits à la question de savoir si le minimalisme rawlsien peut et doit être dépassé. Se pose la question de savoir quelle position métaéthique plus complète est la plus appropriée au libéralisme politique. Nous nous proposons, en conclusion, de développer quelques pistes de réflexion allant dans ce sens.

Le fait que Rawls ait trouvé dans la philosophie normative le point de départ de sa réflexion métaéthique a, selon nous, permis l’élaboration d’une approche féconde. Nous croyons toutefois que cette approche court le risque de restreindre abusivement la réflexion philosophique – en particulier ontologique – sur le statut des valeurs. On peut très bien, avec Rawls, admettre que le philosophe politique doit mettre en oeuvre la méthode de l’évitement et faire preuve d’agnosticisme ontologique lorsqu’il défend une théorie de la justice sociale et de la légitimité démocratique des normes coercitives. On l’a dit, ces normes doivent en effet pouvoir être justifiées sur la base de principes politiques auxquels tous ceux qui adhèrent à une conception raisonnable du bien peuvent potentiellement adhérer. Mais rien dans cette exigence de justification publique des normes coercitives n’implique que le philosophe renonce, par ailleurs, à une réflexion sur le statut ontologique des valeurs ou sur d’autres questions métaphysiques. Nous ne croyons pas que Rawls, contrairement à Habermas à une certaine époque, ait soutenu que la philosophie devait se délester de la métaphysique (Habermas, 1997). La tentative d’autocompréhension des êtres humains se trouverait grandement appauvrie si la philosophie ne se penchait pas sur ces questions qui échappent en partie aux sciences expérimentales, comme celles du libre arbitre, de la responsabilité morale, de l’identité personnelle ou du statut des valeurs. De plus, comme l’a proposé Wilfrid Sellars, le but le plus fondamental de la philosophie est peut-être de chercher à comprendre comment les choses « tiennent ensemble » (hang together), dans le sens le plus large que nous pouvons donner à ces termes.

Dans Libéralisme politique, Rawls nous demande d’adopter trois points de vue lorsque l’on réfléchit à la publicité des normes publiques (Rawls, 1995, p. 96-102). Le premier est celui de la personne, vue comme un agent possédant des « pouvoirs moraux ». Le deuxième est celui du citoyen vivant dans une société bien ordonnée marquée par le pluralisme des conceptions du bien.[4] Le troisième est celui du philosophe politique cherchant à construire une théorie de la justice. Cette restriction épistémique est sans doute justifiée dans le contexte de la défense d’une conception libérale de la justice. Elle doit néanmoins être levée dans le cadre d’une réflexion philosophique plus générale. Rawls aurait ainsi pu souligner que le point de vue du philosophe « tout court » est nécessaire pour aborder les questions laissées en suspens par son minimalisme métaéthique.