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Que de graves conséquences découlent de ce vice qui ruine les constitutions, remplit les prisons et les asiles ; que de peines étouffées en grande partie par la charité de nos institutions de bienfaisance, de nos communautés surtout, qui ouvrent les bras à l’infortune, sans calculer ni demander pourquoi les enfants pleurent et les femmes souffrent[1].

C’est en ces mots que le juge Benjamin-Antoine Testard de Montigny décrit le problème de l’intempérance, en 1898, dans son rapport sur l’état moral de la cité de Montréal. Il considère le vice de l’alcoolisme comme étant la cause principale de ce qu’il perçoit comme la crise sociale et morale qui frappe la ville de Montréal. Ces propos sont au diapason d’une puissante rhétorique antialcoolique émanant de divers groupes sociaux et abordant une diversité de sujets. Ces préoccupations pour l’abus d’alcool ne sont pas, à l’époque, nouvelles. Un premier mouvement de tempérance québécois s’est formé dans la première moitié du XIXe siècle, initié par des sociétés de tempérance de dénominations protestantes[2]. Au milieu du XIXe siècle, la vigoureuse campagne pour la tempérance menée par l’abbé Charles Chiniquy a suscité un très grand engouement au sein de la population catholique. L’influence de ce premier mouvement, misant sur la réforme morale et la foi, a diminué à partir du milieu des années 1850, au moment où l’Église catholique se dissocie de Chiniquy, qu’elle trouve trop turbulent[3].

Le second mouvement de tempérance, qui touche le Québec à partir du dernier tiers du XIXe siècle, a suscité moins l’attention des historiens au Québec[4] que de ceux au Canada et aux États-Unis[5]. Tina Loo et Carolyn Strange soulignent qu’au Canada, « temperance became a marker of respectability[6] » à cette époque et que « the movement to enforce prohibition provides another example of a regulatory campaign which attacked one thing (alcohol) by targeting specifics forms of behaviour, particular types of people, and certain public spaces[7] ». Dans le cas de la Colombie-Britannique, Mimi Ajzenstadt remarque que les discours de tempérance « reflected the transformation of the province from a community governed mostly by a liberal philosophy which supported minimum state power, to a community advocating stronger intervention of state into private behaviour[8] ». La littérature anglo-canadienne a donc mis en évidence l’impact des mouvements antialcooliques dans la transformation de l’ordre libéral durant la seconde moitié du XIXe siècle.

À propos du Québec, il faut s’en remettre essentiellement aux ouvrages de synthèse pour connaître les grandes lignes de ce mouvement, surtout envisagé à l’aune de l’histoire religieuse catholique[9]. Deux études méritent plus d’attention. La première, de Rolland Glaude, porte sur le mouvement canadien-français de la tempérance depuis la Nouvelle-France jusqu’aux années 1980[10]. Elle présente le mouvement du tournant du XXe siècle comme « un bras de fer que se livrent l’Église et l’État dans l’élaboration d’une solution au problème de l’alcoolisme », tout en étant très différent du mouvement de tempérance présent ailleurs en Amérique du Nord[11]. La seconde, celle de Richard Yen, aborde le mouvement de tempérance catholique comme une lutte entre les marchands d’alcool et les groupes antialcooliques[12]. L’auteur réduit considérablement la portée du mouvement en ne le présentant qu’en termes économique et commercial, évacuant presque totalement l’aspect social de la question, en plus d’exclure les militants anglo-protestants de son analyse. Aucune étude ne présente donc de manière satisfaisante le mouvement antialcoolique se développant au Québec à l’aube du XXe siècle.

Cet article vise tout d’abord à bonifier l’historiographie des régulations sociales de l’alcool au Québec. Par l’analyse des discours qui ont ponctué le second mouvement de tempérance, nous désirons montrer de quelle manière le vice de l’intempérance a été (re) formulé, au tournant du XXe siècle, comme l’une des principales causes des problèmes sociaux. Si la rhétorique de la tempérance du milieu du XIXe siècle était principalement religieuse et moralisatrice, celle qui nous intéresse tire profit du développement des sciences sociales et des nouvelles théories médicales, dont celle de la dégénérescence. Les intempérants semblent donc maintenant être les porteurs non seulement d’une morale déficiente, mais également de caractéristiques physiologiques, psychologiques, économiques et sociales particulières qui, de l’avis des réformateurs, menacent l’avenir de la nation. Les différents discours sur l’intempérance insistent alors sur la figure du pauvre, de la mauvaise mère et de la famille dysfonctionnelle comme sources de ce désordre social. Ce sont vers eux, en premier lieu, qu’une réforme morale et sociale doit être entreprise. Cette menace pour la collectivité justifie alors les pressions pour une action étatique au sujet des régulations de l’alcool.

