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C’est entendu, on ne comprend l’état présent d’une société qu’en remontant en son passé.

Fernand Dumont[2]

Ce texte porte sur l’engagement de la CSN à promouvoir, défendre et protéger la santé et la sécurité des travailleurs et des travailleuses, depuis ses origines. En rappelant son action, nous verrons comment la CSN et ses syndicats ont contribué à l’avancement de la société québécoise. Ayant eu le privilège de vivre aux premières lignes de quelques-uns de ces évènements, c’est avec émotion que je garde en mémoire le souvenir de militant.e.s fort.e.s et convaincu.e.s qui en ont été les indispensables acteurs.

Les origines du régime d’indemnisation des accidents du travail et de la promotion de la sécurité

Première loi québécoise sur la santé et sécurité, l’Acte des manufactures entra en vigueur en 1885. Elle prévoyait l’application de quelques normes sur la salubrité et la sécurité des travailleurs ainsi que celles régissant le travail des femmes et des enfants. En 1894, une nouvelle loi fut adoptée soit la Loi relative aux établissements industriels. Par règlement, adopté en 1902, cette loi instaurait dans certaines industries une première forme d’assistance médicale au lieu de travail se limitant aux services de « premiers soins ».

En 1909 le gouvernement du Québec adopta la première Loi concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail et la réparation des dommages qui en résultent[3]. Cette loi permettait à certains travailleurs, car elle en excluait plusieurs catégories, de recevoir une indemnisation, sans devoir prouver la faute de leur employeur, à la suite d’un accident résultant du fait ou subi à l’occasion du travail ; les indemnités et les sommes découlant du droit aux services médicaux étaient payés directement par l’employeur au travailleur.

C’est à cette époque que la plupart des provinces adoptèrent leurs lois sur l’indemnisation. Les principes fondamentaux de ces lois gouvernent encore de nos jours la responsabilité des employeurs et les principes de l’indemnisation des victimes d’accidents du travail.

En 1910, le gouvernement de l’Ontario mandatait le juge William Meredith pour présider une commission royale d’enquête chargée d’étudier l’indemnisation des travailleurs dans cette province. Dans son rapport remis au gouvernement de l’Ontario en 1913, le juge Meredith recommanda l’institution d’un régime public[4]. Le modèle retenu par le juge Meredith prenait sa source dans le modèle allemand d’assurance sociale. Il repose sur cinq principes fondamentaux résumés au Tableau 1.

À la base, ce modèle impose aux employeurs l’obligation d’assumer entièrement le financement du régime d’indemnisation sans égard à la faute, en contrepartie les travailleurs renoncent au droit de poursuivre en justice leur employeur. C’est en bref ce qu’on appelle depuis familièrement « le compromis historique ».

Tableau 1

Les principes de l’indemnisation des accidents du travail tels que proposés par le rapport Meredith[5]

Les principes de l’indemnisation des accidents du travail tels que proposés par le rapport Meredith5

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Contrairement à l’Ontario, qui mit en vigueur dès 1914 le régime d’indemnisation, tel que proposé par Meredith, suivi de cinq provinces entre 1915 et 1918, confiant notamment la responsabilité d’administrer entièrement leur régime à une Commission des accidents du travail, le Québec fit bande à part. En effet, sa loi prévoyait que le paiement des indemnités revenait directement aux employeurs ou aux compagnies privées d’assurance ; ultimement les litiges étaient portés devant les tribunaux civils. Comme le soulignent les auteurs Prémont et Tancellin, il s’agissait « d’une loi libérale au vrai sens du terme, c’est-à-dire sans intervention directe de l’État dans le fonctionnement de léconomie, mais sans démission de l’État de son rôle de gardien de l’ordre public[6]. »

C’est dans ce contexte institutionnel que la toute nouvelle Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) fut fondée en 1921. Dès son premier congrès, la CTCC formula des revendications pour améliorer les conditions de vie et de travail de l’ensemble des travailleurs, dont celle d’assurer « que les compensations prévues à la Loi des accidents du travail soient étendues à tous les employés rémunérés[7] ». Devant l’insatisfaction des travailleurs qui éprouvaient des difficultés à faire reconnaître leur droit et conséquemment recevoir leur indemnité, la CTCC exigea une réforme en profondeur du régime ; elle proposa que l’administration du régime soit confiée à une Commission des accidents du travail, tel que le recommandait le rapport Meredith.

Le Gouvernement du Québec institua en 1922 une commission d’enquête avec mandat de proposer un nouveau régime d’indemnisation, elle fut présidée par un ancien député, Monsieur Ernest Roy, assisté de deux représentants des milieux des affaires et de deux représentants syndicaux. La CTCC fut représentée par son premier président Pierre Beaulé et les syndicats internationaux affiliés au Congrès des métiers et du travail du Canada (CMTC, ancêtre de la FTQ) par Gustave Francq. La commission remit son rapport en 1925 après avoir tenu 21 séances publiques dans les principales villes du Québec.

S’agissant des causes d’insatisfaction, et non la moindre, les commissaires mirent le doigt sur celle de la judiciarisation des recours, ce que voulait précisément éviter la recommandation du rapport Meredith[8] : « L’enquête a démontré que l’application de la loi a donné lieu à un grand nombre de procès dont plusieurs ont épuisé toutes les juridictions d’appel de notre pays, ce qui a entraîné des frais considérables, ainsi que des retards dans le paiement des indemnités réclamées par les accidentés[9]. »

Les commissaires furent incapables de faire consensus. Les représentants patronaux proposèrent d’une part de limiter les indemnisations à un maximum fixe et d’autre part d’imposer aux employeurs l’obligation de souscrire une police d’assurance privée ; en effet les compagnies d’assurances, l’Association des manufacturiers du Québec et le Barreau s’opposaient à la création d’une commission. Au contraire, les représentants syndicaux proposèrent que le régime soit sous la responsabilité d’une Commission des accidents du travail notamment pour éliminer les recours dilatoires ou abusifs des employeurs ou de leurs assureurs.

En 1926, le Gouvernement modifia quelque peu la loi de 1909, notamment quant au droit à l’assistance médicale, toutefois la loi ne fut pas promulguée, car les syndicats maintenaient leur exigence d’instituer une Commission des accidents du travail. À la suite de pressions syndicales, le Gouvernement étendit en 1928 la couverture de la loi aux exploitations forestières et à la construction, deux industries particulièrement dangereuses qui en avaient été initialement exclues, et finalement prit la décision d’instituer une Commission des accidents du travail.

