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Il est indéniable que le genre biographique a repris son envol depuis les dernières décennies. Peut-on en revanche qualifier ce retour de nuisible à la discipline historique ? Cet ouvrage collectif – réunissant 14 contributions provenant de 16 historiens et historiennes – dirigé par Michel Biard, professeur d’histoire moderne à l’Université de Rouen et président de la Société des études robespierristes, ainsi qu’Hervé Leuwers, professeur d’histoire moderne à l’Université Lille-3 et directeur des Annales historiques de la Révolution française, rend compte de la complexité de Danton comme acteur de la Révolution française et d’une certaine ambiguïté à distinguer l’homme du mythe. À défaut d’offrir une nouvelle biographie, l’objectif est plutôt de proposer des « éclairages ponctuels » sur la vie de George Jacques Danton. Tout comme Robespierre et Marat, Danton soulève encore aujourd’hui le débat et la controverse. Biard et Leuwers posent d’ailleurs la question en introduction : « Qui était-il vraiment ? Le courage incarné, l’homme de toutes les audaces, ou un pleutre se réfugiant à Arcis-sur-Aube au moindre danger ?[1]» Entre les multiples facettes de sa personnalité, qui vont de l’avocat aux Conseils du roi au chef des Cordeliers, en passant par le révolutionnaire intransigeant, le « responsable » des massacres de septembre 1792 et le « corrompu », l’étude de Danton soulève de nombreuses interrogations sur la place des grands hommes politiques dans l’historiographie de la Révolution française. Cette note de lecture souhaite donc revenir sur les ambivalences du personnage, tout en proposant une réflexion explorant la relation entre l’histoire et la mémoire autour de la figure de Danton. En terminant, il s’agira de s’interroger sur la place qu’occupe l’étude des grands hommes dans la discipline historique.

N’existe-t-il qu’un seul Danton ?

Que ce soit sur Robespierre, Marat ou Danton, les historiens, et ce, depuis le XIXe siècle, ont de la difficulté à proposer une vision complète de ces individus. L’immense défi réside, dans un premier temps, à se détacher de toute forme d’interprétation téléologique et idéologique. Si la tâche de rendre compte d’un ouvrage collectif pose certaines complications, celle d’écrire sur un des grands personnages de la Révolution française reste encore plus ardue. Commençant par aborder le cheminement de Danton pour devenir avocat aux Conseils du roi, Philippe Tessier revient sur son ascension brillante. Loin d’être mis à l’écart, Danton a usé de tout son talent pour parvenir à se hisser au sommet de sa profession. Fils d’un procureur[2], il s’agissait pour lui d’un avancement social considérable. Son exercice d’avocat lui a certainement servi de prélude avant d’intégrer la sphère publique sous la Révolution. Or, tel que Tessier le souligne, avant 1789, Danton a connu également quelques échecs, ainsi qu’une vive concurrence qu’il aurait reçue de la part d’anciens collègues, ce qui explique sa personnalité un peu hésitante[3]. C’est probablement pour cela qu’il signe soit Danton ou d’Anton[4]. En revanche, son activité d’avocat aux Conseils illustre un homme en pleine possession de ses moyens au service d’une clientèle – provinciale – bien aisée. Il demeure conscient des changements politiques et, à partir de 1789, il y voit plusieurs opportunités de se faire valoir sur la scène publique.

