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Apparu dès la Seconde Guerre mondiale[1] et popularisé au cours des années 90 sous le nom de Megan’s Law, le fichage étasunien de la délinquance sexuelle[2] a certainement influé sur certains pays[3] dans leur confection de mécanismes de fichage. Au Canada, le fichage de la délinquance sexuelle est apparu dès 1996 au Manitoba[4] et en Alberta[5]. Il s’est par la suite développé en Ontario (2001)[6] et en Colombie-Britannique (2002)[7]. Depuis 2004, ces régimes provinciaux cohabitent validement avec le fichage fédéral instauré par l’entrée en vigueur de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels (LERDS)[8]. Celle-ci instaure un fichage pancanadien de la délinquance sexuelle et permet la collecte de renseignements sur les contrevenants sexuels par l’État en vue de constituer une banque de données dont l’usage est réservé exclusivement aux corps policiers afin de les munir d’un outil d’enquête efficace pour assurer la protection du public et prévenir le crime[9].

La LERDS* insère une série de dispositions au Code criminel[10] qui donnent lieu au fait de rendre, sur le plan judiciaire, une ordonnance de fichage. Il est prévu que, sur déclaration de culpabilité ou de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux[11], le juge doit rendre une ordonnance de fichage sur demande du poursuivant, et ce, dès lors que le délinquant a commis un des quelconques crimes prévus dans l’article 490.011 C.cr.* — une des infractions dites désignées[12]. Le prononcé de l’ordonnance de fichage a lieu postérieurement à la peine. La LERDS* prévoit toutefois que le délinquant peut demander au juge d’être exempté de l’enregistrement, à la condition de démontrer par prépondérance de preuve[13] que l’ordonnance aurait à son égard un effet nettement démesuré sur sa personne par rapport à l’intérêt public au fichage[14]. Pour satisfaire à son fardeau de preuve, le délinquant doit notamment commenter et expliquer le faible risque de récidive qu’il présente[15]. La décision d’exempter ou non le délinquant de son obligation d’enregistrement revient au juge, qui dispose d’un pouvoir discrétionnaire sur cette question. S’il décide de ne pas exempter le contrevenant du fichage, il doit rendre une ordonnance dont la durée est prévue par le Code criminel et est fonction de la gravité objective du crime perpétré. Cette durée peut être de 10 ans, 20 ans ou à perpétuité[16].

La LERDS* prévoit les modalités d’exécution de l’ordonnance de fichage[17]. Une fois libéré, le délinquant doit comparaître en personne dans le délai imparti au bureau d’inscription de son secteur de résidence. Il appartient aux provinces, par règlement, d’établir des bureaux d’inscription — au Québec, les postes de police font office de bureau de collecte[18]. Le préposé à la collecte, un policier[19], consigne alors une série de données personnelles sur le délinquant[20]. Il est également autorisé à prendre une photographie du délinquant et à inscrire toute marque apparente permettant de l’identifier[21]. Les renseignements obtenus sont versés dans une banque de données gérée par la Gendarmerie royale du Canada, soit le Registre national sur les délinquants sexuels. Après cette comparution initiale, le délinquant doit se présenter en personne à l’autorité visée, et ce, annuellement ou au moment où il déménage[22]. S’il séjourne à l’extérieur de sa résidence entre deux comparutions annuelles, il doit en aviser le préposé à la collecte[23]. Les données consignées par le préposé sont confidentielles et réservées à l’usage exclusif des policiers dans l’exercice de leur fonction[24].

La LERDS* et la section du Code criminel relative au fichage ont récemment été modifiées substantiellement par l’entrée en vigueur de la Loi protégeant les victimes des délinquants sexuels[25]. Aux fins de notre article, retenons seulement que, désormais, la LERDS a une portée beaucoup plus large : elle est d’application automatique et le juge doit obligatoirement prononcer l’ordonnance d’enregistrement dès lors qu’il a affaire à une infraction désignée, et ce, au moment du prononcé de la peine — et non plus après celle-ci, comme c’était le cas en vertu de la LERDS*. Le poursuivant n’a donc plus à formuler de demande d’enregistrement, tandis que le délinquant sexuel n’a plus la possibilité de faire valoir une demande d’exemption du régime. Bref, le juge ne dispose donc plus d’aucune discrétion judiciaire, même si l’ordonnance est rendue au moment de l’imposition de la peine ou du verdict de non-responsabilité pour cause de troubles mentaux.