Afin de mener à bien notre analyse, nous nous sommes penchées sur un riche corpus de sources provenant des archives des associations de tempérance et de diverses publications d’époque abordant la thématique de l’intempérance entre 1870 et 1921. La publication de propagande tempérante et antialcoolique de l’époque est abondante et exploite divers angles d’approche afin de transmettre son message. Cette propagande représente la principale courroie de transmission de l’idéologie des prédicateurs tempérants. Nous avons ainsi pu retrouver une quarantaine de brochures qui abordent le problème de l’intempérance d’un angle moral, médical, éducatif, judiciaire ou politique. Nous nous sommes aussi intéressées au périodique La Tempérance, publié à partir de 1906, qui aborde d’une manière étoffée les questions relatives à la tempérance et à l’alcoolisme. Finalement, nous avons porté notre attention sur les publications scientifiques parues dans des revues médicales et des actes de congrès.

L’article est divisé en trois sections. D’abord, nous donnerons un aperçu du deuxième mouvement de la tempérance. Par la suite, nous aborderons le recours aux théories issues des sciences médicales et sociales afin de (re) formuler le discours sur l’intempérance en de nouveaux termes. Notre dernière section se penchera enfin sur les discours identifiant les figures du pauvre, de la mauvaise mère et de la famille dysfonctionnelle comme les principales manifestations du désordre social que provoquerait l’intempérance.

Le deuxième mouvement de la tempérance

C’est à partir des années 1870 qu’on observe un nouveau dynamisme dans la cause antialcoolique. À cette époque, plusieurs membres de la société québécoise s’organisent et participent à la création d’un véritable mouvement favorisant la tempérance. Plusieurs sociétés de tempérance et plusieurs ordres fraternels sont déjà actifs, mais c’est la création de la Quebec Temperance and Prohibitory League (1870), suivie quelques années plus tard par la fondation de la Dominion Alliance for the Total Suppression of the Liquor Traffic Quebec Branch (1876) et de la Woman’s Christian Temperance Union of the Province of Quebec (WCTU) (1883)[13], qui annoncent le renouveau du mouvement de la tempérance. Ces groupes, par leurs objectifs législatifs, marquent un changement important dans le mouvement. Pour eux, il ne s’agit plus seulement de donner l’exemple par l’abstinence comme le proposaient les groupes de la première moitié du XIXe siècle : ils réclament maintenant des commissions d’enquête, l’adoption de lois encadrant le commerce des alcools, et même la prohibition.

Les membres de la communauté franco-catholique, sans être totalement absents de ce renouveau, s’organisent plus formellement un peu plus tard à la suite de l’appel à la mobilisation lancé par le clergé catholique au début du XXe siècle. La Ligue antialcoolique de Montréal, la Ligue antialcoolique de Québec et le Comité de tempérance de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (FNSJB) sont les groupes catholiques les plus actifs. Ces associations urbaines sont majoritairement formées par des membres de la bourgeoisie d’affaires ou professionnelle (banquiers, marchands, avocats, médecins, etc.). À la différence des mouvements de tempérance nord-américains, celui du Québec est essentiellement masculin. Bien que les groupes féminins jouent un rôle non négligeable, la plupart des discours du mouvement québécois sont écrits par des hommes. L’omniprésence du clergé catholique, des hommes politiques et du corps médical, ainsi qu’une conception rigide de la séparation des sphères publiques et privées, expliquent cette prédominance masculine. De plus, les deux associations féminines que sont la WCTU et la FNSJB accordent une importance particulière à l’action charitable auprès des enfants, des femmes et de certaines catégories de travailleurs. L’action politique occupe aussi une bonne part de leurs activités (pétitions, propositions d’amendement à la loi des licences, contre-requêtes[14]).

