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La décision de Woodrow Wilson de demander au Congrès américain, le 2 avril 1917, de propulser les États-Unis dans la Grande Guerre fut pour le président démocrate le fruit d’une intense délibération intérieure. Cédant finalement aux multiples pressions politiques, dont la dernière et certes la plus déterminante fut la chute du régime tsariste en Russie et l’avènement d’un gouvernement provisoire d’inspiration libérale, ce président réélu sous la promesse implicite de poursuivre la politique de neutralité entra dans la guerre en invoquant le voeu d’un monde à jamais en paix.

Bien qu’entrepris sous des motifs soi-disant pacifistes et justifié par une rhétorique morale, l’effort de guerre supposait une mobilisation totale et englobante de la société américaine. Comme Wilson lui-même l’avait pressenti, la vague de patriotisme belliqueux qui emporta la société américaine se frappa aussi sur quelques résistances. Outre de la gauche, traditionnellement critique du militarisme et de la guerre capitaliste, une part considérable de cette critique et du refus de l’enrôlement militaire provint de groupes protestants. L’intérêt de cette étude réside en partie dans le fait qu’on reconnaisse à Wilson un usage caractéristique, même en regard des normes de la société américaine où tous les présidents avaient été de souche protestante, d’un langage justificateur teinté de références bibliques. Or, la rhétorique « théologique » de Woodrow Wilson pour justifier la guerre trouva un contrepoids tout à fait consistant, bien que marginal, dans l’opposition également théologique des Églises traditionnellement dites « de paix » (Peace churches) telles que les quakers, les amish et les mennonites. Comme les quakers, les groupes anabaptistes[1] – amish, mennonites, frères mennonites, frères en Christ et huttérites (en partie, du moins) – évoluaient en société américaine depuis l’époque coloniale[2]. Cependant, contrairement à la Société des amis, les Américains anabaptistes n’étaient pas d’origine britannique. De fait, leur héritage germanophone, alors que plusieurs d’entre eux s’exprimaient encore au début du XXe siècle dans un dialecte allemand[3], sembla poser un malaise d’ordre patriotique dans le contexte d’une mobilisation contre l’Allemagne. Leur tendance ecclésiale à la réclusion, résultant à la fois d’une recherche de discipline communautaire et de la nécessité d’échapper aux persécutions, les distinguait davantage des quakers, pour leur part historiquement impliqués dans la sphère politique. De surcroît, la théologie anabaptiste de la non-résistance et du pacifisme exacerbait cette réclusion communautaire. Depuis la Révolution, toutes les guerres, avec leur lot de pressions sociales et patriotiques, avaient constitué un éprouvant examen de conscience pour les communautés amish et mennonites des États-Unis. À l’aube de l’intervention en Europe, les mennonites étaient à la fois plus nombreux et plus diversifiés, plus étendus géographiquement et plus organisés que leurs cousins amish en tant que groupe religieux. Alors qu’ils étaient présents dans plusieurs États du Midwest (Indiana, Ohio, Kansas, Oklahoma, Iowa, etc.) ainsi qu’en Pennsylvanie, l’expérience de la Première Guerre mondiale représenta pour eux non seulement une autre épreuve de principe, mais aussi une occasion de remettre en question de larges pans de la pratique de la réclusion et du non-engagement. Et pour ceux qu’on surnommait habituellement « the Quiet in the land[4] », ce sera l’enregistrement massif et la conscription extensive pratiquée pour la première fois de l’histoire américaine par le gouvernement fédéral qui constitueront les principales pierres d’achoppement de la théologie mennonite du pacifisme et du non-engagement.

Si des historiens ont déjà étudié le point de vue et le vécu des mennonites[5] ainsi que la question des objecteurs de conscience aux États-Unis[6] durant la Première Guerre mondiale, l’attitude du président Wilson devant le défi d’objecteurs de conscience et la gestion qu’il en permit demeurent un problème à résoudre. Cette question intrigue immédiatement : on sait que Wilson s’était vite inquiété des répercussions de la mobilisation sur l’ « esprit américain » et sur la poursuite des réformes progressistes. Le président savait que la guerre déclenchait chez l’humain — et les gouvernements — les pires réflexes de brutalité et d’intolérance et qu’elle constituait, au fond, la négation de l’idéal démocratique et du christianisme, deux choses indissociables. Devant les critiques de type idéologique venant principalement des socialistes, Wilson ne sembla pas trop dérangé dans ses convictions de mener une guerre pour faire fleurir la démocratie et la paix dans le monde en détruisant les assises impérialistes et militaristes d’un vieux système diplomatique, appelé l’équilibre des puissances, hérité du Congrès de Vienne de 1815. Grâce à la loi sur l’espionnage de 1917, il fit même emprisonner son rival socialiste de la présidentielle de 1912, Eugene Debs, et lui refusa son pardon après la guerre. Mais qu’en fut-il de l’opposition et des critiques de croyants protestants comme lui, mais venant de communautés non anglo-américaines vivant, pour la plupart, à l’écart de la culture courante ? Quelle fut sa perception des principes théologiques antiguerre des groupes mennonites opposés à la conscription et au recrutement ? Comment défendait-il la répression et l’endoctrinement menés par son gouvernement en regard du problème de la liberté de conscience ? En effet, ces objecteurs de conscience protestants (dans le vrai sens du terme !) posaient, du moins en principe, un réel problème politique, intellectuel et spirituel pour la société américaine, le gouvernement fédéral et le président Wilson. Leur discours, bien que relativement discret et marginal, minait jusque dans ses fondements l’échafaudage intellectuel de la justification wilsonienne de l’entrée en guerre.