La LERDS* a été approuvée par plusieurs tribunaux d’appel canadiens[26]. Ils ont conclu que le fichage n’était pas une peine, ce qui permettait ainsi à cette loi d’échapper à l’application des principes pénologiques de la partie xxiii du Code criminel et des principes constitutionnels propres à la peine. Dans notre article, nous remettons en cause la justesse de cette conclusion et nous espérons que les tribunaux profiteront des récentes modifications législatives pour la revisiter. Nous postulons que le fichage de la délinquance sexuelle (tant dans sa première mouture que dans sa seconde) a toutes les caractéristiques d’une peine de nature criminelle (partie 1). Nous soutenons que, si ce fichage est une peine, il devrait respecter les exigences de la justice naturelle (partie 2), les principes constitutionnels propres à la peine (partie 3) et les principes de la pénologie canadienne (partie 4).

1 La nature punitive de l’ordonnance de fichage

1.1 La LERDS* : une décision différée et distincte de la sentence qui constitue néanmoins une peine du Code criminel et une peine sur le plan constitutionnel

Les cours d’appel qui se sont livrées à un examen de la conformité de la LERDS* avec les principes constitutionnels de la Charte canadienne des droits et libertés[27] relatifs à la peine ont statué que le régime instauré par la LERDS* n’engendrait pas une peine, et ce, pour diverses raisons. Dans l’arrêt R. v. Cross[28], la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse conclut que le régime instauré par la LERDS* ne crée pas une peine. Citons un extrait pertinent :

A number of factors cause me to conclude that a SOIRA order is not « punishment » within s. 11 (i) of the Charter :

  1. The order is not a direct consequence of conviction – a judge cannot on his or her own motion, when crafting a sentence, include a SOIRA order. Such can only be done on application of the prosecutor ;

  2. The requirement to initially report in person and, thereafter, report annually, while an inconvenience does not equate to severe handling or harsh treatment ;

  3. The reporting of temporary absences from one’s residence can be done by registered mail – at most an inconvenience ;

  4. The information to be provided is not of a highly personal nature and is that which is routinely collected by many other entities and would normally be available to the authorities with some searching ;

  5. The creation of the registry has a logical connection to a legitimate non-punitive goal – the efficient investigation of crime and the conservation of scarce investigative resources ;

  6. The fact that the collection and use of the information by the authorities is strictly controlled and available only for investigation of specific crimes lends support to the Act’s stated objective of crime solving ;

  7. That the requirement of registration may deter an offender from re-offending is not a direct or inevitable consequence of registration ;

  8. Where the registration requirements would be particularly burdensome for an offender and approach a punitive sanction, the exemption provision provides relief from its operation ;

  9. The SOIRA requirement to provide contact information to the authorities, does not equal the intrusiveness of the reporting required under a probation order ;

  10. The consequences of an order do not align with the traditional indicia of punishment – there is no confinement or other than a trivial interference with liberty ; there is no stigma attached nor a general deterrent effect – the provision of the information is done in confidence and the informational content held secure and private ; the order is not directed at ensuring compliance with the law[29].

La Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse s’est également inspirée de l’arrêt Smith v. Doe[30] de la Cour suprême des États-Unis dans lequel les juges ont conclu que le régime d’enregistrement et de notification de la délinquance sexuelle en vigueur en Alaska ne constituait pas une peine.

Quelques jours après l’arrêt Cross[31], la Cour d’appel de l’Alberta, dans l’arrêt Redhead[32], a conclu qu’une ordonnance d’enregistrement, tout comme une ordonnance de prélèvement d’ADN, ne constituait pas une peine. Ensuite, le plus haut tribunal du Québec est arrivé à la même conclusion dans l’arrêt Berthelette[33], et ce, après avoir considéré l’arrêt Cross[34] et un arrêt de la Cour suprême, l’arrêt Rodgers[35]. Cet arrêt examinait la question de la conformité avec les articles 11 (h) et 11 (i) de la Charte d’une ordonnance de prélèvements génétiques rendue en vertu de l’article 487.055 C.cr. La juge Charron, qui a rédigé les motifs de la majorité[36], a considéré l’arrêt Wigglesworth[37] avant de conclure que ce ne sont pas toutes les conséquences pouvant découler du fait d’être déclaré coupable d’une infraction qui seront assimilées à une peine :

