Article body

Depuis plusieurs années, je dirige des projets de recherche liés à l’histoire des aliments, des boissons et des drogues en tant professeur au département d’histoire de l’USP (Université de São Paulo) au Brésil. Ces recherches ont été développées dans le cadre de la programmation scientifique du Laboratoire d’études historiques sur les drogues et les aliments (LEHDA), dont je suis le coordonnateur[1]. Dans cet article, j’aborderai certains éléments de l’histoire de la prohibition brésilienne du cannabis, en les contrastant avec la réglementation de l’eau-de-vie de la canne à sucre, la cachaça. J’analyserai également le cadre international de la réglementation des drogues et les distinctions entre la trajectoire du modèle réglementaire québécois et canadien, et celui du modèle brésilien. Cette démarche historique me permettra enfin de contraster la politique canadienne de légalisation du cannabis et celle de la « guerre contre les drogues » au Brésil.

Au XXe siècle, plusieurs traités internationaux, de la Convention internationale de l’opium de 1912 à la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, ont encadré la production et la circulation de certaines drogues psychoactives. Cet ordre prohibitionniste mondial a principalement interdit trois plantes et leurs dérivés (pavot et opium, coca et cocaïne, et cannabis), tandis que d’autres substances, comme les boissons alcoolisées, le tabac et la caféine, sont restées dans un cadre légal et font l’objet d’une grande circulation dans le commerce international. Ainsi, à partir des années 1920, la plupart des provinces canadiennes ont adopté un modèle de monopole d’État provincial en matière de commerce des alcools. Ce modèle diffère de celui de la plupart des pays du monde qui repose principalement sur l’entreprise privée. En 1921, par exemple, le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau créait la Commission des liqueurs de Québec, transformée depuis en Société des alcools du Québec (SAQ). Le Québec faisait alors office de province pionnière dans la monopolisation de la vente des alcools au Canada.

En ce qui concerne le cannabis, le Canada a longtemps adhéré aux traités internationaux et à la politique de répression qu’ils ont justifiée. En 2018, le Parlement fédéral a cependant légalisé cette drogue par l’adoption du projet de loi C-45. Pour la plupart des provinces canadiennes, le modèle du monopole d’État, inspiré de celui des alcools, est envisagé afin d’assurer le commerce du cannabis. Jusqu’à présent, la légalisation de cette substance n’a été approuvée que dans un seul pays, l’Uruguay, et, selon différentes modalités, dans quelques États américains. La décision du Parlement canadien aura certainement un impact immense, offrant une alternative au modèle de répression en vigueur dans de nombreux pays. Ce modèle de répression a eu des effets négatifs dans ceux-ci, tels que l’augmentation de la violence, l’incarcération massive et la discrimination en fonction de la classe sociale et de l’ethnie. Ce modèle a été adopté en Amérique latine, et notamment au Mexique et au Brésil. Ces deux pays, les plus populeux de cette région du monde, se distinguent toujours par le nombre de crimes découlant du commerce de la drogue.

Dans cet article, j’examinerai donc les conditions historiques de production, de commerce et de régulation des substances psychoactives (alcool et drogue) au Brésil. Le contexte colonial socio-économique et culturel brésilien est très différent de celui du Québec. Par exemple, les Autochtones du Nord ne connaissaient pas, avant l’arrivée des Européens, les boissons fermentées qui avaient pourtant une grande importance dans les sociétés indigènes de l’Amérique du Sud. De plus, l’esclavage au Canada n’a jamais eu l’importance sociale et économique qu’il avait au Brésil colonial, le pays qui a reçu le plus d’esclaves d’Afrique. L’économie forestière du Nord ne peut pas être comparée à la plantation tropicale caractérisée par des monocultures et des exportations soutenues par le travail forcé. Comme nous le verrons dans ce texte, ces éléments expliquent en partie pourquoi la régulation de l’alcool et la « guerre contre la drogue » ont eu un impact considérable sur la société brésilienne depuis le XIXe siècle et jusqu’à nos jours. En effet, cette guerre a touché et touche toujours les populations les plus vulnérables, ce qui en a fait une « guerre contre les pauvres ».