La plupart des mennonites appelés en service militaire ont refusé le statut de combattant. Ils n’étaient pas les seuls. Aussi, pour canaliser ces désistements, l’administration Wilson mit-elle au point un système d’exemption basé sur le service alternatif non combattant. Néanmoins, en tant qu’Église organisée employant un argumentaire à la fois citoyen (liberté de conscience) et théologique (pacifisme chrétien), les mennonites et autres anabaptistes constituèrent un embarras pour l’administration Wilson en regard de la mobilisation et requirent d’elle – toutefois sans succès – qu’elle clarifie les politiques et les principes qui la sous-tendaient.

Après une brève contextualisation de l’expérience des anabaptistes américains en temps de guerre, le texte qui suit s’attardera sur l’impact de l’entrée en guerre et de la conscription sur les populations mennonites aux États-Unis. Il portera ensuite sur la gestion de l’objection de conscience par l’administration Wilson, distinguant notamment l’objection religieuse de l’objection politique (ou séculière). Puis, il tâchera d’expliquer les raisons de la différence de traitement des objecteurs religieux sous l’angle du profil intellectuel de Woodrow Wilson. Puisque l’objectif de cette étude concerne surtout la perception wilsonienne de l’objection de conscience, elle se base principalement sur les sources gouvernementales de l’administration Wilson, notamment les Papers of Woodrow Wilson, mais est aussi redevable en grande partie aux ouvrages portant sur l’histoire des mennonites et du pacifisme durant la Première Guerre mondiale.

Historique des expériences de belligérance des anabaptistes aux États-Unis

Historien et politologue, Wilson avait pris note de l’arrivée et de la présence d’Allemands mennonites en sol américain durant l’époque coloniale. Dans son Histoire du peuple américain, parue en 1902, Wilson relatait la fondation de la Pennsylvanie en notant l’établissement de colons allemands, pour la plupart mennonites et dont il comparait les croyances et le mode de vie à ceux des quakers, fondateurs de la colonie. Un peu plus loin, Wilson évoquait l’arrivée d’autres colons allemands et mennonites, qu’il qualifia de « population sérieuse », en Géorgie et en Virginie, où de telles communautés vivent encore aujourd’hui. Chose intéressante, au cours des affrontements qui ont précédé la conquête britannique de la Nouvelle-France, écrivait-il, les quakers et les mennonites, qu’il désigna comme de « somnolents fermiers allemands de Pennsylvanie », faisaient l’objet d’une représentation insistante du gouverneur de la Pennsylvanie, Robert H. Morris, pour qu’ils apportent leur soutien à la guerre contre la France[7]. Au fil de l’histoire des guerres américaines, les efforts d’enrôler les anabaptistes se butèrent la plupart du temps à des obstacles allant d’un soutien passif au « front intérieur », bien que rarement, à une opposition franche à toute activité de contribution, chose beaucoup plus fréquente.

Pour les anabaptistes, la guerre représente une violation de la volonté divine. La plupart d’entre eux faisaient une lecture littérale des Écritures et des enseignements de Jésus sur la non-résistance. Pour eux, le commandement chrétien de tendre l’autre joue[8] ne laissait aucune place à l’autodéfense. Participer à la guerre devenait donc, c’est le cas de le dire, indéfendable. En revanche, ceux-ci valorisaient aussi l’obéissance aux autorités temporelles, fût-ce un roi ou un gouvernement responsable. Le paiement des taxes et le respect des lois, pour autant que cela ne transgresse pas les préceptes divins, constituaient aussi des fondements de la vie des amish et des mennonites. Durant la Guerre de Sécession, les amish et les mennonites de l’Indiana, de la Pennsylvanie et de l’Ohio avaient pour la plupart refusé de s’enrôler, mais certains avaient acquiescé au principe d’une taxe « de substitution ». Pour plusieurs, cependant, une telle substitution restait inacceptable et ceux-ci optèrent plutôt pour l’alternative caractéristique des anabaptistes : la migration[9].

La révolution technologique au tournant du XXe siècle accentua encore davantage l’écart culturel et l’isolation, caractéristiques de la plupart des anabaptistes, par rapport à la société américaine, chose d’autant plus marquée chez les amish que chez les mennonites. Ne serait-ce que pour ces raisons, les amish, et dans une moindre mesure les mennonites, demeurèrent presque totalement insensibles à l’hystérie va-t-en-guerre qui balaya le pays en 1917 et 1918. Mais tous les anabaptistes ne furent pas parfaitement neutres entre 1914 et l’entrée en guerre. De façon générale, la réaction des anabaptistes variait selon leur provenance et leur époque d’installation (mennonites suisses et amish à l’époque coloniale ; mennonites russes après la Guerre de Sécession). Ainsi, les anabaptistes des temps coloniaux, n’ayant plus aucun lien familial en Europe, semblaient plus enclins à percevoir le conflit avec détachement, à l’image de l’ensemble des Américains, et à présumer de la responsabilité de l’Allemagne. D’autres, surtout des mennonites russes (c’est-à-dire des mennonites germanophones installés dans des colonies mennonites en Russie sous Catherine II) arrivés dans la deuxième moitié du XIXe siècle, tendaient plus à blâmer le sentiment de revanche de la France à l’endroit d’une Allemagne qui n’avait cherché que la paix dans son Empire. Ceux-ci entretenaient par ailleurs davantage d’inquiétudes vis-à-vis du sort des mennonites répandus dans des pays désormais ennemis (en Allemagne, en Russie, etc.)[10].

