Article body

La subdélégation correspond à la délégation d’un pouvoir déjà délégué. Sous l’Ancien Régime, elle est surtout le fait des intendants envoyés dans les provinces métropolitaines ou coloniales du roi de France. Ceux-ci déjà commis par le roi nomment par commission des subdélégués. Selon les dictionnaires de l’époque, la délégation consiste à « envoyer quelqu’un avec pouvoir d’agir, d’examiner, de juger » ou de manière plus ou moins pérenne lui « donner autorité de juger ou de faire quelques procédures »[1]. À l’inverse, les délégués et subdélégués représentent leur délégateur. Ils disposent, à sa place, de son pouvoir et de son autorité. Ils le remplacent et le servent.

En Nouvelle-France, la délégation semble plutôt instituée du haut vers le bas et la population dispose de peu de modes de représentation[2]. Par contre, celle-ci bénéficie de nombreux moyens de réclamation. Revendications et protestations s’expriment souvent par le biais judiciaire. Or l’intendant et ses subdélégués s’ajoutent aux juges ordinaires et autres instances d’arbitrage de l’Ancien Régime. Deux types de représentation concernent donc les subdélégués : le service du roi par le biais de l’intendant et celui des Canadiens à travers leurs requêtes.

Points de jonction entre les sujets et l’administration monarchique, les subdélégués canadiens ne sont pas de simples exécutants, mais des acteurs importants des processus de négociation et de collaboration développés entre les instances centrales et les sociétés locales. Pourtant, ils sont peu connus de l’historiographie coloniale[3]. Leur étude ouvre ici une réflexion sur la représentation en Nouvelle-France, ainsi qu’un nouveau point de vue sur l’intendance canadienne. Pour changer de la méthode biographique de Guy Frégault et Jean-Claude Dubé, la thèse de Marie-Eve Ouellet a proposé récemment de l’aborder par l’analyse de la procédure administrative[4]. L’étude des subdélégués permet, en plus, de changer d’échelle et de briser l’uniformité administrative apparente de la colonie.

Répartis sur le territoire de la province depuis les années 1680, ils sont principalement basés à Québec, Montréal et Trois-Rivières. La Nouvelle-France est plus vaste, mais dans les faits elle ne dépend pas entièrement de l’intendant[5]. Les deux subdélégations atlantiques de Plaisance en Terre-Neuve et de Port-Royal en Acadie, puis de Louisbourg sur l’île Royale (île du Cap-Breton) et de Port-La-Joie sur l’île Saint-Jean (Île-du-Prince-Edouard) correspondent directement avec le ministre. Elles ne nous intéresseront pas ici. Les subdélégations de Pabos et Détroit, plus tardives, ont laissé trop peu d’archives pour bien les comprendre.

Pour répondre à la question de la représentation par les subdélégués, j’analyse donc les actes des subdélégués de Montréal, Trois-Rivières et Québec. Dispersées entre les registres de l’intendance de Québec, les minutes de notaires canadiens, les différents fonds des juridictions royales canadiennes et la correspondance coloniale, les sources ont pu être regroupées grâce aux travaux de numérisation et d’indexation des Archives nationales du Québec, des Archives françaises d’outre-mer ou de la Société de recherche historique Archiv-Histo. En plus des documents prescriptifs décrivant le rôle attendu des subdélégués, j’ai pu recenser 198 traces d’actes des subdélégués. Celles-ci donnent une image partielle de leur pratique réelle. Bien évidemment, la plupart sont produits par les subdélégués et l’intendance. Ce sont des ordonnances du subdélégué ou de l’intendant. Mais les actes des subdélégués sont aussi mentionnés par des juges, des greffiers et des notaires. Ces traces regroupent à la fois des commissions et requêtes qui précèdent un acte prévu, des ordonnances et procès-verbaux qui accompagnent l’acte et des appels qui le suivent. Les actes simplement prévus n’ont peut-être jamais eu lieu. Ils sont pris en compte malgré tout et considérés, autant que les autres, comme des traces d’actes, sinon réalisés à coup sûr, au moins attribués aux subdélégués. Le nombre de 198 n’est d’ailleurs pas exhaustif. Quelques archives ont probablement échappé à mon dépouillement. Surtout, la plupart des documents produits par les subdélégués n’ont pas été conservés. Enfin, il est probable qu’un certain nombre de leurs actes ne donnait pas lieu à un enregistrement écrit.

L’étude de ces 198 actes montre que les subdélégués canadiens remplacent l’intendant plus qu’ils ne le servent. Ces derniers sont mis au service de la population, plutôt qu’au service de l’intendant. Ils exercent alors un mode de représentation administratif assez particulier qu’il convient de détailler.