L’alcool et l’ivrognerie

Fernand Braudel a affirmé qu’il ne fallait pas « reléguer dans l’anecdotique l’apparition de tant de produits alimentaires, du sucre, du café, du thé à l’alcool. Ils sont en fait chaque fois d’interminables, d’importants flux d’histoire[2] ». Au Brésil, l’économie sucrière, appelée par l’anthropologue Gilberto Freyre la « sacarocracie », était responsable de la production de l’eau-de-vie de canne à sucre, la cachaça, principale boisson alcoolisée de la période coloniale[3]. Cette boisson est même devenue un marqueur de l’identité nationale qui a été adapté selon les divers contextes historiques. L’indépendantisme dit nativiste en a fait, par exemple, un produit emblématique de la nation, qui était opposé aux boissons portugaises, comme le vin et l’eau-de-vie de raisin, ce qu’on appelait la bagaceira[4]. Par la suite, l’exportation de cachaça et de tabac du Brésil a été intégrée dans le commerce triangulaire du système sud-atlantique. Cette exportation permettait d’obtenir en retour des esclaves africains qui étaient forcés de travailler dans les plantations de canne à sucre. En conséquence, 40 % de tous les Africains qui ont été amenés au Nouveau Monde ont débarqué en Amérique portugaise[5].

La cachaça avait également une grande importance dans la colonisation du pays, où une économie endogène de production de biens de consommation avait émergé en marge de la prédominance des grandes plantations orientées vers l’exportation. Les groupes subalternes, qui avaient organisé des révoltes sociales à la suite des évasions massives d’esclaves et qui étaient regroupés dans les villages rebelles (quilombos), avaient aussi une production à petite échelle de sucre et de cachaça (les engenhocas). Cette dispersion d’esclaves fugitifs a été à l’origine de plusieurs localités brésiliennes, en particulier dans l’État du Minas Gerais où sont aujourd’hui produites les marques les plus appréciées de cachaças brésiliennes[6]. Le grand sociologue et folkloriste Luis da Câmara Cascudo a été l’un des premiers à reconnaître les significations multiples de la cachaça, tant par son importance économique que par ses représentations culturelles comme symbole nativiste et son intégration dans les habitudes populaires[7]. Les chercheurs intéressés par la cachaça ont également analysé les formes indigènes traditionnelles de production et de consommation de boissons fermentées alcooliques à base de manioc et de fruits. Ainsi, dans les années 1940, Osvaldo Gonçalves de Lima, chimiste spécialisé en ethnozymologie, a étudié les boissons locales fermentées de manioc, telles que le cauim, le caxiri et le pajauaru[8].

La régulation de l’alcool à l’époque coloniale a suscité l’intérêt de plusieurs commentateurs et chercheurs. Dès le début de la colonisation de l’Amérique, les usages traditionnels des fermentés alcooliques et des autres drogues par les « Indiens » ont été fortement réprimés, puisqu’ils représentaient pour les colonisateurs des formes d’idolâtrie non chrétiennes[9]. Récemment, l’historien João Antonio Fernandes a comparé les différents modèles de consommation alcoolique chez les Autochtones du Brésil et les Européens à l’époque coloniale. Les colonisateurs, selon lui, considéraient les fêtes indigènes de consommation intensive des cauim (les cauinagens) comme des excès parce qu’elles se distinguaient de l’habitude européenne de consommation modérée, mais quotidienne de boissons. Bien que la consommation des indigènes ait pu apparaître excessive, celle-ci était encadrée par un rituel festif et cérémoniel[10]. La mastication du cauim, surtout réalisée par les femmes des tribus, a été systématiquement dénoncée par les chroniqueurs de la période coloniale, trahissant le dégoût des Européens face à cette coutume indigène[11]. La « beuverie sauvage » des Autochtones est ainsi devenue un stéréotype qui a par la suite été appliqué aux esclaves, aux métis et à tous les pauvres.

C’est d’ailleurs au XIXe siècle que l’on a assisté à l’augmentation de la consommation de la bière. Cette dernière, d’abord importée, était de plus en plus remplacée par une production nationale. Le livre le plus complet sur l’histoire de la bière, centré principalement sur Rio de Janeiro, est celui de Teresa Cristina de Novaes Marques[12]. Elle y analyse l’histoire de la brasserie Brahma ainsi que l’influence sociale et culturelle de la bière sur les loisirs populaires et le mouvement ouvrier. Elle analyse également le débat sur la prohibition de l’alcool dans les milieux médicaux durant la période de l’industrialisation. Elle révèle plusieurs aspects de la construction symbolique des boissons dans le pays, où chaque classe sociale était associée à la consommation d’un type de boissons alcoolisées : la cachaça était associée aux plus pauvres, la bière aux classes sociales basses et moyennes, et le whisky et les vins importés aux élites.

