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Cet ouvrage propose de suivre les trajectoires de diverses familles nobles, de la cession de la Nouvelle-France jusqu’aux rébellions des Patriotes. Publié à titre posthume, les derniers remaniements et le travail d’édition de cet ouvrage ont été respectivement effectués par Fernand Thibault et Catherine Ferland, selon ce qui est indiqué en pages liminaires. L’auteur, l’abbé Jean-Paul Morel de La Durantaye, détient un doctorat en lettres françaises de l’Université d’Ottawa. Il a enseigné la littérature française et québécoise au Petit Séminaire de Sainte-Thérèse, puis au Collège Lionel- Groulx de cette même localité, où il a remporté un prix d’excellence en pédagogie en 1993. Durant sa retraite, l’abbé Morel de La Durantaye s’est plongé dans sa passion pour l’histoire en publiant deux ouvrages qui suivent respectivement le parcours de deux de ses ancêtres nobles ayant vécu sous le régime français, Olivier et Louis-Joseph Morel de La Durantaye. Avec ce présent ouvrage, il poursuit donc sa réflexion en tentant d’élargir à l’ensemble de la noblesse canadienne, évoluant cette fois-ci sous le cadre temporel du régime britannique.

Se fixant comme date butoir la veille de l’union des deux Canadas, l’abbé Morel de La Durantaye utilise un angle d’analyse centré sur l’histoire politique et militaire de la colonie. Il poursuit l’objectif de « comprendre la façon dont ce groupe social a pu réagir, s’adapter et se transformer face aux événements ayant suivi la guerre de Sept Ans » (p. 3), en portant un regard sur l’évolution des fonctions militaires, politiques ou administratives attribuées à la noblesse. Pour s’y faire, l’auteur appuie son essai sur la correspondance trouvée grâce au fonds Verreau des Archives du Séminaire de Québec et du dossier privé de la famille Chartier de Lotbinière, que lui a transmis madame Andrée de La Durantaye. Dans une moindre mesure, il s’est aussi appuyé sur la correspondance que recèle le fonds Baby pour les années 1770 à 1800, archives conservées à l’Université de Montréal. Force est d’admettre toutefois que ses propos sont essentiellement appuyés par les nombreuses notices du Dictionnaire biographique du Canada ainsi que par d’autres monographies familiales plus anciennes. Sans enlever de valeur à ces précieuses études, on sent tout de même que l’historiographie utilisée par l’auteur est loin d’être à jour, ce qui influence beaucoup son interprétation. Toutefois, comme l’indique la note éditoriale à la page 3, l’auteur est décédé en 2016 des suites d’une longue maladie, de sorte qu’il n’a pas pu incorporer la majorité des études, mémoires et thèses qui ont été effectués au-delà de 2008 et qui ont considérablement renouvelé l’historiographie sur la noblesse canadienne en particulier pour la période post-Conquête. Même si cela est tout à fait excusable, il s’avère que des ouvrages majeurs publiés bien avant la maladie de l’auteur ont été oubliés, que l’on pense à l’étude de Lorraine Gadoury sur la noblesse de la Nouvelle-France (1991) ou aux travaux d’Allan Greer (1997) sur les rébellions des Patriotes, pour ne nommer que ceux-ci. Ainsi, les réflexions de l’auteur sont teintées d’une vision historiographique datant d’une autre époque.