Figure 1

Les documents attestant un acte de subdélégué (1680-1760)

Les documents attestant un acte de subdélégué (1680-1760)

-> See the list of figures

Au nom de l’intendant ou du roi ?

Officiellement, le subdélégué représente l’intendant. Il obtient sa charge par une commission. Au Canada, elle prend souvent la forme d’une ordonnance[6]. En métropole sont aussi conservées des lettres de nomination[7]. Quelle qu’en soit la forme, la commission crée un lien exclusif entre les deux hommes. En droit, le subdélégué n’est responsable que devant l’intendant qui seul peut le nommer, le commander et le démettre. Malgré tout, la puissance de ce lien institutionnel doit être relativisée pour mieux comprendre le système de représentation politique en place dans la colonie d’Ancien Régime.

Rappelons-nous que l’intendant est lui-même le subordonné direct du roi et lui doit obéissance comme à ses ministres. En métropole, avant 1704, la subdélégation n’est qu’officieusement tolérée par Colbert et ses successeurs au Contrôle des finances[8]. Elle ne coûte quasiment rien, mais elle émiette le pouvoir. Au Canada, toutefois, l’officialisation royale de la subdélégation intervient dès 1685. Plusieurs documents, et surtout un procès au Conseil souverain, nous apprennent déjà que depuis quelques années, un subdélégué réside à Montréal et un autre à Québec[9]. À Trois-Rivières, dès 1688, Jean Lechasseur se présente aussi comme subdélégué[10]. Mais l’intendant obtient l’autorisation d’ « establir à Montréal un subdélégué pour faire ses fonctions dans la partie méridionale de Canada » en 1685[11]. La ville de Montréal compte beaucoup puisque l’année suivante, Versailles impose la nomination de Mathieu Gaillard. En effet, sa commission de commissaire ordonnateur lui attribue cette charge de chef du service administratif de la marine et le désigne aussi, sous sceau royal, « pour agir sous [l] es ordres [de l’intendant] en qualité de subdélégué[12] ». Même si aucun texte ne semble le dicter, tous les commissaires ordonnateurs suivants exercent la subdélégation. Le roi choisit donc indirectement le subdélégué de Montréal. Il préserve ainsi son intendance de l’influence forte des Sulpiciens sur les magistrats de Montréal où la justice n’est devenue royale qu’en 1693[13]. Seul l’intendant Claude-Thomas Dupuy dicte son choix en 1727. Il garde le commissaire près de lui à Québec et commet le procureur du roi Pierre Raimbault à Montréal[14]. Exceptionnellement, cet intendant colonial appartient au corps des maîtres des requêtes[15]. Il préfère nommer un magistrat à Montréal. En 1728, il prépare même la succession de Pierre Raimbault en éditant une commission pour celui-ci et son fils[16]. Cependant, le père accusé de mener une vie scandaleuse et une mauvaise administration de la justice perd ses fonctions dès l’année suivante[17]. L’intendant de marine Gilles Hocquart retourne à la coutume et confie à nouveau la subdélégation au commissaire ordonnateur. Notons toutefois que la moitié des sept commissaires subdélégués successifs ont été recommandés par l’intendant au ministre de la Marine. Louis Tantouin, Jean-Victor Varin et Pierre-Michel Martel travaillaient en effet avec l’intendant et leur prédécesseur comme garde-magasin ou contrôleur de la marine avant d’être promus. Les quatre autres commissaires subdélégués, par contre, sont arrivés de France sans être connus de l’intendant.

Dans les faits, même à Québec et Trois-Rivières, le choix du subdélégué lui échappe en partie. Une dizaine d’intendants se succèdent au Canada pour seulement trois subdélégués à Trois-Rivières. À son arrivée, le nouveau se risque rarement dans des changements. Il travaille avec les hommes en qui son prédécesseur avait confiance et compte sur leur expérience. Or, au Canada, les bons administrateurs ne sont pas nombreux. À Montréal, le commissaire ordonnateur est une valeur sûre. Il sait gérer l’administration de cette ville fortement militarisée. Surtout, il travaille constamment avec l’intendant à la logistique militaire de la province. À Québec et Trois-Rivières, l’intendant s’appuie plutôt sur des magistrats. Il se fait seconder à Trois-Rivières par les lieutenants généraux de la juridiction : Jean Lechasseur en 1688-1706 et René Godefroy de Tonnancour en 1714-1738. Pour la subdélégation de Québec, il choisit des membres du Conseil supérieur, la cour d’appel qu’il préside. François Daine, le dernier subdélégué de Québec y était greffier lorsqu’en 1740 l’intendant Gilles Hocquart se l’est « attaché » [18]. Trois ans plus tard, il le recommande au ministre pour le poste de lieutenant général de la prévôté contre l’avis du gouverneur[19]. Le soutien de l’intendant n’est pas anodin pour les subdélégués. Il appuie les demandes d’augmentation de revenus des Montréalais. Par contre, il soutient beaucoup moins les demandes de mutations de ces officiers de plume en carrière. Entre 1744 et 1747, Gilles Hocquart écrit en effet au ministre qu’Honoré Michel est un très bon commissaire et qu’il ne faudrait surtout pas en priver le Canada, surtout pendant la guerre de succession d’Autriche[20]. L’expérience, la confiance, mais aussi une relation d’obligés, lient l’intendant à ses subdélégués. Aussi Louis-Joseph Godefroy de Tonnancour succède-t-il à son père comme subdélégué malgré son manque de compétence. Par deux fois, en 1740 et en 1743, Gilles Hocquart refuse de défendre sa candidature au poste de lieutenant général et lui reproche de manquer « d’émulation pour s’instruire des lois et de la procédure » [21]. Mais il a secondé son père comme subdélégué quatre ans avant sa mort. Surtout, il a hérité de son influente position à Trois-Rivières. Alors, il est difficile de lui retirer la subdélégation.

