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Du point de vue du droit, l’égalité juridique entre les langues française et anglaise proclamée dans la Constitution canadienne relève d’un idéal que d’aucuns pourraient qualifier d’utopie. Non seulement ne suffit-il pas de le dire dans un texte juridique, mais l’effectivité de ce droit à l’égalité linguistique reste à démontrer. Dans le présent texte, cependant, on adoptera une posture dite positiviste : le droit en tant qu’acte normatif se suffit à lui-même et s’analyse selon ses paramètres internes. Certes, il s’inspire de l’histoire, de la sociologie, de la philosophie et de la science politique pour encadrer l’interprétation de ses termes ; mais ultimement, l’expression du droit par le législateur d’abord, par le tribunal ensuite, opère comme un système normatif complet. En droit linguistique, d’ailleurs, il ne semble pas exister de droits implicites. Un droit linguistique doit être exprimé dans une loi pour exister. La réalisation du droit dans la société relève de l’effectivité plutôt que de l’expression juridique.

Le présent texte entend relater comment le droit s’est saisi de l’usage des langues au Canada. La périodisation choisie s’explique par le grand impact qu’a eu l’adoption de la Loi sur les langues officielles du Canada en 1969, précédée de quelques mois par la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick. L’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés et la multiplication des litiges judiciaires entourant son interprétation représentent aussi des jalons importants permettant de mesurer si l’utopie du bilinguisme s’est traduite par des textes juridiques adéquats. L’attention sera portée sur les lois, les textes constitutionnels et les décisions judiciaires ayant approfondi la notion de droits linguistiques.

Le texte s’inspire des thèses de Michel Bock ou Marcel Martel autour de la naissance puis de l’effritement de la notion de « nation canadienne-française[1] » ainsi que des travaux récents sur les États généraux du Canada français de 1967[2], les conceptions du Canada à l’oeuvre lors de la conférence de Québec de 1864[3] ou le nouvel ordre constitutionnel créé par la Loi constitutionnelle de 1982[4] pour vérifier comment celle-ci s’est manifestée dans le droit, en particulier les droits linguistiques, dans la Constitution surtout, mais aussi dans les lois. Alors que la thèse de la dualité linguistique canadienne, en vogue jusqu’aux États généraux de 1967, n’avait encore trouvé aucun réel écho dans les lois ou la jurisprudence, elle a connu ses heures de gloire dans la période 1985-2000 pour ensuite faire place au fédéralisme et à la reconnaissance de droits limités territorialement et substantivement. Cependant, la prolifération des lois linguistiques dans les deux dernières décennies montre que le droit s’est saisi des langues. D’autre part, en matière d’instruction dans la langue de la minorité, les droits constitutionnels récents ont eu un impact majeur sur la dualité linguistique canadienne.

De la fondation des colonies aux années 1970

Les rapports entre le droit et la langue étaient instrumentalisés jusqu’à la fin du XXe siècle. Il ne s’agissait pas de conférer directement des droits à des locuteurs, mais de prescrire l’usage des langues dans telle ou telle circonstance. Par exemple, une loi anglaise de 1731 imposait l’usage de l’anglais devant les tribunaux britanniques, pour lutter contre le charabia incompréhensible que représentait le « lawfrench » et rendre la justice accessible au peuple[5]. Ni l’Acte de capitulation de Montréal de 1760 qui consacre la défaite française en Amérique, ni la Proclamation royale de 1763 par laquelle le Roi d’Angleterre assume sa compétence constitutionnelle sur le nouveau territoire conquis, ne contiennent de clauses linguistiques. Les institutions se mettent spontanément à fonctionner dans la langue de l’administration : en français pendant le régime français, en anglais pendant le régime anglais. Lorsque l’Acte de Québec restaure le droit français et la religion catholique en 1774, il redonne de la légitimité à la langue française dans laquelle ce droit et cette religion s’expriment, mais il ne contient pas de clause explicite régissant l’emploi des langues. On ne trouve aucune disposition linguistique dans l’instrument de création de la colonie du Nouveau-Brunswick en 1784[6] et seulement une, banale, dans celle de la création du Haut-Canada et du Bas-Canada en 1791[7] ; cela ne signifie cependant pas que la question de la langue de fonctionnement des parlements et des administrations n’était pas discutée[8] ! Dès 1792, le célèbre « débat sur les langues » ayant éclaté au début des travaux de l’Assemblée parlementaire du Bas-Canada s’est soldé par le compromis suivant, consacré dans une résolution interne (mais non dans une loi votée par l’Assemblée ou par le Parlement impérial) : les lois seraient adoptées dans la langue dans laquelle elles seraient présentées et la version dans l’autre langue n’aurait pas de valeur officielle. Néanmoins, sur directive de Londres, le gouverneur Carleton met fin à la pratique et impose que les lois soient votées en anglais, la version française étant une traduction non officielle[9]. En fait, c’est sous le régime de l’Acte d’Union du Haut et du Bas-Canada en 1840 que pour la première fois dans un texte constitutionnel impérial, on retrouve une disposition linguistique explicite : l’anglais y est déclaré être la langue des lois et des débats parlementaires du Canada-Uni[10]. Cette disposition est abrogée en 1848. Pendant ce temps, dans les Prairies, qui appartenaient à la Compagnie de la Baie d’Hudson, le français et l’anglais étaient traités sur un pied d’égalité et une ordonnance du Conseil de l’Assinoboia enjoignait ce dernier à publier ses ordonnances en français et en anglais[11].