La structure de l’ouvrage suit un plan chronologique, sur sept chapitres, afin de couvrir l’évolution politique de la Province of Quebec ayant eu un impact sur les parcours nobiliaires. Cet essai est de nature plutôt descriptive et l’on y retrouve donc que peu d’analyse. Le premier chapitre, « Les lendemains de la Conquête », se concentre sur le contexte entourant les départs individuels ou familiaux des nobles en France, particulièrement ceux qui s’en sont ensuivis après les capitulations et durant le régime militaire. Le second chapitre suit le parcours de ces exilés en Europe ainsi que dans les colonies françaises. Tout en faisant état de la force des réseaux de parenté et d’entraide, il montre les exemples de ceux qui ont été en mesure de reprendre du service dans l’armée française, mais aussi de ceux qui ont été contraints de prendre leur retraite et de résider en Touraine, en s’appuyant sur les travaux de Robert Larin (2006, 2008). Ces déceptions face à l’avenir qu’a réservé la France à la noblesse canadienne sont abordées dans le chapitre suivant afin de décrire les nombreux retours au Canada, mais surtout l’indécision de ce groupe à choisir entre deux couronnes méfiantes à leur égard. Le troisième chapitre aborde donc les membres de la noblesse qui ont pris le parti de choisir le Canada, mais aussi l’adaptation délicate entre les administrateurs, les marchands britanniques et les Canadiens sur la sphère politique. Le chapitre quatre décrit l’impact de la guerre d’indépendance américaine sur les opportunités qui se présentent aux nobles sur le plan militaire et administratif, tout en passant rapidement en revue la propriété seigneuriale. L’agitation politique qui précède l’Acte constitutionnel est évoquée, de même que le résumé des administrations de Frederick Haldimand et de Guy Carleton en tant que gouverneurs. L’auteur effectue un retour en Europe dans le cinquième chapitre afin d’aborder le sort des nobles canadiens établis en France durant la Révolution française ainsi que la consternation des nobles canadiens devant la décapitation du roi et de plusieurs nobles. Finalement, les deux derniers chapitres de l’ouvrage traitent des débuts du parlementarisme canadien depuis l’Acte constitutionnel et la place de plus en plus limitée des descendants nobles au sein de la députation, ces derniers se retrouvant divisés au fil de l’évolution des débats politiques. Sans analyser en profondeur la période qui suit l’Acte d’Union de 1840, l’auteur estime que cette constitution a donné le coup de grâce au groupe nobiliaire canadien, « la nouvelle Constitution [faisant] migrer la gentilhommerie canadienne dans le champ de la mémoire » (p. 238). Selon lui, si la noblesse a réussi à s’adapter après la Conquête, elle n’existerait plus en soi après trois ou quatre générations passées sous le régime britannique. Cette perte d’influence menant à l’extinction du groupe serait accentuée par les comportements démographiques et les stratégies matrimoniales adoptées par les familles nobles depuis la Cession. Or, ni la démographie ni les alliances matrimoniales n’ont été analysées de front dans l’ouvrage, il s’agit d’une affirmation qu’on pourrait qualifier de préconçue[1].

L’auteur annonce d’abord en introduction qu’il suivra le « parcours d’individus d’une même famille sur plusieurs générations » (p. 3), mais prétend ensuite faire un portrait de l’ensemble de ce groupe hétérogène. On sent tout de même par les exemples qu’il donne que les familles qui se sont le plus illustrées ont fait l’objet de plus d’attention, ce qui s’explique par les sources utilisées. On comprend aussi qu’un noyau de familles nobles a réussi à se distinguer au moins à court terme sous le régime britannique puisque les noms des Saint-Ours Deschaillons, d’Estimauville de Beaumouchel, Vassal de Monviel, LeMoyne de Longueuil, Chaussegros de Léry, Boucher de Boucherville et d’Irumberry de Salaberry, entre autres, sont fréquemment cités. Étant donné la nature descriptive de l’ouvrage ainsi que la trame politico-militaire utilisée, il faut admettre que peu d’éléments nouveaux sont portés à notre attention. L’historiographie récente, que l’abbé Morel de La Durantaye n’a pas été en mesure de consulter, avait déjà fait le point sur les trajectoires de certaines familles nobles après 1760[2] et l’histoire politique de la colonie est également bien documentée. De plus, l’engagement émotionnel (ou identitaire) de l’auteur se trouve perceptible à certains moments et il s’en dégage une impression de raccourcis. Il fait parfois aussi usage de généralisations. Cela est frappant notamment lorsqu’il évoque l’opinion de la population canadienne face à divers événements politiques sans s’appuyer sur des sources. Malgré ces limites, il faut accorder à l’auteur qu’il a réussi à rassembler l’histoire politique des premières décennies du régime britannique avec les parcours de plusieurs familles nobles en un tout cohérent, même si le rôle des femmes et l’angle social ont été exclus. En dépit de quelques erreurs factuelles relevées, l’ouvrage renferme plusieurs anecdotes et détails qui peuvent s’avérer utiles aux chercheurs, avec la prudence de mise. Très bien écrit, l’ouvrage apparaît accessible au grand-public et constitue une belle introduction à ceux qui veulent découvrir la noblesse canadienne sous l’angle de l’évolution politique des premières décennies du régime britannique. La noblesse canadienne après la Conquête n’en demeure pas moins un champ ouvert.