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L’autonomie collective consiste en ce pouvoir normatif des acteurs mêmes d’un milieu social donné : dans une perspective de pluralisme juridique, ils élaborent et administrent leur propre système juridique. En contexte de travail, les acteurs syndical et patronal établissent et appliquent leurs conditions de travail, à l’exclusion du droit et des institutions étatiques, dans la mesure où règne cette autonomie collective[1]. Quant à l’État, son attitude à l’égard de cette dernière varie selon les contrées et les époques : il peut simplement ignorer ce pouvoir normatif, y laisser cours ou, au contraire, s’y substituer ; d’une façon quelque peu intermédiaire, il peut aussi miser sur cette action privée pour établir les conditions de travail, sous réserve d’un contenu substantiel impératif qu’il établit. Il l’encourage alors en élaborant un cadre juridique approprié. La loi qui définit ce cadre a été qualifiée de « secondaire », par rapport à la norme substantielle « primaire », c’est-à-dire celle qui a été élaborée par les acteurs en cause eux-mêmes[2]. Certains y ont aussi vu une loi « auxiliaire » qui intervient pour assurer formellement la régulation du processus de négociation collective[3]. Telles sont la nature et la fonction de la législation contemporaine qui régit généralement les rapports collectifs du travail dans les différentes juridictions canadiennes ; la partie I du Code canadien du travail[4], dans l’ordre fédéral, et le Code du travail du Québec[5], dans l’ordre provincial, en témoignent notamment.

Cette législation régissant les rapports collectifs du travail intervient de façon ambivalente relativement aux différentes manifestations possibles de l’autonomie collective ainsi entendue en son sens originel ou naturel. Positivement, et c’est bien connu, elle facilite la négociation collective en établissant des modes de tierce intervention pour assurer la résolution des impasses de négociation[6], de même qu’un véritable droit de grève par rapport à la liberté primaire de grève, de manière à établir un meilleur équilibre des forces de négociation en présence[7]. Elle assure l’efficacité juridique de l’accord et prévoit à cette fin des voies juridictionnelles appropriées[8]. Elle amplifie d’ailleurs la portée juridique de cette convention collective, au-delà des seuls adhérents du syndicat signataire, à l’intérieur d’une aire de représentation définie en fonction de la représentativité d’une instance syndicale[9]. Mais d’abord et avant tout, elle établit en faveur des partenaires de négociation un véritable droit à la négociation collective par rapport à la simple liberté de négociation préexistante[10]. Négativement cette fois, toujours au regard de la liberté de négociation originelle, la loi limite typiquement cette dernière en réservant l’accès au droit de négociation au syndicat représentatif[11], en déterminant un niveau de négociation[12], de même qu’en limitant temporellement l’exercice du droit à la négociation collective[13], partant, le droit de grève[14].

Ainsi, la portée « naturelle » de l’autonomie collective et son appréhension par le droit étatique, à travers le processus légal de négociation collective, ne coïncident pas parfaitement. De là, tout l’intérêt de savoir si l’assurance constitutionnelle de la négociation collective sous le couvert de la liberté (générale) d’association énoncée à l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés[15], à la suite de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire B.C. Health Services[16], rejoint dans sa totalité la liberté originelle de négociation collective, l’autonomie collective dans toute son ampleur, ou si elle ne s’attache pas plutôt au processus de négociation collective déterminé par la législation contemporaine du travail.

La question se pose avec d’autant plus d’acuité que ce régime légal actuel de la négociation collective, qui date de l’après-guerre, pour approprié qu’il soit encore par rapport à des milieux de travail correspondant au travail du type « industriel », est lui-même remis en cause par les transformations contemporaines du travail. Cette mutation tient notamment à la « transnationalisation » de l’activité productive, à l’éclatement, économique et juridique, de l’entreprise traditionnelle, de même qu’à la diversité des statuts et des identités des travailleurs[17]. Précisons néanmoins que le présent propos ne porte pas sur l’opportunité du régime en cause dans ce contexte contemporain, ni de celle d’autres aménagements possibles des rapports collectifs du travail, mais uniquement sur la place que réserve la liberté constitutionnelle d’association à ce régime actuel.

Il y a donc lieu de déterminer initialement l’objet de la protection de la liberté constitutionnelle d’association au regard de la négociation collective (section 1). S’il devait bien s’agir de l’autonomie collective au sens entier et originel du terme, la survie du régime légal actuel de négociation collective serait compromise dans la mesure où il ferait obstacle au déploiement de cette autonomie collective (section 2).