Ce ne fut toutefois qu’en 1931 que la Loi sur les accidents du travail fut adoptée. La Commission des accidents du travail prit donc l’entière responsabilité de l’admissibilité et de l’administration des prestations y compris le règlement des litiges. Comme mode de financement, la loi prévoyait que la cotisation des employeurs serait établie selon le principe de la mutualisation des risques. La loi introduisait la notion de maladie industrielle, elle accordait aux accidentés le droit aux services médicaux ainsi que la protection du droit à la confidentialité du médecin traitant. Par ailleurs, elle introduisait deux nouvelles notions, à savoir la prévention des accidents et la réadaptation des accidentés.

Le secrétaire général de la CTCC, Gérard Tremblay[10], exprima ainsi la satisfaction de la centrale :

Le principe de base des lois de compensations est que les patrons ou l’industrie sont responsables des accidents qui surviennent à leurs ouvriers, au cours ou à l’occasion de leur travail. De même que l’employeur est responsable du bris ou de la dépréciation de sa machinerie, de même il doit être tenu responsable des dommages qui surviennent, du fait de son industrie, aux ouvriers qu’il emploie[11].

La Loi sur les accidents du travail de 1931 demeurera en vigueur jusqu’en 1985, alors qu’elle sera remplacée par la Loi sur les accidents du travail et des maladies professionnelles (LATMP).

Au-delà de l’indemnisation ; la prévention des maladies professionnelles : le cas de l’amiantose

La CTCC décida d’appuyer les revendications de la Fédération nationale des employés de l’industrie minière adoptées en 1946 quant au « grave problème de l’amiantose[12]. » Depuis sa fondation en 1936, chaque année, la Fédération renouvelait ses « pressions » auprès des compagnies minières et du gouvernement pour diminuer l’exposition à la poussière et faire bénéficier les ouvriers de l’indemnisation et des soins prévus par la Loi des accidents du travail. La fédération proposait d’aller plus loin par des mesures de prévention à savoir l’élimination à la source de la « poussière », le suivi clinique des travailleurs et l’adoption de mesures transitoires de prévention et de financement de la recherche médicale.

À la suite de son congrès d’octobre 1948, une délégation de la Fédération, à laquelle se joignit la CTCC, rencontra le ministre de la Santé et les dirigeants de la Commission des accidents du travail. Formée de Jean Marchand de la CTCC, Daniel Lessard et Rodolphe Hamel, représentant la Fédération, la délégation soumit trois propositions, sans succès.

Tableau 2

Mesures et propositions de la Fédération nationale des employés de l’industrie minière pour éliminer le fléau de l’amiantose, 1948[13]

Mesures et propositions de la Fédération nationale des employés de l’industrie minière pour éliminer le fléau de l’amiantose, 194813

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L’amiantose et la Johns-Manville

I would like to compare lungs with our two arms, two legs and our two eyes. When one goes bad we can use the other one, and we have two lungs in case of disease.

Dr Arthur J. Vorwald. Médecin expert de la Johns-Manville[14]

Un bref historique permet de situer le contexte dans lequel la Fédération et ses syndicats affiliés s’attaquèrent à l’amiantose lors des négociations de 1949.

Au départ, ils avaient peu de ressources scientifiques pour documenter la revendication ; or, comme nous le verrons, les employeurs étaient autrement engagés dans la recherche médicale. Par ailleurs, ce n’était que depuis la promulgation en 1944 de la Loi des relations ouvrières, semblable au Wagner Act de 1935[15], qu’étaient régis la reconnaissance syndicale ainsi que le droit à la négociation collective ; rappelons que cette loi faisait suite aux travaux de la commission Prévost sur les conflits de reconnaissance syndicale menés en 1944 par les syndicats affiliés à la CTCC aux papeteries de la Price Brothers au Saguenay–Lac-Saint-Jean[16].

Les mines étaient situées à Thetford-Mines et à Asbestos, cette dernière avait été acquise en 1916 par la société américaine Johns-Manville. Peu après, cette compagnie mit en place son service médical, notamment pour offrir à la haute direction de l’information sur état de santé de ses employés. C’est en 1928 qu’un travailleur de son usine de produits textiles, au New Jersey, déposa la première poursuite pour amiantose dans l’histoire de l’industrie. Pour couvrir les poursuites en matière de santé et sécurité du travail, la compagnie était assurée par la Metropolitan Life de New York. Elle fit de même au Québec en s’assurant auprès de la Sun Life of Canada ; ce faisant, elle s’acquittait de son obligation légale prévue à la loi de 1909. En 1929, la Metropolitan Life remplaça la Sun Life.

C’est le directeur médical de la Sun Life qui suggéra à la compagnie de financer la création d’un département d’hygiène industrielle à l’Université McGill, ce que fit la Johns-Manville[17]. Les compagnies commandèrent des études à McGill pour évaluer l’état de santé des salariés et pour être conseillées en matière de contrôle de la poussière. Le Dr Pedley, alors chercheur à McGill et pionnier au Canada de la recherche médicale sur l’exposition à l’amiante, publia dès 1929 dans le Canadian Medical Association Journal, un article où il concluait : « If work with asbestos presented a hazard to the worker it would be reasonable to suppose that cases of disease would be reported from time to time, but so far as can be determined no cases of specific disease have been reported among asbestos workers in the Province of Québec[18]. »

Peu après le Dr Pedley prit ses distances et nuança son opinion, il souligna dans un autre article du Canadian Medical Association Journal que l’incidence de l’amiantose progressait et que ses symptômes étaient plus sévères que ceux de la silicose. Pendant la même période, la compagnie finança de la recherche au réputé « Trudeau Laboratory » de Saranac Lake dans l’État de New York[19] et au début des années 1940 le docteur Leroy Gardner confirma la sévérité des symptômes dans une note remise à la direction de la Johns-Manville, concluant que « the question of cancer susceptibility now seems more significant than I had previously imagined[20]. »

Le Docteur Schepers, en stage en 1949 au laboratoire Trudeau, rencontra cette même année les docteurs Kenneth Smith et Paul Cartier, respectivement directeurs médicaux de Johns-Manville et de la clinique industrielle de Thetford-Mines. Il discuta avec eux des résultats des recherches du docteur Gardner qui démontraient l’incidence de cancers sur des souris de laboratoire exposées à l’amiante[21].

Par ailleurs, de la recherche médicale indépendante de la compagnie montra que la maladie était sévère. Dans la revue Laval médical, parut en 1941, un article rédigé sous la direction du Dr Louis Rousseau en collaboration avec des médecins de l’Université Laval qui traitaient des mineurs, concluait que l’amiantose était un précurseur du cancer du poumon[22].

