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Lorsque Michel Sarra-Bournet m’a téléphoné pour m’inviter à la soirée bénéfice du 25e anniversaire du Bulletin d’histoire politique, je me suis sentie particulièrement honorée.

Avec mon collègue Antoine Robitaille, notre « mission » serait de tenter d’expliquer ce qui a changé en politique canadienne et en politique québécoise depuis 1992. Vaste programme, en effet.

Je me suis alors dit deux choses. Primo : à l’impossible, nul n’est tenu. Secundo : comment ferais-je pour télescoper ce qui, en fait, couvre également les vingt-cinq dernières années de ma propre vie professionnelle comme analyste politique ?

Je vais donc tenter d’être concise. Par conséquent, on me pardonnera un survol qui, par définition, est non exhaustif.

Sur un plan plus personnel, 1992 marque pour moi le décès de mon père quelques semaines à peine avant la publication de mon premier livre – L’invention d’une minorité. Les Anglo-Québécois, publié chez Boréal.

L’année 1992 marque aussi mon plongeon tête première dans ce qu’on appelait à l’époque l’« industrie constitutionnelle » puisque 1992 fut également l’année de l’accord de Charlottetown. Lequel sera rejeté à travers le Canada par voie référendaire.

L’accord constitutionnel de Charlottetown négocié sous le premier ministre conservateur Brian Mulroney visait en fait deux choses :

  1. réparer l’affront du rapatriement unilatéral de la constitution canadienne sous le premier ministre libéral Pierre Elliott Trudeau tout juste dix ans auparavant ;

  2. venger la mort en 1990 de l’accord constitutionnel du lac Meech, lequel, entre autres choses et sans mentionner le mot « nation », reconnaissait minimalement au Québec son caractère de « société distincte ».

Les véritables actes fondateurs

Pour ce qui est du Canada, j’avancerais ceci : combinés à l’adoption d’un nouvel acte constitutionnel en 1982 sans l’assentiment de l’Assemblée nationale, ces deux échecs constitutionnels consécutifs en 1990 et 1992 sont les véritables actes fondateurs d’un Canada « nouveau » libéré de la thèse essentiellement canadienne-française des deux peuples fondateurs. Par là, ils marquent la victoire déterminante de la vision unitariste que se faisait Pierre Elliott Trudeau du fédéralisme canadien.

Pour le Québec, cette même victoire fut lourde de conséquences puisqu’elle a eu raison de l’« autre » vision plus binationale – celle d’un partenariat entre deux nations égales en droits à l’intérieur d’un même pays.

Au palier fédéral, cette vision plus binationale avait émergé sous le premier ministre libéral Lester B. Pearson et tout particulièrement tout au long des travaux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme présidée par André Laurendeau et Davidson Dunton.

Cette commission Laurendeau-Dunton, rappelons-le, fut créée en 1963 en réaction à la montée irrépressible d’un nationalisme québécois nettement plus moderne et surtout, beaucoup plus revendicateur. Au début des années 1960, cette montée était principalement incarnée du côté fédéraliste par le premier ministre libéral Jean Lesage et chez les indépendantistes, par le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN).

Balayés des mémoires

Or, plusieurs années plus tard, la victoire de la vision trudeauiste-unitariste, telle que consacrée par le rapatriement unilatéral et les échecs des accords de Meech et de Charlottetown, a littéralement balayé l’épisode Laurendeau-Dunton et le concept même de biculturalisme. Ils furent tous deux balayés des mémoires et de la culture politique canadienne.

En cela, la victoire subséquente de la vision trudeauiste-unitariste ne s’est jamais démentie. Même la quasi-défaite du Non au référendum du 30 octobre 1995 ne l’a pas ébranlée.

S’il s’en faut, elle s’est même renforcée à l’extérieur des frontières du Québec. Pensons seulement au fameux « plan B » post-référendaire du premier ministre libéral Jean Chrétien, lui-même l’héritier politique de Pierre Elliott Trudeau. Y compris la loi dite sur la clarté référendaire.

Accommoder ou combattre ?

Cette victoire avérée du trudeauisme unitariste confirmée par les échecs de Meech et de Charlottetown, marque ainsi la fin d’un cycle politique majeur au Canada. Un cycle pendant lequel, des années 1960 à 1992, la question dominante au pays était celle-ci :

Faut-il accommoder le nationalisme québécois à l’intérieur du Canada pour éviter une possible sécession à terme du Québec ? Ou faut-il le combattre, non seulement pour éviter la sécession du Québec, mais pour affaiblir à terme la portée même du nationalisme québécois sous toutes ses formes ?

À la fin du cycle, en 1992, la réponse définitive était donnée. Il fallait donc combattre le nationalisme québécois en lui refusant tout accommodement constitutionnel raisonnable.

Ce refus comprenait même le rejet de toute reconnaissance formelle du Québec dans la constitution canadienne. Une reconnaissance qui, par définition, aurait été porteuse d’un renforcement des pouvoirs du Québec à l’intérieur de la fédération canadienne.

C’est le type de nation-building canadien auquel nous assistons depuis.