Bien qu’elles se réclament de religions différentes, ces associations partagent le même objectif de lutte contre l’intempérance. Plusieurs revendications auprès des pouvoirs politiques sont formulées de manière conjointe. Malgré certaines divergences relatives aux moyens à utiliser, les militants de la tempérance réclament une implication plus directe des pouvoirs politiques afin d’éradiquer ce qu’ils considèrent comme le fléau de l’heure. La mise en place d’un système de prohibition partielle, vers la fin des années 1910, et la création de la Commission des liqueurs de Québec, en 1921, témoignent de l’impact de ce mouvement sur le monde politique.

Un discours plus scientifique

Le nouveau dynamisme du mouvement antialcoolique au tournant du XXe siècle découle en bonne partie d’un nouveau discours médical sur la dégénérescence[15] et, plus largement, sur la santé publique. La vulgarisation et la diffusion de ces nouveaux savoirs médicaux permettent d’élargir grandement l’éventail de l’argumentaire antialcoolique, en plus de leur procurer une grande légitimité.

La doctrine de la dégénérescence a été introduite au Québec vers la fin du XIXe siècle[16]. Elle a d’abord été développée par l’aliéniste français Bénédict Augustin Morel dans son Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine, publié en 1857. Morel la définit comme « une déviation maladive d’un type primitif » qui découle de facteurs héréditaires, environnementaux et comportementaux, comme c’est le cas chez les alcooliques[17]. La théorie élaborée par Morel est donc empreinte d’une forte dimension morale[18]. Les médecins français Valentin Magnan[19] et Paul-Maurice Legrain[20] s’en sont grandement inspirés dans leurs travaux sur l’alcoolisme et la maladie mentale, comme plusieurs de leurs nombreux collègues. La théorie de la dégénérescence est plus généralement « associ [ée] aux notions évolutionnistes[21] ». Dans son article sur la lutte antialcoolique en France, Bernard Dargelos résume cette théorie ainsi :

L’individu transmet à sa descendance un désordre, une prédisposition morbide héréditaire qui, en quelque sorte, opérera à la faveur de causes déterminantes extérieures […]. Seulement, lorsque l’individu hérite de la prédisposition morbide, celle-ci, une fois « activée », prendra une forme aggravante par rapport à la génération précédente. Au fil des générations, l’actualisation de nouvelles prédispositions morbides tend à éteindre la lignée[22].

Le corps médical en est venu à identifier l’alcoolisme comme l’une de ces principales formes aggravantes de la dégénérescence sociale. Par un effet de retour, l’aggravation de la dégénérescence favorise, selon lui, la consommation d’alcool abusive au sein de la population. Au Québec, le docteur Joseph-Ernest Dion conclut, dans un article paru dans l’Union médicale du Canada en 1909, que « la dégénérescence mentale engendre donc souvent des alcooliques, et les alcooliques engendrent à leur tour des dégénérés. C’est un cercle vicieux[23] ».

Étroitement liée au développement de la médecine psychiatrique[24], la théorie de la dégénérescence aborde « l’affaiblissement du corps social » dans une perspective de santé publique. Lors du Congrès de tempérance de Québec en 1910, le docteur Thomas Savary énonce que :

[…] les funestes effets de l’alcool n’affectent pas seulement l’individu, mais aussi sa descendance. Sans parler des dégénérés de toute espèce, victimes inconscientes de l’alcoolisme des ascendants, que la médecine est impuissante à guérir et qui sont les déchets de la société, les enfants de l’alcoolique sont aussi des êtres faibles, anémiques, à musculature chétive et facilement tuberculisables [sic][25].

À l’instar de plusieurs autres médecins, Savary considère que l’alcoolisme prédispose aux maladies infectieuses telles que la tuberculose. Il faut dire que celle-ci est, à cette époque, un enjeu social considérable, au point où l’État québécois met sur pied en 1909 une commission d’enquête se penchant sur la question. En 1910, le rapport de la Commission royale de la tuberculose[26] (commission Lachapelle) affirme que :

L’alcool est une cause prédisposante, directement, en affaiblissant les défenses naturelles de l’organisme, et indirectement, par ce qu’il est cause que [sic] l’alcoolique lègue à ses descendants la dégénérescence physique et suscite d’ailleurs tout un cortège de causes secondaires anti-hygiéniques[27].