Ainsi, la recherche médicale était contrôlée par l’industrie et n’était pas accessible aux syndicats ; d’ailleurs la fédération n’avait-elle pas réclamé à son congrès de 1948 que le gouvernement subventionne les universités pour étudier le problème ?

L’amiantose et la négociation

Dans ce contexte, lors de la négociation de 1944, le syndicat d’Asbestos (CTCC) déposa une première clause sur la poussière : « La compagnie prendra les mesures nécessaires pour éliminer en autant que possible la poussière dans ses opérations[23]. »

Cette clause toute simple était toutefois remarquable pour l’époque : d’une part, elle visait le droit de gérance en imposant une obligation quant à la conduite de l’exploitation de l’entreprise, d’autre part elle s’inspirait du principe de l’élimination du danger à la source. En contre-proposition, la compagnie proposa une clause reconnaissant que c’était « souhaitable[24] », et le maintien de « sa » politique pour appliquer de temps à autre des améliorations ; en quelque sorte une clause de contrôle de la poussière, sans plus, protégeant son droit de gérance, ce que le syndicat accepta.

1949 : la grève de l’amiante

L’argent était d’une rareté incroyable pour éliminer la poussière.

Georges Dionne[25]

À la suite des propositions adoptées à son congrès de 1948 et à celles qu’elle avait subséquemment soumises au Gouvernement du Québec[26], la Fédération nationale des employés de l’industrie minière fit alors parvenir aux employeurs treize amendements aux conventions collectives qui venaient à échéance à Thetford-Mines et à Asbestos. En tête de liste, la Fédération proposait l’élimination de la poussière[27].

Dès le début des négociations, en janvier 1949, Le Devoir fit paraître un article de Burton LeDoux, journaliste d’enquête franco-américain, s’intitulant : « L’amiantose à East-Broughton : un village de trois mille âmes, étouffe dans la poussière[28]. » Son article, très fouillé, révélait au grand public cette terrible maladie et causa une vive émotion, concluant : « L’amiantose est incurable, mais on peut la prévenir. »

Devant l’impasse des négociations, les syndicats des mineurs d’Asbestos, affiliés à la CTCC, déclenchèrent la grève spontanément le 13 février 1949, suivis de ceux de Thetford-Mines[29] ; cette grève allait marquer profondément l’histoire ouvrière au Québec, par son impact social, politique et économique, à tel point qu’elle fut qualifiée d’ « étape de la révolution industrielle au Québec », pour reprendre l’expression en page couverture de l’ouvrage La grève de l’amiante.

Quant à la demande relative à « l’élimination des poussières d’amiante à l’intérieur et à l’extérieur des moulins[30] », les syndicats recherchaient une disposition par laquelle les compagnies reconnaîtraient, du moins en principe, la nécessité de l’élimination des poussières. Publiquement, la CTCC précisa le sens de cette revendication : « La Fédération et les syndicats, sur ce point, n’essaient nullement d’imposer un système ou un autre pour atteindre la fin désirée. Mais ils posent le problème et sont d’avis que tous les efforts doivent être tentés pour surmonter les difficultés techniques ou scientifiques qui pourraient être rencontrées[31]. »

Or, au cours des négociations, les discussions portèrent essentiellement sur la reconnaissance syndicale, notamment l’inclusion de la formule Rand, la majoration des salaires, la consultation lors des mouvements de personnel et l’harmonisation des conventions collectives dans l’ensemble de l’industrie. En avril 1949, le président du conseil d’administration de la Canadian Johns-Manville, Lewis H. Brown, fit paraître dans les principaux journaux du Québec un long réquisitoire pour faire valoir son interprétation du conflit. Il s’attaqua particulièrement à la demande qui aurait octroyé le droit au syndicat d’être consulté « dans tous les cas de promotion, transferts, de congédiement[32]. » Selon Brown c’était une question fondamentale qui relevait du droit de propriété et de son corollaire dans les relations du travail, à savoir le droit de gérance. Comme l’explique Jacques Rouillard, ce faisant Brown évacuait la question de l’amiantose : « Son insistance à réduire le conflit à la seule dimension de défense du droit de propriété vise à se gagner l’appui de l’opinion publique alors que le conflit s’enlise et que le syndicat marque des points en insistant sur les dangers de la poussière d’amiante[33]. » Nous ajoutons que cette tactique de négociation permettait à la compagnie de ne pas courir le risque d’avoir à révéler au grand public l’information médicale qu’elle détenait.

Le gouvernement de Maurice Duplessis fit preuve d’une hostilité brutale pour mater la grève, ce qui provoqua un vaste mouvement de solidarité[34]. L’archevêque de Québec, Monseigneur Maurice Roy, entreprit une médiation au terme de laquelle un arbitrage de différend sur certaines revendications mit fin au conflit. Quant à l’élimination de la poussière, le tribunal d’arbitrage en disposa comme suit : « La compagnie [Johns-Manville] reconnaît que la poussière d’amiante est une nuisance. Elle déclare qu’elle est disposée à continuer le travail déjà commencé. La présente clause ne devra aucunement être interprétée comme une obligation contractuelle[35]. »

En somme, au moment de la grève de 1949, les syndicats connaissaient bien les ravages de l’amiantose ; par contre, la profession médicale et les compagnies minières en savaient autrement plus, notamment sur l’incidence de cancers. Les syndicats avaient adopté des propositions de prévention de cette maladie respiratoire ; les médecins faisaient de la recherche commanditée non seulement sur le problème respiratoire, mais aussi sur l’aspect cancérigène de l’exposition. Or malgré tout, cette question fut pratiquement évacuée de la négociation. Voilà un exemple de la conséquence de la division du savoir et de l’asymétrie des pouvoirs entre l’employeur et le syndicat sur la négociation. Ce n’est qu’en 1975 que le gouvernement du Québec légiférera pour revoir l’indemnisation des lésions professionnelles dans les mines et adopter une norme d’exposition à la fibre ; nous en traiterons plus loin[36].

La CTTC : la longue conquête de l’affirmation du droit à la santé et la sécurité entre 1921 et 1960

Entre 1921 et 1931, nous avons vu que la CTTC s’était concentrée sur l’indemnisation des accidents du travail. Elle devait par la suite en surveiller l’application. Par exemple au Congrès de la CTTC de 1958, la Fédération du bâtiment proposa que la rente d’invalidité soit indexée annuellement. La Fédération fit valoir qu’une rente versée depuis 1938 représentait en 1958 une « compensation de miséreux », puisqu’elle ne tenait pas compte de l’augmentation du coût de la vie.