1 L’objet de la protection de la liberté d’association au regard de la négociation collective

S’il est avéré que la liberté d’association emporte la protection de l’autonomie collective originelle dans toute son ampleur, ce qui doit être vérifié (section 1.1), il s’ensuit qu’elle ne s’attache pas, directement du moins, à la protection d’un régime légal particulier de négociation, en l’occurrence celui qui est véhiculé notamment par les codes canadien et québécois actuels (section 1.2).

1.1 La liberté d’association emporte la protection de l’autonomie collective originelle

Un lien de filiation unit la négociation collective et le phénomène syndical, qu’il s’agisse de la coalition passagère ou de l’association structurée et durable, duquel elle procède[18]. L’émergence d’un intérêt collectif issu d’un ensemble de salariés conduit à son affirmation devant l’élément patronal : le « conflit » entre les positions divergentes des protagonistes sera à la recherche de l’accord à travers le processus polymorphe de négociation collective[19].

Historiquement, le développement du syndicalisme, partant, l’affirmation de la liberté d’association en contexte de travail, s’est affirmé de façon primordiale au Canada à travers une multitude de situations de confrontation avec l’élément patronal, tantôt à l’échelle de différents secteurs d’activité, tantôt avec un employeur unique. Ces situations, d’une intensité conflictuelle variable, pouvaient conduire à la conclusion d’accords collectifs d’une envergure correspondante. Il s’agit là d’une époque où régnait dans les faits la liberté syndicale, y compris la liberté conventionnelle, en l’absence de toute garantie constitutionnelle, comme c’est le cas maintenant. Il y a donc lieu de situer le point de départ de cette liberté conventionnelle bien avant l’adoption du régime actuel de négociation collective, porteur d’un droit à la négociation collective de bonne foi que ce soit en faveur du syndicat officiellement représentatif dans l’entreprise ou de l’employeur. Ce dernier régime ne verra, en effet, le jour qu’avec la fin de la Seconde guerre mondiale, tant dans l’ordre fédéral que, notamment, dans la juridiction québécoise. Une période initiale de rapports collectifs du travail, que des auteurs ont qualifiée de « volontarisme industriel », qui a débuté vers la fin du xixe siècle précède ainsi une époque subséquente, qualifiée de « pluralisme industriel » et issue de la mise en place du régime légal contemporain de relations collectives[20]. La Cour suprême, dans son arrêt B.C. Health Services, après avoir elle-même parcouru de façon détaillée cette trajectoire historique, n’hésitait pas à dire : « L’histoire de la négociation collective au Canada révèle que, bien avant la mise en place des régimes légaux actuels des relations du travail, la négociation collective était reconnue comme un aspect fondamental de la vie de la société canadienne[21]. » Ainsi, l’adoption de la législation modelée sur la Wagner Act américaine, à la fin de la Seconde guerre mondiale, ne faisait que « confirme[r] la validité de l’objectif central des luttes syndicales depuis des siècles, que le mouvement syndical a atteint pendant la période de laissez-faire en déclenchant des grèves : le droit de négocier collectivement avec les employeurs[22] ».

Plus largement, cette inclusion de la liberté de négociation collective au cours de l’affermissement historique de la liberté syndicale s’observe dans l’ensemble des pays occidentaux industrialisés, d’une façon substantiellement concomitante[23]. La liberté générale de négociation collective n’est pas alors nécessairement subordonnée à la présence d’une structure légale de négociation collective particulière, comme l’illustre notamment le régime classique de relations collectives de travail qui a eu cours en Angleterre jusqu’en 1971[24].

De façon contemporaine, la liberté de négociation collective se manifeste dans certains contextes nationaux en l’absence de tout droit légal à la négociation collective[25]. Il en est de même, selon le droit supranational de l’Union européenne, des accords interprofessionnels et sectoriels européens, fruits du dialogue social et de l’autonomie normative des partenaires sociaux au niveau communautaire, ainsi que de la négociation collective pouvant avoir cours au sein du comité d’entreprise européen[26]. Ainsi, « [l]es partenaires sociaux sont aujourd’hui devenus des organes à part entière de la politique sociale communautaire, mais ceci dans un contexte de vide législatif communautaire[27] ».