Les chapitres d’Haïm Burstin, de Raymonde Monnier et de Côme Simien se concentrent d’ailleurs sur le rôle politique qu’il a eu durant les premières années de la Révolution (1789-1792). Plutôt que d’expliquer l’entrée de Danton en politique en 1789 par ses futurs succès, Burstin cherche plutôt à se placer dans la peau du personnage et montrer comment son immersion dans la Révolution relève d’une nouvelle réalité mal maîtrisée[5]. S’il est à la recherche d’un rôle actif, comme beaucoup de révolutionnaires, Danton semble être partagé entre ses intérêts personnels – il ne manque pas de scrupules à certains égards pour arriver à ses fins – et ses convictions pour les idées de la Révolution[6]. Si le résultat de ses actions demeure discutable, son tempérament et sa personnalité flamboyante d’orateur – tribun pour les uns, démagogue pour les autres – démontrent néanmoins une véritable capacité d’agir et d’entrer en dialogue avec les idées et les passions du peuple révolutionnaire[7]. En ce sens, Burstin ne manque pas de citer les travaux de Georges Lefebvre. L’historien stipule toutefois que l’action politique de Danton a été plus souvent le fruit d’une improvisation, plutôt que d’une stratégie calculée, se basant sur ses talents et succès d’orateur[8]. Raymonde Monnier aborde, quant à elle, le lien qu’il a entretenu avec le Club des Cordeliers[9]. Si l’historienne rappelle la difficulté de la chose, notamment en raison du manque de sources disponibles à la suite de la disparition des registres des Cordeliers, et de la rareté des discours de Danton avant son entrée à la Convention, cela ne l’empêche pas de démontrer l’évolution de ses rapports avec les Cordeliers, son ascension comme chef, ainsi que les tensions qui s’installent avec les Jacobins. Côme Simien revient pour sa part sur les massacres de septembre 1792, afin d’illustrer comment les historiens et les penseurs du XIXe siècle ont rapidement identifié Danton comme le responsable de cette tuerie : « Depuis que l’on a commencé à écrire l’histoire de la Révolution, l’historien ne rend pas compte du rôle joué par Danton dans les massacres ; il le juge »[10]. Simien conclut inversement que ce sont les accusations portées par les girondins et les thermidoriens sur la responsabilité de Danton dans les massacres de septembre 1792 qui exacerbèrent le rôle du ministre de la Justice dans la perpétration de cette « violence révolutionnaire ». Les mémorialistes des XIXe et XXe siècles reprendront les principaux arguments contre lui afin de justifier leurs propres luttes politiques.

L’ouvrage se poursuit par des articles de Laurent Brassart[11], de Bernard Gainot[12], d’Annie Jourdan[13], d’Anne de Mathan[14] et de Richard Flamein[15], explorant plusieurs facettes de la vie de Danton, allant de son rôle de commissaire de la Convention en Belgique, en passant par l’épisode de la Terreur, pour continuer avec une étude explorant l’influence de l’argent dans le processus révolutionnaire, venant apporter des modifications et des nuances à la dialectique voulant que Danton se soit servi de la Révolution pour s’enrichir. Le chapitre de Philippe Bourdin[16] propose quant à lui une réflexion qui, d’une part, relate l’implication qu’a eue Danton avec le Théâtre français et les liens qu’il a entretenus avec certains dramaturges et comédiens, dont Marie-Joseph Chénier et François-Joseph Talma. D’autre part, l’historien retrace les nombreuses adaptations théâtrales où le personnage fut mis de l’avant, et ce, au gré des sensibilités politiques contemporaines. La contribution d’Alric Mabire[17] sur l’affrontement entre Aulard et Mathiez nous éclaire sur le contexte de production, les stratégies d’écriture et les intentions des deux historiens. Revenant sur leurs parcours académiques et individuels, Mabire montre comment la rivalité entre les deux hommes fut en partie causée par des tensions politiques et personnelles ; les recherches de Mathiez ont conduit à vouloir réhabiliter Robespierre, accusant Danton d’être un opportuniste hypocrite. Cette divergence amena le jeune chercheur à contredire les thèses de son maître. Mathiez fonda la Société des études robespierristes, ainsi que la revue Les Annales révolutionnaires – qui deviendra par la suite les Annales historiques de la Révolution française – faisant concurrence à la revue La Révolution française d’Aulard. Enfin, les chapitres de Michel Biard[18], d’Hervé Leuwers[19], d’Annie Duprat et de Pascal Dupuy[20] renvoient à étudier la figure de Danton à travers les liens entre l’histoire et les mythes mémoriels l’entourant – ce ne sont pas les seuls, loin de là, car l’ouvrage place cette question au coeur de sa réflexion, mais ce sera sur les contributions de Biard et Leuwers que nous reviendrons essentiellement.

