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Héritier d’un contexte colonial ayant été défavorable à l’établissement d’une religion d’État et propice à une approche de tolérance pragmatique envers la diversité des cultes, le cadre normatif canadien était déjà porteur, au moment de la Confédération, des principes constitutifs communs à un régime de laïcité[1]. Alors qu’il avait été établi, dès 1791, qu’aucun ecclésiastique, protestant ou catholique, ne pouvait être élu comme député[2], l’Acte d’Union de 1840 stipulait que le gouvernement colonial ne pouvait adopter « aucuns Bill ou Bills contenant aucunes dispositions qui pourront en aucune manière affecter ou avoir rapport à la jouissance ou exercice d’aucune espèce de culte religieux, ou qui imposeraient aucunes pénalités ou disqualification, par rapport à tel culte[3] ». De plus, la loi de 1854 abrogeant les dernières dispositions légales en lien avec les réserves du clergé anglican administrées par le gouvernement stipulait « qu’il est désirable de faire disparaître toute apparence d’union entre l’Église et l’État[4] ». Les principes de séparation des pouvoirs politiques et religieux et de neutralité de l’État étaient dès lors formellement en vigueur. Parallèlement, la liberté de religion et l’égalité des cultes, progressivement étendues à différentes confessions à compter de 1763, ont été énoncées en tant que principes généraux au Canada-Uni en 1851 :

Attendu que l’admission de l’égalité aux yeux de la loi de toutes les dénominations religieuses est un principe reconnu de la législation coloniale et attendu que dans l’état et la condition de cette province à laquelle il est particulièrement applicable il est à désirer que ce principe reçoive la sanction directe de l’assemblée législative qui reconnaît et déclare qu’il est le principe fondamental de notre politique civile à ces causes qu’il soit déclaré et statué par la Très Excellente Majesté de la Reine […] que le libre exercice et la jouissance de la profession et du culte religieux sans distinction ni préférence, mais de manière à ne pas servir d’excuse à des actes d’une licence outrée ni de justification de pratiques incompatibles avec la paix et la sûreté de la province sont permis par la constitution et les lois de cette province à tous les sujets de Sa Majesté en icelle[5].

Par l’absence de tout référent explicite à la religion, à l’exception d’une disposition touchant les écoles des minorités anglophones et francophones, la nouvelle loi constitutionnelle de 1867 s’appuyait implicitement sur les principes de neutralité et de séparation des pouvoirs politiques et religieux, tandis que l’article 129 relatif aux lois antérieures maintenait en vigueur les dispositions déjà évoquées concernant la liberté de religion et l’égalité des cultes[6]. Tout ceci ne signifie pas que l’État ait renoncé pour autant à exercer une autorité morale empreinte de valeurs chrétiennes[7], ou que les Églises protestantes et catholique, dans le sillon de leurs aspirations hégémoniques, aient été sans influence sur le pouvoir politique, avant et après la Confédération[8]. Mais simplement que la gestion du pluralisme religieux en vue de préserver l’ordre et la paix sociale, dans sa dimension la plus pragmatique, semblait en mesure d’offrir les meilleurs résultats lorsqu’articulée autour de ces principes constitutifs.

Tout en reconduisant ces principes après 1867, l’État canadien a aussi choisi de poursuivre, à l’égard des Autochtones[9], une politique tutélaire et assimilatrice, ancrée dans la conviction qu’il s’avérait souhaitable de détacher ces derniers de leur culture traditionnelle, y compris en matière de croyances et de pratiques religieuses, pour les amener à devenir des citoyens autonomes, capitalistes et chrétiens, conformément à l’idéologie britannique de l’époque. Déjà manifeste dans les années 1830, cette intention consciente de civiliser les Autochtones allait rapidement s’accompagner, à compter de 1857, d’une volonté d’éradiquer les modes de gouvernance indigènes afin d’affaiblir toute capacité de résistance politique et culturelle[10]. Néanmoins, l’on concevait, à la même époque, que sur le chemin de l’émancipation, une phase préalable d’isolement et de protection des Autochtones s’avérait nécessaire, le temps d’amorcer leur acculturation, ce à quoi allaient servir les réserves[11]. Parallèlement, les autorités politiques s’en remirent aux missionnaires pour promouvoir le christianisme auprès des Autochtones, tout en leur offrant des formes de soutien[12]. Sur ce plan, l’incapacité de l’Église anglicane d’assumer seule l’entreprise d’évangélisation, tout comme l’implantation déjà ancienne du catholicisme dans certaines régions avaient rendu nécessaire la collaboration avec diverses congrégations religieuses. Enfin, à ce cadre d’action déjà bien implanté au moment de la Confédération allait s’ajouter, quelques décennies plus tard, des dispositions dans la Loi sur les Indiens visant à interdire ou à nuire à la pratique de certains rituels traditionnels à connotation religieuse[13]. Aussi, la politique de l’État canadien à l’égard du fait religieux en milieu autochtone est-elle souvent résumée comme ayant été celle d’un gouvernement qui, d’étroite connivence avec les ecclésiastiques, s’est efforcé d’éradiquer les systèmes de référence spirituelle indigènes afin d’imposer le christianisme. Une politique largement contraire, à première vue, aux principes normatifs évoqués précédemment.

