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Et l’on exigeait ainsi des soldats un courage dont les héros homériques n’avaient même pas idée[1].

La guerre était l’épreuve du courage. Le barde y veillait, l’entretenait. Le courage était si honorable que le héros pouvait même insulter le roi. Ainsi d’Achille à Agamemnon : « Sac à vin ! oeil de chien et coeur de cerf ! Jamais tu n’as eu le courage de t’armer pour la guerre avec tes gens, ni de partir pour un aguet avec l’élite achéenne : tout cela te semble la mort[2] ! » Deux millénaires et demi plus tard, Nietzsche essentialisait encore la valeur martiale : « La guerre et le courage ont plus fait de grandes choses que l’amour du prochain […] l’homme est quelque chose qui doit être surmonté[3] ».

La sensibilité au courage et la Première Guerre mondiale

On pourrait dire que le courage à la guerre est une vertu assumée dont la valeur est à peu près inentamée dans l’imaginaire jusqu’à la Grande Guerre. Cependant, dans les écrits des combattants[4], plutôt confidentiels avant 1915-1916 sauf les lettres truquées publiées dans la presse, tôt le courage tend vers l’endurance[5], se détachant du « fait d’armes » à strictement parler ; de la sorte, la vaillance recule devant l’expression d’une autre sensibilité. Ainsi, Henri Barbusse reçoit le Goncourt 1916 pour un roman sans concession sur la guerre des tranchées. À la fin du chapitre éponyme du Feu, par la bouche d’un mourant, Barbusse redéfinit courage : « Regardez ceux-là, ils retournent là-bas, et vous aussi vous allez retourner. Ça va continuer pour vous autres. Ah ! Il faut être vraiment fort pour continuer, continuer[6] ! », une conviction qu’il a eue dès 1915 :

Ceux qui ont fait un acte brillant et, par chance, utile, n’ont pas tant de mérite que ceux qui, depuis le début de la campagne, ont accompli sans manquement l’énorme, écrasant et terrible labeur du simple soldat. Ceux-là, soyez-en certain, sont vraiment des héros magnifiques, car je sais ce que ce pur et simple travail signifie de misères, de souffrances, de sacrifices et d’abnégation réelle[7].

L’une des versions d’une gravure de Jean-Louis Forain (1852-1931), le plus connu des illustrateurs français de 14-18. Forain, âgé de 62 ans, s’était engagé volontaire en 1914 et avait été affecté à la section camouflage. Il pouvait ainsi continuer à dessiner des scènes de genre, dont il était un maître. La version ci-contre est une republication d’un dessin de 1916 (De la Marne au Rhin : dessins des années de guerre, Paris, Éditions Pierre Lafitte, 1920, tome I).

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Il y a du courage à endurer, d’où honte du cabotinage patriotique, des « mots gesticulants » dit Genevoix, qui publie en 1915 en feuilleton ses premiers souvenirs de guerre : « notre héroïsme n’est rien, non plus que la lâcheté ou la vilenie des autres : il n’y a que votre [les proches] confiance, et que notre résignation[8] ».

Chez Barbusse et Genevoix, les choses sont présentées de manière réaliste, et il en est ainsi de la plupart des écrivains combattants dans les années 1920 et 1930. Le succès des Mémoires d’un Jünger n’y change rien. Orages d’acier paraît à compte d’auteur en 1920, devient rapidement un best-seller, mais même si le livre se termine sur la citation à la croix Pour le Mérite, la plus haute décoration pour valeur militaire prussienne, Jünger est moins enthousiaste à la fin de la guerre qu’au début : par exemple, des recrues de 1918, il écrit qu’elles « manifestaient le courage total de l’inexpérience[9] ». Ses livres suivants sont plus réflexifs. Le combat comme expérience intérieure de 1922 et le moins connu Sturm de 1923 se voulaient philosophiques, avec un goût fascisant pour la camaraderie et la virilité, mais l’expérience revient à l’avant-plan en 1924-1925 avec Le Boqueteau 125, « journal » d’un mois de guerre de tranchées, et Feu et sang, qui concerne quelques journées de combat[10], peut-être le meilleur de la série. Feu et sang s’ouvre sur un désenchantement :

Eh bien oui, ce serait mensonge d’affirmer que l’on attend encore avec joie les grandes batailles. C’était peut-être le cas autrefois, lorsqu’on trouvait toujours trop tardif le moment d’en découdre et qu’on avait dans le sang le désir de combattre, comme une nostalgie d’un accomplissement merveilleux. Autrefois, lorsqu’on était encore jeune, et qu’au moment où résonnaient les marches et les chants guerriers le coeur ne pouvait rien imaginer de plus beau que l’ivresse ardente de la bataille et l’action sauvage et virile. Oui, cette magie des armes étincelantes, du sang écumant et du jeu téméraire avec la vie et la mort semblait bien supérieure à tout ce que l’existence pouvait proposer d’autre. Cette époque semble si lointaine[11] – et quoi, suis-je donc entretemps devenu vieux ? Ridicule ! je n’aurais pas encore terminé mes études si la guerre n’avait pas éclaté. Non, je ne suis pas devenu vieux, mais différent. Parfois, il me semble que je suis saturé, entièrement saturé d’expériences et de sang. Et j’ai alors l’impression qu’on nous a vraiment trop demandé, que nous ne pourrons plus jamais nous réjouir du fond du coeur sur cette terre que nous avons bien servie[12].