L’entrée en guerre et le Selective Service Act de 1917

La nouvelle de l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Allemagne souleva toutes sortes d’appréhensions chez les anabaptistes ; au moins autant par crainte d’amalgame culturel avec l’ennemi que par crainte de persécutions patriotiques – phénomène qui leur était douloureusement familier. D’emblée, la plupart des officiers et commandants militaires se méfiaient des opposants à la guerre, peu importe leurs motivations[11]. Des leaders d’opinion comme Walter Lippmann, bien que critiques de la guerre en Europe durant la neutralité, saisissaient mal les arguments religieux des pacifistes une fois l’entrée en guerre officialisée. Lippmann employa sa plume pour déplorer l’hypocrisie et la passivité des pacifistes, qu’il qualifiait de « passivists »[12]. Pour lui, ainsi que pour plusieurs progressistes convertis à la raison de guerre, les exigences ultimes d’une paix complète, où les États-Unis assumeraient enfin leurs « responsabilités » internationales, passaient par une victoire. Il allait de soi que la grande machine de propagande mise au point par l’administration Wilson, le Committee on Public Information (CPI) chapeautée par le publicitaire George Creel, qualifiée de « crude propaganda mill » par l’historien David M. Kennedy[12], viserait principalement ces éléments « passifs » minant la conscription.

Dès l’ébauche du projet de loi d’enrôlement appelé Selective Service Draft, loi signée le 15 mai 1917, l’administration Wilson voulut au moins tenir compte de la réalité des Églises protestantes dont la profession de foi officielle interdisait le service militaire à ses membres. En réalité, cette volonté d’exempter les populations adhérant à un credo non violent puisait sa source dans une certaine jurisprudence informelle. La vague d’immigration russo-mennonite des années 1870 était parvenue à obtenir du président Ulysses S. Grant une « exemption de principe », faute de se voir consentir une exemption formelle sous forme de loi fédérale. Cette déclaration de bonne volonté, sans doute motivée par le désir de contenter de telles populations rurales réputées industrieuses et paisibles en vue du peuplement de l’Ouest, fut néanmoins suivie de lois d’exemption dans les États où vivaient les anabaptistes. Or, la conscription étant une affaire habituellement fédérale, et les milices des États étant devenues graduellement inopérantes, ces concessions favorables aux mennonites ne faisaient plus office que de symbole alors que s’amorçait la Grande Guerre[14]. Ainsi le premier jet de la loi incluait-il la possibilité d’une exemption sur la base de la « liberté de conscience » attestée par l’institution religieuse en question. Mais qu’en était-il des autres types d’objecteurs de conscience ? Avec à-propos, le gendre de Woodrow Wilson, Francis B. Sayre, époux de sa fille Jessie et employé du département d’État, lui transmit un message de la part de son frère, John Nevin Sayre, alors que le projet de loi faisait l’objet de discussions au Congrès. Ce dernier était un diacre de l’Église Épiscopale, et l’un des initiateurs du mouvement pacifiste international, le Fellowship of Reconciliation (FOR), fondé en 1915. Son message à Wilson comportait un argument de fond pour l’objection de conscience ainsi que quelques suggestions sur la mise en oeuvre du plan d’enrôlement. Surtout, John Nevin Sayre fut l’un des rares à exprimer directement et personnellement à Wilson un argument théologique contre la guerre, tout en lui offrant une alternative à la conscription. Après avoir rappelé que les enseignements de Jésus impliquaient le refus d’infliger la violence, voire de résister, Sayre fit la critique du critère d’exemption contenu dans le projet de loi en faisant valoir qu’il excluait injustement les Juifs, les socialistes et même les épiscopaliens comme lui qui, écrivit-il, n’avaient pas endossé une aussi « positive position » (such positive stand) que les quakers, par exemple. Il argua ensuite que pour vraiment protéger la liberté de conscience, le gouvernement devait non pas asseoir ce critère sur la confession de foi institutionnelle, mais sur le droit de l’individu à renoncer à la guerre. Après tout, avança-t-il, la liberté de conscience était une question éminemment personnelle. Au contraire, tel que défini par le gouvernement, le critère d’exemption forcerait des milliers d’Américains à devoir choisir entre obéir à sa conscience et obéir aux lois humaines. « How fundamentally un-American ! », s’exclama-t-il. Quant au problème de la lâcheté (voire du déficit de virilité), angle sous lequel beaucoup d’Américains, dont l’inimitable Theodore Roosevelt, interprétaient l’objection à la guerre, Sayre admit que sa suggestion ouvrait la porte de l’évasion du service militaire à bien des tire-au-flanc (« slackers »). Mais, de toute façon, quelle armée pourrait bien vouloir garnir ses rangs d’une telle force démoralisante ? Puisque ces poltrons le resteraient toujours, ne serait-il pas mieux de les laisser se soustraire à l’enrôlement plutôt que de forcer la conscience de beaucoup d’hommes méritants ? Faisant fi de l’argument final de Sayre sur l’option de permettre l’évasion militaire individuelle afin d’écarter les lâches de l’armée, Wilson se défendit bien d’avoir omis de tenir compte de la liberté de conscience en redisant simplement qu’une telle mesure tous azimuts laisserait libre cours à une désertion du devoir patriotique : « […] it would open the door to so much that was unconscientious on the part of persons who wished to escape service[15] ». Ainsi, les propos de Wilson reflètent une confusion générale entretenue par le gouvernement entre une opposition religieuse à la guerre, légitime si tant est qu’elle fût officiellement et institutionnellement déclarée, et une opposition idéologique ou humanitaire, rejetée comme étant antipatriotique.

