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Ce dossier sur François-Xavier Garneau est né à l’initiative de la Société historique de Montréal, à l’occasion du 150e anniversaire de sa mort. Considéré d’abord comme « historien national », même s’il fut aussi poète, fondateur de journaux et animateur de la vie intellectuelle de Québec, François-Xavier Garneau est un personnage omniprésent dans l’espace public québécois (toponymie, monuments, etc.), il est même depuis peu personnage historique en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel du Québec. Pourtant son grand oeuvre, l’Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours[1], demeure méconnu et nous sommes nombreux, tant historiens que littéraires, à soupçonner qu’il a été relativement peu lu, du moins au-delà des récits emblématiques qui seront reproduits dans des ouvrages de toute nature au long du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Cela tient entre autres au fait que cette oeuvre n’est guère disponible. Actuellement, nous ne disposons, en édition courante, que de celle préparée par Gilles Marcotte, qui donne à lire les livres I et II de même que le « Discours préliminaire » de la première édition[2], dans un format commode qui favorise l’enseignement. Il y a bien la version numérisée par BAnQ accessible électroniquement, mais cela n’est guère commode et l’absence totale d’appareil critique prive le lecteur de toute information subsidiaire utile. L’édition précédente, publiée par les Éditions de l’Arbre[3] à partir de l’édition parisienne de la Librairie Félix Alcan[4], est quant à elle proprement illisible, brouillant les voix énonciatives, mêlant les propos de Garneau, ceux d’historiens qui lui sont postérieurs et ceux de son fils Hector dans une sorte de catalogne discursive dans laquelle des informations nouvelles sont ajoutées à celles patiemment recueillies par Garneau lui-même, sans trace de discontinuité. Ce difficile accès à l’oeuvre forme un intéressant contraste avec l’intérêt qu’on lui porte dans les cercles intellectuels, et avec le statut quasi mythique qu’occupent le texte et l’historien dans l’imaginaire social québécois.

Garneau a 36 ans lorsqu’il publie son Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours. Dès lors, il est sacré « historien national » et la suite de sa vie sera, hors de l’emploi plutôt lourd de Greffier de la ville de Québec, consacrée à la diffusion et au peaufinage de son oeuvre. Aucun intellectuel n’a, au Québec, été l’objet d’autant d’événements et de gestes commémoratifs que Garneau. Le nombre des travaux qui lui ont été consacrés est considérable. Globalement, la réception de l’oeuvre s’ordonne en cinq grandes périodes[5]. La première réception est double. À l’étranger, on met l’accent sur l’inscription de l’oeuvre dans l’historiographie générale et la réception est favorable ; au Québec, la réception est principalement centrée sur les questions religieuses, l’Histoire faisant l’objet d’une vive polémique (voire d’une cabale) à propos de la relative absence des racines catholiques de la fondation du Canada, et surtout de la présence des postulats laïcs de Garneau, qui se désole de l’interdiction faite aux huguenots de s’installer au Canada[6]. La seconde réception s’amorce avec la publication de l’Abrégé[7] destiné à l’enseignement. Cette entrée officielle dans la mémoire commune s’accompagne de l’effacement de la structure épistémologique choisie par Garneau. En effet, dans la facture questions/ réponses de l’ouvrage préparé sous les soins de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, l’équilibre entre les récits, qui peignent les événements, et les tableaux qui leur composent un horizon interprétatif, se trouve détruit au profit d’une autorité narrative qui dit le vrai de l’histoire[8]. Durant cette période, qui se prolonge jusqu’à la parution de l’édition Félix Alcan (1914-1920) à Paris, l’accent est résolument mis sur les récits rapportés par Garneau, qui seront par ailleurs repris comme autant de motifs littéraires sans égard au plan d’ensemble de l’Histoire ou à ses postulats ; Casgrain, puis Chauveau tirant l’Histoire tout entière du côté de la vision providentialiste de Bossuet[9]. Cette seconde réception s’organise à partir de la biographie de l’auteur et de ses motivations, cristallisées dans la scène lors de laquelle Garneau, provoqué par les quolibets des commis d’Archibald Campbell, aurait décidé d’écrire son Histoire, comme un défi à ceux qui croyaient que son peuple n’avait pas d’histoire, au premier chef Lord Durham[10].