En effet, le subdélégué de Trois-Rivières est probablement celui qui échappe le plus au contrôle de l’intendant. À la fois magistrats, seigneurs et marchands, René Godefroy et son fils Louis-Joseph sont particulièrement bien intégrés à la société locale. À Montréal, les commissaires subdélégués ne possèdent pas d’immobilier[22]. D’après leurs parrainages, et les mariages d’Honoré Michel et Jean-Victor Varin, ils s’allient assez peu hors du milieu des administrateurs et officiers militaires[23]. À l’inverse, les Godefroy sont nés à Trois-Rivières, y possèdent des maisons, moulins et seigneuries. Leur réseau d’alliances touche toutes les couches de la société, du paysan au gouverneur[24]. L’intendant doit leur faire confiance sans vraiment pouvoir se les « attacher ».

Les liens entre intendants et subdélégués peuvent donc être assez ténus. Même l’argent y prend peu de place. Les subdélégués canadiens sont, peut-être, les premiers à recevoir des gratifications ordinaires. Il en est question dès les années 1690 puisqu’à Montréal, Louis Tantouin demande au ministre de bien vouloir « mestre [s] es appointem [ents] [de commissaire ordonnateur] sur le pied que les a eux [s] on prédécesseur, qui estoit de la cour, subdélégué de Monsieur l’intendant[25] ». De combien est ce surplus ? En 1734, Honoré Michel formule la même réclamation en précisant que son prédécesseur Raimbault touchait « 1 200 livres par an sur le Domaine[26] ». Le requérant exagère peut-être. Il obtient finalement une gratification de 500 livres versée par le directeur de la Compagnie des Indes occidentales[27]. Annuelle, cette somme continue d’être appelée « gratification », car elle n’est pas systématique. Elle est d’ailleurs refusée à Jean-Victor Varin en 1747[28]. Surtout, elle correspond plus à une indemnité qu’à un revenu. En effet, elle couvre les déplacements, correspondances et fournitures de la subdélégation. Enfin, elle est accordée par le Roi et ne dépend pas du budget de l’intendant.

Payés, voire nommés par le roi, les représentants de l’intendance canadienne dépendent assez peu de l’intendant lui-même. Ils entretiennent souvent avec lui une relation d’obligés réciproques. Toutefois, elle n’est pas systématique et les liens les unissant diffèrent entre circonscriptions, et même d’un individu à l’autre.

À la place de l’intendant pour le bien commun ?

D’un point de vue juridique, le subdélégué n’est responsable que devant l’intendant. Mais lui doit-il une obéissance aveugle ? Ne doit-il pas, avant tout, servir l’intérêt commun et agir avec désintéressement ?