Or, sans être fausse, une telle représentation demeure parcellaire, puisqu’au moment de la Confédération, un nombre important d’Autochtones, surtout dans l’est du pays, avaient justement adopté le christianisme, parfois depuis très longtemps, et nombre d’autres allaient le faire suivant la progression du front de colonisation vers l’ouest et le nord[14]. Qu’il s’agisse d’un christianisme orthodoxe ou amalgamé à des composantes cosmologiques traditionnelles, la vie religieuse de ces Autochtones s’articulait largement autour du cadre institutionnel et rituel propre aux différentes congrégations d’appartenance. Or, en sa qualité de tuteur, le gouvernement canadien devait également répondre aux besoins exprimés par ces Autochtones chrétiens, qu’ils soient en lien avec la construction ou la réparation d’un lieu de culte, l’entretien d’un cimetière ou l’arbitrage en cas de conflit avec les missionnaires. Sur ce plan, l’attitude du gouvernement canadien a été peu documentée, de telle sorte qu’il s’avère difficile d’établir si les Autochtones chrétiens ont fait l’objet d’un traitement identique à celui des autres Canadiens de même allégeance religieuse ou si leur statut juridique particulier a engendré, là encore, un traitement différent. Afin d’apporter des éléments de réponse, nous proposons d’analyser ici la façon dont le gouvernement canadien, par l’entremise de son département des Affaires indiennes, a traité les questions relatives à la présence des lieux de culte chrétiens sur les réserves. En portant ainsi attention à cette dimension spécifique du christianisme en milieu autochtone, pour laquelle les données historiques sont relativement abondantes, mais peu utilisées, nous souhaitons dégager les principales orientations qui ont guidé les représentants de l’État dans leurs rapports avec les Autochtones chrétiens, et ce, tant au niveau des choix religieux de ces derniers que des relations avec les membres du clergé.

Le corpus documentaire

Aux fins de la présente recherche, nous avons repéré et consulté 252 dossiers conservés dans les archives des Affaires indiennes à Ottawa et relatifs à divers aspects touchant les lieux de culte chrétiens sur les réserves indiennes au Canada. Ces dossiers couvrent une période allant de 1856 à 1963, avec une majorité d’entre eux (n = 231) initiés entre le milieu des années 1870 et 1940 et sur lesquels se concentre plus spécifiquement la présente analyse (voir Figure 1). La périodisation retenue a donc été essentiellement déterminée par la disponibilité des sources plus que par des conjonctures historiques spécifiques. Bien qu’une recherche plus approfondie dans les archives des Affaires indiennes pourrait mettre au jour d’autres dossiers ou mieux comprendre leur apparente rareté avant et après la période à l’étude, les quelques dossiers relatifs à ces époques ne témoignent pas d’une posture gouvernementale différente de celle dont il sera ici question. Enfin, la grande majorité des dossiers concernent respectivement des bandes indiennes de l’Ontario (29,9 %) et de la Colombie-Britannique (28,6 %) (voir Figure 2).

Figure 1

Répartition par décennies des dossiers relatifs aux lieux de culte sur les réserves indiennes, 1856-1963

Répartition par décennies des dossiers relatifs aux lieux de culte sur les réserves indiennes, 1856-1963

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Figure 2

Répartition par province des dossiers relatifs aux lieux de culte sur les réserves indiennes, 1875-1940*

Répartition par province des dossiers relatifs aux lieux de culte sur les réserves indiennes, 1875-1940*

Les paramètres requis sont manquants ou erronés.

* 6 dossiers concernent la bande de St-Régis située dans les limites territoriales à la fois de l’Ontario et du Québec.

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Tableau 1

Contenu des dossiers relatifs aux lieux de culte*

Contenu des dossiers relatifs aux lieux de culte*

* 18 dossiers concernaient plus d’une catégorie

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Les dossiers analysés peuvent être regroupés en trois grandes catégories selon qu’ils concernent les édifices eux-mêmes, les terrains sur lesquels ceux-ci ont été érigés ou encore des individus en lien avec l’utilisation des lieux de culte (voir Tableau 1). La première catégorie regroupe principalement des demandes relatives à la construction et à l’entretien (réparations, rénovations) des bâtiments – 62 % de l’ensemble des dossiers – auxquelles s’ajoutent quelques dossiers qui concernent, par exemple, l’achat de biens mobiliers, le changement de vocation de certaines églises et chapelles et la gestion de sommes d’argent en lien avec celles-ci. La seconde catégorie, qui regroupe près du quart de l’ensemble des dossiers, concerne divers sujets touchant les terres de réserve mises à la disposition des missionnaires comme l’attribution de lots aux clergés, la clarification des droits d’occupation sur certains terrains ou des conflits d’arpentage. Enfin, la troisième catégorie comprend un nombre plus limité de dossiers qui concernent autant des demandes de rémunération pour des organistes ou des bedeaux que des plaintes formulées tour à tour par les Autochtones envers des missionnaires, par des missionnaires à l’égard de confrères d’autres dénominations, ou par des fonctionnaires à l’égard des Autochtones.

Comme le laissent entrevoir ces catégories, il s’agit dans l’ensemble d’un contenu documentaire assez technique. Sur plus de 25 000 pages consultées, une large part consistait en des appels d’offres, des soumissions, des factures, des reçus, des rapports d’arpentage, des avis juridiques, des plans et des photographies. Néanmoins, l’on y retrouve un volume substantiel de correspondances, pour l’essentiel des échanges entre des responsables des Affaires indiennes à Ottawa, des agents sur le terrain, des missionnaires, des élus fédéraux et des Autochtones, ce qui permet de dégager les grandes orientations politiques et idéologiques ayant guidé les fonctionnaires des Affaires indiennes dans leurs rapports avec les Autochtones chrétiens et les congrégations religieuses.

Une posture de neutralité

L’administration des lieux de culte chrétiens sur les réserves indiennes consommait un temps et une énergie non négligeables au niveau des fonctionnaires des Affaires indiennes, d’abord en matière de correspondance. Par exemple, le seul fait qu’une bande indienne sur la Côte-Nord-Ouest veuille couper du bois sur la réserve pour construire une église demandait d’abord d’en faire la demande à l’agent local qui transmettait ensuite celle-ci, accompagnée d’un avis, au surintendant régional à Victoria qui, à son tour, émettait une recommandation à l’intention du secrétaire des Affaires indiennes à Ottawa. Ce dernier pouvait alors demander un avis au « timber inspector » avant de donner ou non son accord, et la correspondance redémarrait ensuite en sens inverse[15]. Advenant une autorisation pour ériger une église, des travaux d’arpentage devaient être supervisés et des appels d’offres pour des architectes et des entrepreneurs lancés puis approuvés aux différents paliers administratifs. Les travaux de construction, comme ceux de réparation et de rénovation, devaient être étroitement surveillés pour éviter les dépassements de coûts. Les paiements requéraient la transmission par l’agent de bons de commande et de reçus à l’intention des comptables des Affaires indiennes qui, à leur tour, émettaient les chèques et tenaient à jour les livres des fonds de bande d’où provenait habituellement l’argent. À tout ceci pouvait s’ajouter la gestion de conflits lorsque tous les membres d’une bande n’étaient pas d’accord avec la construction d’un lieu de culte, en particulier au sein des collectivités multidénominationnelles, ce qui demandait aux fonctionnaires, à tous les paliers, de naviguer habilement entre les attentes des Autochtones, des missionnaires et du gouvernement.