D’une façon universelle, l’« idéal », pourrions-nous dire, ou la position privilégiée de l’Organisation internationale du travail (OIT) est la négociation libre et volontaire des partenaires sociaux, selon des modes qu’ils déterminent eux-mêmes, en pleine autonomie. Elle procède de la liberté syndicale, dont le principe lie les États membres de l’organisme, dont le Canada, en plus de leurs engagements conventionnels en la matière. L’État doit, selon des mesures appropriées aux conditions nationales, « encourager et promouvoir le développement et l’utilisation les plus larges de procédures de négociation volontaire de conventions collectives entre les employeurs et les organisations d’employeurs d’une part, et les organisations de travailleurs d’autre part, en vue de régler par ce moyen les conditions d’emploi », comme l’énonce l’une des deux conventions de base en matière de liberté syndicale[28]. Une autre convention, consacrée exclusivement à la négociation collective, définit ainsi, de manière fort souple, son objectif : « toutes les négociations qui ont lieu entre un employeur, un groupe d’employeurs ou une ou plusieurs organisations d’employeurs, d’une part, et une ou plusieurs organisations de travailleurs, d’autre part en vue de [notamment] [f]ixer les conditions de travail et d’emploi, et/ou […] [r]égler les relations entre les employeurs et les travailleurs ». Elle réitère la précédente obligation d’encourager cette négociation[29]. Des instances compétentes de l’OIT, soit la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations[30] et le Comité de la liberté syndicale[31], font leur ce principe général de départ d’une négociation libre et volontaire entre les partenaires sociaux. Ces derniers doivent jouir « de la plus grande autonomie possible » selon le Comité d’experts :

Quel que soit le type de système retenu [de la part de l’État], il devrait avoir pour but premier d’encourager par tous les moyens possibles la négociation collective libre et volontaire entre les parties, en leur laissant la plus grande autonomie possible, mais tout en établissant un cadre législatif et un appareil administratif auquel elles peuvent recourir, sous une forme volontaire et d’un commun accord, pour faciliter la conclusion d’une convention collective[32].

Les organismes et les modes de procédure existants doivent être destinés à faciliter la négociation entre les partenaires sociaux, ceux-ci restant libres de leur négociation[33]. Une telle autonomie doit en particulier prévaloir en ce qui a trait à la détermination des niveaux de négociation[34]. Les mêmes instances laissent cependant cours à la possibilité de l’imposition étatique d’une obligation de négocier avec le syndicat dont la représentativité a été objectivement établie[35]. Elles précisent toutefois qu’en l’absence d’un tel syndicat une organisation minoritaire devrait pouvoir jouir de la faculté de négocier pour ses propres membres[36]. Dans l’ensemble, la libre négociation collective dont traitent ces instances en ces termes ne saurait évidemment s’entendre que d’une négociation constructive et de bonne foi[37].

Les perspectives précédentes, c’est-à-dire le développement historique de la négociation collective au Canada et dans d’autres pays occidentaux, ainsi que sa pratique contemporaine, dans différents contextes tant nationaux qu’internationaux, manifestent la liberté de négocier collectivement, l’autonomie collective. Elle se relie à la liberté syndicale. Il y va de la liberté générale d’association en contexte de travail, dirons-nous en fonction de la Charte canadienne.

Entraver la liberté d’association, en l’occurrence par une loi qui prohibait pour l’avenir la négociation collective au sujet de certaines conditions de travail et qui, d’autre part, annihilait un accord collectif réalisé relativement à de tels sujets contrevenait à l’alinéa 2d) de la Charte canadienne qui garantit cette liberté d’association : telle est la ratio decidendi de l’arrêt de la Cour suprême rendu dans l’affaire B.C. Health Services[38]. Il s’agissait bien, en effet, d’une atteinte indue à la liberté de négocier, même si cette dernière liberté s’était exprimée ou devrait pouvoir s’exprimer à l’avenir dans un cadre légal particulier, soit celui qui correspond à l’aménagement général contemporain des relations collectives dans les juridictions canadiennes. Ce n’est pas à dire toutefois pour autant que la liberté d’association se greffe à un tel régime légal particulier.