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le désintéressement s’affirme comme une valeur majeure de l’administration. Hervé Leuwers le remarque chez les avocats[29]. Alexandre Dubé et Céline Mélisson le notent également dans les colonies chez les officiers de plume de la Marine[30]. Pourtant, Guy Frégault et Pierre-Georges Roy ont décrit le parfait contre-exemple de l’intendance de François Bigot[31]. Depuis la fin des années 1740, le subdélégué de Montréal, Jean-Victor Varin de Lamarre, est connu pour ses prévarications. Mme Bégon relaie dans ses lettres les rumeurs qui courent à ce sujet. L’administrateur paierait les réparations de sa maison avec des certificats de réparations de fortifications[32]. On assure qu’il a fondé, avec le garde-magasin du Roi et un négociant, une société à laquelle il réserve les marchés de fournitures royales[33]. En 1754, quand les rumeurs traversent l’Atlantique, le ministre envoie une sévère lettre à l’intendant François Bigot[34]. La pratique perdure toutefois jusqu’à la Conquête. Éclate alors l’Affaire du Canada. En décembre 1761, Jean-Victor Varin est arrêté et conduit à la Bastille avec François Bigot. Il adopte pour défense la stratégie de l’aveu partiel, et de la délation des chefs pour reporter ses fautes sur l’intendant[35]. Il est malgré tout condamné en 1763 au bannissement à perpétuité, à une amende de 1 000 livres et à des réparations d’un montant de 800 000 livres. La punition est lourde pour des pratiques pourtant courantes. « Le gouvernement avait besoin de boucs émissaires pour la perte du Canada et d’excuses pour son défaut d’honorer ses dettes », assurent John Bosher et Jean-Claude Dubé[36]. Le Roi se décharge ainsi sur ces administrateurs pour justifier des déficits qu’ils ne souhaitent pas régler aux Canadiens comme aux vainqueurs britanniques. Malgré tout, le procès entretient la valeur du désintéressement dans l’administration.

Spectaculaire, cette affaire ne peut être généralisée. Dans les années 1690, les premiers subdélégués et commissaires ordonnateurs de Montréal se sont forgé une réputation d’intransigeance face aux abus des capitaines de compagnie. Lors des revues, ceux-ci augmentent artificiellement leurs effectifs avec des passe-volants ou leurs domestiques. Ce mensonge leur permet d’obtenir des soldes supplémentaires pour augmenter la leur. Léon Robichaud s’interroge face aux efforts du commissaire Louis Tantouin contre cette pratique ancienne visiblement tolérée par l’intendant et le gouverneur[37]. « Quand on a de la droiture, on est quelquefois exposé aux caprices de ses supérieurs », commente le contrôleur de la Marine[38]. En tant que commissaire, le subdélégué peut se permettre de critiquer l’intendant et donner des limites à sa représentation. Il ne peut lui obéir aveuglément. Valeur idéale et argument de promotion, le désintéressement laisse toujours planer un doute. En effet, comment être sûr de l’absence d’intérêts particuliers ? Ceux-ci peuvent même se cacher derrière une attitude intransigeante. En 1689, l’intendant dénonce le zèle du commissaire et subdélégué Mathieu Gaillard « contre quelques uns [des capitaines] avec lesquels il estoit brouillé pour des démeslés particuliers que luy et sa femme avoient avec eux[39] ». Difficilement mesurable, le désintéressement s’ajoute toutefois aux moteurs de l’action du subdélégué. Il lui permet de se détacher encore plus de la simple obéissance à l’intendant pour suivre l’intérêt du bien commun. En 1767, le code de police du sieur Duchesne, lieutenant de police de Vitry, introduit d’ailleurs les fonctions des subdélégués comme celles qui « intéressent le plus le service du Roi & le bien public », oubliant l’intendant[40].

Plus qu’obéir à l’intendant, le subdélégué canadien semble devoir le remplacer en son absence. Selon le dictionnaire d’Antoine Furetière, « représenter » signifie alors « tenir la place de quelqu’un, avoir en main son autorité[41] ». D’ailleurs, dans les commissions de subdélégués, les intendants Champigny puis Raudot leur demandent d’agir « en [leur] place et durant [leur] absence […] comme [ils] fer [aient] [eux] mêmes[42] ». À l’inverse, l’intendant Dupuy en 1726, 1727 et 1728, les considère plus comme des subalternes. Il liste avec précisions leurs compétences dans la lutte contre la contrebande, demande à être averti des procès et ouvre leurs prérogatives « à tout autre employ de justice et de police dans les différentes affaires où nous les commettrions[43] ». Dès 1729, cependant, les commissions de l’intendant Hocquart « donnent pouvoir » aux subdélégués et leur demandent « généralement de faire pour le bien commun des habitants qui composent le dit gouvernement tout ce qu [‘il] fer [ait lui] même s [‘il] y ét [ait] résident en personne[44] ». Claude-Thomas Dupuy apparaît encore comme l’intendant canadien exceptionnel. Le rapport qu’il institue avec ses subdélégués se rapproche beaucoup plus de celui développé dans la plupart des provinces métropolitaines.

Les subdélégués canadiens semblent donc agir de manière assez autonome, presque en substitut de l’intendant. Ils endossent ses pouvoirs et ses prérogatives à leur échelle. Pour éviter les abus, la valeur du désintérêt prend encore plus d’importance. Détachement et désintérêt sont liés et se justifient par le type de mission confiée au subdélégué : juger.

Pour la représentation des humbles en justice ?