Sur le plan de la politique indienne, cette lourdeur administrative témoigne de l’importance encore accordée au christianisme comme facteur d’assimilation et d’émancipation des Autochtones, comme le rappelait encore en 1931 le surintendant général adjoint Duncan Campbell Scott : « it is generally understood that the resident missionary in the practice of religious exercises is on the side of civilization, and that an interest in religious affairs is of benefit to the Indians[16] ». En plus d’aider à détacher ces derniers de leur culture et de leurs croyances et pratiques religieuses traditionnelles, la religion chrétienne devait leur inculquer les valeurs morales et progressives nécessaires à leur intégration dans la société nationale. De même, le seul fait d’implanter un lieu de culte au sein d’une collectivité autochtone constituait, aux yeux des Affaires indiennes, un premier pas vers la sédentarisation souhaitée. Au dire du surintendant pour la région des Maritimes, A. J. Boyd, « my experience prompts me to regard as facts, that an Indian who has his home on a reserve is more apt to prosper than one who has not, and that the presence of a chapel on it, or in close proximity to it, is the greatest inducement for him to make his permanent residence there[17] ».

Par ailleurs, la présence de lieux de culte chrétiens sur les réserves semblait plus importante que l’identité des congrégations religieuses appelées à les utiliser puisque les Affaires indiennes ont adopté, tout au long de la période à l’étude, une approche libérale envers la présence des missionnaires sur les réserves, autorisant sans trop de formalités les différentes dénominations qui le souhaitaient à y exercer leur ministère (voir Figure 3). En fait, une posture de neutralité a prévalu de la part des Affaires indiennes envers les congrégations voulant prêcher parmi les Autochtones, pourvu qu’il s’agisse de « dénominations chrétiennes reconnues[18] ». Ce principe a d’ailleurs été maintes fois rappelé, tant aux fonctionnaires qu’aux missionnaires et aux Autochtones : « it is a rule of the Department to allow any religious body to conduct religious – or mission work on a Reserve »[19] ; « the policy pursued by the Department in the past has been to maintain a position of strict neutrality with regard to mission work[20] » ; « the Department’s policy has necessarily been to rigidly refrain from intervention with regard to Denominational Mission work among the Indians[21] ».

Certes, les Affaires indiennes préféraient des collectivités indiennes unidénominationnelles afin d’éviter les tensions interreligieuses et réduire les coûts d’ensemble liés à la construction et à l’entretien des lieux de culte[22]. Mais elles ne s’opposaient pas en cas contraire, conscientes de la difficulté de justifier l’attribution de privilèges à des congrégations et non à d’autres[23] ; « the policy of the Department [regarding the establishment of a church of a second denomination on a reserve] had been to accede to the request of any representative body for the privilege or erecting a building, especially if any portion of the Band belongs to the denomination[24] ». Cette consigne valait tout autant à l’égard des efforts de prosélytisme plus ponctuels, pourvu que les missionnaires de passage obtiennent la permission de séjourner sur une réserve, conformément aux dispositions de la Loi sur les Indiens[25]. En réalité, les Affaires indiennes considéraient n’avoir aucune juridiction concernant les lieux de culte sur les réserves, comme le soulignait un agent en réponse à des chefs de bande qui souhaitaient empêcher l’implantation d’une nouvelle congrégation au sein de leur collectivité : « I cannot find in the Indian Act or any other law any authority given to you or to me enabling us to take action for the prevention of the erection of the building contemplated by the members of the Salvation Army[26]. » De même, lorsque l’édification d’un lieu de culte était dépourvue de considérations liées à la propriété territoriale ou à l’utilisation d’un fonds de bande à des fins de financement, deux dimensions étroitement normalisées par la Loi sur les Indiens, les Affaires indiennes ne s’attribuaient aucun pouvoir d’ingérence. Et lorsque de telles dimensions entraient en jeu et obligeaient les fonctionnaires à prendre des décisions, ceux-ci affichaient une nette préoccupation d’équité à l’égard des diverses dénominations, comme en témoignent ces quelques extraits de correspondance :

When the Protestant church was built the Department asked for and received a list of those members of the Band who were willing and would consent to pay the sum of $2.00 each towards its construction from their interest moneys, and the Department is asking no more from the Roman Catholic portion of the Band as regards the new church now in construction[27].

If the Methodists or any other body on your reserve were not charged interest on a loans (sic) for similar purposes, neither will the Roman Catholic members of the band be charged interest[28].

[…] the Department will approve of the repairs being made [to the Methodist church] under the same conditions as the repairs are being made to the Roman Catholic church[29].

Figure 3

Répartition par dénominations religieuses des dossiers relatifs aux lieux de culte sur les réserves indiennes, 1875-1940*

Répartition par dénominations religieuses des dossiers relatifs aux lieux de culte sur les réserves indiennes, 1875-1940*

* 10 dossiers concernent plus d’une dénomination religieuse.

Nb : Les dossiers associés à l’Église Unie sont ceux qui n’ont pu être associés précisément à l’une ou l’autre des Églises fondatrices.