Maurice Genevoix est plus explicite de la transformation du courage sous le coup des conditions éprouvantes de la Grande Guerre. Une semaine après l’incorporation comme officier de réserve, responsable de 70 hommes, Genevoix écrit ceci de sa première exposition à un tir d’obus : « Soudain, un sifflement rapide qui grandit, grandit… et voilà deux shrapnells qui éclatent, presque sur ma tranchée. Je me suis baissé ; j’ai remarqué surtout l’expression angoissée d’un de mes hommes. Cette vision me reste. Elle fixe mon impression[13]. » Dix jours plus tard, le 13 septembre 1914, il consigne :

j’ai ramassé un éclat d’obus contre lequel mon pied a cogné : long de cinquante centimètres, large de quinze, des arêtes coupantes, des dents de scie, des pointes aiguës. Je considère l’affreuse chose qui pèse à mon bras. Quel énorme obus l’a projetée, rapide et ronflante, faisant se courber les têtes sous son vol ? Cet éclat est de ceux qui tranchent net un bras ou une jambe, arrachent une tête, coupent un homme en deux par le milieu du corps. Et je pense, à le tenir ainsi, lourd et froid, entre mes mains, à un pauvre petit cycliste de bataillon qui fut tué près de nous dans le bois de Septsarges, une jambe décollée à hauteur de la hanche et le bas-ventre broyée[14].

L’abjecte chose et l’impression de terreur déchirent le masque du courage mythique. En date du 20 février 1915, il y a d’insoutenables pages sur la nuit passée dans un entonnoir où se sont concentrés les blessés du reste de son bataillon décimé, dont le chef de Genevoix. Présent pour y recevoir les ordres, le subalterne rapporte une longue nuit à supporter gémissements et plaintes, à observer aux lueurs des explosions une scène comme celle-ci : « Chabeau, la lèvre pendante, la face dure et décolorée, regarde sa jambe morte qui traîne à côté de lui[15] ». Il écrit une lettre après son tour en ligne dans laquelle il raconte que « j’ai été pendant quatre jours souillé de terre, de sang, de cervelle. J’ai reçu à travers la figure des paquets d’entrailles, et sur la main une langue, à quoi l’arrière-gorge pendait[16] ». D’autant significatif que c’est le Verdun de 1914-1915, pas celui de la grande bataille de 1916.

Genevoix était un officier subalterne populaire et un homme instruit. Ses hommes lui demandaient conseil pour leurs lettres. L’un de ses soldats écrit ainsi à sa famille que

Un corps mou et brûlant passe contre moi en m’inondant ; je me remets en entendant des cris ; c’est un quartier de soldat formé de la tête et du bras… Et alors, comme on ne l’a pas encore identifié et qu’il est nécessaire de savoir à qui appartient cette tête sans corps, le lieutenant me demande quel est ce mort. Je prends la tête par les cheveux, dominant mon émotion, et je reconnais le soldat dont je donne le nom[17].

Genevoix publie cette page en 1921 et se sent alors obligé d’expliquer que certains, et lui-même, se libèrent ainsi des visions d’horreur : « Un besoin de vérité les contraignait à écrire, un besoin de mesurer entière la réalité formidable à quoi ils venaient d’échapper, de se répéter à eux-mêmes : “J’y étais, moi. J’ai vécu ça, moi… Et me voici, moi toujours[18].” » Expliquons que les correspondants ne sont pas toujours des épouses ou des mères, mais parfois une connaissance à qui l’on peut dire plus – lui, écrivait à Paul Dupuy, secrétaire général de l’École nationale supérieure, où il étudiait[19]. Et si Henri Barbusse cachait à sa femme les choses les plus horribles, du moins au début de la guerre[20], le père du cavalier Destouches, futur Céline, savait la gravité de la blessure au bras droit de son fils, et qu’en plus celui-ci était psychologiquement traumatisé : « il ne dort qu’une heure par-ci par-là et se réveille en sursaut baigné de transpiration. La vision de toutes les horreurs dont il a été témoin traverse constamment son cerveau[21]. » Que ces notations fussent publiées ou privées (mais partagées), elles paraissent loin des lieux communs du courage viril d’avant 1916.