Dans l’histoire de la Fédération des travailleurs du papier et de la forêt, Gilbert Vanasse souligne qu’en 1938 et 1939 la Fédération exigea du gouvernement qu’il assure le choix du médecin traitant par le travailleur. Il rappelle aussi que d’un congrès à l’autre les délégués des syndicats revenaient sur les problèmes d’hygiène et de salubrité, particulièrement le bruit et la chaleur intenses dans les papeteries[37]. Ce n’est qu’en 1957 que le syndicat des travailleurs de Price Brothers à Jonquière réussit à négocier cette disposition sur le comité de sécurité : « On mettra sur pied une organisation pour prévenir les accidents industriels et pour améliorer les conditions d’hygiène dans les moulins. Tous les employés doivent y coopérer entièrement, en faisant connaître les conditions et pratiques dangereuses et malsaines et en contribuant à les éliminer[38]. »

Cette disposition imposait aux salariés de coopérer pour éliminer les « pratiques dangereuses et malsaines ». Selon la conception classique du droit de la direction, l’employeur conservait ainsi l’exclusivité « d’organiser » la prévention et d’améliorer les conditions de travail et d’hygiène, y compris celui de la prévention des accidents, axée sur la responsabilité individuelle des salariés d’agir en conséquence dans l’exécution de leurs tâches, à défaut de quoi l’employeur avait le droit d’imposer une mesure disciplinaire.

En 1960, la CSN présenta un mémoire exigeant que le Gouvernement du Québec procède « sans autre délai » à la réforme de la Commission des accidents du travail, le mémoire proposant notamment de rendre la Commission « représentative » des grandes organisations syndicales et patronales[39]. Ce n’est qu’en 1979 que l’administration de la Commission deviendra paritaire. Finalement, la loi de 1931 sera remplacée en 1985 par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.

Dans un mémoire présenté au ministre du Travail en 1961, la CSN et la FTQ proposèrent que la législation prévoie que la sécurité soit prise en charge dans les établissements par un comité bipartite : « En plus de réclamer la présence des représentants des travailleurs à la Commission des accidents du travail elle-même, le mémoire syndical réclame la création obligatoire de comités de sécurité ouvriers-patronaux au niveau de l’entreprise. Chaque usine employant dix employés et plus devrait en être pourvue[40]. »

Cette proposition annonce une évolution de la conception du partage de la responsabilité de la santé et sécurité, elle va au-delà des strictes relations industrielles et des limites de la négociation collective, la CSN et la FTQ en faisaient un enjeu de l’ordre de la politique publique.

La CSN ; la mobilisation et l’expertise, l’une ne va pas sans l’autre pour sortir des « chemins battus »

La CSN se dota au cours des années 1960 d’un service de génie industriel. S’inspirant notamment de l’approche sociotechnique, le service offrit l’expertise et des conseils, complétés par un programme de formation des militants et des permanents syndicaux, sur l’organisation de l’hygiène industrielle, l’évaluation des tâches, l’étude des temps et mouvements et la détermination des standards de production appliqués aux systèmes de rémunération au rendement. Ces systèmes étaient très répandus dans des industries[41] où l’on observait une fréquence/gravité élevée des accidents de travail, conséquences des cadences élevées de travail et des mouvements répétitifs. Le service formait les techniciens syndicaux aptes à analyser et vérifier les méthodes, ainsi qu’à évaluer leur impact sur les conditions de travail. Selon le besoin, le service intervenait en appui aux négociateurs syndicaux.

Au-delà des ressources techniques, le service entreprit une réflexion remettant en question les modes de rémunération au rendement et finalement il en proposa l’abolition. Le syndicat de Biltrite Furniture, fabricant d’ameublements de bureau à Montréal, fit oeuvre de pionnier, et à un conseil confédéral de 1972, son président fit une intervention marquée demandant l’appui de la CSN[42]. Les travailleurs de Biltrite Furniture réussirent à abolir le « plan boni » et firent la preuve que c’était à la fois bénéfique pour la santé et la sécurité et pour la qualité des produits[43] ; ils furent suivis de leurs collègues de Cartonniers Standard (Montréal) et de Vilas Furniture (Cowansville) qui apportèrent d’importantes modifications au système au terme d’une dure grève. La compagnie Greb Shoes de Trois-Rivières prit la ligne dure et ultimement ferma son usine[44].

Le 16 décembre 1965, sur le chantier de l’échangeur Turcot à Montréal, une section d’un coffrage qui venait de recevoir une coulée de 1600 tonnes de béton s’effondre. Sept ouvriers y perdent la vie et six autres sont blessés. Le Syndicat de la construction de Montréal s’engage dès lors dans une campagne de longue haleine pour sensibiliser les travailleurs et le grand public aux conditions de travail dans l’industrie de la construction. Alors dirigé par Florent Audette, le syndicat confia la campagne à Michel Chartrand. Le syndicat fit la démonstration que « l’épidémie » d’accidents – seulement en 1970, un travailleur sur cinq avait été blessé – résultait de l’instabilité de l’industrie, générant l’insécurité d’emploi et de revenu. Ce contexte est propice à la négligence systématique des règles élémentaires de sécurité par la multitude d’entrepreneurs de cette industrie et est accentué par l’insuffisance d’inspecteurs sur les chantiers[45]. Une réforme radicale du régime de travail dans la construction s’imposait pour mettre fin à l’épidémie et le gouvernement avait l’obligation d’intervenir. En appui à cette campagne le cinéaste Arthur Lamothe produira pour la CSN en 1969 un film au titre inspiré par Pierre Vadeboncoeur : Le mépris n’aura qu’un temps.

Renforcer la négociation : la clause-type

Par la préparation d’une clause-type en santé et sécurité, largement débattue dans le mouvement, le service du génie industriel exercera une influence considérable sur la négociation. Les fédérations et les syndicats étaient dès lors dotés d’un instrument commun de revendication. Les syndicats de la métallurgie, du papier, du commerce et des entreprises de services publics obtinrent l’accès aux dossiers et aux statistiques sur les accidents, la participation aux enquêtes et aux inspections, la représentation paritaire dans les comités.

Comme il fallait s’y attendre l’exercice du droit de refus et encore plus celui de permettre au syndicat d’intervenir collectivement suscita une forte résistance des employeurs. Dans l’industrie papetière, la clause passa le test de la négociation sujette à un compromis sur le droit de refus, le limitant au travailleur individuellement, et dans certaines conventions, ce droit était applicable seulement lors de danger « imminent ». Ce fut sensiblement le même résultat dans la métallurgie. Parmi les meilleures clauses qui furent négociées, signalons celle de la convention collective des « bleus » de Gaz Métropolitain à Montréal, notamment sur le droit de refus qui conférait au syndicat un pouvoir étendu d’intervention.