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Certes, des plaintes ont été formulées à l’occasion par des congrégations accusant les Affaires indiennes de favoritisme, et il est concevable que des agents sur le terrain aient agi de manière plus favorable envers une congrégation plutôt qu’une autre, soit par conviction religieuse personnelle, en raison de l’influence locale d’un missionnaire ou pour éviter de gérer d’éventuels problèmes découlant d’un contexte multiconfessionnel. Mais à la lumière de l’ensemble du corpus documentaire et pour l’ensemble de la période à l’étude, il paraît clair que la direction des Affaires indiennes n’avait pas de préférence politique ou idéologique à l’égard d’une ou des églises en particulier. Les règles et les procédures administratives en lien avec les lieux de culte ont été appliquées uniformément, et la seule directive en matière de gestion de la multiconfessionnalité semblait consister à garder, autant que possible, une certaine distance physique entre les lieux de culte[30]. Un rare cas d’exception aura été celui d’un missionnaire presbytérien à qui les Affaires indiennes n’ont pas permis d’ériger une église sur la réserve de Tyendinaga, par crainte d’accentuer des tensions déjà existantes au sein de la bande. Le surintendant général adjoint Hayter Reed en informa ainsi le missionnaire concerné :

[…] it is the rule of the Department to interfere as little as possible with the religious affairs of the Indians, but when a christian denomination has once established itself on a Reserve the Department views with alarm any movement having in view the formation of a second congregation under the auspices of another church, as dissentions among the Indians have in such cases almost invariably followed and the progress of civilizing them has been retarded[31].

Ce justificatif, incorrect et exagérément alarmiste, ne reflétait en rien l’approche habituelle des Affaires indiennes, d’autant que l’on ne s’opposait pas à ce que le missionnaire exerce son ministère dans une maison privée sur la réserve[32].

La posture de neutralité des Affaires indiennes s’est également traduite par un souci de non-ingérence dans les choix religieux des Autochtones chrétiens. Non seulement l’on ne relève aucun indice explicite à l’effet que des décisions ou des actions des Affaires indiennes en lien avec les lieux de culte aient été motivées par une volonté de privilégier quelque congrégation, mais il ne semblait exister aucune mesure formelle pour inciter les Autochtones à même fréquenter les églises. Un missionnaire à qui un confrère avait affirmé que « the Indians being wards of the Canadian Government can be forced to either attend their Church, or leave the Reserve » s’est fait répondre sans équivoque par les Affaires indiennes que « there is no provision in the Indian Act whereby Indians can be compelled to attend church »[33]. Tout comme le soulignera encore le Secrétariat à un agent en 1946, « [no reserve] is « assigned » to any particular denomination. The Indians are entitled to enjoy freedom of worship in the same manner as other people and the Department must not in any case be put into the position of showing bias or intolerance in religious matters[34] ». De même, lorsqu’en 1904, les Autochtones de la bande de Lachkaltsap ont délaissé l’église méthodiste pour sa rivale anglicane, le surintendant régional a mentionné à l’un de ses agents qu’il était « open to the Indians themselves to decide in matters of the kind who are left by the Department to follow their own inclinations and religious convictions[35] ». En ce sens, les représentants des Affaires indiennes consultaient systématiquement les membres d’une bande lorsqu’une demande pour l’établissement d’une nouvelle église leur était faite, et une résolution favorable des chefs ou du conseil de bande devait être obtenue pour y donner suite[36]. Comme le rappelait le Secrétaire à l’un de ses agents visiblement plus favorable que les Autochtones à la construction d’une église catholique : « the Band has the right to determine whether a church may be erected on any part of their Reserve and such building cannot be constructed without their approval[37] ». Les décisions des instances politiques autochtones en cette matière étaient pratiquement toujours respectées.

Plus encore, les dirigeants des Affaires indiennes ont étroitement veillé à protéger les droits des minorités religieuses chrétiennes au sein des collectivités indiennes. Sur ce plan, la Loi sur les Indiens avait déjà été amendée, en 1880, pour permettre aux chefs et conseils de bande d’adopter des règlements relatifs « à la désignation de la communion religieuse à laquelle l’instituteur de l’école établie sur la réserve devra appartenir, – pourvu toujours qu’il soit de la même communion que la majorité de la bande, et pourvu que la minorité, catholique ou protestante, puisse aussi établir une école séparée, avec l’approbation du gouverneur en conseil et suivant les règlements rendus par lui[38] ». Par contre, rien dans cette version de la loi, ni dans aucune autre, ne protégeait explicitement et de manière plus large les choix des minorités religieuses – ni ceux des majorités d’ailleurs – en termes d’allégeance dénominationnelle et de pratique cultuelle. Et bien qu’il était acquis d’un point de vue juridique, depuis la première moitié du XIXe siècle, que hors de dispositions spécifiques comme ce sera le cas de la Loi sur les Indiens, l’Autochtone jouissait des mêmes droits et obligations que les autres Canadiens, y compris en matière de liberté de conscience et de religion, ces droits pouvaient s’avérer difficiles à faire valoir, soit par manque de moyens ou en raison du colonialisme et du racisme ambiants dans les sphères politique et juridique[39]. Aussi, les hauts fonctionnaires des Affaires indiennes ont tour à tour rappelé à leurs subalternes l’importance de veiller à ce que les minorités religieuses chrétiennes à l’intérieur des réserves aient la capacité de pratiquer librement leur culte[40]. Hayter Reed a réitéré ainsi ce principe dans le contexte d’un conflit sur la réserve de St. Peter’s au Manitoba où, en 1894, une majorité anglicane s’opposait à la venue d’une autre congrégation :

[…] the main [consideration] being whether the Baptist minority are or are not as much entitled to have means provided on the Reserve for the exercice of their particular form of religion as the majority for theirs. […] but however objectionable this letter may appear to a denomination whose strength may suffer in consequence, the matter is, after all, one of conscience, and if any religious body really believe that it possesses more truth than others, and peculiar, it not the only, means of grace, it could hardly be expected conscientiously to abstain from endeavouring to convert others to its way of thinking, and it would not be consistent with due regard to the sacred right every subject of the Dominion claims to liberty of conscience, to suppress the exercise of its religion for so doing[41].