1.2 La liberté d’association ne protège pas un régime légal particulier

La protection constitutionnelle de la liberté d’association protège donc dans toute son ampleur l’autonomie collective ; elle ne s’attache pas à une expression légale particulière de cette liberté de négociation ; les notes de l’arrêt B.C. Health Services se voulaient péremptoires en ce sens :

Nous concluons que l’al. 2d) de la Charte protège la capacité des syndiqués de participer en groupe à la négociation collective des questions fondamentales liées au milieu de travail. Cette protection ne couvre pas tous les aspects de la “négociation collective” au sens où ce terme est employé dans les régimes légaux des relations du travail applicables dans tout le pays. Elle ne garantit pas non plus un résultat particulier d’un différend en matière de relations du travail ou l’accès à un régime légal précis[39].

Ainsi, dans une affaire subséquente, un juge de la Cour supérieure de l’Ontario décidera-t-il à bon escient, en se fondant sur l’arrêt B.C. Health Services, que l’atteinte à la liberté d’association de membres de la Gendarmerie royale du Canada résultait non pas, isolément, de leur exclusion par le Parlement du régime légal de négociation propre à la fonction publique fédérale, mais bien plutôt d’une disposition réglementaire qui ne leur permettait que de s’engager dans un processus consultatif avec l’employeur par l’entremise d’un groupement qu’elle désignait : elle se trouvait, ce faisant, à leur enlever la liberté de négocier véritablement par l’entremise d’un syndicat librement choisi[40].

Néanmoins, le rappel détaillé de la part de la Cour suprême du contenu de l’obligation légale et bilatérale de négociation collective de bonne foi, tant selon le droit international du travail qu’en vertu de la jurisprudence dérivée de la législation nord-américaine régissant les rapports collectifs du travail, pourrait peut-être inciter à voir dans l’arrêt B.C. Health Services l’affirmation non seulement d’une obligation négative de ne pas entraver le libre processus de négociation de bonne foi, mais aussi celle d’une obligation positive incombant également à l’employeur de s’engager dans un processus de négociation de bonne foi et de le poursuivre[41]. Si tel devait être le cas, la liberté constitutionnelle d’association se trouverait à imposer un élément substantiel d’un régime légal particulier de négociation. Une lecture d’ensemble des notes des juges majoritaires ne porte cependant pas à une telle conclusion. Celle-ci, de toute façon, dépasserait la portée, la ratio decidendi, de l’arrêt précédemment précisée[42]. Si la solution contraire devait s’imposer, ce que nous ne croyons pas, elle serait critiquable : comment une simple liberté, de surcroît générale, comme la liberté constitutionnelle d’association, pourrait-elle en venir à obliger « un tiers » au regard de l’affirmation de cette liberté, en l’occurrence l’employeur ? Ce dernier serait, en effet, tenu à un certain comportement, celui que lui impose par ailleurs, bien sûr, la loi régissant les rapports du travail en présence d’un syndicat accrédité : s’efforcer authentiquement de faire avancer la négociation – présence active, par exemple, aux séances de négociation, justification objective de ses positions, recherche de compromis. Cependant, l’employeur se situe en dehors du champ d’affirmation de cette liberté constitutionnelle d’association dans lequel se confrontent exclusivement l’État législateur (sous réserve du cas particulier de l’État-employeur) et les membres du groupe associatif. L’employeur n’est pas débiteur de cette liberté, comme un débiteur peut l’être, en d’autres circonstances envers le créancier d’un droit personnel de créance[43].

Il en est de même en ce qui a trait à la liberté d’association qu’affirme dans l’ordre juridique québécois la Charte des droits et liberté de la personne[44]. Que ses prescriptions s’imposent généralement, c’est-à-dire, à la différence de la Charte canadienne, y compris aux rapports privés, ne modifie pas pour autant le contenu de cette liberté fondamentale d’association qu’elle énonce. Il correspond à celui que lui reconnaît l’interprétation du texte constitutionnel. Il y a donc bel et bien lieu de distinguer, dans son cas également, la portée de la disposition prééminente générale qui affirme la liberté d’association de l’effet, par ailleurs, de la législation des rapports collectifs du travail.

