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Dans les débats entourant les enjeux de la mémoire, le déboulonnage des statues et des monuments, le changement de nom des rues, ou encore l’éviction de personnages historiques des manuels scolaires, je remarque une polarisation excessive. Il me semble que la chose est pourtant moins complexe qu’il n’y paraît, puisqu’elle peut se résumer en une opposition entre deux tendances. La thèse que je voudrais défendre ici est donc relativement simple. Deux postures circulent aujourd’hui tentant de circonscrire le champ mémoriel. Par champ mémoriel, j’entends, comme il est maintenant convenu, les usages publics de l’histoire dans la construction des représentations sociales, à la différence de l’histoire proprement dite qui serait la reconstruction du passé par l’usage des méthodes des sciences humaines[2]. Je reviendrai dans le texte sur la distinction entre histoire et mémoire, car elle est en effet au centre du débat que je veux éclairer.

Deux postures s’affrontent donc aujourd’hui dans le champ mémoriel, il s’agit des postures « passéistes » et « présentistes ». Chacune de ces thèses m’apparaît légitime, quoique l’une chasse l’autre. La réponse sociétale devrait se retrouver entre les deux, dans une tradition qui est une mémoire vivante, résultat d’une conversation dans l’espace public.

Dans ce court texte, j’expliquerai la nature des deux propositions, j’analyserai l’impasse que leur affrontement produit et j’essaierai, dans une dernière partie, d’esquisser la synthèse proposée (celle de la tradition vivante) en soulignant au passage quelques exemples tirés de l’actualité récente.

La posture passéiste

La première posture portant sur la mémoire qui circule dans la société en est une « passéiste ». Je n’emploie pas cette expression de façon péjorative. On le verra, je la considère comme légitime. Elle repose sur de solides arguments sociologiques. C’est d’ailleurs son rejet unilatéral qui provoque aujourd’hui un trouble dans l’exercice de la mémoire.

La posture passéiste veut que les sociétés comme les individus se construisent sur une mémoire, sur un récit. La mémoire est l’élan du passé qui donne forme au présent et permet la projection dans l’avenir. C’est ce que le titre du petit ouvrage de Fernand Dumont soulignait, L’avenir de la mémoire[3]. Pas de mémoire, pas de récits, pas de sociétés, pas de projections dans l’avenir. Car, pour donner corps, pour donner sens, à ce qui ne serait qu’un rassemblement hétéroclite d’individus, il faut l’inscrire dans une continuité. La société, comme notre personnalité, prend forme quand elle est capable de se concevoir à travers la trame du temps – le passé, le présent, l’avenir. Pour les tenants de la posture passéiste, le sujet historique (la collectivité qui prend conscience réflexive de son existence, qui veut faire l’histoire) n’existe que parce qu’il est mémoire.

Une telle posture est fort répandue, du moins elle le fut intellectuellement. Elle fut celle d’une grande partie de la tradition sociologique (on pense aux travaux d’Émile Durkheim et de Maurice Halbwachs), de la pensée romantique (Johann Gottfried Herder) et des communautariens contemporains (Charles Taylor, Michael Sandel). Dans une telle démarche compréhensive, les sciences humaines (la sociologie comme l’histoire) ne sauraient se départir de toute subjectivité (en l’occurrence ici, de la mémoire). Ce qu’il s’agit de faire, c’est de comprendre le travail mutuel de l’une sur l’autre.

Plus concrètement, les « lieux de mémoire[4] », la toponymie (le nom des villes, des rues, des espaces publics, des rivières et des montagnes, etc.) sont des repères mémoriels qui nous rappellent constamment que nous faisons société, c’est-à-dire que nous construisons, reconstruisons, à travers nos actions et nos représentations, les cadres sociaux qui structurent et donnent sens à la société[5]. Cette société, elle est d’ici, c’est-à-dire qu’elle est la mémoire d’une collectivité singulière (locale, nationale), mais elle est aussi civilisationnelle. Nos monuments font référence à la Grèce antique comme au passé chrétien de notre civilisation. Les lieux de mémoire sont des lieux de lisibilité, d’intelligibilité de la société. Ils permettent de reconnaître une certaine substance à notre existence collective, comme ils facilitent la discussion commune (par ces lieux de mémoire, nous acquerrons par exemple une commune connaissance de la Conquête, comme de la Confédération canadienne, terreau d’un vocabulaire commun essentiel à une vie politique riche).