Cependant, cela ne signifie pas que la « peine » à laquelle renvoient les al. 11 (h) et (i) englobe nécessairement toute conséquence pouvant découler du fait d’être déclaré coupable d’une infraction criminelle, que cette conséquence survienne ou non au moment de la détermination de la peine. Un certain nombre d’options s’offrent au tribunal qui détermine la peine : il peut notamment ordonner la confiscation, interdire la possession d’une arme à feu, interdire la conduite automobile ou ordonner la restitution. Il n’appartient pas à notre Cour de déterminer, en l’espèce, si l’une ou l’autre de ces conséquences constitue ou non une peine. En règle générale, il me semble que la conséquence constitue une peine lorsqu’elle fait partie des sanctions dont est passible un accusé pour une infraction donnée et qu’elle est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine. À cet égard, il faut distinguer entre la protection offerte par l’art. 11 et celle que prévoit l’art. 12 de la Charte contre tous « traitements » ou peines cruels et inusités. Ainsi, le prélèvement d’un échantillon d’ADN par suite d’une déclaration de culpabilité constitue sans aucun doute un « traitement », et si le mode de prélèvement est cruel et inusité, une réparation pourra être obtenue en application de l’art. 12[38].

La juge Charron conclut que, à l’instar de la prise d’empreintes digitales ou de photographie, le prélèvement génétique ne fait pas partie des sanctions dont est passible une personne accusée d’une infraction. À notre avis, tous les cas cités comme étant analogues et ne constituant pas des peines selon la juge Charron relèvent d’une définition trop étroite de la notion juridique de peine. Certaines précisions sémantiques auraient été utiles à ses propos. D’abord, la juge ne distingue pas entre une peine (c’est-à-dire les formes d’expression de la punition ou les mesures punitives créées par le Code criminel, comme l’emprisonnement ou l’amende) et une sentence (c’est-à-dire la détermination judiciaire de la peine après le verdict de culpabilité). Au sens large, le mot peine englobe ces deux réalités. Or, la juge limite la notion de la peine à la réalité de la sentence. Ensuite, la juge ne prend pas acte d’une autre distinction entre les institutions punitives. Les peines — sentences sont généralement utilisées dans l’exercice de la fonction répressive du droit criminel et elles le sont, en règle générale, après la détermination de la culpabilité à l’occasion d’une audience judiciaire. Par ailleurs, certaines peines sont parfois utilisées avant la détermination de la culpabilité et servent alors dans l’exercice de la fonction préventive du droit criminel ; dans ce dernier cas, elles sont employées à titre de mesures de sûreté[39]. Dans d’autres circonstances, le tribunal a recours à la peine aux deux moments (c’est-à-dire avant et/ou après la détermination de la culpabilité, comme dans le cas des ordonnances de confiscation ou de prélèvement génétique). D’autres peines remplissent des fonctions répressives et préventives à la fois : elles sont en même temps des peines et des mesures de sûreté. C’est le cas de la détention préventive à l’égard des criminels dangereux. Nous soutenons que les mesures punitives du Code criminel, les sentences et les mesures de sûreté sont des peines sur le plan du droit criminel et des peines sur le plan constitutionnel. Ces distinctions auraient été utiles pour en arriver à une autre conclusion dans l’affaire Rodgers[40] et influencer différemment la qualification selon laquelle le fichage de la délinquance sexuelle ne constitue pas une peine.

Ultimement, la juge Charron aurait pu qualifier la mesure coercitive de prélèvement d’ADN consécutif à un verdict de culpabilité comme étant de la nature de la peine au regard du Code criminel et sur le plan du droit criminel. Nous nous expliquons dans le développement qui suit :

on différencie par son fondement, la peine de la mesure de sûreté. La peine fait suite à une infraction ou à une tentative d’infraction ; la mesure de sûreté peut s’appliquer dans le contexte d’un simple état dangereux. Les peines s’attacheraient plutôt à la fonction répressive du droit pénal tandis que les mesures de sûreté assumeraient surtout la fonction préventive du droit pénal[41].