Ainsi, même à l’égard de groupes religieux considérés à la fois par les fonctionnaires et par les chefs et conseils de bande comme étant nuisibles en raison de leurs croyances et de leurs pratiques, les hauts responsables des Affaires indiennes ne pouvaient que constater leur impuissance à agir, du moins dans le respect de la liberté de religion. À un inspecteur particulièrement offusqué par les agissements d’un groupe de Shakers qui semblaient négliger leurs activités économiques en raison de leurs croyances, le secrétaire McLean lui soulignait qu’« in Canada there is the utmost religious toleration, and it is impossible to prosecute any Indians or others for holding any kind of religious services unless there is torture or mutilation of the person[42] ». Les seules options pouvant être envisagées pour mettre fin à de telles négligences consistaient à poursuivre les adeptes, le cas échéant, pour défaut d’assurer un soutien familial en vertu du Code criminel[43], ou pour présence illégale sur une réserve en vertu de la Loi sur les Indiens, ce qui allait s’avérer l’option éventuellement retenue dans ce cas. C’est là la seule mesure recensée visant à entraver la pratique d’un culte, outre le cas de pasteurs pentecôtistes à qui l’accès à une réserve a été refusé durant quelques années, bien que ceux-ci aient tout de même prêché à leurs fidèles autochtones à partir d’un village voisin[44].

Dans l’ensemble, la posture de neutralité des Affaires indiennes envers les manifestations du christianisme sur les réserves avait peut-être une parenté idéologique avec l’objectif d’assimilation, dans la mesure où l’on concevait que les Autochtones convertis pouvaient être considérés comme suffisamment « avancés » en matière de religion pour jouir d’un traitement égal à celui des autres Canadiens. Comme s’il s’agissait d’un fragment de réussite dans un projet d’émancipation plus global qui, autrement, tardait à donner des fruits. Mais elle s’explique sans doute davantage par l’absence de dispositions dans la Loi sur les Indiens en lien avec la dimension religieuse, outre la question déjà évoquée des écoles dénominationnelles et les mesures répressives envers certains rituels traditionnels. Par conséquent, les Autochtones chrétiens et, théoriquement, ceux qui recouraient à des pratiques religieuses traditionnelles non interdites bénéficiaient de facto des mêmes droits que les autres Canadiens en matière de liberté de religion. D’autant que cette dernière aurait été promise à certaines populations au moment de la signature des traités[45]. Dès lors, ce qui paraît surprenant n’est pas tant la posture de neutralité des Affaires indiennes à l’égard des choix dénominationnels des Autochtones chrétiens que le fait que la Loi sur les Indiens soit muette en matière de promotion explicite du christianisme, étant donné son importance en lien avec les visées acculturatrices.

Le christianisme en contexte tutélaire

Sur le plan pratique, l’implantation d’un lieu culte dans les limites d’une réserve requérait de disposer d’un terrain et de fonds pour ériger et entretenir l’édifice. Bien qu’à l’occasion des Autochtones aient entrepris de financer et de construire par eux-mêmes une église ou une chapelle sur leur réserve, habituellement l’initiative venait plutôt des congrégations religieuses voulant établir un ministère. Ceci demandait de mettre une portion de la réserve à la disposition de non-Autochtones, et souvent de recourir au fonds de bande pour défrayer, en tout ou en partie, les coûts de construction et d’entretien des édifices. Or, la gestion des terres de réserve et des fonds de bande était étroitement encadrée par la Loi sur les Indiens, ce qui laissait a priori peu de latitude aux fonctionnaires dans la manière d’aborder les questions de cet ordre. Néanmoins, la correspondance à l’étude montre que les dispositions de la loi de même que leur mise en application par les représentants des Affaires indiennes n’étaient pas incompatibles avec les principes sous-jacents à la politique d’État en matière de gestion du pluralisme religieux.

La dimension foncière

Les réserves constituaient, en majorité, des territoires appartenant à la Couronne et mis à la disposition des Autochtones[46]. Bien qu’a priori les Affaires indiennes se soient montrées favorables à la présence de lieux de culte sur les réserves, l’approbation des chefs, puis celle de la majorité des hommes de 21 ans et plus à compter de 1876[47], était nécessaire pour qu’un terrain puisse être mis à la disposition d’une mission. Ce principe de consentement pour toute cession temporaire ou permanente de terres avait été établi dès l’octroi de la responsabilité des Autochtones aux colonies en 1860[48], et reconduit dès 1868 par le gouvernement canadien[49]. Plus encore, dans les réserves où le territoire était déjà subdivisé en lots individuels, il fallait qu’un détenteur accepte de céder son lot avant que la bande puisse l’octroyer par la suite à une mission[50]. De même, comme le résumait Hayter Reed à un religieux convoitant un terrain sur la réserve de Tyendinaga en vue d’ériger une église, « that is a matter which is wholly in the hands of the Indians themselves, subject of course to the approval of the Department[51] ». Bien que toute cession de terres devait effectivement être entérinée par le Gouverneur en conseil, de telle sorte qu’il revenait aux hauts responsables des Affaires indiennes de donner suite aux décisions des Autochtones, celles-ci étaient de facto respectées. Aucun indice dans les dossiers consultés n’indique que des fonctionnaires aient fait pression pour qu’une bande cède un terrain à une congrégation religieuse, ou qu’elle s’y oppose. Par exemple, après le refus de la bande de Maniwaki de concéder une acre de terrain pour l’érection d’une église protestante, les Affaires indiennes ont simplement informé les responsables de la congrégation que « the Indians having thus refused to consent to a site being given for the Church in question upon their reserve, it is out of the power of the Dept. to sell or lease any land therein for the purpose[52] ».