Les subdélégués canadiens représentent l’intendant, mais le servent peu. Leurs prérogatives les orientent plutôt vers le service du roi et des Canadiens. Plus précisément, ils doivent principalement exercer la justice et permettre à tous les Canadiens d’y avoir recours.

Leurs commissions leur attribuent généralement trois compétences : juger au civil, tenir la main à l’exécution des lois et juger tous procès, même criminels, concernant les fermes du roi et le commerce des pelleteries. Le service du roi semble donc prépondérant. La lutte contre la contrebande apparaît primordiale. Ils sont chargés de recevoir les procès-verbaux de saisie des inspecteurs du Domaine et de juger les fraudeurs. Le monopole du commerce des pelleteries de castor est alors la principale taxation royale au Canada. Le premier intérêt du roi consiste à le protéger. Le second concerne le maintien de l’ordre. Comme la police urbaine est déjà le fait du lieutenant général, les subdélégués s’occupent surtout de la police rurale. Les capitaines de côte leur sont alors d’une grande aide[45]. Leur rôle administratif dépasse en effet le recrutement et l’entraînement de la milice. Avec leur aide, le subdélégué fait publier les ordonnances, édits, règlements du roi ou de l’intendant. Il organise la corvée des travaux stratégiques. Le fort Chambly est ainsi construit en 1709[46]. Plus importants encore sont les routes et chemins avec leurs ponts. Leur entretien facilite les communications et le transport des troupes. Les subdélégués doivent aussi veiller au maintien des droits seigneuriaux. Plusieurs de leurs ordonnances rappellent ainsi aux habitants leurs devoirs face aux droits de pêche, de chasse et de récolte réservés aux seigneurs[47]. En fait, le service du roi tend à se confondre avec l’ordre public, selon la conception des autorités. D’ailleurs, les commissions des subdélégués se terminent souvent en les enjoignant de « faire en sorte que les peuples vivent en union, à ce qu’il soit fait aucune injustice ni désordre[48] ».

Dans la pratique, la justice civile semble le principal domaine d’activité des subdélégués. Sur 198 actes ou traces d’actes recensés, plus de la moitié la concerne. Cette proportion est probablement grossie par la conservation des sources. L’acte judiciaire entraîne en effet la production de documents pérennes comme les ordonnances. Surtout, il a vocation à être cité en appel ou même dans d’autres affaires. Mieux conservés, les actes de l’intendant sont peut-être plus représentatifs. Jean-Philippe Garneau compte 152 ordonnances judiciaires sur les 551 promulguées par l’intendant entre 1745 et 1754, soit 27 % [49]. Cependant, même considérablement réduite, la justice apparaîtrait comme une des principales activités des subdélégués. Elle apparaît d’ailleurs en premier dans les commissions qui distinguent deux types de justices : la justice civile et celle s’élevant contre la contrebande. Dans la pratique, il semble que la première occupe beaucoup plus les subdélégués.

Figure 2

Les rôles des subdélégués canadiens dans la pratique (1680-1760)

Les rôles des subdélégués canadiens dans la pratique (1680-1760)

-> See the list of figures

L’intendance canadienne s’applique à juger, sans frais, les affaires dites « sommaires ». Les subdélégués en sont chargés depuis les années 1680. Cependant, sous les intendances de Jacques Raudot (1705-1710) et Gilles Hocquart (1729-1748), ils y travaillent encore plus. Jacques Raudot nomme d’ailleurs un deuxième subdélégué à Québec et à Montréal pour s’occuper exclusivement de justice. Il définit les affaires sommaires comme « toutes les affaires qui ne sont pas d’une assez grande conséquence pour aller devant les juges[50] ». Gilles Hocquart est plus précis en donnant les sommes maximales d’intérêt des procès : 100 livres à Québec et 500 à Montréal en 1729, 200 livres à Trois-Rivières en 1738[51]. Il demande surtout aux subdélégués de se faire le juge des cas « qui demandent d’être jugés sommairement et sans frais » pour « éviter [aux habitants] des longueurs de procédures » et des dépenses importantes[52]. Ces cas traitent essentiellement des conflits mineurs touchant aux limites de terrains, au respect des marchés et aux successions. L’intendant lui-même juge le même type de conflits selon les analyses de Jean-Claude. Dubé pour l’intendant Claude-Thomas Dupuy et de Jean-Philippe Garneau pour Gilles Hocquart et François Bigot[53].