Chose intéressante, pourtant, Sayre inscrivit délibérément sa démarche dans le mouvement global des critiques de la guerre, y joignant même le nom de John R. Mott, directeur du YMCA américain. Sayre n’était pas sans savoir que Mott faisait partie des cercles d’amis rapprochés du président, notamment par l’entremise du philanthrope richissime de Chicago, Charles R. Crane. Curieusement, tout en ayant pris part aux différentes initiatives de promotion de la paix, dont le Fellowship of Reconciliation, Mott avait aussi choisi d’oeuvrer, bien qu’indirectement, dans l’effort de guerre américain. Il fut entre autres intégré à une délégation officielle nommée par le président Wilson, avec notamment son ami Crane, visant à soutenir politiquement le Gouvernement provisoire de Russie et l’encourager à demeurer dans la guerre. Cette mission diplomatique, appelée la Commission Root, était chapeautée par l’ancien Secrétaire d’État républicain Elihu Root[16]. Mott représentait une des figures de proue du mouvement pacifiste religieux durant la neutralité, et également l’un des dirigeants de l’association d’Églises pour la paix fondée par Andrew Carnegie et appelée Church Peace Union. À l’entrée en guerre, toutefois, Mott endossa la vision wilsonienne d’une occasion à saisir de refonder les relations internationales sur la base de la justice et de la charité chrétiennes en remplacement au vieux système des « sphères d’intérêt »[17]. Il s’agissait là probablement du seul argument qui put convaincre ce prédicateur pacifiste de soutenir l’effort de guerre. Pourtant, en se convertissant à la raison de guerre wilsonienne, Mott s’éloignait d’une partie importante du soutien lié au FOR, les quakers. Surtout, cela mettait en relief la distinction entre les chrétiens qui entendaient utiliser la guerre pour accroître l’influence du christianisme dans les affaires du monde et ceux qui, comme les anabaptistes, avaient déjà accepté que les affaires du monde leur fussent étrangères, voire inhospitalières.

Les mennonites et autres anabaptistes, comme l’ensemble des Peace churches qui avaient inscrit leur pacifisme dans leur confession de foi, s’avéraient donc, en principe, les privilégiés parmi les opposants à la guerre. Surtout à cause de leur persistance historique à se soustraire au combat en affichant leur position institutionnelle de façon transparente plutôt qu’en s’évadant furtivement du processus de recrutement, ils pouvaient avoir l’assurance de ne pas être contraints à servir au front. Cependant, pour beaucoup d’objecteurs de conscience à motifs religieux, cette exemption ne suffisait pas puisque le Selective Service Act avait prévu pour eux une sorte de service militaire alternatif, appelé le « service non-combattant », une autre façon, donc, de contribuer au front intérieur.

Pour le gouvernement, le service non-combattant avait le double avantage de servir l’effort de guerre tout en préservant l’illusion d’une croisade populaire pour le triomphe de la liberté, ainsi que l’avait d’abord prôné Wilson, notamment dans son discours de guerre du 2 avril devant le Congrès, puis George Creel et la propagande du CPI[18]. Les anabaptistes se retrouvaient donc embourbés dans une rhétorique de combat pour la liberté ; liberté pour laquelle ils avaient pourtant premièrement choisi de migrer en Amérique. D’autant plus tragique encore, une telle croisade s’accompagnait inéluctablement d’une nouvelle éthique guerrière en contraste avec l’éthique de la charité (ou de l’amour) à la source de leur opposition, ainsi que d’un culte de la virilité renforcé[19]. Aussi la grande majorité des anabaptistes et autres pacifistes religieux virent-ils le service non-combattant d’un mauvais oeil. Les quakers, politiquement intégrés, furent probablement les plus insistants à réprouver cette alternative, en soulignant notamment au secrétaire de la Guerre Newton D. Baker qu’une telle mesure violait l’intention même de la loi d’exemption. Ceux-ci avaient notamment cherché à faire considérer comme du service non-combattant les activités humanitaires auxquelles ils participaient déjà avec la Croix-Rouge[20]. La chose leur fut aussitôt refusée, craignant qu’une telle faveur encourage d’autres demandes du même genre. Du point de vue de l’administration Wilson, il n’était pas souhaitable que les objecteurs s’attribuent eux-mêmes une charge de travail selon leurs propres critères et en marge de l’effort de guerre. Aussi Wilson dut-il exiger que Baker lui rédige une ébauche de décret présidentiel, dont la version officielle fut émise le 20 mars 1918, désignant les tâches reconnues comme « non-combattantes » et précisant le sort éventuel des recrues définies comme objecteurs de conscience.

Très vite, le gouvernement se retrouva avec le problème de la diversité des cas d’exemption militaire, un problème que Wilson qualifia un jour de « snag ». Baker devint vite excédé par la complexité des différentes dénominations protestantes réclamant chacune un traitement propre, lui qui un jour se plaignit à Wilson qu’il faudrait désormais une spécialisation en études religieuses pour qualifier un homme au ministère de la Guerre[21]. Baker réagissait à une demande acheminée à Wilson par un membre de l’Église de Dieu du 7e jour, observant le sabbat juif, et réclamant donc d’effectuer le dimanche ses tâches alternatives du samedi. Heureusement, jugea Baker, le nombre de ses demandes ne s’annonçait pas « unmanagably [sic] large », alors que seulement le vingtième du recrutement avait été complété, permettant ainsi une disposition « généreuse et considérée » des cas d’exception[22].