Une troisième réception, dans la foulée de l’édition Alcan, déplace un peu les enjeux, tout en se souciant de juger l’Histoire à l’aune de critères liés à l’exactitude historique – et la jugeant de ce fait toujours lacunaire, bien sûr – et de critères littéraires qui excluent désormais l’historiographie de la littérature et en rabaissent ainsi le travail d’écriture.

L’ouvrage publié par la Société historique de Montréal en 1945[11] marque l’entrée dans une nouvelle phase de la réception et de l’interprétation de l’oeuvre, témoignant à la fois de la vigueur du travail alors effectué autour de Garneau, de son « actualité », selon le titre d’un article de Guy Frégault[12] publié la même année, et d’une orientation nouvelle donnée à l’étude de l’oeuvre, qui n’est plus le fait des seuls historiens et littéraires, mais intéresse des spécialistes d’autres disciplines. L’ouvrage est riche, même si certains commentaires nous paraissent surprenants, par exemple ceux très négatifs sur la poésie de Garneau écrits par Maurice Hébert qui, privilégiant la poésie romantique intimiste de l’écrivain, néglige totalement, peut-être faute d’y avoir eu accès, des poèmes qui nous fascinent aujourd’hui, comme les étrennes du gazetier du journal le Canadien de 1838, qui font du petit gazetier celui qui « dans sa course […] éclabousse les trônes[13] ». Plusieurs textes témoignent d’un intérêt pour les sources de l’oeuvre, saisies de manière neuve dans une perspective large, tel celui d’Olivier Maurault sur la vie intellectuelle au temps de Garneau[14] ou celui de Gérard Morisset sur l’art au Canada au temps de Garneau[15]. D’autres examinent à nouveaux frais la réception critique comme celui de Georges Robitaille[16]. Malgré des conclusions qui sont toujours marquées par une vision providentialiste de l’histoire (dont témoigne exemplairement le texte de Lionel Groulx[17]) et par la dévalorisation du parcours autodidacte de Garneau[18], on voit poindre des préoccupations qui débordent la seule commémoration et appellent à la nécessité d’un travail documentaire ressenti désormais comme insuffisant.

Une cinquième période de réception, résolument savante, débute dans l’effervescence des premiers grands travaux sur la littérature québécoise. Disons d’abord l’importance du travail patient de rassemblement des archives, mené au Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa, sous la responsabilité conjointe de Pierre Savard et Paul Wyczynski, à partir des années 1960. Notre connaissance a ainsi beaucoup progressé, nous disposons de larges pans de la correspondance de Garneau, de documents originaux quant à ses activités, et d’un outil de recherche intitulé le « Répertoire numérique du Fonds François-Xavier-Garneau, du Fonds Alfred-Garneau, de la Collection Alfred-Garneau et du Fonds Hector-Garneau », paru en 1995[19]. Avouons cependant que parallèlement à ce chantier mixte, littéraire et historique, les études proprement historiographiques ont plutôt repoussé Garneau dans leurs marges[20], même si Serge Gagnon s’était soucié, dans un ouvrage de 1978, de le replacer au sein de la communauté des historiens, ouvrant ainsi la voie au développement de perspectives épistémologiques essentielles : comment Garneau conçoit-il le travail de l’historien ? Sur quels postulats établit-il son discours[21] ? Pour le reste Garneau avait cédé le pas à d’autres objets, suivant le principe énoncé par Jean Hamelin selon lequel c’est « une caractéristique de notre tradition québécoise intellectuelle que de fonctionner moins par rupture que par ignorance des devanciers[22] ». Pourtant, les questions posées par l’oeuvre demeuraient et Fernand Dumont, dans Genèse de la société québécoise, paru en 1993, fait de l’Histoire de Garneau l’un des textes clé de la création d’une référence proprement québécoise[23].