Pour autant, l’intendance concurrence-t-elle les justices ordinaires ? Le procureur général du Conseil souverain, François Ruette d’Auteuil, s’en plaint en 1706-1707[54]. Selon les chiffres de John-A. Dickinson, le nombre d’affaires civiles jugées par la prévôté de Québec est progressivement divisé par deux entre 1671 et 1681[55]. Par la suite, malgré la constante progression de la population, ce nombre stagne entre 300 et 500 affaires par an jusqu’à l’intendance de François Bigot. Sa baisse ne peut être imputée aux subdélégués puisque ces derniers n’apparaissent qu’après. Mais sa stagnation est en partie liée à la concurrence de l’intendance. En effet, toujours selon les chiffres de John-A. Dickinson pour la prévôté de Québec, le nombre d’affaires civiles de moins de 80 livres baisse de 20 % entre la fin des années 1680 et la fin des années 1710[56]. Dans le même intervalle, le nombre d’affaires de plus de 80 livres augmente de 50 %. Les juges ordinaires perdent donc des affaires, mais les affaires de faible intérêt. La justice de l’intendance, comme le précise Jacques Raudot en 1706, s’adresse surtout au « pauvre qui n’a pas les moyens de poursuivre son procès devant les juges ordinaires[57] ». D’ailleurs, 75 % des plaignants de la prévôté sont des urbains, alors que plus de 60 % de ceux de la subdélégation de Québec sont ruraux[58]. Leurs publics semblent assez différents. Finalement, la justice de l’intendance répond au besoin judiciaire dont témoigne l’importance de l’infrajustice au XVIIIe siècle[59]. D’ailleurs, Jean-Philippe Garneau note la difficulté d’y distinguer l’arbitrage de la justice[60]. Cette justice arbitrale n’est pas pour autant arbitraire. Marie-Eve Ouellet a bien montré l’importance de la coutume et de la jurisprudence dans les ordonnances de l’intendant[61]. Comme l’ensemble de l’infrajustice, cette justice ne concurrence pas vraiment la justice ordinaire, mais s’ajoute simplement à la palette d’outils juridiques à la disposition du public[62].

Pour les subdélégués canadiens, le service public se superpose au service du Roi et leur administration tente de répondre à une demande de la population. Originale, cette initiative de l’administration coloniale complexifie la représentation développée par les subdélégués canadiens. Représentants de l’intendant, ils doivent permettre la représentation en justice des Canadiens.

Au service des Canadiens ?

Dans les faits, les subdélégués mettent-ils véritablement leurs pouvoirs au service de tous les Canadiens ? Permettent-ils l’accès à la justice pour les pauvres comme s’en défend l’intendant ? Ou organisent-ils plutôt la volonté des puissants ? Pour le savoir, et mieux cerner le rôle des subdélégués face aux Canadiens, analysons les quelque 198 affaires traitées par les subdélégués dont nous avons trouvé les traces.

De manière générale, les subdélégués agissent essentiellement à l’échelle locale. Seuls cinq pour cent des actes recensés concernent l’ensemble de leur circonscription. Les subdélégués s’occupent rarement de grands règlements généraux et agissent la plupart du temps face à des cas bien précis. Douze pour cent de leurs actes concernent l’ensemble des habitants d’une paroisse ou d’une seigneurie. Dans ces cas, ils peuvent répondre alors à un ordre de l’intendant leur intimant d’appliquer une ordonnance. Ils organisent la corvée par exemple. Lorsqu’il s’agit de préciser les droits halieutiques ou forestiers, ils répondent le plus souvent à la requête d’un seigneur contre des habitants ou d’un groupe d’habitants contre leur seigneur[63]. Comme l’a bien montré Marie-Eve Ouellet, la requête permet d’ouvrir toute procédure s’adressant à l’intendance[64]. Elle est envoyée à l’intendant qui la traite lui-même ou la renvoie devant un subdélégué. Parfois, elle s’adresse directement au subdélégué[65].

Certaines sont émises pour défendre ou s’opposer à la décision d’une assemblée d’habitants[66]. En effet, les paroissiens se réunissent assez régulièrement pour gérer la fabrique paroissiale ou la commune seigneuriale. Ils élisent d’ailleurs des marguilliers et des syndics pour les représenter[67]. Toute la population n’est pas représentée. Les textes évoquent des absences et notent la présence seulement des « principaux habitants » ou de « la plus grande partie des habitants[68] ». Qui sont-ils ? L’historiographie les assimile souvent trop rapidement à une certaine bourgeoisie[69]. Dans les faits, à chaque fois qu’il est question d’un investissement commun, les contributions sont relatives aux « parts de terres[70] ». La participation dépendrait plutôt du statut de propriétaire. Une étude prosopographique précise nous en apprendrait plus sur ces assemblées. Il s’y joue, comme l’évoque Allan Greer, une véritable « politique locale » avec ses procédures, ses aménagements et ses conflits parfois récurrents[71]. Ces derniers touchent essentiellement deux domaines : le district des paroisses et le tracé des chemins.