Lorsque le Canada-Uni, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick se sont joints en une union fédérale consacrée par une loi impériale, maintenant nommée la Loi constitutionnelle de 1867, une seule disposition visait explicitement l’emploi des langues : l’article 133. Celui-ci ne touche que le Québec et la juridiction fédérale. Il prescrit que le français ou l’anglais peuvent être utilisés dans les débats de ces parlements ainsi que devant leurs tribunaux et les actes de procédure, et que leurs lois doivent être imprimées et publiées en français et en anglais. À la lecture même de son texte, on constate que la territorialisation de la langue trouve son expression initiale au sommet de la hiérarchie des normes dès le début : le Québec appliquera une forme limitée de bilinguisme, les autres provinces choisiront leur langue de fonctionnement – implicitement, l’anglais. Le Parlement canadien et les tribunaux fédéraux, eux, appliqueront la même forme de bilinguisme que le Québec.

Puisque la réglementation juridique de la langue n’est qu’un accessoire de la réglementation juridique d’un secteur d’activité, chaque législature provinciale pouvait donc si elle le souhaitait légiférer au sujet de la langue à utiliser dans telle ou telle situation, sous réserve des garanties accordées par la Constitution s’il y avait lieu. On verra que cette possibilité fut abondamment exploitée dans l’ère moderne.

Trois ans après l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1867, le bilinguisme limité applicable au Fédéral et au Québec fut étendu au Manitoba sous l’impulsion des revendications métisses. À la création de la nouvelle province, une disposition fut ajoutée pour prévoir explicitement que les lois manitobaines devaient être imprimées et publiées dans les deux langues et que chacune pouvait être utilisée devant les tribunaux de la province et dans les débats à l’Assemblée législative[12]. Dans la foulée, un décret intégra au Canada les anciens territoires nordiques ayant appartenu à la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ce décret ne contient aucune disposition linguistique ; néanmoins, la même exigence fut imposée par le Parlement canadien aux Territoires-du-Nord-Ouest[13]. Par la suite, lorsque d’autres colonies furent admises dans le Canada[14] ou que l’on créa la Saskatchewan et l’Alberta[15], les textes juridiques effectuant ces modifications ne contenaient aucune clause prescrivant directement l’usage de l’anglais, du français ou des deux langues dans les institutions publiques de ces nouvelles juridictions.

Sur le plan constitutionnel, donc, le bilinguisme officiel se limitait au Parlement fédéral, à l’Assemblée législative québécoise et à celle du Manitoba. Il ne visait que la langue des lois, la langue des débats et des travaux parlementaires, la langue des procédures judiciaires et des tribunaux. Rien n’était spécifié au sujet de la langue des services publics, la langue des écoles, l’usage des langues dans le secteur privé ou dans l’espace public : par conséquent, en vertu de la règle mentionnée précédemment, chaque juridiction pouvait choisir de légiférer ou non et si elle le faisait, d’imposer l’unilinguisme, le bilinguisme, le multilinguisme, ou instaurer la liberté de choix du locuteur. Le bilinguisme n’avait qu’une portée limitée, tant sur le plan territorial que selon les secteurs d’activité.