Cette perspective sur les traitements « généreux et considérés » aux objecteurs, qu’on ne saurait prendre pour une réelle sympathie, nous renseigne en fait sur la stratégie adoptée par le gouvernement pour s’assurer que les objecteurs ne gênent la mobilisation en encourageant, selon les mots de Baker, la « simulation » d’objection de conscience par d’autres. Ce dernier, après avoir informé Wilson des démarches des quakers pour déterminer leur propre mode (humanitaire) de service alternatif, émit ensuite l’idée de « gérer » les objecteurs en les envoyant eux aussi dans les camps d’entraînement, aux côtés des conscrits, mais en les chargeant de tâches non militaires. Là résidait toute la stratégie de gestion des opposants du gouvernement Wilson et aussi sa confusion. Même si l’on craignait que la « maladie » de l’objection ne s’attrapât au contact des « fainéants », on fit néanmoins le pari que le nombre des conscrits finirait par avaler ces quelques-uns qui, certainement, mesuraient mal l’importance et la valeur de ce moment dans l’Histoire. Ainsi, dès la formation du premier camp de recrutement, à Camp Meade, en Pennsylvanie, Baker s’y rendit ; non pas pour inspecter l’entraînement, précisa-t-il à Wilson, mais pour rencontrer les objecteurs de conscience. Sur 18 000 recrues, il n’y en avait que vingt-sept. Triomphant, Baker annonça à Wilson que l’un d’entre eux, après avoir regardé les recrues jouer au baseball, avait renoncé tout compte fait, après deux jours d’isolement, à ses principes « unconscientious » pour rejoindre le contingent. Sur les vingt-six autres, détailla Baker, au moins douze étaient anabaptistes [amish, mennonites, huttérites et frères en Christ], trois étaient quakers, et il y avait même un Russe juif socialiste. On peut se demander si la judéité de ce dernier ne fut pas sa seule planche de salut en tant qu’objecteur politique néanmoins soustrait au service militaire. Le jugement que porta Baker sur ces « dissidents illustre le regard posé par l’administration Wilson sur eux » : « For the most part, they seem well-disposed, simple-minded young people who have been imprisoned in a narrow environment and really have no comprehension of the world outside of their own rural and peculiar community. Only two of those with whom I talked seemed quite normal mentally ».

Les deux personnes « mentalement normales » auxquelles Baker fit allusion étaient probablement deux quakers du groupe, anglophones et culturellement intégrés, alors que les anabaptistes s’exprimaient vraisemblablement mieux en plautdietsch. Quant au socialiste, Baker le qualifia de paresseux, ignare et obstiné. Ironiquement, Baker parlait de la prison qu’eût constituée l’incompréhension de ces objecteurs alors que ceux-ci se voyaient justement placés en détention ségréguée dans l’espoir qu’ils soient réformés et délivrés de leur « rural and peculiar community », voire rééduqués. De fait, la rééducation s’avérait la finalité de ce traitement : « separated from the life of the camp but close enough gradually to come to understand […] withdraw their objection and make fairly good soldiers[23] ». Nul doute que l’on discernait chez eux les ingrédients d’un bon soldat : courage, obéissance et dur labeur.

Le problème du vigilantisme

Naturellement, une telle stratégie de rééducation « consensuelle » ne fonctionnerait vraiment que si l’on pouvait rendre la vie militaire attrayante et, surtout, garantir l’intégrité physique des objecteurs et de leurs communautés. Or, accomplir cela allait s’avérer difficile[24]. Le principal obstacle à un traitement « considéré » provenait tout d’abord des instances militaires elles-mêmes. Le général Leonard Wood, irrité de l’obstination des mennonites à ne pas s’acquitter même des tâches non militaires (c’est-à-dire sanitaires), ne se plia jamais aux directives « généreuses » de Baker relatives à ceux qu’il qualifia de « Mennonites, Hutterites, Holy Rollers and other noncombatant, nonresistant, spineless sects ». Également irrité de leurs longues barbes et de leurs vêtements puants, Wood ne manqua pas de relever que ces derniers étaient pour la plupart d’ascendance germanique[25]. Puis, involontairement, le président lui-même ajouta de l’eau au moulin de la suspicion à l’égard des Germano-Américains et autres sympathisants potentiels à l’Allemagne. Dans son discours du Flag Day, le 14 juin 1917, après avoir rappelé que l’Amérique s’était vue refuser par l’Allemagne le droit de demeurer neutre, Wilson sous-entendit l’influence lointaine du gouvernement allemand sur certaines franges de la population américaine : « [M] any of our own people were corrupted. Men began to look upon their own neighbours with suspicion and to wonder […] whether there was any community in which hostile intrigue did not lurk ». Non sans paradoxe, en déplorant les intrigues de l’Allemagne et le climat de suspicion créé par elle, Wilson justifiait implicitement que l’un soupçonne la traîtrise de son voisin. Plus loin, il poursuivit la même idée en ciblant spécifiquement les différents types d’objecteurs : « [The masters of Germany] are using men, in Germany and without, as their spokesmen […] using them for their own destruction, – socialists, the leaders of labour, the thinkers […] ». Aussi fallait-il se méfier de leur discrète mutinerie, de leur « déloyauté déguisée » : « They have learned discretion. They keep within the law. It is opinion they utter now, not sedition[26] ». Wilson admettait donc implicitement que la simple liberté d’opinion représentait une menace pour l’effort de guerre et que, puisque les objecteurs savaient exercer leur subversion légalement et que l’extension présente de la loi ne suffisait plus à les tenir en bride, le gouvernement aurait la légitimité d’utiliser des moyens extra-légaux pour les contrecarrer[27].

Ces appréhensions d’une traîtrise proallemande venue de l’intérieur précédaient l’entrée en guerre. En fait, dans l’esprit de Wilson comme de beaucoup d’autres Américains, le problème de la déloyauté, l’immigration et les idées radicales étaient les trois mèches d’une même tresse. Dès 1915, Wilson avait exprimé cette conception devant le Congrès lors de son 3e discours annuel, alors qu’il déplorait les obstacles à la neutralité : « There are citizens of the United States, I blush to admit, born under other flags but welcomed under our generous naturalization laws to the full freedom and opportunity of America, who have poured the poison of disloyalty into the very arteries of our national life[28] ».

Bien sûr, les bien paisibles mennonites, les « quiet in the land », ne pouvaient correspondre à une telle description, même si durant la guerre l’armée leur imputa des risques à la sécurité nationale. En 1917, un rapport du ministère de la Guerre les identifiait comme des populations antipatriotiques et capables d’être utilisées par des agents allemands, soulignant même au passage leurs habitudes « communisantes »[29].