La forte croissance de la population entraîne en Nouvelle-France de nombreuses créations de paroisses et le règlement de leur district établi en 1721 apparaît rapidement obsolète[72]. Les limites et l’emplacement de l’église fixés de manière très théorique ne peuvent contenter tous les habitants. Certains conflits traînent et l’autorité de l’évêque ne suffit pas. Dès 1725, Pierre Raimbault reçoit un ordre de l’intendant pour fixer les districts de La Prairie-de-la-Madeleine et de Saint-Ours. Il doit « se transporter sur les lieux pour entendre les curés seigneurs et habitants, à leurs frais et dépens, tant des d [ites] paroisses que des paroisses voisines et intéressées au règlement des districts et de tout en dresser les procès verbaux[73] ». Cela n’empêchera pas un nouveau conflit à Saint-Ours vingt-cinq ans plus tard lorsqu’il s’agit de déplacer l’église vers le fleuve Richelieu où se sont installés la plupart des paroissiens[74]. Le tracé des chemins est tout aussi problématique. Chaque habitant privilégie un tracé à la fois proche de son habitation et hors de ses terres. En 1722, Pierre Raimbault est envoyé par l’intendant à La Prairie-de-La-Madeleine pour s’enquérir des différents projets de pont qui divisent les paroissiens[75]. Le pont de la rivière Saint-Jacques semble emporter le plus de voix, mais une partie des habitants refuse d’y contribuer et de signer. Six mois plus tard, l’intendant tranche en obligeant tous les habitants à financer les deux projets[76]. Il évite alors la prolongation du conflit. Lorsque certains habitants refusent de participer, le projet peut être considérablement retardé. Ainsi en 1731, le subdélégué Honoré Michel organise une nouvelle assemblée des habitants de la côte Saint-Léonard sur l’île de Montréal pour arbitrer le tracé d’un chemin discuté depuis plus de cinq ans, malgré plusieurs procès et emprisonnement des « mutins[77] ».

Les recours collectifs sont importants par leurs conséquences, mais plus rares que les recours individuels. En effet, les deux tiers des actes recensés concernent des affaires particulières. Le subdélégué s’occupe alors d’individus nommés et identifiés. Presque toutes ces procédures émanent de requêtes de Canadiens qui se pourvoient devant la justice de l’intendance. Finalement, contrairement à ses homologues métropolitains, le subdélégué canadien répond plus aux demandes des habitants qu’à celles de l’intendant.

Locales, les affaires traitées par le subdélégué se répartissent sur presque la totalité de leur circonscription. Délimitées en 1689, les subdélégations se calquent sur les gouvernements particuliers institués une trentaine d’années plus tôt par l’administration militaire du gouverneur[78]. Malgré leur étendue importante, elles semblent entièrement gérées par les subdélégués. Précisons toutefois qu’elles sont peu peuplées par rapport aux subdélégations métropolitaines et que les subdélégués semblent se déplacer assez rarement. La plupart du temps, les requérants viennent à eux. La subdélégation de Montréal se démarque des deux autres. La plupart des actes du subdélégué sont concentrés sur et autour de l’île de Montréal. Cette originalité ne tient pas qu’à la répartition de la population[79]. Le subdélégué de Montréal s’occupe beaucoup plus de la surveillance du commerce des pelleteries et des affaires de contrebande avec la Nouvelle-Angleterre. Or, l’île de Montréal sert de point de départ et d’arrivée aux marchands. Les actes du subdélégué montréalais sont aussi beaucoup plus urbains que ceux de ses confrères. Il s’occupe autant de la campagne que de la ville, alors qu’à Trois-Rivières et Québec, les subdélégués s’occupent trois fois plus de la campagne. La population du gouvernement de Montréal est plus urbaine que les autres. En 1692 et 1739, près du quart de sa population vit dans la ville de Montréal et sa majorité se concentre sur l’île et les rives voisines. Dans le gouvernement de Québec, 20 % des habitants résident dans la capitale et le reste est beaucoup plus dispersé[80]. La ville de Montréal dispose aussi de moins de magistrats et d’avocats capables d’arbitrer efficacement les conflits qu’on veut porter devant la justice ordinaire. Il est donc probable que la justice du subdélégué y intéresse plus les urbains qu’à Québec.