La période 1970-1982 : la loi se saisit des langues

La commission Laurendeau-Dunton a opérationnalisé l’idéal d’un Canada officiellement bilingue. Cela ne s’est pas transcrit immédiatement dans le droit constitutionnel. En effet, incapable d’obtenir le consentement des provinces autour des réformes qu’il proposait à la Loi constitutionnelle de 1867, le gouvernement fédéral a dû se contenter de légiférer au sujet de l’égalité d’usage des langues officielles pour ses propres fins[16]. Il a été imité en cela par le Nouveau-Brunswick[17]. Ces lois posent le principe de l’officialité du français et de l’anglais ainsi que l’égalité juridique – l’utopie dont on parlait au début – de leur usage dans les institutions publiques. La loi fédérale disait par exemple : « Le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada. Elles ont un statut, des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada ». Celle du Nouveau-Brunswick faisait de même pour les fins provinciales. Ces lois enchaînaient avec certaines obligations – au demeurant plutôt timides — en matière de langue des lois, des débats parlementaires, des tribunaux et des services destinés au public. Innovation marquante, toutefois, la loi fédérale instituait le poste de Commissaire aux langues officielles du Canada, une première mondiale en la matière. Cet « ombudsman linguistique » pourrait promouvoir le bilinguisme officiel au Canada, recevoir des plaintes, conduire des enquêtes et recommander des actions aux institutions fédérales ou au Parlement canadien, à qui il devait faire rapport.

Cinq ans plus tard, le Québec a emboîté le pas en faisant du français la langue officielle du Québec[18]. Celle-ci fut remplacée un peu plus tard par la Charte de la langue française du Québec[19]. L’Ontario accepta de faire du français et de l’anglais les langues officielles des tribunaux de la province, mais refusa d’aller plus loin et de prescrire le droit des citoyens d’utiliser l’une ou l’autre pour recevoir des services gouvernementaux[20]. On avait donc déjà connu, entre 1969 et 1980, cinq législations linguistiques dans quatre juridictions, qui cherchaient à produire un cadre juridique en vue de déployer une politique linguistique. C’était plus en une décennie que toute l’activité législative du siècle précédent. Mais pouvait-on légalement légiférer ainsi en matière d’usage des langues, sans modifier la constitution ? Était-il légal, sur le plan constitutionnel, que les politiques linguistiques du Parlement fédéral et des législatures provinciales n’aillent pas dans la même direction ? Que le Québec impose le français, que l’Ontario ne reconnaisse que peu de droits à la langue française, tandis que le Nouveau-Brunswick se déclarait bilingue sur l’ensemble de son territoire sans égard à la demande importante ou au nombre qui justifie ? Bref, le bilinguisme officiel ne se cantonnerait-il qu’à la sphère fédérale, ou allait-il imprégner toute l’activité législative au Canada ?

La Cour suprême du Canada confirma le pouvoir de chacune des législatures provinciales et du Parlement fédéral de légiférer sur les langues en tant qu’accessoire d’une compétence principale, et du coup affirma la validité juridique des lois sur les langues officielles du Canada et du Nouveau-Brunswick, avec un oeil sans doute sur la Loi sur la langue officielle du Québec[21]. Le projet de bilinguisme officiel obtenait son expression juridique en tant que manifestation de la volonté du gouvernement central, qui aurait aussi pu s’en tenir aux prescriptions minimalistes édictées en 1867 et soit imposer l’anglais pour tout le reste, soit ne pas intervenir en laissant jouer les forces du marché des langues – ce qui avantagerait inévitablement la langue anglaise. La conséquence de la position prise par la Cour suprême du Canada était de laisser la reconnaissance de l’égalité des langues officielles à l’initiative de chacune des provinces, ce qui en pratique signifiait que le bilinguisme officiel demeurerait en droit une utopie, dans la mesure où peu de provinces seraient disposées à imiter le Nouveau-Brunswick. Non seulement la « fédéralisation » du dossier linguistique sur le plan des lois conduisait à l’asymétrie, mais elle conduisait aussi à la territorialisation – au sens où la langue dominante sur le territoire devenait la seule langue reconnue, permise et employée ; une loi pourrait imposer son usage et interdire toute autre.