Pour donner une idée de l’ampleur du phénomène des objecteurs, notons que sur les 2,8 millions de conscrits, un peu moins de 21 000 se déclarèrent objecteurs de conscience, ce qui représente un taux de 0,75 %. Cette aussi faible proportion pourrait expliquer l’optimisme de l’administration Wilson de voir cette poignée de rebelles absorbée et digérée dans le culte patriotique de l’armée. De fait, la majorité d’entre eux retournèrent leur veste pour rentrer dans le rang. Seulement 4 000 des 21 000 objecteurs de conscience le restèrent jusqu’au bout. De ceux-là, une bonne part était anabaptiste[30].

Entre-temps, le courant d’intolérance à la critique de la guerre, encouragé par Wilson, devint de plus en plus inconfortable pour les objecteurs, spécialement pour les Germano-Américains (objecteurs ou non), et plus encore pour les mennonites. Des groupes comme les luthériens, qui ne se déclaraient pas contre la guerre, mais qui étaient majoritairement allemands d’origine, firent l’objet de tourments de la part de la population. À plus forte raison, les mennonites, professant leur refus de la guerre, furent également punis pour leur bagage culturel germanique. Comble d’infortune, ceux-ci étaient établis dans des régions, principalement le Midwest, où l’hostilité anti-Allemagne et l’hystérie va-t-en-guerre abondaient. Selon l’historien Frederick Luebke, aucun groupe de culture allemande aux États-Unis ne fut plus « gravement maltraité » (« grievously abused ») que ces derniers. À part les investigations illicites et l’intimidation commises par les agents du ministère de la Guerre – alors que Baker avait embauché un assistant, Frederick Keppel, assigné à la protection des objecteurs —, une bonne part des mauvais traitements contre les mennonites provint des foules. Aucune de ces manifestations ne causa la mort, mais des douzaines de séances de « vigilantisme » menèrent à la destruction de bâtiments, de champs et de biens mennonites, notamment à partir de l’annonce des premiers morts au combat en novembre 1917. Le collège mennonite Tabor, au Kansas, fut complètement incendié par des proguerres. D’autres se contentèrent de peindre des drapeaux américains sur leurs maisons, d’y lancer des roches et des oeufs, ou de leur crier des insultes (slackers !). Si la plupart des mennonites pouvaient s’abstenir de toute manifestation de sympathie envers les Empires centraux, puisque de toute façon ils désavouaient la guerre quel que soit le camp, la répression linguistique dont ils furent victimes s’avéra pour eux plus insoutenable. En tant que vecteur de la culture de la communauté et gage de la séparation d’avec le monde environnant, les dialectes germaniques parlés par les anabaptistes ne pouvaient être délaissés aussi facilement. Pourtant, certaines communautés transitèrent vers l’anglais durant la guerre, accélérant ainsi un processus d’intégration à la société américaine de plus en plus ardu à freiner[31].

Face à ces entorses à l’ordre public, un gouvernement démocratique chargé de gérer l’effort de guerre devait avant tout veiller à l’unité patriotique et à l’ordre public. Paradoxalement, vu les propos provocateurs de Wilson lors du Flag Day, y veiller impliquait d’endiguer le vigilantisme et il va de soi que l’ensemble de la classe politique américaine désavouait ces fureurs de foule. Certains soulignaient que de tels débordements puissent forcer le débarquement des troupes d’État dans les rues, un spectacle inadmissible dans un pays démocratique en guerre pour prétendument étendre la liberté et la paix outremer, et que le patriotisme et la loyauté signifiaient justement de se retenir des violences extrémistes. Pourtant, tout en désapprouvant toute violence extra-légale, le gouvernement dut se montrer sévère à l’égard des pacifistes justement afin de calmer la vindicte populaire. D’autre part, certains officiers gouvernementaux utilisèrent la menace du vigilantisme pour obtenir des professions de foi en l’effort de guerre et des contributions monétaires (par exemple, des war bonds ou des dons à la Croix-Rouge) de la part des Églises entrant dans le champ d’application de la loi sur le service non-combattant. Un détective travaillant pour le ministère de la Justice, Sydney W. Dillingham, se livra à une curieuse initiative consistant à jouer les entremetteurs, ou les négociateurs, entre les meneurs de l’hostilité publique et leurs victimes germano-américaines. Craignant donc des représailles sur les mennonites, et se posant en leur défenseur, Dillingham procéda à l’arrestation d’un pasteur mennonite de Cass County au Missouri, Joseph Driver, sous prétexte qu’il aurait été la cible de violence extra-légale et qu’il relevait de l’État d’en protéger les citoyens. Une fois le pasteur sous verrous, Dillingham eut une conversation avec lui et obtint de lui une déclaration écrite confirmant la position non-violente de son Église, mais reconnaissant qu’elle se tenait prête à aider le gouvernement au chapitre du travail civil. Après une seconde entrevue avec Dillingham, Driver aurait même accepté de tempérer les éléments pacifistes de ses sermons. Selon le rapport qu’en fit Dillingham, ses rencontres avec Driver auraient suscité une réflexion sur la contribution des mennonites au front intérieur au sein de la conférence mennonite du Missouri. On aurait ainsi discerné comme alternative au soutien aux forces armées que constituait les war bonds l’option moins directe d’investir dans des Farm Loan Bonds, un mode de financement de la production agricole. Ce compromis de la part des mennonites conféra ensuite à Dillingham la légitimité d’avertir sévèrement les fauteurs de trouble, leur rappelant que le gouvernement ne tolérait aucune violation aux lois et que les contrevenants seraient poursuivis en justice. Néanmoins, la critique des mennonites amplifia au point où Dillingham organisa une rencontre de médiation entre des représentants de citoyens de Cass County et des dirigeants mennonites, dont Joseph Driver. Habile, il conseilla au groupe citoyen d’exiger une meilleure participation mennonite en ciblant des contributions mensuelles de 1500 $ à la Croix-Rouge, et pressa le groupe mennonite de s’y engager. Un contrat en fut même publié à la une du Cass County Leader, le 15 août 1918, avec le commentaire suivant : « Highly creditable to the Mennonites of the county ». L’initiative de Dillingham visant à étouffer la vendetta contre les mennonites s’avéra exceptionnellement efficace, mais en général les réprimandes gouvernementales eurent peu d’effet sur la fureur citoyenne contre les pacifistes[32]. On ne sait quels étaient les motifs profonds de Dillingham : oeuvra-t-il ainsi par sympathie pour les mennonites ou par dégoût de la violence de foule ? Quoi qu’il en soit, l’épisode suggère qu’il était possible, avec un peu de tact, de négocier une certaine participation à l’effort de guerre tout en respectant la conscience des citoyens. Or, l’administration Wilson ne sut le faire avec sa définition volontairement restrictive des objecteurs de conscience et sa gestion autoritaire et manipulatrice du service non combattant, souvent incohérente, car déléguée aux autorités locales[33]. Le résultat en fut regrettable pour la plupart des mennonites, Germano-Américains et critiques de la guerre.