Chez les écrivains en général, en excluant ceux qui ont un programme politique comme Romain Rolland (Au-dessus de la mêlée, 1915) ou Alain (Mars ou la guerre jugée, 1921), le changement de sensibilité s’est également exprimé. Si les détails qui font la force des récits d’un Barbusse ou d’un Genevoix font défaut, on trouve parfois dans la littérature de fiction une grande force. Je ne prends ici qu’un exemple connu qui, à moyen ou long terme, est l’un des plus influents. Le mépris de Virginia Woolf pour l’homme partant en guerre et plus généralement pour ceux qui portaient l’uniforme s’est exprimé tôt chez elle, à propos d’un proche de ses amis masculins, le poète Rupert Brooke, décédé durant la campagne grecque de 1915. Ce mépris, qu’à l’époque des événements Woolf exprimait en privé dans les cercles restreints qu’elle fréquentait[22], devint public dans Mrs Dalloway (1925). Son hostilité à la guerre y est représentée de deux manières : fameusement dans la maladie psychiatrique du vétéran Septimus Warren, mais aussi par son exaspération pour la commémoration des morts de la guerre dans la scène du cénotaphe de Londres[23]. Chez Woolf, le courage est absent, alors qu’il demeure chez les écrivains combattants. Ainsi du plus connu, E.M. Remarque (À l’Ouest, rien de nouveau, 1928), où le changement de sensibilité est patent :

Kemmerich est mort. Haie Walrus est mort. Au jour du jugement dernier, on aura du mal à recoller le corps de Hans Kramer, qui a été écrabouillé par un obus ; Martens n’a plus de jambes, Meyer est mort, Marx est mort, Beyer est mort, Hämmerling est mort ; cent vingt hommes sont couchés quelque part dans les ambulances, la peau trouée ; c’est une chose maudite, mais en quoi cela nous touche-t-il vraiment ? Nous vivons. Si nous pouvions les sauver, oui, on le verrait, peu nous importerait de risquer nous-mêmes notre peau, nous serions vite en route, car nous avons, quand nous le voulons, un sacré ressort ; nous ne connaissons guère la peur, sauf la peur de mourir, mais alors c’est autre chose, c’est physique[24].

En ce qui concerne l’effet sur un groupe social, Vera Brittain a exposé de manière émouvante le renversement de perspective dans sa relation de la disparition de quatre jeunes hommes proches tués en 14-18 (son frère, son fiancé et deux amis). Sa perspective est celle d’une pacifiste de la classe moyenne britannique[25]. Elle y décrit l’anxiété des familles attendant les nouvelles des êtres chers exposés au front. Dans un passage caractéristique du flegme britannique, elle évoque la mort de son frère en Italie, les lettres de condoléances qui arrivèrent peu après – dont celle d’un témoin direct, citée in extenso et qui rappelle par son style les fiches des circonstances de décès dont je parlerai bientôt. Elle raconte sa quête obsessive de détails supplémentaires auprès de l’officier commandant le régiment, qu’elle harcèle impitoyablement (c’est elle qui le dit), en vain, alors que celui-ci récupère d’une blessure grave à la jambe reçue lors de la bataille qui a tué son frère. Elle voulait une confirmation du genre de mort qu’avait connu ce frère, une mort instantanée ou presque du fait d’une balle de franc-tireur à la tête lui avait-on raconté, alors qu’elle craignait que la vérité fût une mort dans des souffrances atroces dont elle était quotidiennement témoin de par son travail d’infirmière auxiliaire. Elle craignait que les récits transmis aux familles fussent édulcorés pour éviter des peines inutiles[26].

Le renversement de perspectives n’est évidemment jamais total. Dans la presse et la littérature populaire, et au cinéma, la construction du courage continue longtemps à être simpliste, au moins jusqu’aux années 1970, avant qu’un revirement significatif et plus largement diffusé devienne dominant durant la guerre du Vietnam[27].

On peut écrire un bon roman sur 14-18 sans avoir été soldat. La trilogie Regeneration (1991-1995) de Pat Barker est une grande réussite. La représentation reste pourtant celle de la classe moyenne britannique, déjà documentée par des officiers écrivains comme Siegfried Sassoon, Robert Graves et Wilfrid Owen, ou par leur psychiatre, le docteur Rivers, tous personnages plus vrais que vrais sous la plume de Barker. Toutefois, le processus de guérison (chez Barker) ou de naufrage émotionnel (V. Woolf) éloigne du ou des tournants qui sont à la racine de la crise qui fait l’acte courageux. De sorte que malgré talent et effort documentaire, on a l’impression que les écrivains non combattants introduisent une distance sociale et psychologique qui n’existe pas chez un Genevoix[28].

Amorce du changement de sensibilité dans la seconde moitié du XIXe siècle

Avant d’en venir aux « anonymes », il faut expliquer que le changement de sensibilité signalé ici s’amorce avant 1914. Durant la Guerre de Crimée (1854-1855), les fils de l’élite issus de la noblesse et de la grande bourgeoisie britanniques qui servaient dans la prestigieuse Brigade légère de cavalerie avaient été décimés à Balaklava en 1854. Le massacre avait suscité l’émoi. Six semaines après l’événement, Tennyson, dans un célèbre poème à la gloire de la brigade, avait manifesté toute la futilité de l’exploit : « Sans que les soldats le sachent, quelqu’un a fait une gaffe[29] ». Et dès l’année suivante, Lord Cardigan, qui commandait la cavalerie, dut s’expliquer devant les Communes.