Sur le front constitutionnel, les efforts du gouvernement fédéral ont persisté dans les années 1970. La Charte de Victoria de 1971[22], le projet de loi C-60 de 1978[23], le rapport de la commission Pépin-Robarts en 1979[24], témoignent de la volonté fédérale de faire inscrire le bilinguisme officiel sous une forme quelconque dans la Constitution, ainsi que l’avait recommandé la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme.

On constate que la décennie 1970 met en place un appareillage juridique encore sommaire mais de plus en plus considérable pour permettre soit la réalisation du bilinguisme officiel, soit l’unilinguisme territorial assorti parfois de certaines exceptions. Le projet de bilinguisme demeure confiné à la juridiction fédérale et au Nouveau-Brunswick. Cependant, la véritable explosion législative et judiciaire intervient après 1982.

La période post-Charte : la langue saisie par les juges et les législateurs

La Charte canadienne consacre un éventail limité mais important de droits linguistiques axés sur la reconnaissance de l’égalité des langues officielles. Les articles 16 à 20 de la Charte érigent le bilinguisme officiel au rang de droit fondamental. Ils visent la langue des institutions, la langue des parlements, la langue des lois, la langue des tribunaux, la langue des services au public, au niveau fédéral, avec le Nouveau-Brunswick qui emboîte rapidement le pas tandis que l’Ontario, malgré des pressions constantes, refuse de le faire dans la Constitution. L’un des effets d’entraînement de l’adoption des articles 16 à 20 de la Charte a justement été l’apparition de lois provinciales qui accordent à des degrés divers une panoplie de droits linguistiques et une refonte de la loi fédérale[25] qui devient plus claire, plus structurée, plus contraignante aussi[26]. On retrouve maintenant des lois régissant les services dans la langue de la minorité dans neuf des treize provinces et territoires, alors que la Saskatchewan, l’Alberta et Terre-Neuve-et-Labrador se sont dotées de politiques sur les services en français. Ces lois instaurent cinq commissaires chargés de la mise en oeuvre des lois et un agent officiel des plaintes ainsi que des bureaux des affaires francophones dans toutes les juridictions hors Québec. En fait seule la Colombie-Britannique n’a encore rien stipulé concernant le régime linguistique applicable dans sa juridiction[27]. Nous n’incluons pas non plus dans cette liste les municipalités qui ont adopté des règlements sur la langue des enseignes commerciales sur leur territoire, ou des municipalités qui se sont déclarées bilingues, puisqu’elle s’allongerait considérablement. Nous n’incluons pas non plus les diverses réglementations fédérales au sujet de la langue des documents officiels (brevets, lettres patentes de compagnies, etc.), des médias (Téléfilm, Radio-Canada, radios communautaires, etc.) ou des lois provinciales imposant des règles linguistiques dans le secteur privé (actes hypothécaires, contrats d’assurance, de garantie, etc.) Il s’agit donc bel et bien d’une explosion législative et administrative en matière de réglementation de l’usage des langues par la loi. On ne peut donc pas affirmer que le bilinguisme est demeuré une utopie dans sa manifestation juridique. Cependant, les diverses instances chargées de la surveillance de l’application de ces lois ne manquent pas de nous rappeler que leur mise en oeuvre fait toujours défaut : leur effectivité est donc faible, ce qui signifie que le bilinguisme en tant que réalité sociale est resté au stade d’une utopie inachevée.

Évolution jurisprudentielle du concept de bilinguisme en tant que principe fondamental de la Constitution canadienne

Bien entendu, qui dit droits constitutionnels dit aussi intervention judiciaire, et les tribunaux ont, au fil des litiges qui leur sont présentés, développé une théorie des droits constitutionnels en matière linguistique. Si leurs rédacteurs de 1982 les avaient imaginés comme des droits individuels axés sur la liberté personnelle, ainsi que le démontre le libellé des lois qui confèrent généralement des droits aux locuteurs de choisir leur langue officielle de préférence dans leurs transactions avec l’État dans les circonstances prescrites par la loi[28], la jurisprudence les a fait reposer sur le socle des droits collectifs dont la finalité n’est pas seulement l’épanouissement de l’individu mais l’épanouissement d’une communauté linguistique minoritaire. Cette vision des droits linguistiques constitutionnels les inscrit au coeur de la dualité linguistique canadienne dans l’histoire de l’évolution du pays. Le bilinguisme officiel est alors l’expression ferme d’une valeur canadienne fondatrice, même si la portée des droits reconnus reste limitée par leur texte même[29].