L’année 1995, celle du 150e anniversaire de la publication de l’Histoire, marque une reviviscence de l’oeuvre de Garneau comme objet d’études et l’entrée dans une nouvelle période de réception. Le dossier de la revue Études françaises, « François-Xavier Garneau et son histoire », préparé par Gilles Marcotte et le colloque François-Xavier Garneau, une figure nationale[24], témoignent d’un retour au texte même de Garneau, par-delà les frontières disciplinaires, puisque dans les deux cas, se trouvent mis en présence littéraires et historiens rassemblés autour des questions liées à l’écriture et à la mise en récit de l’Histoire. D’ailleurs, le titre de l’ouvrage de Gérard Bergeron, qui paraît la même année, s’intitule Lire François-Xavier Garneau, 1809-1866, « historien national »[25], et place le texte au centre de toute réflexion. Un colloque tenu en 1997 à l’Institut Lionel-Groulx, dans lequel la figure de Garneau joua un rôle central, confirme cette nouvelle voie de la recherche, de même que la pluridisciplinarité désormais acquise : Histoire et littérature au Québec. La double naissance[26]. Nettement, l’objectif sera désormais d’arracher l’oeuvre « à la considération figée de la célébration – ou de l’indifférence – pour le lire d’un regard neuf, interrogateur, curieux », comme l’écrit Gilles Marcotte dans sa préface de 1996 à l’édition courante parue chez BQ[27].

C’est à cette injonction qu’ont répondu ces dernières années de jeunes chercheurs. Le mémoire de Joël Lagrandeur sur la traduction de l’Histoire de Garneau par Bell[28] expose les contresens introduits par cette traduction dans le monde anglophone ; la thèse de Maxime Raymond-Dufour, L’Universel et le national. Une étude des consciences historiques au Canada français de la première moitié du XIXe siècle, soutenue en mars 2017[29], examine le statut de la nation dans la construction historiographique de Garneau, ainsi restituée aux enjeux épistémiques de son temps.

Nous sommes toujours dans ce mouvement, auquel veut modestement contribuer le présent dossier. Les auteurs des textes le composant cherchent en effet à poursuivre l’historicisation de l’Histoire et à éclairer les sources et les pratiques qui ont marqué les choix épistémologiques de Garneau. La biographie et l’oeuvre de Garneau se trouvent ainsi revisitées dans une perspective qui les place en dialogue. L’histoire d’une vie, celle de Garneau, que trace Patrice Groulx dans son article narratif, vise à écarter le prétendu « mystère » de la naissance de l’historien Garneau en ordonnant les faits autour de l’émergence des préoccupations historiographiques de Garneau, sans gommer les difficultés concrètes liées à une pratique encore neuve dans l’espace québécois de l’époque (« Genèse de l’Histoire du Canada (1845-1852) »). Micheline Cambron expose le statut médiatique de l’historien, s’attachant à l’homme de presse engagé, dans sa poésie et dans ses actions éditoriales, à défendre et illustrer l’importance de la lecture pour tous et les vertus de l’accès au savoir, jugées déterminantes dans le devenir des peuples (« François-Xavier Garneau et la presse. Écrire, fabriquer et penser le journal »). Enfin, Maxime Raymond-Dufour s’intéresse à ce que l’Histoire nous dit « sur l’évolution du monde intellectuel et sur l’univers culturel au Québec » en évaluant la pensée de Garneau eu égard aux grands modèles historiques tels que François Hartog les a dégagés ; il situe ainsi Garneau parmi les historiens de son temps (« Entre Progrès et émulation : l’Histoire du Canada de François-Xavier Garneau (1845-1852) »).

Ces textes mettent en relief non seulement les sources de l’invention de l’Histoire, mais aussi le profond engagement de l’écrivain dans les débats et les pratiques de son temps, tout autant que dans ses amitiés. Mais, dans un même mouvement, l’ouvrage de Garneau se trouve replacé dans son époque par la mise en relief de pratiques intertextuelles qui révèlent l’horizon historiographique de Garneau. Prises globalement, ces contributions donnent aussi à voir l’intrication chez Garneau des enjeux politiques les plus prochains et des perspectives épistémologiques les plus lointaines.

Je crois, comme les collaborateurs de ce dossier, que nous avons ainsi tenté de lire l’oeuvre avec « un regard neuf, interrogateur, curieux », selon le voeu de Gilles Marcotte, en respectant l’engagement qui était celui de Garneau dans l’indécidabilité des apories de son temps. L’oeuvre est toujours là en attente de lecture. Nous espérons que ce numéro du Bulletin d’histoire politique sera fécond et ouvrira à de nouveaux travaux.