Plus encore que la Guerre de Crimée, la Guerre de Sécession (1861-1865) et la Guerre franco-prussienne (1870-1871) furent les moments clefs du changement de sensibilité qui nous intéressent. Sans être nouvelle, la thématique du courage « socialisé » commence à s’imposer dans l’oeuvre d’écrivains qui auront une influence déterminante pour l’avenir. On peut ainsi penser à La Débâcle de Zola (1re édition 1892). Le courage socialisé, au sens où il n’est plus l’apanage des héros tels que l’on pouvait les comprendre d’Homère à Walter Scott, caractérise tout le monde, d’une part ; d’autre part, il est aussi socialisé parce que le point focal n’est plus un exploit, une rédemption ou un sacrifice librement assumé, comme chez Achille ou Roland, mais plutôt une réaction plus ou moins volontaire, parfois même subie, aux multiples souffrances du quotidien, froid, pluie, faim, maladie, nostalgie du foyer, etc.

La Débâcle ne manque pas de description qui anticipe sur les écrivains-combattants de 14-18, par exemple à propos de l’horreur des blessures causées par l’artillerie moderne ; mais il s’y trouve aussi plus qu’un reste de pages édifiantes, par exemple de charges héroïques évoquant le roman de chevalerie, de sorte que le roman de Zola apparaît comme une oeuvre de transition où des thèmes antiques s’appliquent à des héros moins chamarrés. La rupture avec la sensibilité « ancienne » ne s’y réalise pas pleinement comme on le verra plus loin avec Crane ou Conrad ; de sorte que Zola demeure un ancien, alors que les deux autres sont modernes. Zola est platement critique au sens politique (contre Napoléon III, contre Thiers), mais sa critique n’a pas la radicalité de placer le problème sur un autre terrain, culturel[30].

Sur la guerre de 1870-1871, on peut revenir à Nietzsche qui, avant d’être le philosophe exalté que l’on connaît, avait été un philologue prudent ayant vécu une expérience de guerre dégrisante. Ses lettres de l’automne 1870 montrent un jeune professeur passant de rêves de gloire à malade convalescent sans avoir combattu (ayant renoncé à sa nationalité prussienne, Nietzsche doit servir comme auxiliaire sanitaire), convalescent de la dysenterie ou de la diphtérie (il hésite entre les deux), et affecté de visions traumatisantes (« l’atmosphère de ces expériences vécues avait répandu autour de moi comme une sombre brume ; pendant un temps résonnaient à mes oreilles d’interminables plaintes[31] ») suscitées par les blessés mutilés qu’il a côtoyés durant l’évacuation vers l’arrière. À Richard Wagner, il écrit que la « cohabitation de trois jours et de trois nuits avec de grands blessés a été le plus dur moment de nos épreuves. Tout ce temps-là, j’ai eu à soigner tout seul, dans le misérable wagon à bestiaux où ils gisaient, six hommes gravement atteints, qu’il fallait panser, nourrir, etc. Tous avec des os fracturés, plusieurs avec quatre blessures ; de surcroît j’ai constaté chez deux d’entre eux une diphtérie purulente. Que j’aie pu supporter cette atmosphère pestilentielle, même dormir et manger, voilà qui m’apparaît maintenant comme un tour de force[32]. » En privé, Nietzsche démasque, du coup « dé-romantise », le courage.

* * *

Le démasquage avançait aussi au grand jour. Joseph Conrad (1857-1924) est l’un des premiers écrivains à cerner la perspective contemporaine et à en faire un projet littéraire largement diffusé et lu. Cette perspective se trouve surtout dans Lord Jim. Dans ce roman de 1900, un officier de marine marchande qui a commis une lâcheté se rachète longtemps après lors d’une confrontation avec des pirates. Il reste donc ici un romantisme du rachat étranger à des descriptions des conditions réelles du combat avec des armes modernes. On retrouvera cette obsession du rachat dans l’immense succès populaire que fut The Four Feathers, le roman du Britannique A.E.W. Mason de 1902, adapté dès 1915 au cinéma, avec des remakes en 1921, 1929 (dernière version avant le film parlant), 1939 (le film couleur de Zoltan Korda, la mieux considérée des adaptations), 1955, 1978 (télévision) et 2002.

Avec son petit roman sur le courage d’une recrue immergée dans une grande bataille de la Guerre de Sécession, Stephen Crane (1871-1900) est un cas littéraire marquant, à comparer à Conrad. Son livre est d’autant remarquable que Crane n’a jamais combattu, et ne connaîtra les guerres par son travail de reporter qu’après la publication de L’insigne rouge du courage en 1895[33]. On sait que l’une des motivations de Crane à écrire ce livre était le doute qu’avaient suscité chez lui les récits d’anciens combattants, paraissant par dizaines et centaines dans les années 1870, 1880 et 1890 : « Je me demande si certains de ces types ne disent pas vraiment ce qu’ils ressentaient durant la bagarre[34]. » La réponse de Crane est une étude des ressorts psychologiques et des effets physiologiques[35] de la peur et du courage difficile à surpasser aujourd’hui.