Ce courant jurisprudentiel est cependant contrebalancé par un autre, qui revient à la thèse d’un bilinguisme au niveau fédéral seulement et d’une territorialisation locale de la politique linguistique, au nom soit du fédéralisme ou de la nature spéciale des droits linguistiques interprétés comme des compromis politiques. La vision se dégageant de cette approche jurisprudentielle relègue la dualité linguistique au rang d’utopie fédérale, chaque juridiction pouvant ou non y adhérer et la manifester dans ses lois, voire accepter de la reconnaître comme un droit constitutionnel[30].

Les événements historiques intervenus entre 1864 et 1870 ont conduit à l’entrée de la Terre de Rupert dans le giron constitutionnel canadien soit sous la forme de la province du Manitoba, ou sous la forme des Territoires-du-Nord-Ouest d’où furent plus tard découpées la Saskatchewan et l’Alberta. À partir de ces mêmes faits, la Cour suprême du Canada en est arrivée à trois récits différents, trois constructions juridiques et constitutionnelles différentes des faits historiques. Dans un premier temps, elle a conclu que l’obligation du bilinguisme des lois était au fondement de la création du Manitoba en tant que manifestation d’un droit à l’égalité linguistique en matière législative et en ce sens, il fait partie des valeurs fondamentales du Canada telles qu’exprimées dans ses lois constitutionnelles ; ce constat fait écho au débat sur les langues des lois du Bas-Canada en 1792 et montre, si besoin est, l’importance symbolique de la langue dans laquelle la législation est adoptée[31]. Deux années plus tard, la Cour suprême du Canada jugea que l’extension de l’obligation de bilinguisme des lois aux Territoires-du-Nord-Ouest en 1877 démontre que cette exigence était considérée comme fondamentale par la population locale, mais il n’avait pas été érigé au rang de principe constitutionnel fondamental puisque les instruments juridiques d’intégration de la Terre de Rupert au Canada, puis d’institution des territoires, puis encore de création de la Saskatchewan et de l’Alberta à même lesdits territoires, ne comprenaient aucune clause linguistique contrairement à la Loi sur le Manitoba de 1870[32]. Enfin, dans Caron, malgré une abondante preuve historique démontrant l’importance centrale qu’avait prise la place de la langue des lois (et des tribunaux) dans les débats ayant conduit à l’entrée de la Terre de Rupert dans le Canada et des promesses faites aux Métis à l’époque, la Cour suprême a préféré s’en tenir au récit traditionnel : le bilinguisme des lois, et plus généralement les droits linguistiques, relevait de décisions politiques locales et si on avait voulu en faire une garantie constitutionnelle pérenne dans les territoires, ou en Saskatchewan ou en Alberta, on l’aurait dit explicitement puisqu’à la même époque, on l’avait dit pour le Québec ou le Manitoba. Le silence des textes fondateurs exprimerait la volonté des législateurs de ne pas faire du bilinguisme un élément fondamental de la nature profonde du Canada, mais de laisser plutôt chaque province en décider pour elle-même[33]. D’ailleurs il n’est pas anodin de constater que dans Caron, aucune référence n’a été faite au statut de langues officielles du français et de l’anglais, pourtant proclamé dans l’article 16 de la Charte. On n’a pas non plus voulu tirer de conséquences de l’idée selon laquelle la protection des minorités, incluant les minorités francophones et anglophones, représente un principe structurel non écrit de la Constitution, principe qui aurait été présent dès les origines du Canada et qui a été explicitement reconnu dans la jurisprudence de la Cour[34]. Si les arrêts en matière linguistique rendus entre 1985 et 2000 ont pour la plupart intégré le bilinguisme officiel comme principe structurel du constitutionnalisme canadien, les arrêts plus récents sont revenus à une conception qui avait été dominante dans l’histoire de la jurisprudence : celle de la prégnance du fédéralisme et celle de la nature de compromis politique des droits linguistiques[35]. En adoptant cette posture, la Cour s’assurait que le droit ne contraindrait pas les forces politiques pour les infléchir en faveur du bilinguisme. Néanmoins, la prolifération de textes juridiques et quasi juridiques autour de l’usage des langues dans les institutions de l’État et dans la sphère publique montre que ce laisser-aller jurisprudentiel n’a pas constitué un obstacle dirimant. L’analyse serrée de l’ensemble de ces textes montrerait cependant qu’à part le Nouveau-Brunswick et le fédéral, le bilinguisme n’est pas devenu une norme pancanadienne universelle.