En somme, cette clause prévoyait que la convention collective était « garante » du droit à la santé et la sécurité tant au plan individuel que collectif, perspective tout à fait nouvelle à l’époque.

Tableau 3

Les principes de la clause-type en santé et sécurité proposée par la CSN[46]

Les principes de la clause-type en santé et sécurité proposée par la CSN46

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L’amiante et la deuxième grande grève : la revanche[47]

La « poussière » dans les mines et les « moulins » d’amiante reviendra en tête de liste lors de la négociation de 1974-1975. Depuis la grève de 1949, tant les conditions de travail et d’hygiène industrielle que l’accès à l’indemnisation des lésions et des invalidités professionnelles ne s’étaient guère améliorés.

Pour préparer la négociation, la CSN et ses syndicats affiliés de la région de Thetford-Mines confièrent une enquête épidémiologique aux docteurs W. J. Nicholson et I. J. Selikoff de l’hôpital Mount Sinaï de New York, dont les travaux faisaient autorité[48]. Leurs travaux notamment sur les calorifugeurs de New York et du New Jersey, leur avaient permis d’acquérir une solide connaissance non seulement de l’amiantose, mais aussi des cancers professionnels. Cette enquête remit en question d’autres études épidémiologiques effectuées à la demande des compagnies par les médecins de McGill, qui avaient conclu que l’on n’observait pas davantage de cancers chez les mineurs que dans la population en général. En mars 1975, la CSN rendit publics les résultats de l’étude réalisée par le Dr Selikoff ; 596 des 995 travailleurs examinés montraient des lésions aux poumons causées par l’exposition à l’amiante[49].

Parallèlement, à l’automne 1973, des militants prirent clandestinement des échantillons de fibres en suspension dans les « moulins » pour monter un dossier qui montrait que les compagnies ne respectaient pas la norme d’exposition alors reconnue internationalement[50].

En matière d’indemnisation, les syndicats revendiquèrent des modifications majeures à la LAT de 1931. L’expérience montrait que les cas de refus étaient nombreux et que les délais pour obtenir les diagnostics des médecins de la CAT nécessaires à l’indemnisation étaient particulièrement longs, voire éprouvants, puisque les employeurs et les médecins de la CAT en contestaient l’admissibilité, par exemple en insistant sur le tabagisme. Autre point critique, lorsque le diagnostic était confirmé, le travailleur voyait son permis de mineur révoqué, de sorte qu’ils ne déclaraient pas leur condition pour ne pas perdre leur emploi.

Ces propositions constituaient en quelque sorte un « programme syndical » couvrant à la fois la prévention et l’indemnisation. De plus, les syndicats CSN et Métallos (FTQ) de Thetford-Mines[51] formèrent un front commun sur leurs revendications salariales. Les syndicats CSN inclurent dans leur projet de convention collective la clause-type proposée par la CSN et basée sur les conclusions de l’étude du Dr Selikoff, déposèrent une clause garantissant le respect de la norme d’exposition de 5 fibres par centimètres cubes (f/cc) et octroyant au syndicat le droit de nommer des représentants habilités à prendre les mesures de la norme et faire cesser le travail en cas d’inobservance.

Devant l’impasse des négociations, les syndicats déclenchèrent la grève en mars 1975[52]. En octobre, le gouvernement fédéral, dirigé par Pierre Elliott Trudeau, imposa le contrôle des prix et salaires en adoptant la loi C-73 visant à limiter les effets de l’inflation[53]. Devant l’imminence de la loi et l’ampleur des mesures de contrôle qu’elle imposerait rétroactivement, les syndicats s’empressèrent de régler leurs demandes salariales mettant ainsi fin à la grève de 7 mois et demi. Encore une fois, les questions de santé et sécurité restèrent en plan, tout comme en 1949 la négociation n’en tint pas compte.

Toutefois, contrairement à ce qui se passa en 1949, le gouvernement du Québec décida d’intervenir sur la question de la salubrité et de la sécurité pendant le conflit. En juin, par arrêté en conseil, il imposa la norme limite de 5 f/cc, effective le 1er janvier 1978. Le même mois, la loi 52 fut adoptée[54] : dorénavant, les travailleurs victimes de l’amiantose ou de la silicose recevraient une rente forfaitaire établie en fonction de l’âge et du degré d’incapacité, rente complétée d’une indemnité de remplacement du revenu égale à 90 % du revenu net disponible ; formule d’indemnisation que l’on retrouvera dans le régime d’assurance-automobile du Québec puis dans la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles de 1985.

Quant au volet de la prévention, le débat se transporta au « Comité d’étude sur la salubrité dans l’industrie de l’amiante » mandaté en juin 1975 par le gouvernement du Québec et présidé par le juge René Beaudry, qui définit ainsi son mandat[55] :

Une philosophie sociale sur le plan de la santé professionnelle doit transformer le concept fataliste et négatif du « danger inhérent au travail » en une doctrine positive « d’intégrité physique au travail ». En pratique, le travailleur ne doit plus se rendre au travail et en revenir avec l’idée que son gagne-pain l’expose inévitablement à la maladie ou à l’insécurité physique : au contraire, il doit pouvoir exercer son « métier » avec l’assurance que sa santé lui soit assurée[56].

Comme on peut le constater, sa nomination par le gouvernement tranchait radicalement avec le régime duplessiste qui avait réprimé la grève de 1949. C’était toute une rupture avec la philosophie des entreprises qui considéraient trop souvent que le risque faisait partie de la « vie industrielle » et que sa prévention relevait de leur droit de gérance. Elle reconnaissait la justesse de l’approche syndicale de la CSN et la FTQ centrée sur la prévention et remettait en cause le modèle d’autorégulation privilégié par les employeurs. En qualifiant de « sociale » sa « philosophie », le juge Beaudry indiquait clairement que la santé et la sécurité du travail étaient un bien public.

Malgré ses réserves sur le mandat de la commission qui ne faisait pas consensus à la CSN, cette dernière soumit un mémoire étoffé dont l’analyse et les recommandations étaient basées sur les données probantes qu’elle avait recueillies en 1973 et 1974 et sur les propositions adoptées par ses instances. La CSN et les autres organisations syndicales exigèrent que la norme limite passe à 2 f/cc, pour faire suite aux récentes recherches menées par le National Institute for Occupational Safety et le Bureau international du travail[57].