La posture passéiste de la mémoire voudrait qu’il ne faille toucher qu’avec discrétion aux traces mémorielles. Ce sont les repères de notre existence comme groupe, comme sujet de l’histoire. Elles sont les garantes d’une certaine cohérence, d’un vocabulaire commun, de la continuité de la société dans laquelle nous vivons. Pour les tenants d’une telle proposition, cela serait encore plus vrai dans les sociétés contemporaines. Nos sociétés hyperindividualistes souffrent d’un déficit de solidarité[6]. Le travail sur la mémoire, la sauvegarde du patrimoine apparaît dans de telles sociétés quelque chose de plus nécessaire, de plus urgent.

La posture présentiste

Passons maintenant à notre deuxième posture. Encore ici, je n’emploie pas l’expression « présentiste » de manière péjorative, mais plutôt comme un idéal type. La posture présentiste naît d’ailleurs d’un constat d’une transformation profonde de nos sociétés. Elle est, pourrait-on dire, hégémonique actuellement dans la compréhension de nos sociétés[7].

Nos sociétés bougent, elles ne se rapporteraient plus à une structure unifiée, régulée verticalement, comme l’était la société de la première modernité à travers l’État-nation. L’organisation horizontale (en réseau) de l’économie mondialisée, l’accentuation par une immigration récente de la diversité ethnoculturelle, l’individualisation et la pluralisation des modèles de vie, le rejet des formes d’autorité institutionnelle et un certain délitement du lien social qu’un tel rejet provoque, remettraient en question la possibilité d’un Grand récit historique, unificateur des multiples récits, tel que le fut le récit national au cours des deux derniers siècles. L’heure serait à la pluralité des mémoires. Un Grand récit ne saurait dorénavant contenir cette pluralité[8].

Mais il y a plus. La nouvelle mémoire ne serait pas que plurielle, elle serait aussi critique. Les études critiques de la société (ce que les Américains appellent les French theories, Derrida, Deleuze, Foucault) nous ont appris que les récits de sociétés étaient des lieux de pouvoirs[9]. Les Grands récits, comme les récits nationaux, sont alors perçus comme des idéologies de domination. Celle notamment de l’homme blanc occidental. Dans une telle critique, l’idée même de « société » est perçue comme oppressante. L’idée qu’il y aurait une culture sociétale, une culture commune, serait toujours quelque part le point de vue du dominant.

Les conséquences pratiques sur la mémoire d’une telle proposition, que j’esquisse à grands traits ici, sont multiples. La mémoire critique se doit d’être « critique » de la mémoire dominante. Une telle posture est liée au fait que la pensée postmoderne, plus particulièrement postcoloniale dans le cas de la mémoire[10], refuse toute position de surplomb ou toute primauté à la raison des modernes, elle est résolument déconstructiviste[11]. Si elle refuse de penser le cadre qui structurerait la mémoire, elle ne refuse toutefois pas de s’inscrire dans une philosophie du sujet qui viserait l’émancipation. Du point de vue de l’émancipation, la mémoire critique est celle de la victime, qui ne revendique pas tant sa mémoire, elle lui aurait été volée par l’oppresseur, qu’elle déconstruit la mémoire dominante, celle du bourreau. Pour un Jacques Rancière, par exemple, la démocratie apparaît quand le sans-part, celui qui ne compte pas, celui qui est exclu du récit national, exige d’être dorénavant compté dans celui-ci[12].

Ainsi s’explique, dira-t-on, la revendication de déboulonnage des statues et des monuments historiques.