Le bilinguisme officiel en tant qu’utopie juridique

Quelques constats se dégagent de ce très bref survol :

1. Le bilinguisme officiel, depuis qu’il a trouvé une expression constitutionnelle, s’est répandu au Canada sous des formes diverses et la loi a été mobilisée pour le structurer ; en ce sens, on peut dire que l’utopie d’un bilinguisme officiel consacré dans les lois a été réalisée en bonne partie.

2. L’action des tribunaux a oscillé entre l’insertion du bilinguisme officiel au coeur du projet constitutionnel canadien d’une part, et son abandon aux forces du fédéralisme d’autre part.

3. Les droits linguistiques au Canada ont une nature culturelle et un objet collectif, même quand ils sont formulés de façon individuelle.

4. Comme dans d’autres domaines des droits fondamentaux, il s’est instauré un dialogue entre les législateurs et les tribunaux autour des questions linguistiques.

5. Le bilinguisme canadien s’est d’abord cantonné dans la sphère officielle, laissant le secteur privé libre de ses choix linguistiques, mais récemment on assiste à des efforts législatifs pour au moins permettre et faciliter, voire parfois contraindre, l’expression en français dans l’espace public.

6. La question linguistique a représenté et continue de représenter ce que le professeur Woehrling a appelé « le noeud gordien des relations entre le Canada français et le Québec[36] ». S’il serait trop long d’en faire ici la démonstration, rappelons simplement, comme l’explique le professeur Whoerling, que les discussions lors de l’Accord du lac Meech avaient notamment opposé le Québec et les leaders de la francophonie canadienne autour de la nécessité de reconnaître dans la Constitution une obligation fédérale de promouvoir le bilinguisme, revendiquée par les minorités francophones mais à laquelle s’objectait le Québec parce qu’elle contredirait le rôle des institutions québécoises de promouvoir son caractère de foyer des francophones au Canada.

Ainsi, l’utopie du bilinguisme officiel n’a été que partiellement réalisée dans le domaine juridique. Pourtant, le droit s’est bel et bien emparé de l’aménagement des langues, surtout depuis 1982, mais aussi dans la décennie précédente. Il existe maintenant, on l’a vu, un ensemble de lois, règlements et politiques dans presque toutes les juridictions canadiennes, encadrant l’offre de services en français. Ces lois sont régulièrement modifiées pour les bonifier. La jurisprudence a élaboré une théorie des droits linguistiques au fil des arrêts, passant d’une interprétation littérale et restrictive à une attitude plus généreuse et ouverte, consacrant le caractère hybride de ces droits qui participent de l’individuel autant que du collectif, mais revenant plus récemment à une conception fédéraliste de la dualité linguistique. L’espace manque pour procéder à une comparaison fouillée de chacun de ces textes afin d’en déceler la philosophie sous- jacente ; disons seulement qu’elle oscille entre le bilinguisme complet (Nouveau-Brunswick) et des services limités, sur demande et selon les besoins (Alberta).

Cependant, l’évolution du dossier scolaire a suivi un parcours différent et sur lequel on peut se pencher pour constater qu’en droit, au moins, l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés a produit des fruits abondants.

Les droits scolaires : un cas à part

Il convient maintenant de dire un mot des droits scolaires des minorités linguistiques tels qu’ils sont désormais reconnus à l’article 23 de la Charte, pour en analyser la portée et l’influence sur le Canada moderne et son impact sur le projet de bilinguisme canadien. Si le bilan du bilinguisme officiel peut être analysé avec circonspection, il est bien difficile de ne pas voir dans l’article 23 et dans son traitement jurisprudentiel un succès de la constitutionnalisation des droits linguistiques pour les minorités francophones et un irritant pour le Québec. L’éducation est au coeur du maintien d’une communauté minoritaire. C’est la première chose que revendique toute minorité linguistique. C’est la chose à laquelle résistent les États qui veulent fonctionner dans une seule langue. C’est le droit qui, dans les instruments internationaux, est assorti des précautions oratoires les plus fortes[37]. Au Canada, c’est le droit linguistique qui a transformé le plus profondément le tissu social canadien.