Par exemple, la détention provisoire avant procès est une mesure de sûreté. Néanmoins, le juge doit en tenir compte au moment de la détermination de la sentence[42]. C’est plutôt selon une thèse de l’approche globale de la peine que le juge considérera la détention provisoire pour fixer la durée de l’emprisonnement à titre de sentence. Mais il peut arriver que le législateur manifeste clairement son intention d’assortir une mesure de sûreté de critères propres et distincts de ceux associés à la détermination de la sentence, auquel cas, ces critères prévaudront et écarteront la thèse de l’approche globale de la peine au moment de l’établissement de la sentence[43]. Cette discussion concernant l’approche globale de la peine ne devrait toutefois pas changer la qualification fondamentale que l’on a affaire à des mesures punitives (peines ou mesures de sûreté) qui constituent des peines aux fins du Code criminel et du droit constitutionnel. En outre, il est d’autant plus important d’en arriver à cette qualification de peine que des mesures de sûreté sont, dans certains cas, plus fortement intrusives, afflictives et neutralisantes que la sentence elle-même et elles constituent concrètement et matériellement des atteintes importantes à la liberté des justiciables résultant de leur crime et de leur condamnation criminelle dans l’application du Code criminel. Citons d’ailleurs à cet égard les propos de la professeure Dumont :

Le juriste de tradition de common law réprouve souvent l’idée d’une intervention pénale dans le seul but de neutraliser un état dangereux, surtout si aucune infraction n’est encore commise ou prouvée, et il s’inquiète, pour des considérations tout à fait légitimes, des atteintes inacceptables à la liberté que le recours à des mesures de sûreté peut entraîner dans une société libre et démocratique[44].

La conclusion de l’arrêt Rodgers[45] sur la nature non punitive du prélèvement d’ADN, qui opère à la fois comme une peine et une mesure de sûreté autonome de la sentence, a néanmoins créé le cadre d’analyse pertinent pour apprécier la nature juridique du fichage qui arrive après la détermination de la culpabilité et qui est imposé par le juge d’une cour criminelle dans l’application du droit criminel préventif. En effet, dans la foulée de son arrêt Berthelette[46], la Cour d’appel du Québec a eu à décider de la question de la nature du fichage dans une série d’affaires entendues en même temps[47]. À cette occasion, le juge Doyon, s’exprimant pour la majorité de la Cour d’appel, s’inspire de l’arrêt Rodgers[48] et conclut à la similarité des deux régimes. Bref, cet arrêt dicte sa conclusion quant à la nature juridique du fichage de la délinquance sexuelle :

S’il est vrai que dans cet arrêt l’analyse de la Cour suprême ne porte que sur le prélèvement d’échantillons d’ADN, je suis d’opinion que le raisonnement de la juge Charron peut s’appliquer à la LERDS, même si les deux régimes sont en partie différents. Selon moi, ils sont suffisamment similaires pour que l’on puisse conclure que la LERDS ne participe pas de la peine. Pour reprendre les mots de la juge Charron, ce régime n’est pas « conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine » et ne fait pas partie de l’arsenal des sanctions mis à la disposition d’un tribunal[49].

Ainsi, la similitude entre les deux régimes, bien qu’elle soit imparfaite au dire du juge Doyon, emporte la conclusion que le fichage de la délinquance sexuelle ne constitue pas une peine criminelle sur le plan constitutionnel[50].

Plusieurs autres aspects de l’ancienne version du régime de fichage fédéral auraient dû être considérés pour analyser la question de la nature du fichage instauré par la LERDS*. D’abord, rappelons que « [t]oute sanction infligée par une autorité judiciaire dans l’application d’une loi pénale est sans doute une peine[51] ». Toutefois, dans le cas du fichage de la LERDS*, il faut débattre de deux difficultés qui, en apparence, créent des différences par rapport à une peine. D’abord, l’article 490.012 C.cr.* demandait au juge de prononcer l’ordonnance d’enregistrement dès que possible après le prononcé de la peine, ce qui semble situer le fichage à l’extérieur du champ de la peine[52]. Ensuite, le fait que le fichage ne s’inscrive pas, à première vue, dans l’éventail des peines possibles au moment de la sentence, semble constituer une seconde difficulté. C’est d’ailleurs cette dernière qui a amené le juge Doyon à affirmer, en citant la juge Charron dans l’arrêt Rodgers[53], que le fichage n’était pas « conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine[54] ».