La théorie de la dégénérescence sociale a contribué à diffuser la lutte antialcoolique au sein du corps médical. Plusieurs médecins ont donc appuyé le mouvement de la tempérance ou de la prohibition. Cette caution du corps médical a grandement encouragé les promoteurs de la tempérance déjà convaincus de la dérive de la morale collective. Ces derniers ont contribué, de leur côté, à une plus grande influence des médecins dans les enjeux de santé publique et dans le mouvement antialcoolique[28].

Ce nouveau savoir médical se développe en symbiose avec la théologie chrétienne et morale en matière d’alcool. Johanne Collin et David Hughes montrent que le terme « dégénérescence » était déjà en usage dans le langage commun. Employé dans un sens moral et patriotique, il témoigne « d’un certain souci collectif quant à l’avenir de la nation[29] ». Les deux sens du terme, soit patriotique et médical, ont eu « tendance à s’associer, voire à se confondre » dans les discours[30], ce qui explique en partie la popularité de cette doctrine au sein des discours antialcooliques. Plus globalement, comme l’a souligné Mariana Valverde, la morale et la science n’étaient pas des domaines distincts à cette époque. Opposer la science et la morale équivaut ainsi « to commit the historiographical error of presentism[31] ».

Forts de ce nouveau savoir, les protagonistes du mouvement de tempérance affirment que l’avenir de la nation est sérieusement mis en péril par l’alcoolisme. Tout un pan des discours, statistiques à l’appui, insiste alors sur la potentielle extinction de la « race ». Dans leur tableau d’enseignement intitulé La mort des races, les Clercs de Saint-Viateur soulignent que l’alcool tue plus de gens que toute autre maladie, avançant même le nombre de 5 000 morts par année pour le Québec seulement[32]. La directrice du comité Health and Heredity de la WCTU, Maria G. Craig, affirme pour sa part que « that diseases arising from the use of liquor are liable to become hereditary, even to the third generation, gradually increasing […] till the family becomes extinct[33] ». Une membre de la WCTU de Waterloo, Madame J. Mabon, qualifie même le commerce des alcools de « nation’s curse » quelques années plus tard[34]. D’autres affirment que l’alcoolisme explique le dépeuplement des communautés autochtones. En 1907, dans un article de La Tempérance, on mentionne « qu’autrefois l’eau-de-vie a décimé les premiers habitants de cette terre du Canada, de même aujourd’hui est-elle en train de décimer la nation canadienne[35] ». En somme, la théorie de la dégénérescence et les nouvelles préoccupations en matière de santé publique procurent une grande légitimité scientifique à cette « croisade » morale contre l’alcool.

La consommation abusive d’alcool est donc présentée, au tournant du XXe siècle, comme un problème à la fois moral et médical menaçant l’ordre social sous différentes formes. Lors du Congrès de tempérance de la ville de Québec, en 1910, le juge Adolphe-Basile Routhier expose une vision de l’alcoolisme qui est partagée par une bonne partie du mouvement de tempérance :

L’alcoolisme est au contraire [des autres vices] un vice inévitablement social. L’alcoolique ne boit pas seul, il lui faut des compagnons. Il lui faut la taverne, où il y a rassemblement nocturne et orgie. L’ivresse qu’il y trouve, il faut qu’il la promène dans les stations de police et devant les tribunaux, avant de l’apporter, la nuit, dans le sanctuaire de la famille. Et voilà comment l’alcoolisme devient contagieux, et un péril pour une race[36].

L’une des grandes angoisses est l’apparente corrélation, selon le mouvement de tempérance, entre la criminalité et la consommation d’alcool. Il faut dire que l’ivresse publique est un comportement déjà criminalisé et de plus en plus réprimé durant cette période[37]. Les discours antialcooliques militent pour cette forte répression. Les statistiques des corps de police confirment, dans une logique circulaire, la pertinence de ces discours. De plus, certaines théories criminelles de cette époque, comme celle de la « folie morale », reconnaissent la notion de dégénérescence alcoolique comme l’un des facteurs favorisant des comportements déviants[38].