Cependant, un tel cadre consultatif pouvait s’avérer problématique au sein des bandes multiconfessionnelles, notamment lorsqu’une dénomination majoritaire s’opposait à l’implantation de lieux de culte d’autres allégeances. Dans de tels cas, les Affaires indiennes s’efforçaient de concilier le respect des choix politiques des bandes en matière de cession de terres et la volonté de protéger la liberté de religion des minorités. L’on pouvait par exemple encourager les congrégations minoritaires à pratiquer leur culte dans d’autres types de bâtiment sur leur réserve, et dans un cas exceptionnel les fonctionnaires ont autorisé la construction d’une église anglicane sur une réserve en dépit d’une résolution de la majorité catholique s’y opposant ; il s’agissait toutefois d’une église financée par des dons privés et non par le fonds de bande, et un membre de la bande était disposé à céder son terrain pour y ériger le bâtiment[53]. Ainsi, le sort des minorités semblait constituer l’un des rares prétextes pouvant inciter les fonctionnaires à déroger non seulement aux pratiques administratives habituelles, mais au principe implicite de non-ingérence dans les affaires religieuses des bandes chrétiennes.

Par ailleurs, lorsque des terres de réserves étaient mises à la disposition des congrégations, celles-ci n’en obtenaient habituellement pas la pleine propriété[54]. Il s’agissait plutôt d’une location contractuelle, à durée prédéterminée ou non[55], sujette ou non à des redevances annuelles[56], et qui demeurait effective et exclusive tant que le terrain ne servait qu’à des fins religieuses[57], ou « during the pleasure of the Superintendent General[58] ». Pour les clergés, un tel contexte s’avérait désavantageux, car n’étant pas propriétaires des terrains sur lesquels étaient érigés leurs lieux de culte, il devenait difficile d’obtenir du financement pour la construction des bâtiments, tandis que planait toujours le risque de perdre leur investissement si la bande ou le gouvernement fédéral décidaient de se départir du terrain. Sans compter qu’en fonction du droit canonique anglican, le clergé ne pouvait consacrer un terrain qui ne lui appartenait pas[59]. En évitant ainsi les cessions permanentes au profit du clergé, même aux époques où le gouvernement fédéral encourageait par tous les moyens l’aliénation permanente des terres de réserve au pays[60], les Affaires indiennes souhaitaient empêcher que les églises en viennent à vendre leur propriété à des non-Autochtones, au risque d’ouvrir la porte au morcellement des réserves et à la venue d’agents perturbateurs au sein des communautés. À plus forte raison, les bandes elles-mêmes se montraient rarement enclines à voir leurs réserves être ainsi amputées à perpétuité. Et dans les rares cas recensés où des bandes ont renoncé à leur privilège sur des terres de réserve pour permettre l’implantation d’un lieu de culte, la procédure administrative voulait qu’une fois la terre mise en vente – sans grand enthousiasme – par le gouvernement, la congrégation religieuse concernée puisse s’en porter acquéreur, comme n’importe qui d’autre cependant, en fonction de la valeur marchande et « in the best advantage in the interests of the Indians[61] ». De même, rien n’indique qu’il était coutume pour les Affaires indiennes d’accorder quelques privilèges aux clergés sur le plan de la propriété foncière, malgré leur intérêt manifeste pour la présence de lieux de culte chrétiens sur les réserves.

La dimension financière

En vertu de la Loi sur les Indiens, plusieurs bandes au Canada disposaient d’un capital en argent, souvent constitué à même la vente de terres ou l’attribution de permis et redevances pour l’exploitation des ressources naturelles sur les réserves. Ce fonds de bande servait notamment à défrayer les coûts liés au maintien et à l’amélioration des infrastructures dans les communautés, à payer le salaire des enseignants ou encore les soins médicaux. Puisque les lieux de culte étaient jugés bénéfiques pour le progrès des Autochtones (permanent improvement[62]), les Affaires indiennes permettaient aussi que les fonds de bande servent à financer la construction et l’entretien de tels bâtiments[63], mais à certaines conditions. En premier lieu, à l’instar des allocations de terrains, une résolution valide et favorable du chef ou du conseil de bande était requise avant que les fonctionnaires ne libèrent des sommes à cette fin, et ce, malgré que le Gouverneur en conseil, sauf pour une courte période entre 1906 et 1918[64], avait le plein contrôle de l’utilisation de ces réserves d’argent. Le même cadre consultatif prévalait lorsqu’il s’agissait de couper du bois sur la réserve pour construire ou réparer une église, puisqu’il s’agissait d’une ressource collective et potentiellement génératrice de revenus pour l’ensemble de la bande[65]. Dans le cas des bandes multiconfessionnelles, et plus particulièrement lorsqu’une dénomination majoritaire pouvait orienter le vote et s’attribuer des privilèges financiers au détriment des minorités religieuses, les Affaires indiennes faisaient en sorte que les sommes puisées dans le fonds de bande soient plutôt considérées comme des prêts ; ceux-ci devaient être remboursés par les seuls adhérents à la congrégation bénéficiaire, que ce soit par un prélèvement à même la distribution annuelle ou trimestrielle des intérêts générés par le fonds de bande ou des annuités prévues par les traités. Ce qui imposait aux agents la tâche supplémentaire de tenir à jour la liste des membres de chaque dénomination[66]. D’autre part, l’église, la chapelle ou tout autre bâtiment de mission financé à l’aide d’un fonds de bande devait appartenir aux Autochtones ; le capital de ces derniers ne devait, en aucun cas, servir à financer les activités cultuelles des ordres religieux[67]. À quelques exceptions près, toute demande pour construire, entretenir, rénover, voire payer les assurances d’un édifice appartenant au clergé était refusée[68]. Et lorsque les Affaires indiennes ont parfois accepté de prêter à des congrégations de l’argent puisé dans les fonds de bande, c’était à la condition que leurs dirigeants ou les Autochtones s’engagent à rembourser le montant[69]. Les Autochtones demeuraient libres, par ailleurs, de soutenir les missions à même leurs avoirs personnels ou leur temps.