Les années 1970-1980 : une période féconde

Cette période fut très féconde : nombre de syndicats de la CSN passèrent à l’offensive pour assainir les milieux de travail. À Fer et Titane de Sorel-Tracy, le syndicat entreprit en 1976 une campagne de près d’une année pour s’attaquer à la sidérose, la surdité, l’intoxication au monoxyde de carbone, menant une enquête épidémiologique qui révéla une série de symptômes de plusieurs maladies industrielles. Le syndicat négocia la clause-type proposée par la CSN et présenta à la compagnie un programme de santé destiné à s’attaquer à ces dangers à la source[58].

Les syndicats des travailleurs du papier de Clermont et de Donnacona menèrent des enquêtes sur un « vieux » problème dans l’industrie papetière : la surdité. Avec l’aide du service du génie industriel, le syndicat de Donnacona forma une équipe de travail, sous la responsabilité scientifique du professeur Raymond Hétu de l’Université de Montréal. L’enquête révéla qu’aux machines à papier un papetier avait sept chances sur dix d’avoir des problèmes d’ouïe après vingt ans de travail. Des mesures d’atténuation et d’isolation furent négociées et bon nombre de travailleurs furent indemnisés. À la papeterie de Clermont, 300 travailleurs participèrent à l’enquête, 65 soumirent une réclamation, 35 furent indemnisés et des salles de contrôle insonorisées furent installées.

En milieu hospitalier, les syndicats des employés de buanderie de Partagec à Québec et de la Buanderie centrale de Montréal s’engagèrent avec succès dans l’élimination des dangers à la source relatifs aux contaminants, aux équipements, au bruit, et aux charges et méthodes de travail.

Dans les abattoirs de volailles, avec la collaboration des professeures Donna Mergler et Karen Messing du Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l’environnement (CINBIOSE-UQAM), des études furent menées pour examiner les problèmes musculo-squelettiques et dermatologiques et pour proposer des mesures s’attaquant à l’organisation du travail, particulièrement au titre des cadences élevées du travail à la chaîne et à l’ergonomie des postes de travail.

Grâce à l’appui de ces scientifiques, les dossiers furent davantage étoffés, renforçant la mobilisation et offrant aux équipes syndicales une argumentation probante de qualité. Le mouvement bénéficia grandement du programme du Service aux collectivités de l’UQAM pour mener ces travaux scientifiques.

Les enquêtes publiques dans lesquelles la CSN intervient : un levier de sensibilisation

En 1983, un quatrième travailleur perdit la vie à l’usine de produits chimiques Expro. Le syndicat et la CSN réclamèrent la tenue d’une enquête publique. Le gouvernement du Québec confia l’enquête au juge René Beaudry. Sa principale recommandation exigeait de la compagnie « de mettre en oeuvre un projet de modernisation de la fabrication des poudres propulsives », projet qui ne sera complété qu’en 2006. C’était une percée significative dans la compréhension de l’élimination des dangers à la source ; en effet, la recommandation portait sur l’organisation et les procédés de production traditionnellement du ressort exclusif de l’entreprise. En somme, le droit de choisir les procédés ne pouvait être ni soustrait ni primer sur le droit à l’intégrité physique des travailleurs[59].

Michel Chartrand accomplit un travail de sensibilisation remarquable, sa notoriété auprès du public eut un impact considérable lors de sa participation à plusieurs enquêtes du coroner ; en voici deux exemples. Appuyé par le service du génie industriel, il participa à l’enquête sur l’effondrement du pont en construction sur la rivière Sainte-Marguerite où six travailleurs avaient perdu la vie[60]. À la papeterie de Port-Alfred, il intervint lors de l’enquête sur le décès d’un ouvrier qui avait succombé à ses brûlures causées par l’échappement d’un acide.

Chartrand intervint dans le cadre de l’enquête sur l’effondrement d’une galerie à la mine Belmoral en Abitibi, où huit mineurs perdirent la vie. Bien que les mineurs ne fussent pas syndiqués, la CSN et la FTQ exigèrent la tenue d’une commission d’enquête. Le 9 juillet 1980, la commission présidée par le juge René Beaudry débuta ses audiences. Émile Boudreau, responsable de la santé et sécurité à la FTQ, fut nommé un des deux commissaires et André L’Heureux, ex-vice-président de la CSN, en assura le secrétariat. Michel Chartrand représenta la CSN. La commission avait un mandat sectoriel, de sorte que ses recommandations devaient servir de guide dans l’ensemble des mines souterraines.

Michel Chartrand fit particulièrement ressortir les risques occasionnés sur le rythme du travail par la rémunération au rendement, largement répandue dans les mines sous-terraines, « plus on en fait plus ça paie ». Les recommandations de la commission eurent une influence considérable sur les normes de sécurité tant sur les méthodes que sur les équipements et l’organisation de la prévention dans le secteur minier[61].

Le retrait préventif

C’est en 1976 que le comité de la condition féminine de la CSN recommanda de négocier une disposition pour protéger les femmes enceintes. Les négociations du front commun (CSN-FTQ-CEQ) de 1979 dans le secteur public et parapublic permirent d’obtenir une disposition traitant du retrait préventif[62] : en principe, l’employeur devait affecter la travailleuse enceinte à d’autres tâches ou la retirer du travail sans perte de salaire s’il ne pouvait la réaffecter. Dans le secteur privé, le Syndicat de Hockey canadien de Drummondville obtint gain de cause à la suite de la réaffectation d’une salariée enceinte à un poste où le danger de l’exposition au solvant et au bruit était moindre, ce qu’elle avait refusé, de sorte qu’elle ne put être indemnisée ; porté en appel, son droit fut reconnu, ce qui fit jurisprudence[63].

Lorsqu’en 1979 fut sanctionnée la Loi sur la santé et la sécurité du travail, le retrait préventif permettait de couvrir l’ensemble des travailleuses, une première en Amérique du Nord, jusqu’à ce jour d’ailleurs. Le législateur reconnaissait l’existence des dangers au travail sur le fait d’avoir des enfants ; c’était le début de la reconnaissance de la responsabilité de la société pour protéger les enfants dès la conception. Les employeurs critiquèrent cette mesure, qu’ils qualifièrent d’assistance sociale financée uniquement par les employeurs. À plusieurs reprises, en 1986 et en 2010 par exemple, le Conseil du patronat du Québec réitéra que c’était une politique sociale dont le financement devait être assumé par les fonds publics.

Au Tableau 4, nous présentons une synthèse des propositions et des interventions de la CSN.

Tableau 4

Les propositions et les interventions de la CSN en santé et sécurité du travail de 1970 à 1985

Les propositions et les interventions de la CSN en santé et sécurité du travail de 1970 à 1985

Tableau 4 (continuation)

Les propositions et les interventions de la CSN en santé et sécurité du travail de 1970 à 1985

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Le livre blanc sur la santé et sécurité au travail : la réforme de 1979

L’économie qui prétendrait encore faire passer l’homme après les machines serait vouée à l’échec.