Toujours au XIXe siècle, la criminalisation croissante de l’ivrognerie en Europe a été une forme de répression des populations. On considérait alors l’alcoolisme comme la principale cause de grèves et d’insurrections, dont la Commune de Paris de 1871. Ce discours pouvait s’appuyer sur les nouvelles théories médicales de l’hygiénisme et de la dégénérescence héréditaire qui attribuaient une grande importance à l’alcool dans leur diagnostic de l’état de santé déclinant de la classe ouvrière européenne[13]. En 1849, le médecin suédois Magnus Huss définit la nosographie de l’alcoolisme à la suite de ses observations cliniques dans un hôpital de Stockholm. En 1857, le Français Benedict-Augustin Morel publie le Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine. Ce livre est devenu la référence de la théorie de la dégénérescence sociale. Bien que Huss n’ait pas soutenu la thèse de la transmission héréditaire de l’alcoolisme, les hygiénistes français avaient commencé à défendre cette idée qui, dans de nombreux pays comme le Brésil, était devenue la croyance dominante dans les discours médical et hygiéniste. La lutte contre l’alcool et les autres psychotropes était ainsi devenue porteuse de grandes préoccupations, tant en Europe que dans les Amériques.

Au Brésil, pendant la période de l’Empire (1822-1889), l’État intensifie le contrôle de la consommation de boissons alcoolisées. La loi du 15 octobre 1827, relative aux juges de paix, constitue le premier dispositif légal contre l’usage des boissons alcoolisées, visant à « corriger les ivrognes par le vice, les turbulentes et les prostituées scandaleuses qui perturbent le calme public[14] ». À l’époque républicaine, inaugurée par le coup d’État militaire du 15 novembre 1889, on assiste à une nouvelle intensification de la politique répressive. Ainsi, l’article sur « les mendiants et les ivrognes » du Code pénal de 1890 prévoit une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à quinze jours pour les personnes ivres en public, ainsi que pour le propriétaire de l’établissement qui leur avait fourni l’alcool.

Les boissons alcoolisées n’ont toutefois jamais elles-mêmes été la cible d’une politique prohibitionniste, ce qui s’explique par l’énorme influence des producteurs de canne à sucre sur la vie politique brésilienne. Durant la Première République, l’un des rares projets de loi prohibitionniste fut celui de Juvenal Lamartine (1874-1956), de la province du Rio Grande do Norte. Ce dernier fait plusieurs propositions au Congrès national entre 1917 et 1920 : augmentation considérable des taxes sur la cachaça, les vins et les bières, condamnation des ivrognes à des amendes et à dix jours d’emprisonnement, etc. Il va même jusqu’à proposer l’interdiction de la fabrication et de l’importation de boissons alcoolisées d’une teneur de plus de 2 %. La force politique des producteurs de sucre et d’alcool ne permet toutefois pas l’adoption de telles mesures antialcooliques.

Cannabis

Contrairement à l’alcool, le cannabis (maconha) et ses dérivés ont été la cause, au vingtième siècle, de nombreuses paniques morales basées sur des préjugés racistes qui ont mené à de grandes campagnes prohibitionnistes. Le cannabis était une des substances associées le plus fortement à la culture africaine, d’ailleurs connue au Brésil sous ses noms en quimbundo (langue parlée en Angola) : maconha, liamba, diamba et fumée d’Angola. À cette époque, le chanvre était une matière première importante dans la production industrielle. Il servait à la production de papiers, de fibres, de tissus et de vêtements. Son huile était également intégrée dans la nourriture et l’éclairage. Ainsi, le vice-roi du Brésil, Marquis du Lavradio, rapportait en 1779 une production à l’île de Santa Catarina, à Rio Grande de São Pedro, et autour de la ville de Santa Cruz[15]. Entre 1783 et 1824, la Real Feitoria de Linho Cânhamo consacrait environ trois cents esclaves à la culture du chanvre et à la production de tissus dans le sud de la colonie. Lors de son « voyage philosophique » qui l’a amené sur les eaux de l’Amazone et de l’État de Mato Grosso à la fin du XVIIIe siècle, le Portugais Alexandre Rodrigues Ferreira tentait d’introduire sans succès le chanvre européen dans cette même région. Enfin dans ses Mémoires économico-politiques sur l’administration publique au Brésil, Antônio José Gonçalves Chaves écrivait en 1822 que « [s] ous le ministère du Marquis de Pombal, à une époque où l’on regardait les grandes choses et l’utilité publique avec toute l’attention voulue, il a été ordonné de créer un entrepôt (feitoria) de chanvre dans cette province[16] ».