Le paradoxe mémoriel

Ces deux postures, prises dans leur réalité idéal-typique, posent problème tout en étant contradictoires.

La première (la posture passéiste) s’interdit de bien saisir le changement vers la pluralité dans nos sociétés tout en (im)pensant l’articulation du pouvoir dans les récits mémoriaux. Bien qu’elle ne soit pas que cela, la mémoire est effectivement un vecteur de pouvoir. De nouvelles réalités surgissent. On ne peut figer l’histoire. Les sociétés changent, les récits mémoriaux doivent changer. Le boulevard René Lévesque s’appelait autrefois la rue Dorchester, la rue Amherst pourrait changer de nom ! Les revendications des femmes, des Autochtones, des nouveaux migrants demandant à faire partie du récit national sont légitimes et méritent considération. On ne saurait contester que le récit national doive s’ouvrir à une pluralité de nouveaux acteurs. Cela ne saurait se faire toutefois en abolissant le récit national, ou tout récit sociétal. Dans le monde moderne, c’est la nation qui a été le lieu par excellence de la société, d’où l’importance du récit national dans ce débat.

La seconde (la posture présentiste) impense la société elle-même, elle fait comme si la société (toutes les sociétés) était (seulement) domination. Elle s’interdit par le fait même de penser la dimension culturelle, solidaire du vivre-ensemble. Une telle conception repose sur une vision sociologiquement et historiquement trop mince de la société. La société ne saurait être qu’un rapport de pouvoir ; elle est aussi un lieu de socialisation. Par ailleurs, la mémoire, dans sa fonction d’alimenter la société, a besoin de permanence et de substance, elle ne saurait titiller à toutes les humeurs mondaines. Les groupes minoritaires peuvent revendiquer une présence dans le récit mémoriel, mais ils, mêmes victimisés, ne peuvent revendiquer l’effacement du récit sociétal majoritaire ou de tout contre-récit.

Je ne pense pas pour autant que nous soyons dans une impasse. La description que je viens d’en faire est volontairement idéal-typique, pour ne pas dire caricaturale. Les termes « passéistes » et « présentistes » sont la plupart du temps utilisés comme des insultes par les opposants à ces positions. Par exemple dans Effacement de l’avenir, Pierre André Taguieff parle du « présentisme » pour définir les penseurs contemporains, coupables d’effacer l’avenir, incapables de s’inscrire dans la durée. Jocelyn Létourneau, par ailleurs, définira comme idéologues passéistes les penseurs du Grand récit national, incapables de s’inscrire entre le passé et l’avenir[13]. J’ai dit que je voulais les utiliser sans cette connotation péjorative, plutôt comme une description légitime de la réalité.

S’il y a débat sur l’histoire, c’est qu’il y a pluralité de mémoires. Dans la question récente du déboulonnage des statues des généraux sudistes à Charlottesville, aux États-Unis, deux appropriations de l’histoire s’affrontaient. Celle de la mémoire des fils et des filles des anciens esclaves qui voient dans la figure du Général Lee la mémoire de l’oppresseur, et celle des populations « sudistes » qui voient dans la même figure la mémoire d’une identité sudiste dans le sud des États-Unis. Même chose dira-t-on pour John Macdonald au Canada. Les Autochtones y voient la mémoire du premier ministre qui a présidé à la création de la Loi sur les Indiens et la mise sur pied des pensionnats autochtones, la majorité « canadian » voit dans le personnage l’idéateur et le constructeur du Canada[14].

Il y a ici, non pas opposition sur l’objet mémoriel proprement dit, mais deux perceptions vivantes de la mémoire. Faire place à l’une ne saurait effacer l’autre. La mémoire des victimes ne saurait détruire la mémoire sociétale. Ainsi, dira-ton, pour s’éloigner un peu de la conjoncture contemporaine, l’on commémore Périclès non pas parce qu’il était guerrier ou possédait des esclaves, mais bien parce qu’il a formulé des principes d’une démocratie que nous chérissons toujours. Même chose pour Lionel Groulx au Québec. On ne commémore pas ce dernier parce qu’il a tenu des propos racistes et antisémites, mais bien parce qu’il fut l’un des plus grands historiens du récit national québécois (c’est là le fil conducteur de son oeuvre). La mémoire doit faire société tout en s’accommodant d’un pluralisme interprétatif.