On peut segmenter le roman en phases inégales par la durée et correspondant aux états « courageux » et « lâche » du personnage principal : phase d’idéalisation pendant l’adolescence, alors que le personnage s’imagine en héros et rêve de gloire (première moitié du chapitre 1) ; excitation à compter de l’incorporation, ici volontaire, puis premier moment d’angoisse durant l’entraînement (seconde moitié du chapitre 1 et chapitre 2) ; tension de l’attente avant le baptême du feu (chapitre 3) ; pic d’angoisse avec excitabilité d’humeur (chapitre 4) ; accroissement de la conscience des bruits et sensation de confusion propre au champ de bataille, qui enveloppent l’individu et le coupe de la masse, à part les compagnons à proximité (chapitre 5) ; moment de terreur s’exprimant par un cri, puis panique et fuite (chapitre 6) ; satisfaction d’avoir échappé à une mort certaine (du point de vue du personnage) avec ratiocinations sur un comportement pas encore considéré comme honteux, et propension à accuser les autres ou les institutions de la situation déplorable où l’individu s’est trouvé (chapitre 7) ; reprise de contact avec la réalité s’accompagnant du pénible sentiment d’avoir abandonné les compagnons, puis l’idée réfléchie de sa propre culpabilité grandie (chapitres 8-10) ; finalement, honte de s’être mal comporté (remarquable chapitre 11) ; retour à une « normale » au sens où le sujet, ayant exploré les limites de la décomposition morale, a acquis du contrôle sur soi dans des circonstances qui ne peuvent plus le surprendre comme auparavant, sorte de guérison favorisée par la sollicitude des compagnons, le récit de leurs aventures créant une expérience commune, par un épisode positif (ici une escarmouche) imprévu réduisant la période d’angoisse à un temps très court (chapitres 12-17) ; rachat (chapitres 18-23) ; le combattant sinon endurci du moins changé est devenu au bout du compte conscient que l’idéal héroïque d’une « gloire parfaite » lui échappera à jamais et aspire dorénavant au repos (chapitre 24 et dernier). Chaque station a une durée psychologique différente de la durée chronométrée, car si l’expérience centrale de la panique et de la fuite se compte en minutes, mais sont ressenties comme ne devant jamais finir, les expériences d’avant prennent objectivement des années et des mois, celles d’après des heures et des jours. Chez Crane, comme chez Conrad, la peur est l’autre visage du courage. Toutefois, Crane met vraiment en scène le courage martial ou ce qu’il en reste, dans la fumée, le vacarme et la saleté, d’une manière qui nous rapproche de la guerre de 14, environnement physique et psychologique sur lequel l’imagination travaille, alors que chez Conrad, l’angoisse est d’abord dans l’imagination du héros.

Le schéma de Crane semble pertinent, sauf sur un point majeur : la dimension du temps. En effet, Henry Fleming, plus souvent désigné par l’expression « le jeune soldat », est un nouvel enrôlé membre d’un régiment tout juste levé. C’est sa première bataille, qui durera deux journées ; le premier jour, il abandonne le champ de bataille en panique, le second, il fait figure de héros. Or, on l’a vu, le courage en 14-18 s’inscrit plutôt dans la durée, car les batailles sont des affaires de plusieurs semaines et la guerre se prolonge pendant quatre années et demie. Mais Crane pense qu’après seulement deux jours de combat intense le régiment de Henry est au bord de l’épuisement physique et mental. Comment va-t-il durer ? Si dans la charge finale Henry et ses compagnons montrent du courage, qu’en sera-t-il six mois ou un an plus tard ? Chez Conrad au contraire, du moins dans Lord Jim, la peur ne se transforme en courage qu’au fil d’un processus de quelques années ponctuées de plusieurs nouvelles expériences. Si les rédemptions de Henry et Jim suivent le même parcours, la dimension temps n’y est donc pas du même ordre de grandeur[36]. Le narrateur de Conrad pose d’ailleurs une question qui implique que la solution au problème de la peur, donc du courage, ne se situe pas en dehors de l’expérience, donc du temps, de la situation et de la personnalité, parce qu’il est impossible de résoudre une fois pour toutes le problème : « Comment tuer la peur, je me le demande ? Comment tuer un spectre d’une balle en plein coeur, trancher sa tête de spectre, le prendre à sa gorge de spectre[37] ? »

Il y a un cas exceptionnel d’écrivains-combattants qui racontent le tournant dans la sensibilité alors qu’il le vit. Jean Norton Cru (1879-1949), obscur professeur de littérature française en Algérie et aux États-Unis, est seulement connu pour être l’auteur de Témoins : essai d’analyse et de critiques des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, paru en 1929, où il classe les souvenirs en fonction de leur vérité (Genevoix l’emporte[38]) et en donne des extraits. Il doit défendre ses choix l’année suivante dans un petit livre où il formule une critique de la fabrication de l’héroïsme militaire par l’État national, la presse et la littérature populaire[39]. Or dans une longue lettre à sa soeur Hélène du 16 avril 1917, deux mois après avoir quitté l’infanterie pour devenir interprète près l’Armée britannique, il annonce ses travaux ultérieurs sur le témoignage et fait une histoire de la représentation qu’il avait du courage martial à l’enrôlement, représentation qu’il n’a plus. En voici les extraits les plus significatifs :