Figure 3

Les échelles d’action des subdélégués (1680-1760)

Les échelles d’action des subdélégués (1680-1760)

-> See the list of figures

Qui s’adresse à la justice du subdélégué ? Seulement 110 affaires nous permettent de nous en faire une idée. Un bon panel de la population y a recours, mais de manière très inégale. Le tiers des plaignants sont des habitants, terme généralement utilisé pour désigner les paysans. Principaux requérants dans les gouvernements de Québec et Trois-Rivières, ils sont dépassés par les marchands à Montréal. En effet, les trois quarts des marchands plaignants sont montréalais. À l’inverse, à Québec, les artisans en appellent plus au subdélégué que les commerçants. Les usagers de la justice des subdélégués varient suivant la subdélégation. Ils restent toutefois différents de ceux des justices ordinaires canadiennes qui traitent surtout les plaintes des commerçants[81]. Les seigneurs et administrateurs, toujours surreprésentés au regard de leur nombre dans la société, le sont légèrement moins devant les subdélégués. Dans la subdélégation de Québec, même des domestiques ont pu se pourvoir pour défaut de paiement[82]. Bien sûr, la proportion des habitants parmi les plaignants reste faible par rapport à leur part dans la population. Leur maigre culture juridique et leur éloignement ne facilitent pas leur recours. Toutefois, ils sont mieux représentés que devant les juges royaux. Le projet de Jacques Raudot d’élargir l’accès de la justice aux pauvres paraît donc réel. La participation des subdélégués le renforce considérablement. En effet, l’accès à l’intendant est plus compliqué à cause des distances. D’après l’analyse de Jean-Philippe Garneau, sur les 152 ordonnances judiciaires de Gilles Hocquart et François Bigot, les habitants, plaignants ou assignés, ne sont concernés que par un quart des affaires et presque tous viennent alors du gouvernement de Québec[83]. Faire appel de la décision du subdélégué est tout aussi compliqué. Sur la trentaine de recours devant l’intendant recensés, les deux tiers viennent de la subdélégation de Québec. Malgré les coûts, les habitants l’utilisent. Ils font surtout intimer d’autres habitants, comme devant le Conseil souverain[84]. Mais il arrive qu’ils fassent aussi appel face à des marchands ou à leur seigneur.

Figure 4

Les lieux concernés par les actes des subdélégués canadiens (1680-1760)

Les lieux concernés par les actes des subdélégués canadiens (1680-1760)

-> See the list of figures

Figure 5

Les catégories socioprofessionnelles des Canadiens jugés par les subdélégués (1680-1760)

Les catégories socioprofessionnelles des Canadiens jugés par les subdélégués (1680-1760)

-> See the list of figures

Le projet d’augmenter la représentation des pauvres en justice n’est pas que rhétorique. Il se concrétise devant les subdélégués qui arbitrent les conflits d’une très large partie de la population de l’ensemble de leur circonscription.

Conclusion

Qui les subdélégués canadiens représentent-ils ? Officiellement, ils représentent l’intendant. Mais cette représentation semble prendre essentiellement la forme d’un remplacement. En effet, les sources nous présentent des subdélégués assez détachés de leur intendant. Certes, leur autonomie serait peut-être nuancée si la correspondance administrative interne à la province n’avait pas été perdue à la Conquête, mais l’effet des sources n’explique pas tout. Les subdélégués de Montréal et de Trois-Rivières sont particulièrement éloignés de Québec. De plus, les intendants de Marine n’ont pas la même culture que les maîtres des requêtes commis en métropole. L’intendance canadienne se démarque des intendances métropolitaines à travers le type de représentation qu’elle développe. De l’autre côté de l’Atlantique, les réseaux plus resserrés de subdélégués permettent, grâce à une correspondance efficace, d’en faire des exécutants, sinon de simples informateurs. Les intendants de Marine canadiens donnent plus que des ordres. Ils confient leur pouvoir aux subdélégués et principalement celui de juger. Très développée au Canada, cette justice met directement les subdélégués au service du public.

Son but n’est pas de concurrencer la justice ordinaire. Elle la décharge et permet aux pauvres d’être représentés. Les subdélégués ouvrent ainsi l’usage de la réclamation et de la protestation aux plus humbles. Même s’il a ses limites, l’effet est réel et les subdélégués concurrencent en partie l’infrajustice et la parajustice. Les habitants de toutes les campagnes, les artisans et parfois les domestiques des villes portent leurs requêtes devant les subdélégués pour obtenir une justice gratuite.

Cette étude montre surtout que la représentation de l’intendant par ses subdélégués n’est pas homogène. La subdélégation de Montréal se distingue par son association à la charge de commissaire ordonnateur. Même le profil des requérants y diffère. L’administration apparaît alors sous la forme de relations multiples entre intendants et subdélégués, subdélégués et administrés. Loin d’être homogènes, ces relations s’expriment à plusieurs échelles relativisant la puissance et l’unicité du pouvoir central. Même l’intendance, symbole de centralisme, crée des particularismes provinciaux et locaux. Au Canada comme en métropole, ils apparaissent d’autant plus à l’échelle des subdélégations. Ces contrastes se révéleront d’autant mieux en joignant les études coloniales à celles de la métropole dans une histoire institutionnelle plus comparative.