Ces difficultés, selon nous, ne font pas échec à la conclusion qu’il s’agit d’une peine si nous examinons de plus près les caractéristiques du processus mis en place par la LERDS*. D’abord, c’était le juge du procès pénal qui prononçait l’ordonnance d’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, au même titre que d’autres ordonnances punitives — comme celles de dédommagement[55] ou d’interdiction de possession d’armes[56]. Soulignons d’ailleurs que le caractère punitif de l’interdiction de possession d’armes a été reconnu dans le passé. En effet, dans l’arrêt Wiles, la juge Charron a conclu que cette ordonnance remplissait une fonction punitive : « Bien qu’elle remplisse avant tout une fonction préventive, l’ordonnance d’interdiction peut avoir un certain effet punitif sur le délinquant, car elle lui supprime le privilège de posséder des armes[57]. »

Ces propos de la juge Charron étaient tout à fait applicables au cas du fichage fédéral dans sa première mouture : ce fichage a un effet punitif certain sur le délinquant puisqu’il est imposé postverdict et remplit la fonction préventive ultérieure, dite de dissuasion spéciale, et qui est une fonction traditionnelle de la peine. Cette fonction préventive est typique d’une peine et se distingue de la fonction préventive immédiate et temporaire d’une mesure de sûreté lorsqu’elle survient avant la détermination de la culpabilité. Or, les juges des cours d’appel qui ont examiné la nature du fichage de la délinquance sexuelle n’ont pas fait le parallèle avec l’ordonnance d’interdiction de possession d’armes. On peut se surprendre de cette omission, considérant que la juge Charron elle-même n’a pas mentionné ses propres motifs de l’arrêt Wiles[58] lorsqu’elle a rendu six mois plus tard ses motifs dans l’arrêt Rodgers[59]. Pourtant, si l’on considère que l’interdiction de possession d’armes est punitive en ce qu’elle supprime le privilège de posséder des armes, le fichage est d’autant plus punitif en imposant des obligations aux délinquants, obligations qui survivent à l’exécution de la sentence.

Soulignons également que l’ancienne ordonnance de dédommagement qui exigeait l’initiative de la victime au moment de l’audience de la sentence pour qu’elle soit imposée par le juge du procès a été considérée comme une peine imposée dans l’exercice de la compétence législative en matière criminelle et assimilée à une mesure punitive ressemblant à l’amende et non à une ordonnance civile[60]. Bref, il faut aller au-delà des apparences pour déterminer la nature juridique de la mesure pénale. Rien n’empêche le législateur en matière criminelle de donner à ses peines des caractéristiques matérielles semblables à des ordonnances civiles ou à des retraits de privilège. Cependant, lorsqu’il le fait, le législateur crée une peine de nature criminelle si cette mesure résulte d’une condamnation criminelle et se retrouve dans l’ensemble des peines du Code criminel. D’ailleurs, la classification des peines et des mesures pénales de la professeure Hélène Dumont permet d’illustrer que les peines peuvent être classées selon leurs caractéristiques matérielles. Il existe ou a existé les catégories de peine suivantes :

1° des peines corporelles (par exemple, la peine de mort, le fouet, les mutilations, la torture, la stérilisation, la castration) ; 2° des peines et mesures privatives de liberté (par exemple, l’emprisonnement déterminé et à perpétuité, la détention préventive, l’internement, la cure fermée de désintoxication ou autres, les travaux forcés, la relégation) ; 3° des peines restrictives de liberté (par exemple, le sursis avec probation ou mise à l’épreuve, l’absolution conditionnelle [ou inconditionnelle], le bannissement, l’interdiction de séjour, la déportation) ; 4° des peines pécuniaires et mesures patrimoniales (par exemple, l’amende, le dédommagement de la victime, la confiscation, les frais de justice, la fermeture d’établissement) ; 5° des peines et mesures privatives de droits (la mort civile, la dégradation civique, l’interdiction légale, l’incapacité de contracter ou d’hériter, l’incapacité de jouissance de certains droits civils, les interdictions professionnelles) ; 6° des peines et mesures morales (par exemple, la mise au pilori, le carcan, la publicité de la condamnation, le casier judiciaire, l’atteinte à la réputation).