Si au bout de six mois de tranchées j’avais voulu dire franchement ce que je pensais, tu m’aurais vu émettre des opinions encore tout entachées de ces idées préconçues, livresques, traditionnelles, qui constituent ce que j’appelle la légende de la guerre. Ce n’est que peu à peu que j’ai remplacé ces dogmes par des faits d’expérience, et mon 28e mois (janvier dernier) a dissipé encore quelques vestiges d’illusions qui me restaient. […]

Je suis venu sur le front avec ces idées toutes faites puisées dans les histoires anecdotiques, les récits de guerre, les biographies de fameux soldats, les chroniques de la presse sur la guerre actuelle. […]

Dès le début j’ai eu peur et j’en ai ressenti une profonde humiliation. […] Au bout de plusieurs mois, je me suis dit que je n’étais pas de l’étoffe dont on fait les soldats […]. Autour de moi, cependant, je voyais la peur avec évidence chez la majorité […]. Mais les idées toutes faites sont vivaces. Je conclus que le sort m’avait placé dans une compagnie d’hommes bien ordinaires, dans un régiment incapable de grandes actions […]. Il reste encore des héros dans notre France, me disais-je […] Eh bien, Hélène, je suis allé à Verdun l’été dernier, j’y ai vu beaucoup de régiments fameux, j’y ai combattu et j’ai commencé à voir clair. […] Ces demi-dieux sont des hommes. Ils ont à leur actif de brillantes victoires. Mais cela ne les empêchait pas d’avoir peur […].

La peur est naturelle, bienfaisante, à condition qu’on sache la brider, l’empêcher de vous rendre momentanément fou. Comme la douleur physique, elle est préservatrice, elle est une grande force inhibitrice qui nous empêche de courir à notre perte, en aveugles, en indifférents. Je crois que l’homme sans peur, le guerrier impavide, n’existe pas, car il ne saurait vivre, il tomberait aux premiers coups. Un des premiers devoirs d’un soldat est de ne pas s’exposer sans motif.

La dimension du temps est pleinement restituée ici et on voit bien la dialectique peur/courage ; Crane et Conrad sont en quelque sorte réconciliés par Cru.

Les réflexions des littéraires sur la maîtrise de la peur rejoignent la production scientifique. Un peu comme chez les écrivains combattants, des médecins aux armées ont publié des réflexions sur l’effet des pertes en tués et en blessés dès la guerre, dont les plus connus du domaine français sont Élie Faure et Georges Duhamel. Faure élabore longuement sur l’existence du courage militaire, considérant que « la jeunesse et la santé conditionnent cette bravoure », un peu comme avec l’inexpérience de Jünger, puis note de manière peut-être plus intéressante le rôle du hasard, c’est-à-dire le fait d’être frappé ou non par un éclat d’obus lors des bombardements intenses et quasi quotidiens de 1914-1918. Dès lors, ce que les guerriers appellent la bravoure relèverait plutôt du calcul des probabilités. Le courage est donc autre chose que bravade et il est faux que les guerriers « meurent en souriant[40] ». Dans deux romans publiés avant la fin de la guerre, Vie des martyrs (1917) et Civilisation (1918, Prix Goncourt), Duhamel se fait plus clinique que Faure, décrivant le travail hospitalier du point de vue du personnel de soin et des blessés dans le premier, inventant un narrateur brancardier dans le second, dénonçant dans les deux la boucherie et les manquements des institutions sanitaires[41].

L’ouvrage le plus connu d’un médecin sur le courage martial est toutefois le livre de 1945 de Lord Moran, The anatomy of courage, résultat des observations de celui-ci alors qu’il était médecin d’un bataillon d’infanterie durant la Première Guerre mondiale[42]. Le livre est longtemps demeuré une lecture pour militaires, car Moran y propose un mode de gestion de la peur qui permet aux subalternes de mener leurs hommes au combat. Ses observations sont contemporaines des recherches des physiologistes et cliniciens britanniques Cannon, McDougall et Langley, une sorte d’école physiologico-sensorielle qui s’opposait à une école plus purement psychologisante que représentait, toujours à l’époque, le psychologue américain William James. On était au début de la recherche sur les transmetteurs chimiques des sensations et des effets des hormones sur le comportement, en particulier l’adrénaline[43].

Concluons ces réflexions théoriques en disant que dans les décennies précédant la Grande Guerre, dans la littérature et dans la science, la peur est de plus en plus conçue comme l’état normal, le courage un moment, les circonstances étant décisives.