La banalisation de l’objection religieuse

Dans ce climat de suspicion et de confusion qu’il avait lui-même alimenté, Wilson se trouva à devoir répondre à des lettres de citoyens s’enquérant de la bonne attitude à adopter vis-à-vis des critiques de la guerre. Anita Eugenie M. Blaine, enseignante dans une école secondaire de Chicago aux prises avec une proportion d’élèves d’origine allemande, souleva la question de la divergence d’opinions chez les enfants. Afin de préserver l’harmonie, alors qu’un incident récent avait affecté le milieu, Blaine alla même jusqu’à suggérer la suspension temporaire de ces élèves affichant une loyauté envers l’Allemagne ou de simples réserves quant à la guerre. Wilson lui écrivit dès le lendemain, se disant consterné par les mauvais traitements accordés à ceux qui, partout au pays, ne partageaient pas l’engouement pour la mission alliée, mais sans toutefois nuire activement à l’effort de guerre. Ces derniers, Wilson les caractérisa comme ceux « whose offense is merely one of opinion ». Puis il avertit Mme Blaine que son école, à moins qu’elle ne suspecte des activités illicites, devrait faire la démonstration de ce pour quoi l’Amérique combat : « vindicate in every way our claim that we stand for justice and fairness and highminded generosity […] we must respect opinion even when it is hostile ». Ce faisant, Wilson contredisait donc ces propos du Flag Day. Dans sa réponse quelques jours plus tard, Anita Blaine dut admettre à Wilson que son école, la Francis W. Parker School, avait déjà adopté une politique pour le moins contraignante. Concevant l’école comme faisant partie de la communauté, comme une unité du gouvernement et une extension de l’effort de guerre, la direction jugeait ses élèves suffisamment indépendants d’esprit, et donc responsables de leurs opinions, et se fit un devoir de les instruire dans la raison de guerre en leur posant d’emblée le choix – manichéen — de se rallier à l’un ou l’autre camp. Selon la direction, représentée ici par Mme Blaine, il était souhaitable de leur faire ressentir leur déloyauté s’ils appuyaient l’ennemi : « […] it is well for them to feel that they do not belong to that school community for the time of the war ». La stratégie, d’une sournoiserie déconcertante, fut alors de laisser l’élève porter l’odieux de sa déviance en se retirant lui-même temporairement de l’école. Blaine excluait les objecteurs de conscience, couverts par la loi sur le service alternatif, et visait principalement ceux qui entretenaient un attachement patriotique et un désir de triomphe pour l’Allemagne plutôt que les pacifistes et opposants religieux à la guerre. Croyant que cette démarche qu’elle considérait comme modérée lui eût valu l’approbation de Wilson, Blaine essuya une seconde admonestation présidentielle au sujet de la primauté de la loi, de la justice et du traitement équitable sans égard aux divergences d’opinions. Wilson accentua aussi l’importance de préserver l’unité sociale, spécialement en temps de guerre, et enjoignit la direction de l’école à accomplir sa mission d’enseignement en respectant les consciences des élèves[34].

Cependant, ce discours libéral doit être mis en comparaison avec une autre affaire, cette fois au sujet de l’emprisonnement d’un opposant à la guerre germano-américain et leader syndical socialiste, Adolph Germer. Né en Prusse, luthérien, Germer fut emprisonné sous le coup de la loi sur l’espionnage de 1917. Aussitôt sa condamnation rendue publique, un collègue socialiste et écrivain à succès, le journaliste Upton Sinclair, se porta à sa défense ainsi qu’à celle d’autres « prisonniers politiques » – ainsi les qualifia-t-il – dont un certain pasteur ayant vraisemblablement publié des pamphlets antiguerre de même qu’Eugene Debs, l’ancien adversaire socialiste de Wilson à la présidentielle de 1912. Tout en reconnaissant la justesse du traitement de l’administration Wilson réservé aux objecteurs de conscience, par le biais du service non combattant, Sinclair déplora non seulement les conditions de détention, mais aussi l’injustice de se voir ainsi assimilé aux criminels avérés. Sinclair savait bien que Wilson n’allait pas renverser le jugement rendu sur la base d’une loi qu’il avait lui-même promue au Congrès, aussi lui suggéra-t-il de créer des unités fermières pour, d’une part, épargner la geôle à ces gens, et d’autre part, optimiser la contribution au front intérieur. En somme, sous un simple serment d’honneur, ces opposants jouiraient d’une semi-liberté aux conditions plus humaines tout en consolidant l’effort de guerre. Malgré la réception de deux lettres de plusieurs pages chacune de la part de Sinclair, Wilson ne lui répondit jamais, mais transmit l’idée des unités fermières à Baker ainsi qu’à son procureur général, Thomas W. Gregory. Ensemble, même s’ils reconnurent leur loyauté envers les États-Unis et la sincérité de leurs convictions, ils émirent l’opinion selon laquelle la critique de ces gens, majoritairement socialistes et de type « idéologique », s’avérait moins légitime que la critique religieuse de la guerre[35]. Ainsi, il leur semblait moins renégat d’affirmer que la guerre en elle-même représentait une perversion des vertus chrétiennes que de renier qu’il s’agissait là d’un combat démocratique contre la tyrannie. Pour dire les choses autrement, la seconde critique de la guerre apparaissait plus dommageable, plus incendiaire, pour la rhétorique de justification de la belligérance, donc pour l’effort de guerre, que la première, par ailleurs souvent réduite à une manifestation de lâcheté congénitale ou à un aveuglement sectaire.