L’utilisation thérapeutique des dérivés du chanvre était également répandue dans le monde occidental, y compris au Brésil[17]. Les manuels médicaux témoignent du fait que des personnes souffrant de rhumatismes et de maladies respiratoires ou nerveuses avaient l’habitude de se voir recommander la consommation de la maconha. On en trouve une illustration dans les publicités de « cigarettes indiennes » recommandées pour soigner les insomnies, de même que des problèmes respiratoires comme l’asthme et le catarrhe. Ces publicités étaient courantes dans la presse brésilienne jusqu’aux années 1920.

Figure 1

Source : Revista Médica de São Paulo, 1910

-> See the list of figures

Les utilisations médicales de la maconha étaient donc répandues et variées. Le livre médical le plus connu et le plus populaire au Brésil au tournant du XXe siècle était le Formulaire ou Guide Médicale de Pedro Luis Napoleão Chernoviz. La maconha y était présentée sous forme de cigarettes, de teinture ou d’essence. Elle permettait selon lui de contrer ou soulager la bronchite chronique, l’asthme et la tuberculose. On la recommandait également comme sédatif pour soulager les rhumatismes, les névroses, l’insomnie, les maux de tête, etc. Elle était également utilisée dans les cas de tétanos et de choléra. Chernoviz précisait enfin que « sous son influence, l’esprit a tendance à rire des idées. Un de ses effets les plus ordinaires est de provoquer un rire qui dure tout le temps que l’individu soit sous son influence, c’est-à-dire de trois à quatre heures […]. Ce genre de stupeur voluptueuse […] diffère beaucoup de l’ivresse produite par le vin et va bien au-delà de l’ivresse de l’opium. Les individus qui en font un usage continu vivent toutefois dans un état de marasme et d’imbécillité[18] ».

Dans les années 1930, le célèbre anthropologue Gilberto Freyre a vu dans la maconha un élément culturel important associé à la religion et à « l’africanité » au Brésil. Pour Freyre, la volonté des médecins hygiénistes de s’attaquer à la consommation de maconha était donc étroitement associée à celle de « blanchir » et de « désafricaniser » le pays[19]. Freyre suggère tout de même qu’il y avait une tolérance à l’égard de la consommation de maconha de la part des planteurs maîtres d’esclaves dans le nord-est du pays. À son avis, cette plante voluptueuse favorisait l’oisiveté et l’évasion spirituelle des esclaves. La maconha illustrait une tendance caractéristique du Brésil, soit celle « d’adoucir » la vie : « presque tout tend à se ramollir au Brésil : plantes vénéneuses, maladies malignes, théories, idées, passions, péchés et vertus. La maconha semble s’être accommodée de cette tendance brésilienne […] qui est une véritable loi de la sociologie régionale[20] ». De grands intellectuels de la première moitié du XXe siècle, comme Gilberto Freyre, Luis Camara Cascudo et Mário de Andrade, se sont également intéressés à l’étude des usages des plantes sacrées dans les traditions indigènes et africaines. Ils considéraient le liamba, la maconha et le jurema comme une substance emblématique d’une culture folklorique et religieuse. La relation entre la consommation de substances psychoactives et la musique, la danse, les rites ou les états de transe a fait l’objet de pages très intéressantes dans leurs études en sciences sociales[21].

Malgré cette utilisation productive et médicale, la représentation brésilienne dominante de la maconha qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui a été surtout associée d’une manière raciste à la culture noire. Le consul britannique Richard Burton, qui a voyagé à travers le Minas Gerais entre 1865 et 1868, écrivait ceci à propos des travailleurs noirs de la mine Morro Velho : « Les vagabonds et dissolus célèbrent le jour saint à la mode africaine après la messe : couchés au soleil, en fumant et si possible en buvant du chanvre, à l’instar des sauvages de la Sierra Leone[22] ». La première réglementation de l’utilisation de cette plante, adoptée en 1830 par le conseil municipal de Rio de Janeiro, était manifestement raciste. Elle faisait une distinction entre « les esclaves et autres personnes » qui consommaient, et les vendeurs de maconha : les premiers étaient passibles d’une peine d’emprisonnement de trois jours alors qu’on ne prévoyait que des amendes pour les seconds[23]. Avec la promulgation du premier Code pénal de la République en 1890, l’utilisation de plantes thérapeutiques traditionnelles est insérée dans la rubrique « Crimes contre la santé publique ». Une police des « Moeurs, des produits toxiques et mystificateurs » (Delegacia de Costumes, Tóxicos e Mistificações) est créée dans le but de lutter contre ces crimes. Elle visait les guérisseurs, les pratiquants de plusieurs cultes afro-brésiliens et les fumeurs de maconha.