Même si l’affirmation de la liberté d’association ne conduit ainsi généralement qu’à celle d’une liberté de négocier, c’est-à-dire la faculté de pouvoir s’engager dans un véritable processus de négociation, il n’empêche, qu’en des circonstances exceptionnelles, elle pourrait entraîner l’imposition d’une obligation positive faite au législateur d’assurer en faveur de catégories de salariés particulièrement « vulnérables » quant à l’exercice de la liberté d’association certains des éléments constitutifs du régime légal courant de rapports collectifs du travail : sans un tel soutien législatif, concluera-t-on alors, la liberté d’association de ces salariés ne serait qu’illusoire. Telle était la situation des travailleurs agricoles de l’Ontario, exclus du champ d’application des lois concernant les relations de travail de cette province depuis 1943 et pour qui l’abrogation d’une récente loi, qui leur avait valu un régime propre de rapports collectifs, avait renforcé l’effet négatif de l’exclusion antérieure sur leur capacité de se syndiquer[45]. Tel aussi a été le cas de travailleurs occasionnels que la province du Nouveau-Brunswick avait empêchés pendant des années, de façon réitérée et factice, de faire valoir une durée d’emploi nécessaire à leur inclusion dans le champ d’application de la loi régissant la fonction publique de cette province[46]. L’imposition d’une obligation de négocier de bonne foi pourrait ainsi venir à figurer dans ce contenu minimal mais obligé, de la loi correctrice, à côté, si les circonstances l’exigeaient, d’autres éléments empruntés à la législation qui régit couramment les rapports collectifs du travail, comme l’établissement d’un représentant collectif exclusif choisi en raison de son caractère majoritaire parmi les salariés en cause, ou encore un mode juridique de règlement obligatoire des conflits de négociation (s’il ne pouvait être question de grève) et des griefs auxquels pourrait donner lieu une entente collective, si elle était conclue[47].

Ainsi protégée constitutionnellement, la liberté de négociation collective entendue généralement dans toute l’ampleur de la notion historique et universelle d’autonomie collective, non seulement ne peut être emprisonnée à l’intérieur d’un régime légal particulier de négociation collective, en l’occurrence celui qui régit couramment les rapports collectifs du travail au Canada, mais elle commande même de soumettre ce dernier à l’épreuve des exigences du contenu de cette liberté.

2 La protection de l’autonomie collective et la survie du régime légal de négociation collective et des limites qui en découlent

La validité constitutionnelle du régime légal courant de négociation collective est subordonnée à son respect de la liberté d’association, donc, de l’autonomie collective. Les restrictions qu’il pourrait y apporter devraient en principe être tenues pour invalides, à moins qu’elles ne représentent à son égard « des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » selon la disposition initiale de la Charte canadienne[48]. L’application concrète, dans chaque cas qui le justifierait, de ce « test de proportionnalité », devra tenir compte du contexte précis dans lequel la difficulté qui sera ainsi mise à l’épreuve se présentera[49]. Il est à présumer que le régime légal actuel pèsera favorablement de tout son poids historique et contextuel au nombre des différents éléments alors considérés dans le cours de cette analyse : globalement, en effet, n’a-t-il pas favorisé le développement du syndicalisme au pays[50] ? Tenons-nous-en ici au repérage des écarts possibles entre l’autonomie collective et le régime légal courant de relations collectives de travail. Ils pourraient se rattacher aux acteurs de la négociation collective (section 2.1), de même qu’à l’aménagement de ce processus (section 2.2).

2.1 Les limites relatives aux acteurs de la négociation collective

À travers le prisme de la liberté constitutionnelle d’association et de l’autonomie collective qui s’y rattache, non seulement l’ensemble des « salariés » au sens défini par la législation du travail[51] doivent avoir accès à la négociation collective (section 2.1.1), mais elle doit être ouverte plus généralement à l’ensemble des travailleurs, qu’ils soient ou non de tels « salariés » (section 2.1.2).

2.1.1 Les limites visant les « salariés » au sens de la loi

Voici la pierre angulaire du régime légal : seuls les salariés d’un groupement dont le caractère majoritaire dans une unité appropriée de l’entreprise d’un employeur a été établi officiellement par voie d’accréditation syndicale (ou encore, selon la législation fédérale, en raison de sa reconnaissance volontaire par l’employeur) ont accès à la négociation collective. Les salariés d’allégeance minoritaire sont donc exclus du processus de négociation collective[52].