L’ivresse tend ainsi à devenir « la » cause explicative de la criminalité en général. Dans un document publié par la Dominion Alliance, intitulé Drink and Crime in Canada[39], on y affirme que le crime, quel que soit son degré de gravité, est généralement causé par l’abus d’alcool. L’organisation s’en remet aux propos du chef de police de Montréal pour appuyer cette affirmation :

Mostly all offences are due either directly or indirectly to intemperance. What is the cause of almost all larcenies ? Drink ! Of assaults ? Drink ! Disorderly conduct ? Drink ! Fights, furious driving, interference with the police, foul language, blasphemies ? Drink, Drink, Drink ! […] In short, intemperance is to be found as the universal direct or indirect cause of all evils[40].

L’alcoolisme ne produit pas seulement la déviance, mais il entraîne également des conséquences économiques importantes. L’avocat Joseph-Camille Pouliot affirme par exemple, en 1907 :

Or, si des effets, néfastes, pour la santé de l’individu, le bien-être de la famille, la sécurité de la société et de la patrie – qui tous, bien qu’à divers titres, sont affectés et gravement compromis par la perte incalculable de forces vives restées ainsi inactives et irrémédiablement stérilisée, – nous remontons à la cause initiale et primordiale de ce trouble dans l’économie individuelle et sociale, vous devrez admettre et reconnaître avec nous que l’ALCOOLISME est le principe de tout ce mal[41].

Ce qu’il entend par « ce trouble dans l’économie individuelle et sociale » réfère, d’une part, à l’indigence dans laquelle plusieurs familles sont plongées, et, d’autre part, au débordement vécu dans le réseau institutionnel sans cesse grandissant. Envisagées ainsi, les pratiques abusives de consommation d’alcool deviennent un enjeu pour l’ordre social. Elles contribuent à alourdir le fardeau de la prise en charge institutionnelle. On sait cependant que, riches comme pauvres, diverses personnes consomment de manière abusive, mais trois figures sont plus souvent représentées dans les discours comme les responsables de cette instabilité sociale : le pauvre, la mauvaise mère et la famille dysfonctionnelle.

Les figures du vice et de l’alcoolisme

En 1913, Félicité Angers, alias Laure Conan, rapporte dans une brochure adressée aux femmes canadiennes que « si l’alcoolisme disparaissait de la terre, disent les économistes, il n’y aurait plus guère de pauvreté : la prospérité serait générale[42] ». Edmond Rousseau, dans sa brochure Alcool et alcoolisme, entend informer la population sur ce « fléau » le plus terrible, puisqu’il « tue le corps, il s’attaque aussi à l’âme de l’homme, il diminue la force productive d’un pays, il détruit l’épargne, désagrège la famille et mène infailliblement à la folie et à la mort. […] Ai-je besoin de vous le nommer, ce grand fléau ? Vous le connaissez tous, c’est-ce pas ? C’est l’intempérance[43] ».

Le problème de la pauvreté, plus particulièrement celui du paupérisme, préoccupe grandement le mouvement de tempérance. Lors du Congrès de tempérance de la ville de Québec, en 1910, le révérend père Alexis l’exprime ainsi : « Mais, enfin, n’est-il pas vrai que la plupart des cas de misère noire, si nombreux dans nos familles urbaines, sont imputables à l’intempérance de leurs chefs ?[44] ». En unissant la rhétorique médicale à la rhétorique moralisatrice, l’auteur des « Petites études et expériences sur l’Alcool et ses effets », S.-R. Tranchemontagne, affirme que l’alcool est l’une des principales causes du paupérisme. Pour lui, la consommation d’alcool provoque la paresse : « l’alcool paralyse les nerfs et, par là même, ralentit le mouvement […] le sang, fouetté par l’alcool, ne tarde pas à s’alourdir et conséquemment à plonger l’organisme dans un état d’engourdissement et de torpeur[45] ». Il « est donc, poursuit-il, de la nature de l’alcool d’engendrer et développer de plus en plus dans ses victimes la paresse de l’esprit et la paresse du corps[46] ». Cette explication médicale mise de l’avant, l’auteur affirme que « la paresse engendre la pauvreté, non la pauvreté laborieuse et honnête […], mais la pauvreté du vice[47] ».