Sur le front scolaire, l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 consacrait un compromis intervenu au début des années 1860 entre catholiques et protestants du Canada-Uni : les droits relatifs aux écoles confessionnelles qui avaient été reconnus par la loi avant l’entrée des colonies dans la confédération seraient respectés. La jurisprudence révèle que ce compromis ne visait que les droits en matière de confessionnalité des écoles, mais ne visait pas la langue d’enseignement : aucune langue d’enseignement n’était protégée dans la Constitution canadienne[38]. Les provinces pouvaient donc imposer l’usage de l’anglais et ne s’en sont pas privées, tandis qu’au Québec on laissait les réseaux catholique ou protestant se développer selon leurs réalités linguistiques, avec le résultat que le réseau protestant fut complètement anglophone tandis que le réseau catholique comptait une petite minorité anglophone mais était très majoritairement francophone.

L’article 23 a notamment été adopté pour répondre aux préoccupations soulevées par la restriction de l’accès aux écoles anglophones du Québec, alors qu’il était généralement accueilli avec espoir au sein des communautés francophones minoritaires. À leur égard, il est imparfait, avec ses définitions restrictives des ayants droit[39], sa portée limitée au primaire et au secondaire[40] et ses clauses « là où le nombre le justifie ». Lors de son adoption, aucune province n’en voulait réellement ; le Québec pour des raisons qui lui sont propres[41], les provinces anglophones parce qu’elles craignaient comme la peste l’intervention des tribunaux dans leur système scolaire[42]. Seul le Nouveau-Brunswick disposait, à l’époque, d’un réseau scolaire francophone complet du primaire au secondaire, organisé sur une base linguistique partout dans la province. Ailleurs, il existait certaines commissions scolaires majoritairement francophones, mais surtout des institutions bilingues, des écoles bilingues et des programmes bilingues, où l’anglais dominait.

Après une dizaine de décisions marquantes de la Cour suprême du Canada[43] et une pléthore de jugements des cours d’appel du pays, sans compter tous les litiges qui se sont réglés sans devoir aller à procès, le paysage scolaire a bien changé. Toutes les provinces et tous les territoires ont maintenant des instances de gestion scolaire de l’instruction dans la langue de la minorité. Toutes les grandes villes canadiennes ont des institutions d’enseignement en français. Tous les ministères de l’éducation ont une section qui s’occupe de l’instruction en français. On dit que 160 000 élèves fréquentent les 630 écoles francophones du Canada[44]. Quand on s’arrête à y penser, c’est une transformation majeure, profonde et durable de la scène éducative du Canada. Et les effets indirects sont tout aussi spectaculaires : nous avons maintenant des enseignantes et des enseignants compétents et spécialisés ; des experts dans la pédagogie en milieu minoritaire, en construction identitaire par l’école, en didactique des langues, en refrancisation, en aménagement linguistique ; des gestionnaires d’école et de conseils scolaires ; des administrateurs scolaires spécialisés ; des initiatives culturelles et artistiques novatrices où nos artistes et nos jeunes apprennent les uns des autres ; et tous ces gens et tous les élèves qui sont sortis de ces écoles, sont aussi des francophones qui, on ose l’espérer, demanderont des services en français dans leur milieu dans toute la mesure du possible, accroissant ainsi le rayonnement de la langue française dans leur milieu. Rien de cela ne serait arrivé sans l’article 23. Il a inscrit le projet de bilinguisme canadien au coeur de la formation scolaire. Mais puisque l’article 23 protège aussi les Anglo-Québécois, il n’est pas étonnant que le gouvernement du Québec en ait fait l’un des irritants principaux qui l’empêchent d’adhérer à la Constitution de 1982. Seule une asymétrie dans l’application des droits pourrait – peut-être – calmer ces craintes[45].