Le droit international du travail tolère, avons-nous vu, l’exigence d’une détermination préalable de la représentativité syndicale, plus particulièrement celle d’un caractère majoritaire du groupement syndical eu égard à un ensemble de salariés aspirant à la négociation collective. Il précise toutefois que, dans un tel système, si aucun syndicat ne regroupe plus de 50 p. 100 des travailleurs, les droits de négociation collective devraient être accordés à tous les syndicats de l’unité concernée, au moins pour leurs propres membres[53]. L’introduction de ce bémol au régime majoritaire se heurterait certes à la conception traditionnelle bien ancrée de la formule au pays[54]. Il est cependant d’intérêt, à ce sujet, de constater à titre comparatif qu’une thèse voudrait que la loi fédérale américaine à l’origine du système majoritaire sur le continent, la Wagner Act, ait originellement établi le droit d’un syndicat minoritaire à la négociation collective pour ses membres, en l’absence d’un syndicat majoritaire apte à négocier pour l’ensemble de l’unité de négociation, possibilité ignorée par l’interprétation jurisprudentielle subséquente[55]. À tout le moins, la jurisprudence aurait-elle dû reconnaître que la loi laissait cours à une telle négociation collective si l’employeur y consentait[56].

2.1.2 Les limites visant les autres travailleurs

Les travailleurs non tenus pour « salariés » au sens de la loi régissant couramment la négociation collective peuvent se voir du même coup, dans certains cas, exclus de tout processus de négociation collective ; au contraire, dans d’autres cas, l’exclusion légale ne sera pas aussi absolue et ne les écartera que du processus de négociation collective établi par cette loi. L’impact de la restriction sur l’autonomie collective, partant, sur la liberté d’association différera en conséquence.

L’imposition par le législateur d’une forme de rapports collectifs se situant en deçà des exigences de la négociation collective véritable à des travailleurs qui ne peuvent par ailleurs se réclamer du mode légal usuel de négociation collective en raison du déni à leur endroit du statut de « salariés » correspondant à ce régime légal courant — processus légal de négociation que ces salariés ne réclament pas nécessairement — a pour effet de les priver de l’accès à toute forme de véritable négociation. Il en sera ainsi typiquement parce que le régime exclusif et dérogatoire ainsi présenté à ces travailleurs à la fois leur impose un groupement syndical dont l’identité est soumise au contrôle de l’employeur — en l’occurrence gouvernemental — et ne prévoit qu’un mode de dialogue collectif de portée uniquement consultative. Tel était le sort des responsables d’un service de garde en milieu familial de même que des ressources intermédiaires et des ressources de type familial selon des lois québécoises d’abord jugées attentatoires à la liberté syndicale par le Comité de la liberté syndicale de l’OIT[57]. Pour ce dernier, les travailleurs en cause devraient donc pouvoir bénéficier, comme les autres travailleurs du Québec, des dispositions du Code du travail, ou jouir de « droits véritablement équivalents[58] ». Les mêmes lois ont ensuite été jugées attentatoires à la liberté constitutionnelle d’association en droit interne[59]. Il en a été ainsi pour la Cour supérieure, non seulement parce que les travailleurs ne bénéficiaient pas d’une représentation syndicale librement choisie et objectivement reconnue, mais aussi parce que la loi « n’incorpor[ait] aucune obligation pour [le gouvernement] de négocier les conditions de travail ni ne sanctionn[ait] le refus de négocier ou les pratiques déloyales liées à la négociation[60] ». Ces dernières considérations, il faut le reconnaître, sont inspirées du contenu du régime légal courant de négociation collective ou, mieux, de la conception d’un régime « équivalent » à ce dernier, selon la formulation du Comité de la liberté syndicale et ne sont pas inhérentes au concept plus général d’autonomie collective. Telle également était la situation, déjà mentionnée, de membres de la Gendarmerie royale du Canada à qui une disposition réglementaire ne permettait de s’engager dans un processus consultatif avec l’employeur que par l’entremise d’un groupe qu’elle désignait[61]. Dans ce cas, la conclusion d’inconstitutionnalité tenait à l’impossibilité pour ces salariés de s’engager dans un véritable processus de négociation, à l’exclusion de toute importation d’éléments inspirés d’un régime particulier de négociation, si utiles puissent-ils être[62].