Cette typologie fondée sur la matérialité des peines démontre que toute mesure coercitive portant atteinte à la vie, à l’intégrité, à la sécurité, à la liberté, à la réputation d’une personne ou constituant une atteinte à ses biens et à ses droits a déjà été une peine dans le passé et est apte à l’être dans l’ordre juridique pénal[61].

Enfin, une autre caractéristique du régime de fichage neutralise l’objection que l’ordonnance de fichage de la délinquance sexuelle n’est pas une peine : c’est une sanction découlant de l’application judiciaire d’une loi criminelle. Certains opposeront à notre position un argument de texte, à savoir que l’article 490.012 C.cr.* demandait au juge de prononcer l’ordonnance dès que possible après le prononcé de la peine ou du verdict de non-responsabilité pour cause de troubles mentaux, ce qui faisait ainsi du fichage une conséquence postpénale qui ne serait pas de la nature d’une peine. Cet argument ne nous convainc pas puisque l’ordonnance de fichage, même si elle était prononcée en vertu de l’ancien régime dès que possible après le prononcé de la peine, était néanmoins soumise à l’examen judiciaire du juge du procès criminel et n’était aucunement liée au type de décisions propres à la justice administrative. En effet, c’est le juge du procès pénal qui pouvait être saisi d’une requête de fichage par le poursuivant et d’une demande d’exemption par le délinquant sexuel condamné. Cette imposition différée du fichage n’est que procédurale et n’a pas comme effet d’empêcher la conclusion que le fichage a toutes les caractéristiques d’une peine sur le plan juridique et constitutionnel. Mentionnons d’ailleurs l’arrêt Lyons[62] en matière de dangerosité criminelle dans lequel Lyons suggérait la nécessité d’une audience distincte de la sentence pour discuter de sa dangerosité aux fins d’une application de la détention préventive. La Cour suprême du Canada a néanmoins considéré qu’il n’était pas nécessaire de scinder l’audience de la sentence et l’audience en dangerosité. Cependant, indépendamment d’une procédure unique ou scindée, les principes constitutionnels relatifs à la peine de la Charte étaient applicables sans contredit à cette peine de rechange, la détention préventive, qui est aussi une mesure de sûreté neutralisant le risque d’infractions futures. Bien entendu, cette peine de rechange pouvait être imposée à Lyons si tous les critères spéciaux relatifs à cette peine particulière étaient satisfaits, même s’ils différaient des principes de détermination de la sentence ordinaire. Enfin, précisons que, lorsque le juge impose le fichage à la suite d’un verdict d’irresponsabilité pour cause de troubles mentaux, le fichage ne peut pas être qualifié de peine, mais uniquement de mesure de sûreté, et ce, au même titre que la mesure d’internement coercitif de l’aliéné jugé irresponsable en vertu de l’article 672.54 C.cr. Cette mesure de sûreté est néanmoins imposée à la suite d’un processus qui oblige au respect de garanties judiciaires propres à la procédure pénale[63]. Le fichage de l’aliéné mental en de telles circonstances devrait emporter des garanties procédurales analogues à celles de la mesure d’internement coercitif.

Bref, nous sommes d’opinion que le régime de fichage de la LERDS* qui donnait lieu à une décision différée et distincte de la sentence constituait néanmoins une peine. De plus, le fichage résulte d’une décision judiciaire de nature criminelle. Par conséquent, l’ordonnance d’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels constituait une peine nouvelle instaurée dans le Code criminel qui pouvait obéir à ses propres critères, comme c’est le cas pour la détention préventive. Mais on doit donc conclure que le fichage fédéral en tant que peine devait être soumis au contrôle constitutionnel de la Charte et que ce régime devait être aménagé de manière à respecter ses principes.

Avec les nouvelles dispositions de la LERDS, notre conclusion est dorénavant plus facile à soutenir puisque le législateur confie la décision de fichage au juge qui impose la peine après le verdict et en même temps que la détermination de la sentence. En vertu de la LERDS, le fichage est maintenant une peine et devrait être compatible avec les principes de la Charte relatifs à la peine.