La répétition de ce discours a permis d’associer le paupérisme à la figure de l’alcoolique imprévoyant poussant sa famille vers l’indigence et menaçant la stabilité de la société. Cette rhétorique a permis de justifier le refus d’une aide charitable à plusieurs travailleurs infortunés. En effet, plusieurs organisations de charité, dont la Charity Organization Society, refusent les demandes de secours si l’on soupçonne d’intempérance un des membres du ménage[48]. David McMillan, surintendant de la Protestant Home of Industry and Refuge, et Sir William Dawson, recteur de l’Université McGill, affirment lors de la Royal Commission on the Liquor Traffic[49] que la consommation d’alcool est la raison principale de l’établissement de nombreuses institutions de charité à Montréal. Sans cette consommation d’alcool, croient-ils, le réseau institutionnel charitable est voué à disparaître[50]. Ainsi, dans le discours de la tempérance, l’indigence de nombreuses familles est tout simplement la conséquence de l’alcoolisme du père.

Les sources sont généralement discrètes à propos de la consommation d’alcool chez les femmes, pratique de plus en plus désapprouvée à partir de la fin du XIXe siècle[51]. Malgré cette désapprobation, les pratiques de consommation des femmes n’ont pas disparu. Dans le discours de la tempérance, cette consommation, bien plus que chez les hommes, représente un risque grave pour la famille et l’ordre social. La description qu’en fait Hugolin Lemay en témoigne : « Quand une femme est tombée dans ce vice, il n’y a plus rien. Si elle a un mari, des enfants, elle est pour eux une plaie vivante, incurable et pleine de douleurs […] Ici, nous ne pouvons pas même éprouver de pitié ; nous n’éprouvons que du dégoût[52] ». Les catholiques et les protestants du mouvement de la tempérance considèrent les femmes comme les piliers moraux de la famille et de la société. Les valeurs qu’ils attribuent à la maternité, comme le dévouement et la piété, leur semblent irréconciliables avec l’image des femmes consommatrices d’alcool[53].

À ce discours moral s’ajoutent des considérations médicales. Les témoignages de médecins sur les risques de dégénérescence engendrés par l’alcoolisme des femmes se retrouvaient régulièrement dans les publications du mouvement de tempérance. Le docteur Albert Jobin, président de la Commission d’hygiène de la cité de Québec, dans un article titré « L’alcool et les femmes », affirme que « c’est surtout sur la descendance que les effets de cette passion se font le plus déplorablement sentir. […] ces enfants naissent ou vivent avec des marques de dégénérescence physique, morale et intellectuelle[54] ». Laure Conan insiste d’ailleurs sur la responsabilité de certaines femmes dans la création de nombreuses « lignées d’ivrognes » par leur incompétence maternelle[55]. Un collaborateur du périodique La Tempérance, Joachim-Joseph, souligne dans cet ordre d’idée que « si nous avions de vraies mères en plus grand nombre, l’ivrognerie serait bientôt de l’histoire ancienne et combien d’autres vices devraient disparaître[56] ».

La violence familiale[57] est également une thématique récurrente dans les discours du mouvement de tempérance sur la famille. Ces discours présentent la mère et ses enfants comme les victimes de l’alcoolisme du père. En 1906, la revue La Tempérance publie une « historiette » qui comprend cette explication :

George, le mari, est ivrogne, blasphémateur, impie ! Les vices s’enchaînent. Que de scènes lamentables se déroulent à ce foyer ! Au sortir de ses orgies, au retour du cabaret, le misérable, devenu furieux, veut tout briser, et s’efforce d’assouvir sa rage sur ses pauvres petits enfants. La mère s’interpose, et les coups qu’elle ne peut détourner, elle les subit[58].

De telles « historiettes », centrées sur le vice de l’alcool, ne cherchent pas à comprendre les relations de pouvoir qui placent les femmes et les enfants dans une situation de grande vulnérabilité par rapport au mari et au père. À l’occasion, le vice de l’alcool semble même réduire la responsabilité de l’homme violent. Voici ce que La Tempérance affirme au sujet de l’alcoolisme et des lourdes responsabilités que la Providence a confiées aux hommes :

Comment aimer ce tyran ? Comment respecter ce bourreau ? Maudite boisson, qui as [sic] pouvoir de dénaturer à ce point un père, qui ne devrait être que bonté et tendresse pour les êtres que la Providence lui a confiés ! Le plus lamentable est que l’ivrogne ne se rend pas compte de ses actes lorsqu’il est ivre, et qu’il ignore et ne veut pas admettre, une fois revenu à son bon sens s’en être rendu coupable. […] Sa femme lui dit qu’il brutalise ses enfants… il nie ; qu’il l’a brutalisée elle-même… il nie toujours[59].