Par contre, la simple exclusion d’une catégorie de salariés de la portée de la loi régissant couramment les rapports collectifs du travail ne les privera pas de la possibilité, si peu réconfortante soit-elle dans la pratique, de proposer à l’employeur de négocier collectivement une entente qui n’aura entre les signataires que les effets d’un contrat de droit civil, c’est-à-dire dont les effets se limiteront aux signataires et à leurs adhérents. L’exclusion des cadres exerçant des fonctions de direction du champ d’application du Code du travail du Québec, comme il en va couramment dans les différentes lois nord-américaines régissant les rapports collectifs du travail, place ces membres de la direction dans cette situation[63]. L’exclusion d’un régime légal particulier n’a donc pas pour effet de porter atteinte à la capacité de négocier collectivement entendue au sens général, à l’autonomie collective, partant, à la liberté générale d’association garantie par la Charte canadienne.

Cependant, le Comité de la liberté syndicale, après avoir constaté que des associations cadres regroupant des travailleurs engagés par diverses sociétés gouvernementales québécoises participaient, certes, en fait « à l’élaboration des conditions de travail » de leurs membres à la suite d’une reconnaissance volontaire de l’employeur, mais que cette reconnaissance était précaire et variable, en venait à recommander que le Code du travail soit modifié de façon que « les cadres aient le droit de bénéficier du régime général de droit du travail collectif et de constituer des organisations jouissant des mêmes droits, prérogatives et voies de recours que les autres organisations de travailleurs, notamment en ce qui concerne les mécanismes de négociation collective et de règlement des différends et la protection contre les actes de domination et d’ingérence des employeurs, le tout conformément aux principes de la liberté syndicale[64] ».

La précédente conclusion du Comité de la liberté syndicale, qui en vient ainsi à se référer à un régime légal particulier de négociation, paraît fidèle avant tout à la préoccupation constante de l’instance de s’assurer que l’ensemble des travailleurs d’un pays ont accès, en principe, soit aux mêmes droits qui assurent la liberté syndicale dans ce pays, soit, à tout le moins, à des droits « équivalents[65] ». Un tel objectif de traitement égalitaire par la loi ne découle pas toutefois de la Charte canadienne, dont le principe d’égalité devant la loi et de protection égale de la loi ne fait obstacle qu’aux motifs de discrimination fondés sur les caractéristiques de la personne et n’atteint pas les distinctions fondées sur le statut professionnel[66]. Quant à l’obligation pour le législateur d’adopter positivement certaines mesures pour assurer l’exercice de la liberté d’association, elle ne s’adresse, avons-nous vu, qu’à certaines catégories de salariés « vulnérables » pour qui cette liberté serait illusoire sans ce soutien exceptionnel[67].

2.2 Les limites relatives à l’aménagement de la négociation collective

L’autonomie collective est susceptible de s’exprimer à travers différentes formules de négociation, comme en témoigne d’ailleurs la diversité des modèles de négociation qui ont cours dans les pays individualisés[68]. Les principales variantes ont trait à l’étendue « territoriale », c’est-à-dire l’aire de négociation, aux moments où la négociation ne peut se pratiquer, de même qu’aux sujets susceptibles d’être abordés. Examinons successivement dans quelle mesure la législation canadienne régissant couramment la négociation collective pourrait se révéler limitative eu égard à ces aspects de la diversité possible de l’autonomie collective.

Territorialement, il est manifeste que le régime courant de rapports collectifs, basé sur la reconnaissance du syndicat majoritaire dans l’entreprise, ou dans un segment de cette dernière, incline naturellement à une négociation collective à la mesure de cette envergure réduite. Un employeur unique est alors l’interlocuteur du syndicat représentatif. Il n’empêche que, de façon exceptionnelle, une négociation multiemployeurs pourrait aussi se pratiquer, en particulier à l’échelle d’un secteur professionnel d’activité, sur un plan territorial plus ou moins étendu. Elle pourrait être indiquée notamment pour uniformiser des conditions de travail dans un marché caractérisé par une multiplicité de petites entreprises. Elle aurait alors pour base syndicale le regroupement du pouvoir de représentation résultant d’une pluralité d’accréditations, ou de reconnaissances volontaires, selon le cas, auprès de l’ensemble d’employeurs visés[69]. La participation de chaque employeur à cette négociation élargie supposerait son adhésion volontaire au regroupement patronal[70]. Cette négociation élargie permettrait à l’autonomie collective de se manifester, ce qui ne serait pas possible si la loi imposait d’une façon exclusive le niveau de négociation « local », si courant pourrait-il être. La négociation regroupée concernant différentes filiales d’une même entreprise pourrait s’envisager semblablement. Dans tous ces cas exceptionnels, la juxtaposition des diverses composantes « locales » de la représentation syndicale conduit à un délicat exercice de coordination du déroulement d’ensemble de la négociation à ses différentes phases, en particulier de manière à obtenir un droit de grève concomitant dans l’aire de négociation élargie, ce qui est, encore ici, possible.