Entre mémoire et histoire

L’histoire biographique des grands hommes politiques a longtemps été négligée, ou plutôt délaissée, par la suite de la prédominance du discours de l’École des Annales qui a su affirmer son influence sur l’historiographie. En revanche, la mémoire continue de se nourrir de ces grands personnages et de leurs réussites à travers l’histoire. L’expression « roman national » – souvent utilisée avec une connotation péjorative – tire son origine de cette volonté de mettre de l’avant, voire presque d’idolâtrer, ces hommes « hors du commun ». Si la mémoire est essentiellement subjective, notamment par la traversée d’une expérience vécue, l’histoire s’en distancie dans l’élaboration de son écriture du passé, répondant simultanément aux normes du métier, ainsi qu’à des critères de « scientificité »[21]. Contrairement à l’histoire, la mémoire n’a pas besoin d’apporter de preuves. Son propre récit, raconté par un témoin, sera toujours légitimé – à la condition que son auteur soit crédible –, car il constitue la « propre vérité » de celui qui le raconte[22]. Si la mémoire relève d’un caractère affectif, ne retenant « du passé que les éléments servant à nourrir son état[23] », inversement, l’histoire vise plutôt un exercice raisonné ayant pour but d’éclairer le passé avec une perspective critique. L’histoire nationale, quant à elle, mise principalement sur une valorisation émotive de la nation ; il s’agit de créer une histoire identitaire où la nation est au centre. Cette forme d’histoire nationale ne doit pas forcément être récusée. Toutefois, nous devons lui adjoindre une « contre-histoire », une histoire critique, non pas pour son enrichissement, mais au contraire, afin de « disqualifier » et dénoncer « le négatif du récit positif[24] ».

La réussite de cet ouvrage est justement d’avoir été critique du personnage de Danton et de certains mythes mémoriels l’entourant. Les chapitres d’Hervé Leuwers et de Michel Biard l’exposent bien. Le premier revient sur l’opposition entre Danton et Robespierre, montrant comment l’événement de la Terreur permit la fabrication d’un couple antinomique : l’incorruptible et le corrompu. Pourtant, ce n’est qu’après la mort des deux hommes que les deux personnages « se figent en deux figures irréconciliables par leur manière d’être, leur discours, leurs décisions[25] ». Leuwers revient donc sur la relation entre les deux hommes afin de montrer comment la situation était, au contraire, beaucoup plus complexe et nuancée. Tel qu’il le mentionne, avant le printemps 1794, aucun d’eux n’affronte l’autre comme un ennemi[26]. S’ils ont des désaccords et des personnalités totalement contraires, leur cheminement en politique illustre quelques ressemblances. Les deux hommes se portent même à certaines occasions à la défense de l’autre : lors de la séance du 25 septembre 1792, le député Lasource émet une première attaque contre le mouvement de la « Montagne » ; Danton prend alors la parole, affirmant son engagement pour la Révolution et réfutant la calomnie[27]. Tandis que Robespierre suit peu de temps après et exprime sa « vertu politique » ; malgré leurs divergences, Danton et Robespierre « sont frères en Révolution[28] ».

Pour sa part, Michel Biard se propose de revenir sur l’arrestation, le procès et les dernières représentations de Danton devant la guillotine. Commençant par proposer une archéologie historique de la célèbre phrase : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine » – qui est d’ailleurs le titre de son article –, où l’historien souligne les multiples occurrences de la citation. Sa première apparition remonte aux Souvenirs d’un sexagénaire d’Arnaud, publiés en 1833, où l’auteur précise avoir lui-même entendu les dernières paroles du condamné avant sa mort : « N’oublie pas surtout, disait-il au bourreau avec l’accent d’un Gracque, n’oublie pas de montrer ma tête ; elle est bonne à voir »[29]. Ce n’est que sous la plume de Michelet que la phrase se transforme comme nous la connaissons aujourd’hui. Cependant, Biard précise qu’il est pourtant évident que la source d’Arnaud est aisément critiquable, et qu’il n’est guère compliqué de prouver le manque de fiabilité de son témoignage[30]. Si l’exécution de Danton relève d’un usage « strictement banal de guillotiner en dernier le condamné principal d’un procès[31] », l’historien ne se gêne pas pour affirmer que cette phrase, tantôt déformée, puis réinterprétée, renvoie à un objectif d’esthétisation, celui d’héroïser Danton, d’en faire un martyr et ce, face à un Robespierre peint comme un tyran n’hésitant pas à expédier ses propres amis à la guillotine[32]. Présenter les deux hommes dans l’espace public comme deux ennemis découle d’un but précis, celui d’un débat qui vise à prioriser davantage la forme sur le fond.