L’État brésilien a donc tenté d’interdire cette substance. Il l’a fait d’une façon raciste qui allait bien au-delà des normes internationales, promues par les institutions parrainées par l’ONU, que l’on retrouvait dans les traités. Au Brésil, dans la première moitié du XXe siècle, une approche eugéniste et raciste a critiqué l’usage médical des drogues. En dépit de son utilisation dans la médecine traditionnelle, l’utilisation de la maconha a été stigmatisée par la science médicale qui y voyait un élément dégénératif portant atteinte à la morale et à la pureté raciale. Des médecins comme Rodrigues Dória, qui a également été ancien gouverneur de la petite province de Sergipe, dénonçaient inlassablement son utilisation. Dória y voyait même une sorte de « vengeance inconsciente » des esclaves qui mènerait, par un effet de retour, les Blancs à l’esclavage :

La race noire, sauvage et ignorante, résistante, mais intempérante, si elle a rendu de grands services en donnant fortune et conforts aux blancs par leur travail corporel, a néanmoins ruiné leur organisme robuste par le vice, en les incitant à fumer l’herbe merveilleuse qui, dans ses extases fantastiques, leur fait peut-être voir les sables ardents et les déserts sans fin de leur patrie bien-aimée, mais qui inocule également le mal dans ceux qui l’ont pris de la terre aimée en suçant sa sève[24].

Au 1er Congrès afro-brésilien à Recife en 1934, le médecin Jarbas Pernambuco voit toujours la consommation de maconha, l’abus d’alcool et la diffusion de la syphilis comme les « trois grands ennemis » apportés par la race noire au Brésil[25].

En décrivant la maconha comme une drogue analogue à l’opium, qui menait « au délire, à la folie transitoire et même définitive », Doria a fortement incité la médecine brésilienne à abandonner l’utilisation traditionnelle des dérivés du chanvre dans la pharmacopée. Mais l’hostilité à l’égard du chanvre allait évidemment bien plus loin. Le 23 août 1930, le journal O Globo de Rio de Janeiro écrivait sur les dangers du « poison africain », cette « plante diabolique qui mène au rêve, à la folie et la mort[26] ».

Figure 2

-> See the list of figures

Plusieurs historiens ont étudié la maconha dans l’histoire du Brésil[27]. La récente thèse de doctorat de Carlos Eduardo Torcato, L’histoire de la drogue et son interdiction au Brésil : de la Colonie à la République, apporte une analyse nouvelle de l’évolution du mouvement prohibitionniste contemporain. Il montre clairement que « l’hypothèse de la continuité et de l’escalade punitive est inadéquate[28] », puisque le prohibitionnisme a eu des expressions différentes tout au long de la période contemporaine. Il propose conséquemment une périodisation en cinq phases : une période du libéralisme (1824-1904), un prohibitionnisme fédéraliste (1904-1932), un prohibitionnisme centraliste (1932-1964), un prohibitionnisme punitif (1964-1999) et la crise prohibitionniste, de 2006 à aujourd’hui.