La reformulation législative des unités de négociation dans un secteur donné, à la différence de l’imposition d’un niveau exclusif de négociation, ne porterait pas atteinte à l’autonomie collective, mais elle ne concernerait qu’un élément découlant du régime légal de négociation collective qui aménage cette dernière[71]. Elle contredit toutefois le choix syndical de s’en tenir à ce cadre de négociation.

D’un point de vue temporel cette fois, le modèle légal courant est orienté vers la conclusion d’une convention collective établissant un régime de travail dont l’effet obligatoire s’étend à la durée convenue de l’entente[72]. Le modèle consacré est celui de la négociation périodique itérative, ou « statique », par opposition à un système de négociation permanente ou « dynamique » qui permettrait aux parties d’aborder sans contrainte de temps tout sujet de négociation, typiquement à l’intérieur d’un aménagement institutionnel approprié[73]. L’actuel régime légal ne fait certes pas obstacle à la négociation collective pendant la durée de la convention collective pourvu cependant, qu’il y ait concours de volonté de la part des interlocuteurs patronal et syndical. Toutefois, l’interdiction légale de la grève, en principe, pendant la durée de la convention empêche une liberté de négociation pleine et entière d’avoir cours durant cette période[74]. Un véritable droit à la négociation collective est, en effet, inconcevable s’il doit se trouver privé du droit de grève, dont il est, en principe, indissociable[75]. Il en sera donc ainsi en présence du régime légal actuel de rapports collectifs du travail dans la mesure où la liberté de négociation collective voudrait se manifester d’une façon continue ou « dynamique ». Cela ne serait toutefois pas le cas s’il ne devait s’agir, contrairement au régime actuel, que d’une obligation de paix volontairement acceptée par les parties à la négociation collective elles-mêmes.

Enfin, le domaine du négociable est étendu, sous réserve du respect du contenu de l’ordre public. Il s’étend indistinctement aux « conditions de travail[76] ». La négociation peut aussi, au-delà du contenu plus courant des conventions collectives régissant à la fois les rapports entre les signataires et le statut de travail des salariés visés, en venir à porter sur des aspects qui touchent au pouvoir de direction de l’entreprise, pour autant que son exercice nuise à la situation de ces salariés, comme la transformation, voire la fermeture, de l’entreprise. Dans toute cette mesure, au moins virtuellement, l’autonomie collective peut donc se substituer à l’action unilatérale de l’employeur[77].

Conclusion

Le régime majoritaire, qui caractérise la législation canadienne s’appliquant couramment aux rapports collectifs du travail, a été, avons-nous vu, le principal mode d’expression de l’autonomie collective au pays et il le demeure encore. Jusqu’à présent, il y a favorisé la pratique de la négociation collective, notamment par l’énoncé d’un véritable droit à la négociation collective, opposable en particulier à l’employeur. La protection constitutionnelle de la liberté d’association ne s’attache cependant pas à ce régime particulier en tant que tel. Elle assure plus généralement la capacité des salariés de négocier collectivement, faculté que les pouvoirs publics ne doivent pas entraver ; son objet est l’autonomie collective, dans toute son ampleur. La liberté fondamentale permet ainsi aux milieux intéressés d’adapter eux-mêmes leur comportement de négociation aux exigences changeantes du marché du travail.

Le législateur, outre qu’il doit s’assurer que sa loi ne limite pas de façon indue l’autonomie collective, y compris le droit de grève qui lui est inhérent, s’il lui incombe constitutionnellement d’intervenir positivement dans certains cas particuliers pour assurer la liberté syndicale, doit aussi, du moins dans la poursuite d’une saine politique publique, s’assurer que sa loi offre généralement, comme elle paraît d’ailleurs le faire actuellement, des recours juridictionnels protégeant efficacement la liberté syndicale dans la société. Il lui revient également, toujours dans cette perspective d’intérêt public, de favoriser la pratique de l’autonomie collective, au besoin, par une législation du travail adaptée au lieu et à l’époque.