Les contributions de Leuwers et Biard déconstruisent donc certains mythes entourant les deux hommes emblématiques de la Révolution. Le 9 thermidor reste néanmoins encore chez beaucoup de mémorialistes français le symbole d’une vengeance, celle de Danton et de ses partisans : « c’est le sang de Danton qui t’étouffe [Robespierre] », tel que le rappelle cette citation assez célèbre, attribuée à un certain Duval, Garnier de l’Aube ou Legendre[33]. L’ouvrage se termine avec un article d’Annie Duprat et Pascal Dupuy sur les « images et les mémoires » de Danton, où les deux historiens concluent que ce sont les représentations, réalisées de son vivant et sous le Directoire, qui « ont donné naissance à un récit légendaire mettant en avant un visage cabossé, des traits d’orateur puissant et un comportement de jouisseur impénitent[34] ». Ce schéma « réducteur » sera réactualisé aux siècles suivants, notamment par les nombreuses plateformes de communications médiatiques et télévisuelles. Le film franco-polonais d’Andrzej Wajda de 1983, où Gérard Depardieu incarne l’orateur du peuple, en est un parfait exemple, où les mythes autour de Danton et de Robespierre ne peuvent être plus présents.

Réfléchir à la relation entre histoire et mémoire implique pour l’historien une double introspection. Il doit d’abord méditer sur le rôle qu’il entretient avec le passé. Malgré la légitimité qu’on lui confère comme écrivain du passé, il ne peut pas prétendre pouvoir parler au nom de ceux qu’il étudie. Sa « mise en récit » et l’utilisation de ses sources relèvent de ses propres intentions, ainsi que des préoccupations de son époque. Par l’utilisation des témoignages du passé, il rend compte – volontairement ou non – de la mémoire des témoins du passé. Une deuxième réflexion l’oblige ensuite à penser son rôle au sein de son propre présent. Pour reprendre les mots de Carlo Ginzburg, l’historien n’est pas un juge, car il ne prononce pas des sentences[35]. Il n’apporte d’ailleurs aucune vérité universelle, car ses recherches sont toujours partielles et demeurent matière à changement.

Quelle place l’historien doit-il accorder aux grands hommes politiques ?

À l’aune des abondantes biographies, monographies et thèses portant sur les grands hommes politiques, il est légitime de s’interroger sur leur place dans la discipline historique. À cet effet, l’ouvrage le rappelle très clairement : il ne s’agit pas de considérer les grands hommes comme la pierre angulaire de la Révolution française. De nombreuses recherches ont depuis longtemps démontré l’importance de toutes les sphères de la société dans le processus révolutionnaire – des aristocrates et des bourgeois, certes, mais aussi des couches populaires, des femmes, des esclaves dans les colonies, et même depuis tout récemment avec les recherches de Pierre Serna[36], des animaux. Si nous avons cessé d’aborder ces hommes pour des raisons politiques – soit pour répondre à d’autres discours institutionnels ou encore pour tenir la discipline historique à « l’abri des débats idéologiques » – en revanche, les écarter volontairement relève aussi d’une motivation politique.