René Lévesque, 8 mars 1977[64]

La législation québécoise était en retard quant à l’hygiène, la salubrité, la maladie professionnelle et la prévention. La commission Beaudry l’avait illustré éloquemment, elle avait dû « innover », en matière d’indemnisation et de salubrité dans l’amiante de sorte que le gouvernement avait dû décréter une norme. Par ailleurs, les avancées dans les conventions collectives « avant-gardistes » des années 1970 étaient une autre illustration de l’insuffisance de la législation.

En 1977, le Gouvernement du Québec confia le mandat au ministre du Développement social Pierre Marois de préparer une politique de la santé et sécurité des travailleurs. La réforme présentée dans un livre blanc l’année suivante s’appuyait sur le principe de l’élimination des dangers à la source, principe d’ailleurs reconnu internationalement en 1977 par la convention C148 de l’Organisation internationale du travail (OIT)[65]. La commission Beaudry en avait fait tout autant en 1975, ainsi que la CSN dans sa clause-type. Le livre blanc proposait une structure paritaire à tous les niveaux, de l’organisme central jusqu’à celui de l’établissement. Pour rappel, cela répondait à la proposition du mémoire de 1960 de la CSN et de la FTQ.

Le livre blanc retint la notion de « prise en charge » pour confier aux employeurs et aux travailleurs, ainsi qu’à leurs associations et leurs syndicats, la responsabilité de s’engager volontairement dans la prévention.

Par ailleurs, le livre blanc proposait de confier à une éventuelle Commission de la santé et de la sécurité du travail autant le volet de la prévention que celui de l’indemnisation. Cette commission serait administrée par un conseil formé d’un président et d’un nombre égal de représentants des employeurs et des travailleurs, semblable à ce qu’avaient proposé la CSN et la FTQ en 1960[66].

Plusieurs propositions du livre banc et du projet de loi répondaient aux positions de la CSN et correspondaient au texte de plusieurs clauses de convention collective, comme le droit à l’information et à la participation aux inspections et enquête, la composition paritaire du comité de santé et sécurité et l’organisation de ses réunions. Il en était tout autant des propositions sur le retrait préventif et de l’intégration de la recherche scientifique à la loi. En effet n’était-ce pas ce que la CSN avait revendiqué de longue date et accompli depuis 1970 tant dans l’amiante que par sa collaboration avec des scientifiques ?

Élément central de la réforme, le droit de refus : l’analyse de la CSN

Parmi les droits reconnus au travailleur, il en est un qui mérite une attention particulière, celui de cesser, sans être pénalisé, d’exécuter une tâche ou d’occuper un poste de travail qu’il estime, pour des motifs raisonnables et compte tenu des circonstances constituer un danger imminent pour sa santé ou sa sécurité ou pour celle de ses compagnons de travail[67].

L’intention gouvernementale semble louable, mais de là à ce que la CSN appuie le livre blanc dans son ensemble ainsi que le projet de loi, il y a une marge[68]. Un intense débat s’ensuivit entre les militants qui y voyaient une avancée, le « verre à moitié plein », et ceux qui au contraire considéraient que le projet ne répondait pas sur plusieurs aspects aux revendications du mouvement. Fondamentalement, le projet de loi se basait sur le partage de la responsabilité, pour les accidents ou les maladies du travail, entre les patrons et les employés et leurs syndicats, ce que contestait la CSN.

La critique du livre blanc porta plus spécifiquement sur deux dimensions : d’une part sur la conception même du rôle du syndicat au sein du comité de santé et sécurité se limitant au droit de faire des recommandations dans une perspective de coopération, sans réel pouvoir de négociation ni de décision, et d’autre part sur la disposition prévoyant qu’il incombait au travailleur de se prévaloir individuellement du droit de refus.

En effet le projet de loi prévoyait que les décisions du comité de santé et sécurité étaient « paritaires », en conséquence elles liaient les syndicats ; à titre d’exemples, ainsi en était-il du choix des équipements de protection personnels ou de l’adoption d’un programme de prévention ; or, la CSN considérait que le comité devait être essentiellement un lieu de dépôt et de négociation des revendications des travailleurs. Lors de la présentation du mémoire de la CSN à la Commission permanente du travail et de la main-d’oeuvre, le président de la CSN, Norbert Rodrigue, souligna que la loi devait reconnaître aux syndicats le droit d’intervenir en leur accordant des pouvoirs et des droits sujets au contrôle démocratique des travailleurs. En ce sens, la loi devait privilégier l’action collective et ainsi permettre aux syndicats d’exercer en toute autonomie leur obligation de représentation, d’intervention et de négociation, position débattue puis adoptée lors du congrès spécial de la CSN en 1979[69].

Quant au droit de refus proposé par le projet de loi, il s’agissait d’un recul par rapport à celui que certains syndicats avaient négocié ; même si le projet prévoyait qu’une convention collective peut tout à fait prévoir une disposition plus « avantageuse » que la loi, la CSN considérait que la disposition du droit de refus telle que rédigée ouvrait la porte à d’éventuelles concessions.

Pour appuyer son propos sur le droit de refus, le président de la CSN cita deux exemples lors de son témoignage devant la Commission :

[…] l’appréhension d’un danger tel que décrit à la convention collective des employés du Gaz Métropolitain n’est pas conciliable avec l’existence d’un danger normalement et habituellement inhérent. L’existence de conditions susceptibles de mettre la santé et la sécurité en danger, telles que formulées au décret de la construction, peut fort bien être en contradiction avec l’existence d’un danger normalement et habituellement inhérent[70].

Norbert Rodrigue précisa les réserves de la CSN sur le fait que le travailleur courait un risque en exerçant son droit : « Nous savons qu’il permettra à un employeur qui veut se venger et décourager les travailleurs, de congédier les travailleurs et leur faire supporter la privation d’un salaire pendant tout le temps que dureront les procédures judiciaires. Nous n’inventons rien[71]. » Par ailleurs, le droit de refus avait été acquis durement, comme à la papeterie propriété de Donohue à Clermont dans Charlevoix ; le président du syndicat Normand Gagnon rappela ainsi que c’était en 1978, au terme d’une longue grève, que le droit de refus avait été acquis :

Un des gains les plus précieux, acquis lors de la grève de ‘78, c’est le droit d’arrêter le travail lorsqu’un travailleur juge que les conditions sont dangereuses, et cela, sans représailles. La compagnie a bien tenté d’imposer des suspensions ou de rétrograder des travailleurs qui ont fait usage de leur droit, mais le syndicat a toujours eu gain de cause[72].