C’est bien souvent aux femmes, mères et épouses que revient la responsabilité de la consommation abusive des hommes dans le discours de la tempérance[60]. Hugolin Lemay, à l’instar de plusieurs autres, affirme : « Certes, il y a beaucoup de femmes qui n’ont rien à se reprocher à cet égard, et dont le mari, s’il boit, est le seul coupable – mais combien d’autres ont bâti leurs malheurs de leurs propres mains, et peuvent, aux pieds du misérable qui les torture, gémir un sincère mea maxima culpa ![61] ». Certaines femmes oeuvrant pour la cause de la tempérance partagent cet avis, dont Madame Papineau, membre de la FNSJB. Elle affirme en 1909 : « Hélas ! beaucoup de femmes, par de la paresse, du gaspillage, de la malpropreté, même par l’inconduite, poussent leur mari à l’intempérance[62] ». Fernand Hébert, dans son étude sur le mouvement philanthrope anglo-protestant de prévention de la violence maritale, observe ce même discours de culpabilisation des femmes[63].

Conclusion

L’étude des mouvements de tempérance dépasse la simple question de la consommation d’alcool et de sa répression. Didier Nourrisson souligne à ce propos qu’une lecture attentive permet d’y voir « l’expression d’une époque, le miroir d’un certain état de civilisation[64] ». Ainsi, au tournant du XXe siècle, l’industrialisation, l’économie capitaliste et l’urbanisation suscitent une plus grande préoccupation pour les problèmes sociaux. Le vice de l’alcool est alors identifié comme l’une des principales causes de ces problèmes. Il prend la forme d’une grave menace pour la santé publique à la lumière de la théorie médicale de la dégénérescence. Ce discours puissant sur la tempérance en viendra à appuyer une intervention des pouvoirs publics afin de réguler certaines pratiques considérées amorales et dangereuses pour la reproduction de la société[65]. C’est en partie ce qui mènera à la nationalisation du commerce des alcools au Québec[66]. C’est ce qu’on peut appeler, avec Marcel Martel, une politique « de réductions des dommages » qui, tout en favorisant un accroissement des revenus de l’État, apaise « les réformateurs de la morale[67] ».

Le discours sur l’intempérance de l’époque n’a évidemment pas pour objectif de remettre en question le capitalisme ou la famille patriarcale. Comme le souligne Claudine Pierre-Deschênes, « l’action réformiste constitue l’un des mécanismes d’autoréglage du capitalisme. […] Bien qu’au plan du discours elle prétende aplanir les inégalités sociales, elle participe à leur renforcement, en accentuant le pouvoir de certains groupes sociaux[68] ». Les militants québécois en faveur de la tempérance, dont la plupart sont issus de la petite bourgeoisie, correspondent à ce schéma. Ils semblent proposer aux problèmes sociaux une solution qui soit conforme à ce qu’ils perçoivent comme étant leur rôle moralisateur au sein de la société. Ce faisant, ils participent à la stigmatisation de certains groupes de la population par leur discours sur le vice de l’alcool. Les femmes sont particulièrement ciblées par ces discours, puisqu’elles sont présentées, paradoxalement, à la fois comme les piliers moraux de la réforme et comme l’une des principales sources de la propagation du vice.

Finalement, il ne faut pas négliger les résistances des populations visées par ces discours et ces mesures. En effet, la consommation d’alcool fait partie intégrante des sociabilités des hommes et des femmes au tournant du XXe siècle[69]. Pour perdurer, ces sociabilités ont dû s’adapter aux nouvelles régulations de la pratique de la consommation d’alcool tracées par la rhétorique antialcoolique et les mesures de tempérance. Ainsi, s’attarder aux discours antialcooliques nous permet de comprendre en partie la manière dont la société québécoise a historiquement construit son rapport à l’alcool.