Dans la première phase du libéralisme brésilien, le régime impérial a mis en place des règlements corporatifs en rapport avec les usages médicaux, et une législation locale pour réprimer l’abus d’alcool, l’usage de la maconha et l’ivresse publique. Cette régulation décentralisée s’est développée parallèlement aux normes internationales prohibitionnistes affirmées lors de la Convention de l’opium de La Haye de 1912, incorporées ensuite dans le Traité de Versailles, et précisées lors des trois rencontres de Genève (1925, 1931, 1936) sur le contrôle des drogues tenues sous les auspices de la Société des Nations et le soutien des États-Unis. Le début de la période populiste de Getúlio Vargas après la Révolution de 1930 a amorcé une centralisation des politiques en matière de drogues à travers la création, en 1936, de la Commission nationale pour la fiscalisation des stupéfiants (CNFE)[29]. Sous la dictature militaire qui a suivi le coup d’État de 1964, le gouvernement brésilien a signé la Convention unique sur les substances narcotiques, ce qui a mené à la criminalisation explicite des consommateurs et des trafiquants. En 1968, la peine pour ces deux types d’infractions était de trois ans d’emprisonnement. En 1976, cette peine passait à quinze ans de prison. À ce moment, la maconha était devenue l’emblème d’une certaine rébellion culturelle. Elle a toutefois fait l’objet d’une forte répression de la part du régime dictatorial. Elle a également été dénoncée par certains milieux de la gauche, surtout ceux impliqués dans l’opposition révolutionnaire armée qui étaient animés par un fort puritanisme. Les tensions entre la mouvance libertaire de la rébellion culturelle et celle de la gauche étudiante et syndicale ont été étudiées par Julio Delmanto dans son mémoire de maîtrise publié en 2016[30].

La remise en cause de la guerre aux drogues et du prohibitionnisme est un processus lent. Il a fallu attendre le XXIe siècle pour que cette remise en cause devienne presque consensuelle au sein de la gauche brésilienne. En 2006, à la fin du premier gouvernement Lula, une loi était adoptée qui décriminalisait la consommation individuelle de la maconha, tout en continuant à en criminaliser le trafic. Toutefois, la loi ne précisait pas à partir de quelle quantité la possession personnelle devenait suffisante pour être considérée comme une possession en vue d’en faire le commerce. En conséquence, l’impact de la loi a été contre-productif. Elle laissait un grand pouvoir de discrétion à la police qui, sous prétexte qu’ils étaient en possession de petites quantités de drogue, s’en est surtout prise aux jeunes noirs et aux pauvres[31]. Cela a d’ailleurs conduit à une augmentation importante de la population carcérale : depuis 2006, celle-ci a triplé, et on compte maintenant 654 000 prisonniers dans un système pénitentiaire qui n’a que 394 000 places[32]. Parmi les prisonniers masculins, on estime qu’environ un tiers a été criminalisé à la suite d’une arrestation liée aux drogues illicites. Pour les femmes, cette proportion est d’environ trois quarts[33]. Néanmoins, les manifestations en faveur de la légalisation de la maconha, bien qu’elles aient été durement réprimées en 2011, semblent avoir déclenché un processus de remise en question qui annonce peut-être la fin de la période prohibitionniste.

*

En conclusion, on peut dire que la maconha a été, depuis l’époque impériale, un grand prétexte pour justifier la répression d’une partie des classes populaires. Le terme qui définit l’utilisateur de cette plante, maconheiro, constitue en fait une insulte lourde à porter puisqu’elle lie marginalité, criminalité et refus de travailler. La représentation de la maconha dans la société brésilienne est chargée d’un symbolisme moral qui synthétise des siècles d’esclavage, de répression des manifestations des cultures noires et de marginalisation des populations les plus pauvres dans les favelas. La chose est ironique puisque les classes moyennes sont de gros consommateurs de la maconha[34].

En 2015, la Cour suprême fédérale a commencé à se pencher sur le problème de la criminalisation de la consommation de la marijuana, mais le travail n’a pas encore abouti. En novembre 2017, le ministre Luís Roberto Barroso a publié un article dans le journal britannique The Guardian en faveur de la légalisation des drogues au Brésil[35], mais la discussion semble actuellement paralysée. Le débat inachevé à la Cour suprême fédérale reflète une impasse dans une société où l’on accuse toujours la maconha d’être la cause de l’aggravation des conditions sociales. Par exemple, la violence commise par les trafiquants et la police n’est pas attribuée aux conséquences d’un régime répressif intenable, mais bien à la plante elle-même. On retrouve là les manifestations d’un vieux discours prohibitionniste qui, à travers la maconha, condamne principalement une culture d’origine africaine.

La cachaça, malgré les énormes problèmes de santé causés par sa consommation excessive, reste une boisson emblématique nationale. Son utilisation par les couches les plus pauvres n’a pas empêché son élévation en tant que symbole de l’identité nationale brésilienne. Bien que l’impact de sa consommation sur la santé publique soit incomparablement plus important que celui dû à la consommation de maconha, le statut juridique de la cachaça reste celui d’une boisson licite, interdite uniquement aux mineurs. La maconha continue cependant d’être un marqueur de la subalternité des traditions afro-brésiliennes au Brésil.