La tradition vivante

Il s’agit en fait de comprendre la mémoire comme tradition vivante. J’emprunte cette expression, il est vrai, à une tradition conservatrice. Celle notamment d’Edmund Burke pour qui la tradition était une sorte de sédimentation qui emmagasinait l’expérience historique complexe (et même les préjugés) d’une société particulière (la tradition anglaise, la tradition française). La tradition n’était pas pour lui, comme on tend trop souvent à le dire, quelque chose de fixe. Toute société s’édifie sur une tradition vivante[15]. C’est une telle idée évolutive de la tradition qu’on retrouve au Québec chez Lionel Groulx lorsqu’il disait : « À parler net, qui dit tradition, dit continuité, avance constante, enrichissement perpétuel ; et, par cela même, l’on ne saurait concevoir de tradition, que la tradition vivante[16]. » Ou encore chez Fernand Dumont dans Raisons communes : « la tradition qui me semble se faire jour est fort différente de celle d’autrefois ; elle est l’objet d’une constante reviviscence ; elle n’est pas reçue comme donnée[17] ».

Dans les sociétés dites traditionnelles, la tradition évoluait sans qu’on le sache. Comme le disait Marx, « les hommes font leur histoire, mais ils ne savent pas qu’ils la font ». Au contraire dans les sociétés hypermodernes « nous savons que nous faisons l’histoire, jusqu’à oublier qu’elle a une tradition ». Dans de telles sociétés, la mémoire ne peut être que réflexive, discursive. Elle est travail de clarification que la société opère sur elle-même. Elle nécessite des choix. Elle est en débat, donc nécessairement plurielle. C’est pourquoi, comme le rappelle Régine Robin[18] en référence au musée de l’holocauste de Washington, que l’on tente aujourd’hui de reproduire différents moments d’une mémoire au travail. L’holocauste n’est pas qu’un évènement, mais un travail de la mémoire sur un évènement.

J’ai tenté, dans Évangéline : contes d’Amérique, de suivre la trace du travail de la mémoire, de la concurrence de la mémoire dans trois contextes socio-politiques différents (l’Amérique états-unienne, l’Acadie et le pays Cadjin). La mémoire d’un même évènement ici, la déportation des Acadiens de 1775, était interprétée différemment, comme mémoire de fragilité historique dans le cas des Acadiens et des Cadjins, et comme mémoire de société neuve pour l’Amérique états-unienne. Dans chacun de ces cas, le récit s’est modifié au fil des transformations sociohistoriques, présentant tantôt une mémoire de résignation, tantôt une mémoire de résistance. Dans le récit américain, où le poème participait de la mémoire d’une Amérique fusionnelle, la mémoire de cet évènement s’est estompée face au développement au cours du XXe siècle de la représentation d’une Amérique plurielle[19]. Les mémoires se transforment, évoluent au gré du récit que la société se fait d’elle-même, tout en participant à l’édification de celui-ci.

Ce pluralisme interprétatif toutefois ne saurait oublier la société (ce que tend à faire actuellement la posture présentisme). Car, sans société qui met en sens ce pluralisme, la pluralité des mémoires est cacophonie, elle est une concurrence qui ne produit pas de sens. Il faut un cadre à la mémoire. Et ce cadre (la société) reste encore largement la référence nationale. C’est elle qui permet à la mémoire de se déployer. L’histoire peut se passer de société (cela lui enlève néanmoins de la pertinence), la mémoire ne saurait en faire autant. Rappelons-le, la fonction mémorielle donne des repères au vivre ensemble. Une absence de mémoire comme un trop-plein de mémoires[20], brouillent les repères de la société et empêchent la société de se penser comme histoire, et donc de se gouverner elle-même.