La loi fut promulguée en 1979. La CSN décida en 1980, lors d’un congrès spécial, de participer au conseil d’administration de la CSST. À cette époque, la participation aux sommets économiques et la concertation faisaient l’objet d’un intense débat dans le mouvement et c’est dans ce contexte que la décision de 1980 fut infirmée lors du congrès de 1982 : la CSN devait quitter le conseil. Les dirigeants et plusieurs délégués des fédérations du secteur privé, dont ceux de la métallurgie, du papier et de la forêt et du commerce prirent toutefois la décision de nommer les deux représentants au conseil et en 1984 la CSN retourna au conseil d’administration de la CSST.

Les suites de la Loi sur la santé et la sécurité au travail (LSST) et la réforme de la (LATMP)

S’il est un objectif de la loi qui n’a pas rempli toutes ses promesses, c’est celui de « la prise en charge », par l’extension des obligations d’implanter des mécanismes de prévention à l’ensemble des entreprises et ainsi couvrir la totalité de la main-d’oeuvre. Le législateur privilégiait, et c’est encore d’actualité, l’approche volontaire pour mettre en oeuvre les mécanismes dans l’ensemble des milieux de travail.

Or, par son pouvoir réglementaire, la CSST peut obliger les entreprises de se conformer aux mécanismes de prévention. Entre 1982 et 1985, la CSST imposa l’obligation de s’y conformer à deux secteurs de l’industrie manufacturière et partiellement à un troisième. Puis tout s’arrêta, les secteurs du commerce et des services sociaux notamment, composés en majorité de femmes, ne furent pas couverts puisqu’il s’avéra impossible après 1985 d’obtenir le consentement des employeurs au conseil d’administration pour les assujettir. Le paritarisme était en panne.

Après une période de près de cinquante ans où la législation sur l’indemnisation n’avait pratiquement pas évolué, ce n’est qu’avec l’adoption en 1985 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP), qu’elle fut révisée en profondeur, notamment par l’indemnité de remplacement du revenu, inspirée du modèle introduit dans l’amiante en 1975[73]. La CSN adapta ses services, particulièrement ceux de la défense des travailleurs en matière d’indemnisation. Une équipe de conseillers fut formée pour représenter les travailleurs devant les instances de la CSST lors de litiges, en offrant l’expertise juridique et médico-légale. Tout comme lors du développement de l’expertise en santé et sécurité, la contribution d’universitaires joua un rôle essentiel ; citons par exemple les travaux sur l’analyse de la jurisprudence de Katherine Lippel dans le cadre des services à la collectivité de l’UQAM[74]. C’est aussi à cette époque que Michel Chartrand créa la Fondation pour l’aide aux travailleurs accidentés (FATA) ; se joindront à Michel Émile Boudreau responsable de la santé et sécurité à la FTQ et le Docteur Roch Banville, afin d’offrir l’aide juridique et médico-légale particulièrement aux travailleurs non syndiqués.

La CSN est revenue à la charge à plusieurs reprises pour que le régime de prévention couvre l’ensemble des secteurs prioritaires. Cette exigence fut réitérée lorsque le conseil d’administration de la CSST mandata en 2010 un Groupe de travail paritaire[75], pour revoir les deux lois (LSST et LATMP) et soumettre des recommandations. Les représentants de la FTQ de la CSN et de la CSD soulignèrent que depuis 1985 plus de 80 % des travailleurs n’avaient toujours pas accès aux mécanismes de prévention et que les centrales en faisaient une priorité. Il ne fut pas possible d’en arriver à une position commune avec les représentants des employeurs, selon eux, il n’était pas nécessaire d’imposer ces mécanismes, parce qu’au cours des années le nombre d’accidents avait diminué, signe que l’approche volontaire fonctionnait.

Onze années plus tard, le gouvernement entreprit de réviser les lois et la CSN tout comme la FTQ revenait à la charge, s’opposant à ce que la révision des régimes SST passe par la réduction de la couverture des secteurs d’activité : au contraire, il est nécessaire selon elle de prendre la voie de « l’amélioration marquée de la prévention ». Cette amélioration pourra se développer uniquement lorsque tous les acteurs du milieu participeront paritairement à l’identification des risques et au développement des méthodes pour assainir les lieux de travail en continuant la quête de l’élimination du danger, quelle que soit sa nature, à la source.

Conclusion

Au cours de ces 100 ans, comme nous l’avons illustré, la CSN n’a cessé de promouvoir et de défendre le droit de travailler en santé. Que ce soit au titre de l’indemnisation des accidents et des maladies professionnelles, ou à celui de la prévention, la CSN et ses syndicats se sont engagés dans de difficiles luttes dont plusieurs ont marqué l’histoire sociale du Québec. La CSN a appris de ces luttes, en acquérant non seulement une expertise remarquable sur les questions de santé et sécurité, comme ce fut le cas dans l’affaire de l’amiantose, mais aussi elle a fait la démonstration que l’action collective, militante et responsable, est nécessaire pour s’attaquer à la source aux problèmes de santé et de sécurité. Dans ce texte nous avons fait ressortir par des exemples comment furent exigeantes les décisions et les actions de la centrale et de ses syndicats, sur le plan national et dans le milieu de travail. Il fallait oser et en cela la CSN ne s’est jamais défilée, prenant les devants tout au long de son histoire pour influencer la politique publique par ses propositions, ses critiques et ses luttes, collaborant dans la mesure de ses moyens et en respectant ses principes, particulièrement avec la FTQ.

La CSN s’est distinguée par sa volonté de préserver son autonomie, tant par sa capacité de critique que par son souci de se doter des instruments nécessaires pour appuyer ses revendications. Ses politiques et ses luttes, notamment au cours des si importantes années 1970, ont marqué la construction de notre système de santé et sécurité du travail. Ce faisant, la CSN a contribué à renforcer l’influence de l’ensemble du mouvement syndical, par son souci de la rigueur dans des dossiers complexes, suscitant l’implication des militants au plan local et par sa préoccupation de sensibiliser non seulement ses membres, mais aussi le grand public.

Bien que les transformations dans le monde du travail influencent les conditions de santé et sécurité et la nature des problèmes, comme les troubles psychologiques, il n’en demeure pas moins que l’action syndicale est un levier incontournable pour y répondre. Les connaissances et les intentions individuelles ne suffisent pas : il manque cette condition nécessaire qui veut que la solidarité et l’engagement soient les moteurs de l’avancement de notre collectivité. La CSN en est une preuve et les années en témoignent.