Mais la condition principale demeurait l’encaisse disponible. Le souci d’utiliser les fonds de bande de manière économe s’est avéré une préoccupation constante pour les responsables des Affaires indiennes, car plus les capitaux de bande étaient élevés, plus substantielles s’avéraient les économies à l’échelle du financement global de la politique indienne. Aussi fallait-il éviter que des dépenses jugées moins prioritaires, comme celles associées aux lieux de culte, ne mettent en péril la capacité de pallier d’autres besoins essentiels ou imprévus :

Normally, where a Band is in a position to take care of their own ordinary requirements, such as housing, relief, etc., through band funds, there is no objection to spending part of their funds for purposes such as this, but if public funds are called to pay relief and provide housing, it is not felt that we would be justified in using Band funds for Church purposes[70].

Si dans l’ensemble les refus d’acquiescer aux demandes pour financer des lieux de culte à l’aide des fonds de bande ont été rares – mais les initiatives afin de réduire les coûts nombreuses –, le cadre légal demeurait discriminant puisque les bandes ne disposaient pas toutes des mêmes ressources financières. Alors que certaines, moins nanties, peinaient à maintenir leurs édifices en état, d’autres pouvaient assurer leurs églises, s’offrir des instruments de musique dispendieux, décorer avec un certain faste et rémunérer du personnel[71]. D’autres bandes ne disposaient tout simplement pas d’un fonds ; c’était le cas en Nouvelle-Écosse – où un seul fonds prévalait pour l’ensemble des Autochtones et les autorités évitaient d’y recourir pour financer des églises[72] –, au Nouveau-Brunswick ainsi que dans les régions éloignées où les communautés n’avaient pas de réserves[73]. Dans de tels cas, les Affaires indiennes s’abstenaient, officiellement, de financer la construction ou la réparation de lieux de culte, préférant s’en remettre aux clergés[74], bien qu’il arrivait à l’occasion qu’elles avancent de petits montants[75], ou qu’elles sollicitent le Parlement pour dégager des budgets supplémentaires[76]. À l’exception possible des églises ayant un caractère patrimonial, celles qui étaient ainsi financées devaient normalement appartenir aux Autochtones.

De même, bien que les principes de neutralité et de liberté de religion soient demeurés une préoccupation pour les Affaires indiennes dans leur gestion administrative des lieux de culte sur les réserves, le régime de tutelle avait néanmoins une influence sur la capacité de certains Autochtones chrétiens à pratiquer leur religion. Les impératifs pécuniaires liés au souci gouvernemental de contenir, voire réduire les coûts de la politique indienne, tout comme la priorisation des besoins par les fonctionnaires ont fait en sorte que des collectivités autochtones n’ont pu exercer leur culte dans les conditions souhaitées. Parallèlement, ces mêmes pratiques de gestion témoignaient d’une volonté de ne pas financer directement les activités cultuelles des clergés, ce qui ne constituait qu’une dimension d’un souci plus large de préserver une distance entre les pouvoirs politiques et religieux.

Non-ingérence et autonomie à l’égard des églises

Pour les Affaires indiennes, la collaboration avec les congrégations religieuses est demeurée incontournable après la Confédération, que ce soit pour promouvoir la christianisation, veiller à l’éducation des enfants autochtones ou offrir des soins de santé aux populations éloignées, et ce, autant dans un souci d’efficacité que d’économie d’argent. Toutefois, la représentation longtemps entretenue d’un État fédéral travaillant de manière symbiotique avec les corps religieux pour convertir et civiliser les Autochtones fait désormais l’objet d’une révision critique, en particulier dans le contexte du régime des pensionnats[77]. Malgré des parentés idéologiques et une volonté de préserver une bonne entente profitable à chaque partie[78], les instances gouvernementales et cléricales ne s’entendaient pas toujours, par exemple, sur les objectifs à atteindre en matière d’assimilation. Et, comme en témoigne le corpus documentaire à l’étude, le traitement des dossiers relatifs aux lieux de culte par les Affaires indiennes, s’il s’inscrivait dans un contexte de collaboration profitable avec les congrégations religieuses, ne semblait pas moins enligné sur les obligations de l’État en matière de neutralité et de protection des libertés religieuses, ce qui obligeait à préserver une certaine autonomie envers ces dernières.

Ainsi, la correspondance des Affaires indiennes montre clairement qu’une fois la permission accordée pour l’implantation d’une nouvelle église sur une réserve, celles-ci se dégageaient de toute responsabilité envers les relations que les ecclésiastiques pouvaient entretenir avec leurs fidèles. Comme le résumait le secrétaire McLean en 1898 :

[…] the rule of the Department regarding Church work on Indian Reserves is, that any denomination desiring to erect a church upon a reserve for mission purposes may do so, provided the Indians give their consent ; but the Department assumes no responsability whatever, and the prejudices of the Indians, if any, must be overcome by the denomination desiring to erect the church. […] So far as strife between religious bodies for supremacy is concerned, the policy of the Department is not to interfere, although it may sometimes advise[79].

De même, en réponse aux plaintes des Autochtones à l’égard de leurs missionnaires, tantôt liées à des conflits personnels, tantôt à des litiges concernant la propriété des biens mobiliers et immobiliers des missions, les fonctionnaires rappelaient systématiquement que ces questions relevaient de la juridiction des autorités ecclésiastiques[80]. De la même façon, les responsables des Affaires indiennes refusaient d’acquiescer aux demandes des ordres religieux pour que leurs agents, par exemple, collectent les contributions financières des Autochotones à leurs églises, ou interviennent pour faire respecter l’ordre durant les cérémonies liturgiques[81].

Les Affaires indiennes ne s’autorisaient à intervenir sur ce plan que lorsqu’elles considéraient que des intérêts fondamentaux des Autochtones étaient menacés, et le cas échéant, elles cherchaient davantage à se positionner comme médiateur[82]. Le conflit, au début du XXe siècle, entre le conseil de bande de Caughnawaga et le clergé catholique concernant la rénovation de l’église et l’attribution des bancs constitue un bon exemple. Évoquant la décision Gage, le conseil de bande se considérait alors propriétaire de l’église et apte à l’administrer à sa guise, alors que le clergé s’attribuait aussi le titre de propriété ainsi que le droit de faire respecter les règles canoniques dont il était le seul maître. En conséquence, les Mohawks ont refusé d’avancer des fonds pour la rénovation du bâtiment. Ultimement, c’est l’intervention personnelle du surintendant général adjoint Scott qui amena les parties à faire les compromis nécessaires pour mettre fin au litige, bien que depuis plusieurs années la position des Affaires indiennes était à l’effet que « this Department fully recognizes the claim of the Indians to first consideration in the Church on the Reserve ; and everything possible will be done to secure them in their rights[83] ».