Pour Jean-Clément Martin, les grands hommes de la Révolution, et particulièrement Robespierre, ainsi que la Révolution française en elle-même, servent à exhiber les fantasmes de la gauche et de la droite. Pour l’historien, la seule façon de revenir à une forme de « réconciliation nationale », c’est d’accepter de faire son deuil des fantasmes d’une Révolution « héroïque » ou « désastreuse ». À ce titre, Jean-Clément Martin ne se gêne pas pour qualifier Robespierre d’homme ordinaire, voire « médiocre », car ses aspirations et son parcours ne le distinguent pas des autres en 1789. Pour reprendre ses propres mots : « En dotant Robespierre et le jacobinisme d’une telle importance et d’une telle autonomie, les Thermidoriens incitent à confondre l’histoire de la Révolution avec l’action d’un homme, exaltent sa puissance, gomment ses défaillances et font oublier la médiocrité de son rôle effectif[37] ». Si la démarche de Jean-Clément Martin est pertinente pour déconstruire la figure quasi « messianique » que l’extrême gauche a associée à Robespierre, et celle d’un « monstre assoiffé de sang » forgé par les Thermidoriens, puis que la droite et l’extrême droite se sont appropriée, il ne faudrait toutefois pas non plus négliger le rôle politique qu’un tel homme a eu dans le processus révolutionnaire. Ce qu’il confirme lui-même en soulignant que Robespierre a été un homme important de la Révolution, mais loin d’être le seul, d’où l’intérêt de l’historien de vouloir le comparer avec ses pairs[38].

Plutôt que d’aborder la question avec une approche centrée sur « les grands hommes », pourquoi ne parlerait-on pas d’individus et d’acteurs ? Haïm Burstin a d’ailleurs proposé un concept fort intéressant, celui de « protagonisme révolutionnaire ». Pour Burstin, dès qu’un événement traumatique atteint un corps social, il y a une capacité des individus à interagir et à participer à l’action politique. Il utilise l’exemple de la fuite du roi à Varennes, en montrant comment une série d’acteurs a profité de ce moment pour se hisser sur la scène publique ; ainsi Jean-Baptiste Drouet, qui après avoir reconnu Louis XVI, a connu la célébrité et une carrière politique – élu suppléant à la Législative, puis député à la Convention. Le « protagonisme révolutionnaire » permet ainsi de concilier les grands noms de la vie politique et ceux de la rue : « à ce niveau, la politique atteint la vie ordinaire et pousse des gens du commun à se lancer dans un domaine inconnu[39] ». De cette manière, des personnages comme Danton, Robespierre et Marat demeurent pertinents, tout comme ceux que l’histoire n’a pas qualifiés de « grands », en commençant par les oubliés. L’histoire biographique des grands hommes se résume trop souvent à une histoire des grands hommes de l’Occident, et malgré les nombreuses avancées des études féministes[40], l’histoire des femmes, par exemple, reste encore aujourd’hui en marge.

Nous voudrions ici faire un parallèle entre la France et le Québec. Si la France propose à l’occasion des interrogations dans « l’espace public » sur des enjeux mémoriels et sur le contraste entre histoire « scientifique » et histoire nationale, le Québec, lui, semble être encore réticent à aborder ce type de réflexions historiques en dehors du monde universitaire. Entre une glorification émotive de la part de quelques politiciens et un certain désintérêt populaire et universitaire, l’étude des « grands personnages politiques » du Québec et du Canada – tels que Louis-Joseph Papineau, René Lévesque ou Pierre-Elliott Trudeau, mais aussi des femmes comme Thérèse Casgrain, Marie-Claire Kirkland-Casgrain, Lise Bacon ou Léa Roback – est souvent considérée à première vue comme caduque et superfétatoire. Pourtant, certains historiens et historiennes s’évertuent à promouvoir les intérêts de l’approche biographique. À cet effet, la Société historique de Montréal a organisé le samedi 3 mars 2018 à Pointe-à-Callière, Musée d’archéologie et d’histoire de Montréal, une table ronde consacrée à la place des femmes et au métier de biographe. Animée par Robert Comeau, cette table ronde réunissait les chercheuses Nicolle Forget[41], Micheline Lachance[42] Marjolaine Saint-Pierre[43], Marie Lavigne et Michelle Stanton[44], travaillant toutes sur l’histoire de personnages féminins du Québec. L’approche biographique ne se limite pourtant pas à l’étude des grands personnages. Plusieurs chercheurs ont proposé dans les dernières années des travaux sur des individus oubliés, négligés ou inconnus, mais qui pourtant ont une signification historique importante. C’est le défi qu’ont entrepris les historiens québécois Alexandre Dumas avec l’Abbé Pierre Gravel[45], à la fois syndicaliste et ultranationaliste, Mathieu Pontbriand, qui a voulu démystifier la pensée politique de Lomer Gouin[46], ainsi qu’Yvan Lamonde et Georges Aubin, qui ont publié une biographie de Gustave Papineau[47], fils méconnu de Louis-Joseph Papineau. Dans un éditorial récent, Martin Pâquet revenait sur un discours de Stephen Harper faisant l’éloge de John A. Macdonald. Il reprochait vivement – et avec raison – à l’ancien premier ministre de glorifier une conception hégélienne de l’histoire légitimant un rapport de domination[48]. Il en profitait également pour émettre une vive contestation de cette histoire des « grands hommes politiques ». Pour Pâquet, la croyance aux grands hommes « constitue le soubassement du césarisme, de ce populisme autoritaire qui cherche à réduire l’expression démocratique des citoyens[49] ». Plus encore, cette « croyance s’avère mésadaptée devant les enjeux politiques contemporains[50] », car elle néglige un des fondements de la politique, soit un rapport de forces, incarné par des individus, mais relevant aussi de facteurs externes (ressources matérielles, conjoncture politique, dissolution du charisme du chef)[51].