Le courage dans une source administrative

Dans un livre récent sur les accidents du quotidien (les mésaventures à la maison et sur la place publique, les accidents de travail, les meurtres et les suicides), l’historien britannique Craig Spence a repris une division tripartite des sources inspirée de Clifford Geertz et de Malcolm Gaskill. Au premier niveau se trouvent des sources normatives, lois, règlements, ordres, prescription morale[44], qui permettent d’appréhender « les choses comme elles auraient dû être » ; le second niveau, celui « des choses comme elles semblaient être aux contemporains » est celui des réminiscences individuelles, Mémoires et souvenirs, récits populaires[45] ; le troisième est celui des sources administratives, archives de l’état civil, archives judiciaires, archives de l’État et des institutions publiques comme les hôpitaux, qui peuvent suggérer ce que « les choses furent réellement ». En naviguant à travers ces trois niveaux, l’on peut, estime Spence, progresser d’une description de surface (thin description) vers une description plus consistante (thick description). Consistante non pas au sens de beurrage stylistique ou propagandiste, mais de description précise et en profondeur du réel, ce qui revient pour nous à tout raconter ou presque, même l’horreur, comme Genevoix savait le faire.

Il existe donc des sources administratives (troisième niveau) non normatives (premier niveau) qui narrent des expériences individuelles (second niveau). Pour fuir le mince donc, l’appréhension de ce que vit le témoin-acteur peut être réalisée avec les archives renseignées que possède l’État moderne, car contrairement à ce que Conrad pouvait penser, que « l’atmosphère bureaucratique est capable de tuer tout ce qui respire l’air de l’effort humain, d’éteindre tout aussi bien l’espoir que la peur dans la suprématie de l’encre et du papier[46] », une information abondante et précise sur des centaines et des milliers de courageux soldats de la Première Guerre mondiale existe dans les archives administratives. La représentation n’a donc pas à être l’idée qu’une minorité prête aux masses, comme chez les middleclass women Woolf ou Brittain, car on peut trouver l’expression aussi peu représentée que possible du courage chez ceux qui ont dû en avoir pour continuer à endurer. Il s’agit de consulter les bonnes sources.

Dans les archives du Corps expéditionnaire canadien, ou CEC, se trouve une série de registres dans lequel l’autorité militaire a voulu décrire la mort de chacun de ses soldats allés outre-mer, essentiellement ceux ayant séjourné sur les champs de bataille du front Ouest, en Belgique en 1915-1916 et en France de 1916 à 1918. Tout y est représenté, jusqu’au tréfonds des angoisses les plus abyssales de l’humain.

Dans les « Registres des circonstances de décès », les morts accidentelles et les décès survenus de maladie ou de blessures y sont presque toujours documentés, car il est de règle de citer les enquêtes sur les accidents et les dossiers médicaux. C’est évidemment plus difficile pour la mort au front, qui représente plus de 70 % des décès, car il était difficile de rassembler les témoignages du fait de l’environnement hostile. Mais dans peut-être 15 % des cas de morts au front, des témoins fournissent des détails. Cela fait tout de même quelques milliers de fiches. Dans celles-ci se trouvent des récits d’acte de courage. On ne donne pas les raisons pour lesquelles l’autorité militaire canadienne s’est lancée dans cette entreprise colossale, mais on peut s’y faire une idée de la méthode employée[47].

Un exemple suffira ici. Voici ce que rapporte le major D.A. McKinnon, commandant la 36e Batterie d’artillerie de campagne, à propos des circonstances dans lesquelles le canonnier George McDonald a reçu une blessure mortelle :

Dans la nuit du 27 septembre 1918, la 36e Batterie a déplacé des pièces vers l’avant au village de Bourlon. Les attelages et les avant-trains ont été ramenés vers la ligne arrière en pleine noirceur et c’est alors que l’ennemi a tiré une salve sur le chemin. Le canonnier McDonald guidait les attelages à ce moment-là et il a été grièvement blessé par un obus qui a explosé près de lui. Il a reçu les premiers soins puis a été rapidement transporté jusqu’au poste de secours avancé. Quelques jours plus tard, une notification de l’hôpital a été reçue à l’effet qu’il est décédé de ses blessures. Parmi ceux qui étaient présents lors de la blessure sont les lieutenants A. Livingstone et G.B. Alexander, et les matricules 301 147 caporal Geo. Wyld et 470 243 conducteur J. Wyld[48].

L’entrée correspondante dans le Registre de circonstances de décès se lit elle de la manière suivante :

Mort de ses blessures. Dans la nuit du 27 septembre 1918, il a été grièvement blessé à l’estomac par les tirs ennemis alors qu’il guidait les attelages et les avant-trains vers la ligne arrière après que les pièces de la 36e Batterie fussent avancées au village de Bourlon. Le retour s’était fait dans l’obscurité et l’ennemi a tiré une salve sur le chemin qu’ils empruntaient. Les premiers soins lui furent rendus, puis il a été immédiatement porté au poste de secours avancé et de là à l’Ambulance de campagne no 30 où il est décédé le jour suivant.[49]

Outre la plus grande concision, un style plus soutenu avec utilisation de temps du passé plus rares, la rédaction finale ajoute des précisions sur la nature de la blessure et le moment du décès. Il y a ici réussite à obtenir des témoignages circonstanciés et authentifiés même si le nom des témoins est sacrifié dans le registre.