Un nouveau cycle

Or, depuis le début des années 2000, j’avancerais qu’un nouveau cycle a vu le jour en politique canadienne. Un cycle marqué par une dynamique nationale passée de la lutte contre le nationalisme québécois à l’indifférence passive envers le Québec lui-même en tant que province canadienne. Cinq éléments clés l’expliquent :

1. Le premier est l’arrivée en 1996 de l’ex-ministre fédéral conservateur et fondateur du Bloc québécois, Lucien Bouchard, à la tête du Parti québécois et du gouvernement du Québec.

Sous sa direction, le Parti québécois a procédé rapidement à la mise en veilleuse de l’option souverainiste, au rejet de tout renforcement de la Charte de la langue française et à un virage néoconservateur sous prétexte d’atteindre le déficit zéro.

En d’autres termes, dans les années qui ont suivi son arrivée au pouvoir au Québec, le « sauveur » souverainiste s’est avéré être un tigre édenté et dégriffé. Et ce, de par son propre choix.

Résultat : après être passée à un cheveu de la victoire en 1995, sous Lucien Bouchard, la « menace » souverainiste s’effriterait rapidement. Depuis les élections générales de 1998, le Parti québécois est d’ailleurs en déclin.

Sans le « ciment » mobilisateur de la souveraineté, de la défense de la langue française et de la social-démocratie, ses appuis traditionnels s’étiolent depuis. Même le Bloc québécois a frôlé l’anéantissement en 2011.

2. Le deuxième élément à marquer ce nouveau cycle politique est ce que j’appelle le stress post-traumatique politique dont souffre le Parti libéral du Québec sur le plan constitutionnel. Un blocage qui, depuis les échecs de Meech et de Charlottetown, s’est installé à demeure.

De crainte de risquer un troisième échec constitutionnel et de nourrir par conséquent une possible résurgence de l’option souverainiste au sein de l’opinion publique québécoise, le PLQ a cessé toute revendication claire et active sur le front constitutionnel.

3. La création en 2011 de la Coalition avenir Québec fournit un autre facteur explicatif de ce nouveau cycle : soit l’arrivée au Québec d’un nouveau parti politique dont la raison d’être n’est pas de faire l’indépendance du Québec.

4. Ce qui en découle, c’est une division tenace du vote francophone depuis la création de la CAQ. Une division qui, sans revirement majeur de l’opinion, semble accorder au PLQ un quasi-monopole au pouvoir.

5. Et finalement, il faut prendre en compte la décision du Parti québécois, à l’automne 2016, de continuer à ne pas faire de la souveraineté le centre de son action politique et de ses engagements.

Bref, de 1992 à aujourd’hui, tout au long de ces vingt-cinq dernières années, y compris sous le premier ministre conservateur Stephen Harper, le Canada se construit lui-même et pacifiquement sa propre identité nationale.

Une identité nationale capable de se penser et de se vivre de plus en plus sans le Québec et la langue française comme composantes constitutives essentielles à son développement et sa pérennité.

On pourrait même avancer qu’au-delà de la politique canadienne de bilinguisme officiel, cette nouvelle identité nationale canadienne se vit et se pense comme étant de plus en plus « libérée » de sa composante québécoise et francophone.

La victoire électorale du fils de Pierre Elliott Trudeau en 2015 boucle en quelque sorte cette même boucle.

Ce faisant, le Canada vogue sur son long fleuve tranquille sans même trouver au Québec une opposition la moindrement soutenue à ce même état de fait. Ni chez les partis se disant souverainistes ni chez les partis fédéralistes.

Sans en être la première manifestation, tant s’en faut, la télésérie de la CBC, The Story of Us, n’en est que l’illustration la plus récente.

Il n’y a d’ailleurs qu’à lire ou à regarder les grands médias anglo-canadiens pour constater l’existence indéniable de cette douce indifférence nationale, sous toutes ses formes, envers le Québec et les Québécois comme citoyens canadiens et comme membres d’une société nationale « distincte ».

Sauf bien sûr, lorsqu’il y a un scandale de corruption, un incident public à caractère xénophobe ou une tempête de neige mal gérée par le gouvernement du Québec…

* * *

Je n’aime pas utiliser les analogies de couple. Pour conclure sur le sujet, c’est néanmoins incontournable.

Sans prêter un « genre » respectif aux deux conjoints politiques que sont le Canada et le Québec, disons tout au moins que nous sommes face à un vieux couple.

Un vieux couple mal assorti, dont un des deux membres, peu loquace et froid comme un congélateur, contrôle le choix de la maison, l’hypothèque, les dépenses et les sorties.

Le tout, pendant que l’autre, aux prises avec son propre déni, fait semblant de ne pas s’en rendre compte par crainte de devoir divorcer, de quitter la maison commune et d’avoir à s’occuper de ses propres affaires, pour le meilleur ou pour le pire. C’est le règne du confort et de l’indifférence, tel qu’annoncé déjà en 1981 de manière tout à fait prémonitoire par le cinéaste Denys Arcand.

Rien de cela ne produit un Québec fort pendant que le reste du pays se développe sans ne plus avoir à porter le « fardeau » d’une province francophone autrefois revendicatrice. Une province qui, pendant près de 40 ans, déterminait la nature même du débat national d’un océan à l’autre.

En d’autres termes, le Canada est définitivement passé à autre chose. Il ne se demande plus « What does Québec want ? », mais plutôt « Who cares ? » …