Si les réflexions de Pâquet demeurent essentielles pour déconstruire ce discours hégémonique de la droite conservatrice, il reste que plusieurs nuances doivent être apportées. Pour un historien de la Révolution française, l’histoire biographique des grands personnages ne doit pas se résumer à la promotion de la réussite de quelques privilégiés. Comme l’ouvrage dirigé par Biard et Leuwers le rappelle, il est possible, à travers l’étude de Danton, de comprendre les rouages de la vie parlementaire, des émeutes populaires ou encore de la politique démocratique des districts de Paris. S’il est erroné de croire que l’étude des grands hommes doit constituer un fondement de l’histoire politique, il serait tendancieux de la concevoir comme étant uniquement le prisme d’une idéologie de conquête répondant à une dialectique libérale visant le démantèlement d’une histoire sociale des couches populaires – pour ne pas dire d’une histoire marxiste. Les individus, qu’ils soient grands ou non, constituent pour l’historien du politique des acteurs non négligeables, car ils permettent d’appréhender et de comprendre le sens des idées et les usages des pratiques politiques.

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Danton. Le mythe et l’Histoire étudie avec justesse la place de Danton dans l’historiographie de la Révolution française, ainsi que les liens entre l’histoire et les mythes mémoriels entourant sa figure. Dans cette perspective, l’objectif des auteurs est atteint et ce volume collectif constitue une belle réussite. Toutefois, celui qui cherche à saisir la pensée de l’homme, ses motivations politiques et son parcours en Révolution restera sans doute sur sa faim après l’avoir refermé. En effet, seul le premier chapitre est consacré à la vie de Danton avant 1789.

L’originalité de cet ouvrage réside néanmoins dans l’optique de ne pas s’être arrêté au personnage pour y révéler « une figure héroïque ». Au contraire, les historiens et historiennes ayant contribué à l’ouvrage ont porté une attention particulière à la construction des mythes mémoriels autour de Danton. L’histoire biographique ne se limite plus à l’exposition des réussites des grandes figures politiques. Comme Michel Vovelle le soulignait à la veille du bicentenaire de la Révolution française, le renouvellement en histoire politique pour l’approche biographique, en dehors de l’intérêt qu’elle porte aux « héros anonymes ou semi-anonymes », consiste désormais « à suivre les processus d’héroïsation, ou de fabrication posthume des grandes figures révolutionnaires, au sein même de l’aventure collective[52] ». Ne serait-il pas pertinent de procéder à ce même type d’approche avec les personnages historiques de l’histoire nationale québécoise, afin de démystifier les fantasmes politiques autour de ces figures et de proposer un dialogue, autant pour le milieu universitaire que pour l’espace public ?