On peut certainement dire que les rédacteurs des fiches des registres appartiennent à l’univers des militaires et fonctionnaires dépendant des services de l’adjudant-général (le responsable des services du personnel), du Directeur des archives militaires (qui délivrait les certificats de décès) et du Directeur des successions militaires. Les registres des circonstances de décès sont donc un remarquable compendium de mises en récit de la mort par accident et de la mort des « anonymes » au combat, et des souffrances des mourants, parfois du courage, presque jamais de la lâcheté. C’est une source aisément accessible – l’une des premières sources massives mises en ligne par les archives canadiennes du fait de la demande des généalogistes et des historiens militaires amateurs –, mais en même temps une source peu connue.

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C’est en soi une question historique que le souci de documenter la mort « d’anonymes » en mobilisant des milliers d’informateurs de bonne volonté, une question qu’a posé et résolu de manière satisfaisante l’historien américain Thomas W. Laqueur dans un ouvrage publié en 2015 sur le traitement des dépouilles mortelles à l’époque moderne et contemporaine.

Laqueur introduit le concept de « nécronominalisme » pour qualifier un tournant sociologique advenant à peu près durant les guerres de Sécession et de 1870, et atteignant une échelle supranationale à partir du milieu de la Première Guerre mondiale : la reconnaissance d’un droit universel d’être nommé dans la mort, d’être pleuré en tant que personne singulière identifiée par son nom ; et en quelque sorte, du droit personnel et non anonyme au dénouement d’une vie[50]. Laqueur date l’universalité du nécronominalisme de la seconde moitié de la Première Guerre mondiale et des années qui suivent immédiatement. Cet avènement est certes préparé par la constitution d’état civil normé par les Églises et les États au début de l’époque moderne, et rendu vraiment possible par la création de grands dépôts d’archives publiques contenant des listes et des archives nominatives de toutes sortes, qui fournissent des détails et qu’on peut croiser[51]. Mais Laqueur considère que c’est en 1916, avec les batailles de Verdun pour la France et l’Allemagne et de la Somme pour l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les Dominions, que commencent des efforts sans précédent pour documenter le sort de tous les soldats, y compris les portés manquants ou ceux dont la dépouille n’a pu être identifiée. De sorte que même en l’absence de corps, la commémoration nominative est possible, et que les monuments « nationalistes », comme les cénotaphes, ont la compétition des monuments locaux, des grands monuments aux morts sans sépulture (Mémorial de Thiepval, Porte de Menin, monument de Vimy, etc.) et des cimetières de concentration parce que ceux-ci sont nominatifs, contrairement à ceux-là. L’effort colossal demandé en termes de ressources, fournies le plus souvent par les États, mais aussi par des associations volontaires et des particuliers, est souligné par Laqueur[52].

On peut sans forcer inscrire le projet canadien des registres de circonstances de décès dans l’avènement du nécronominalisme. Qui sont les informateurs, quand ils ne sont pas des médecins ou des infirmières rédigeant les rapports médicaux utilisés dans les fiches pour les cas des blessés qui meurent après évacuation ? La fiche sur la mort du soldat Charles Lawrence indique « qu’aucun des membres de la compagnie d’infanterie à laquelle appartenait le défunt n’est en mesure de donner de l’information sur la manière dont il a fait connaissance avec la mort », car le jour de sa mort (29 septembre 1918) son bataillon (le 72e) était engagé dans de violents combats[53]. La connexion entre les témoins des circonstances et les responsables de la dactylographie restent obscures (peut-être rejoints grâce aux associations régimentaires en cours de création), même si des modèles sont visibles lorsqu’on lit les fiches à la queue leu leu (habitudes des dactylographes, qui n’emploient pas de manière uniformisée l’interligne, les guillemets et les majuscules ; impression de copier-coller dans les fiches proches d’un même registre ; des expressions idiosyncrasiques qui donnent l’impression d’un auteur fatigué dictant à un secrétaire ; etc.). À la fin de l’enquête, qui semble avoir été stoppée en 1920, les décès de la plupart des militaires tiennent majoritairement de trois formules stéréotypées, utilisées des milliers de fois et dénotant le manque d’information : « killed in action » (tué au combat), « died of wounds » (mort de ses blessures) ainsi que des variations sur « missing now presumed dead » (porté manquant et maintenant présumé mort). Parfois, comme on vient de le voir, s’y ajoute un motif du manque d’information[54], généralement l’intensité des combats au moment de la disparition, ou l’état déplorable du terrain parsemé de cratères, ou une mer de boue comme à Passchendaele, ou encore, la pulvérisation du corps par l’explosion d’un obus[55].

Le nécronominalisme coïncide chronologiquement avec la tendance à envisager le courage comme endurance ; cela n’est pas fortuit, mais forme deux aspects de l’avènement d’une sensibilité plus grande aux souffrances des humbles.

À suivre