On en est maintenant à une nouvelle vague de revendications autour de l’article 23, qui auraient été impensables en 1982 : revoir les formules de financement de l’éducation en milieu minoritaire ; moderniser le parc immobilier ; développer des modes alternatifs d’enseignement avec les nouvelles technologies ; repenser la définition des ayants droit en fonction des nouvelles réalités démographiques du Canada. On atteint maintenant les limites externes de ce que l’article 23 peut générer en fait de droits. L’article 23 n’a pas tout réglé pour la minorité francophone, il a lui-même créé son propre lot de problèmes (notamment parce que la définition des ayants droit omet des gens qui devraient y être et inclut des gens qui ne parlent ni ne vivent en français), mais il a aussi modifié en profondeur notre conception de l’éducation et, de manière plus diffuse, mais tout aussi réelle, notre conception du Canada. Il a aussi conduit à former des citoyennes et des citoyens à qui l’on dit, depuis au plus tard le milieu des années 1990, que la dualité linguistique canadienne est une valeur essentielle et que l’identité francophone est le lien unissant les citoyens d’aujourd’hui aux pionniers d’hier.

Plus profondément, le juge Dickson a éloquemment écrit dans Mahe en parlant de l’article 23 : « Cet article constitue en conséquence la clef de voûte de l’engagement du Canada envers le bilinguisme et le biculturalisme[46]. » La clé de voûte, rien de moins ; celle qui fait que tout s’écroule si on la retire.

Conclusion : réaliser l’utopie

Dans ce qu’on a joliment nommé « l’écosystème des langues officielles », les droits qui mettent en oeuvre le bilinguisme officiel sont un élément indispensable mais limité. Le système juridique fonctionne comme une pyramide : au sommet se trouvent les garanties constitutionnelles ; au milieu, les lois qui organisent les grands mécanismes de la mise en oeuvre des droits ; et en bas, « sur le terrain », les programmes, les politiques publiques, les directives et les initiatives qui concrétisent le tout. Il faut souvent intervenir pour ajuster le tir. Mais les juristes, comme le reste du monde, se mettent au goût du jour et commencent à appliquer le concept de réseaux. Le droit linguistique lui-même est un réseau de normes qui interagissent les unes avec les autres, un réseau qui est lui-même inséré dans d’autres qui concernent les politiques publiques, la gestion, les comportements langagiers, la sociolinguistique, le constitutionnalisme ou l’éducation et ses finalités. Ensemble, tous ces éléments dressent l’écosystème du bilinguisme officiel.

En ce sens, l’éventail des droits et lois portant sur le bilinguisme officiel est très insuffisant pour achever la réalisation du projet. En particulier, il faut maintenant s’intéresser au domaine de la justice, non seulement celle des tribunaux mais de tout le système, de la police à la prison et à la réinsertion sociale en passant par l’aide aux victimes[47] ; à la santé, non seulement les hôpitaux mais l’ensemble des services de santé en incluant les services destinés à des clientèles vulnérables (enfants, victimes d’actes criminels, aînés, personnes atteintes de problèmes psychiatriques, notamment)[48] ; au monde des organismes professionnels auto-réglementés (l’Ontario et le Nouveau-Brunswick notamment ont agi en ce sens) ; aux actes privés qui nécessitent la sanction de l’État ; à l’espace public (la langue qui se donne à voir et à entendre, l’affichage commercial) ; au monde du travail et à la discrimination linguistique ; au monde de la culture, à la diffusion des arts, aux médias, anciens et nouveaux, et à la stimulation de la production en français au Québec mais aussi hors Québec ; aux grandes entreprises, notamment celles qui sont de compétence fédérale, pour qu’elles cessent de n’utiliser que l’anglais hors du Québec (et même parfois au Québec) de façon exclusive ; aux municipalités, qui peuvent et devraient jouer un rôle encore plus proactif dans l’exercice des pouvoirs que la loi leur a délégués ; et dans tous ces champs d’intervention qui font partie d’un régime linguistique cohérent, le droit peut jouer son rôle, des grands principes constitutionnels jusqu’à la plus minutieuse politique. Certaines juridictions canadiennes sont plus avancées que d’autres à cet égard[49].

Dans le monde juridique, le bilinguisme est plus qu’une utopie : c’est une réalité, mais une réalité toujours à parfaire. C’est aussi en lui-même une manifestation de la polysémie du récit national canadien : pacte entre deux nations d’un océan à l’autre, pacte entre le Québec et le reste du Canada, pacte entre plusieurs nations francophones, anglophones et autochtones, union fédérale de citoyens égaux en droit qui choisissent leur appartenance linguistique… Les multiples interprétations du bilinguisme canadien ne doivent cependant pas occulter le fait qu’en droit comme en fait, il existe. C’est déjà beaucoup.