Au final, cette « prise à la légère » de l’objection religieuse a de quoi surprendre de la part d’un chef d’État dont toute la conception de la politique, de la société, des rapports entre les peuples et de la justice se fondait sur les enseignements bibliques, tout comme les mennonites, mais, contrairement à eux, en présumant qu’on pût fonder les affaires du monde sur la foi chrétienne. En effet, même les pacifistes religieux avaient cru pouvoir trouver en lui une oreille sympathique à leur critique de la guerre. Un jour, un groupe d’étudiants d’un collège biblique, et objecteurs de conscience, était parvenu à obtenir une audience avec Wilson, puis avec Baker, pour leur remettre une pétition contre la guerre. Durant l’entretien avec Baker, le groupe fit la lecture d’un chapitre du livre de l’Apocalypse, mais devant Wilson les étudiants se contentèrent de citer la référence biblique sans lire l’extrait. Après coup, Baker dit à Wilson que ceux-ci avaient sans doute présumé que le président connaissait ces passages par coeur[36].

Un peu à l’image de ces étudiants, une certaine frange de la littérature voulut percevoir le président Wilson comme un « messie » égaré, imbu de références bibliques : le fils d’un pasteur qui admirait les prêches de son père, le « croisé » qui concevait la politique comme une lutte entre le bien et le mal, etc[37]. Or, sur des fondements résolument chrétiens, et une vision du monde qui reposait sur l’idée de la supériorité des peuples chrétiens, le wilsonisme dérivait aussi du courant intellectuel du social gospel, un courant qui avait pris ses distances du rigorisme protestant traditionnel pour embrasser une approche beaucoup plus « appliquée », pragmatique, voire scientifique, du christianisme. Formé dans le monde universitaire en ébullition de la fin du XIXe siècle, politologue spécialiste du système constitutionnel américain, Wilson incarna, une fois président, l’activisme et l’expertise typiques du mouvement progressiste dont il était à la fois un héritier et un acteur. Le programme intérieur durant le premier mandat de Wilson (la New Freedom), axé sur des réformes sociales et économiques inspirées des idées du juge progressiste Louis D. Brandeis, devint l’un des plus novateurs jamais vus depuis Lincoln et préfigura, par exemple en instaurant l’impôt sur le revenu, en centralisant le système bancaire et en régulant l’industrie monopolistique, l’État-providence mis en place par Franklin D. Roosevelt sous le New Deal. En politique étrangère, en dépit de quelques interventions malavisées (Haïti, Mexique, République dominicaine, Sibérie), Wilson se posa en allié des « petites nations » en offrant notamment son soutien à des démocraties émergentes comme la Tchécoslovaquie. En général, Wilson s’efforça de s’extirper des pièges de la vieille diplomatie des puissances pour plutôt favoriser des rapports « directs » avec ces pays émergents, une vision qui fut au coeur des Quatorze Points. Une indéniable conception humanitaire des relations internationales motivait Woodrow Wilson, lui qui entretenait autour de lui un cercle de conseillers et aidants informels, souvent issu des cercles missionnaires, pour le guider dans sa conduite de la diplomatie[38].

Ainsi, quant à savoir pourquoi Wilson eut tendance à banaliser l’objection religieuse, ou « sectaire », peut-être une partie de l’explication réside-t-elle dans cette autre rencontre de Wilson avec un cas d’objection de conscience. Quelques semaines avant l’armistice de novembre 1918, Wilson fut informé qu’un objecteur de conscience religieux avait été recruté dans l’armée par erreur. Ayant réclamé son relâchement dans une lettre rédigée par son frère et directement acheminée à Wilson, l’objecteur en question, porteur du patronyme allemand Hochbaum, se plaignit amèrement du traitement reçu. Wilson commanda aussitôt à Baker de s’assurer qu’aucune rigueur ni injustice ne lui soit infligée et que, si tel avait été le cas, on y remédie. Encore une fois, le désir d’ordre et d’équité ne surprend guère de la part d’un chef d’État responsable conscient des normes constitutionnelles, mais son introduction au mémo adressé à Baker comportait néanmoins des propos d’une navrante inimitié à l’égard du pacifiste : « I have little enough sympathy with the conscientious objector…[39] ». Au fond, la légitimité implicitement reconnue aux sectes non résistantes comme les mennonites signifiait tragiquement qu’on leur ôtait aussi toute pertinence. Au lieu d’entendre leurs arguments, Wilson préféra diluer leur nombre par le biais d’un service alternatif conçu pour les rééduquer, présumant par là qu’on pût changer de conviction religieuse sans heurt spirituel ni torture intérieure. La manifeste indifférence antipathique de Wilson à leur endroit et sa gestion à deux vitesses de l’objection de conscience, réalisée au détriment des pacifistes séculiers, reflète non seulement le précédent historique en faveur des anabaptistes ainsi que la crainte et la méconnaissance des idéologies et du pacifisme séculiers, mais exprime ironiquement la superficialité de la réflexion théologique d’un président qu’on a pourtant longtemps associé – avec certaines raisons, mais fort exagérément – à un idéalisme chrétien puéril, sentimental et désincarné.