Le maintien de l’ordre et de la paix sur les réserves se voulait une autre préoccupation fondamentale des Affaires indiennes et, à ce chapitre, les bandes multiconfessionnelles s’avéraient parfois problématiques en raison de conflits interreligieux, plus ou moins alimentés par les missionnaires. Or, sur ce plan également les interventions étatiques ont été rares, les responsables des Affaires indiennes préférant s’en remettre à la bonne volonté des missionnaires pour trouver des avenues de cohabitation satisfaisantes. Comme l’évoquait à nouveau le secrétaire McLean :

[…] I may say that it is the policy of the Department not to interfere in disputes which seem to be of a religious nature. It is the desire of the Department, however, that Indians of different creeds should show due regard for one another’s feelings and endeavour to avoid friction. […and] the ruling bodies of the various denominations endeavour in every way to work harmoniously and it is hoped that the Indians will be guided by their example[84].

Enfin, soucieuses de respecter l’autonomie des églises, les Affaires indiennes l’étaient tout autant de préserver leur propre indépendance envers les clergés. D’entrée de jeu, les fonctionnaires avaient toute la latitude, d’un point de vue juridique, pour autoriser ou non la présence de missionnaires dans les collectivités indiennes, puisqu’une autorisation du Gouverneur en conseil était nécessaire pour séjourner sur une réserve ou obtenir un terrain en vue d’ériger un lieu de culte. Les hauts responsables jouissaient ainsi d’un pouvoir discrétionnaire en cette matière et ne manquaient pas de rappeler que chaque demande pour implanter un ministère était analysée au mérite[85], bien qu’en réalité, le nombre de refus ait été anecdotique. Par contre, ces dirigeants se montraient peu enclins à accorder des privilèges aux congrégations ou à éluder les règles de procédures en leur faveur[86]. Si les autorités cléricales s’adressaient souvent aux dirigeants des Affaires indiennes dans l’espoir de contourner une décision défavorable d’un conseil de bande, d’obtenir une réduction des coûts de location de leur terrain ou d’empêcher l’implantation d’une église par une congrégation rivale, il n’y avait habituellement pas de suite donnée à ces doléances, même lorsque les pétitionnaires faisaient pression par l’entremise de députés, de sénateurs, voire du ministre responsable des Affaires indiennes[87]. Les membres du clergé agissant à titre d’agents pour les Affaires indiennes ne parvenaient pas davantage à soutirer des bénéfices particuliers pour leur congrégation[88].

Conclusion

« Il faut traiter les Sauvages comme des mineurs ou comme des blancs[89]. »

Le ministre David Laird, 1876

La religion au sein des collectivités autochtones a certainement été l’une des sphères où cette doctrine du ministre Laird a vraiment caractérisé l’action des Affaires indiennes au lendemain de la Confédération. Tandis que prévalaient à l’égard des Autochtones « païens » une volonté et des efforts pour les détacher des croyances et pratiques traditionnelles jugées préjudiciables à leur émancipation, les Autochtones chrétiens bénéficiaient d’un traitement qui s’inscrivait dans le respect des principes constitutifs du mode étatique de gestion du pluralisme religieux pour l’ensemble de la société canadienne. C’est à tout le moins ce que laisse entrevoir le traitement de la question des lieux de culte sur les réserves durant la période couverte par la présente analyse. Tout en privilégiant une posture de neutralité envers les congrégations chrétiennes et en s’assurant de préserver l’autonomie à la fois des clergés et de l’État, les fonctionnaires des Affaires indiennes ont non seulement respecté les choix religieux des Autochtones chrétiens, mais aussi l’égalité des cultes en protégeant, autant que possible, les minorités chrétiennes au sein des communautés. Par contre, bien que ces Autochtones aient bénéficié ici d’une rare égalité de traitement avec les autres Canadiens, celle-ci ne s’inscrivait pas moins dans un régime de tutelle parfois porteur de contraintes quant aux capacités de pratique cultuelle.

Un tel constat, qui gagnerait à être validé à la lumière du traitement réservé à d’autres dimensions du christianisme sur les réserves[90], ou de la gestion des pensionnats autochtones, suggère aussi certaines nuances au niveau de la représentation courante de la politique indienne. D’une part, s’il a souvent été affirmé que le cadre normatif permettait au gouvernement canadien de contrôler tous les aspects de la vie des Autochtones, de leur naissance à leur mort, force est de constater qu’en matière de liberté de religion, les fonctionnaires ne disposaient et ne se reconnaissaient aucun pouvoir à l’égard des choix effectués par les Autochtones chrétiens. Au-delà de la volonté de voir les Autochtones embrasser le christianisme, les Affaires indiennes ont montré peu d’intérêt à s’ingérer dans la vie spirituelle des convertis, préférant laisser ce champ aux congrégations religieuses. D’autre part, l’enlignement sur la politique d’État en matière de gestion du pluralisme religieux a été adopté très tôt par la haute direction des Affaires indiennes, maintenu tout au long de la période à l’étude et mis en application de manière rigoureuse. Cela en dépit des réorientations idéologiques et administratives qui ont marqué la politique indienne dans son ensemble durant la période à l’étude[91], et les transformations qui, à l’échelle nationale, ont caractérisé les rapports entre l’État et les églises durant la même époque. Ceci offre un contraste avec l’historique d’ajustements, de compromis et d’initiatives individuelles de la part des fonctionnaires qui, sur bien d’autres plans, a caractérisé la transposition sur le terrain des principes fondamentaux de cette politique indienne[92].