1.2 La LERDS : l’imposition d’une peine

Les nouvelles dispositions relatives au fichage de la délinquance sexuelle donnent lieu à une décision prise lors de la détermination de la sentence et, par conséquent, l’ordonnance d’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels s’inscrit bel et bien dans l’imposition d’une peine. En effet, le nouvel article 490.012 C.cr. précise que le juge du procès pénal doit ordonner le fichage lors du prononcé de la peine ou du verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux. Cette modification par laquelle le législateur transfère le prononcé de l’ordonnance de fichage à la phase sentencielle indique de manière non équivoque que le fichage constitue une peine.

Si le fichage paraît, en raison de ses caractéristiques matérielles, une peine d’un nouveau genre, c’est la combinaison suivante qui en fait une peine sur le plan juridique : le fichage est une conséquence punitive imposée par le juge saisi de la poursuite criminelle et qui fait suite à un verdict de culpabilité pour une infraction criminelle[64].

En résumé, nous estimons que l’ordonnance d’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels découle, tant sous l’ancien que l’actuel régime de la LERDS, de l’imposition d’une peine et est une sanction punitive devant satisfaire certaines garanties propres à la décision judiciaire pénale. D’ailleurs, à quelques occasions, la Cour suprême a pris acte du fait que les règles de libération conditionnelle pouvaient faire partie intégrante de la peine en vertu du Code criminel. Bref, selon les critères précités, des règles de libération conditionnelle, ordinairement des règles d’exécution de la peine d’emprisonnement administrées et appliquées par la Commission des libérations conditionnelles (un décideur administratif qui n’impose pas une peine, mais qui doit respecter les principes de la justice naturelle) deviennent une peine criminelle si elles sont appliquées par un juge au moment du prononcé de la sentence[65]. Les règles de libération conditionnelle dérogatoires à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous conditions[66] imposées par le juge pénal deviennent ainsi une peine et sont soumises au contrôle constitutionnel des principes de la Charte relatifs à la peine. A fortiori pour le fichage de la délinquance sexuelle !

Nous estimons donc que l’ordonnance d’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels découle, peu importe le régime considéré (LERDS* ou LERDS), de l’imposition d’une peine et constitue une sanction punitive devant satisfaire certaines garanties propres à la décision judiciaire de nature criminelle.

2 Les garanties juridiques à respecter

Si le fichage de la délinquance sexuelle est une peine comme nous le soutenons, il devrait alors respecter plusieurs garanties judiciaires qui sont propres à la peine en vertu de la Charte. Or, si la LERDS* a pu offrir quelques garanties propres au système judiciaire en tant que tel, la LERDS contrevient aux garanties les plus fondamentales du système canadien de justice criminelle, aussi bien des garanties propres à la décision judiciaire elle-même qu’à la justice pénale et constitutionnelle.

2.1 La LERDS* et les principes de la justice naturelle

En ce qui concerne le respect des règles audi alteram partem et nemo judex in sua causa, le régime instauré par la LERDS* prévoyait certaines garanties judiciaires qui permettaient d’assurer en partie le respect de ces règles. En effet, le délinquant sexuel avait la possibilité, dans le régime tant rétrospectif que prospectif de la LERDS*, de se faire entendre devant un juge de la Cour supérieure ou d’une cour de juridiction criminelle (bref, par un juge indépendant et impartial). Les anciennes dispositions du Code criminel relatives aux dispositifs d’exemption reconnaissent implicitement le droit du délinquant sexuel de formuler des observations au juge qui statuera sur l’ordonnance d’enregistrement de renseignements. La jurisprudence a d’ailleurs confirmé que la règle audi alteram partem devait être respectée en exigeant du juge du fichage qu’il avise le délinquant sexuel du mécanisme d’exemption afin de lui offrir la possibilité de fournir des arguments[67].

Paradoxalement, ce dispositif qui assurait le respect de la règle audi alteram partem violait cependant une règle fondamentale de preuve en matière de détermination de la peine en vertu du droit criminel. De fait, le régime instauré par la LERDS* autorisait le juge à ordonner le fichage dès lors que le poursuivant lui en faisait la demande, à moins que le délinquant ne fasse la preuve, selon la balance des probabilités, qu’il satisfaisait aux critères légaux autorisant l’exemption. Le poursuivant n’avait donc pas à prouver le risque élevé de récidive criminelle, facteur aggravant, puisque c’était le délinquant sexuel qui devait démontrer par exemple son faible risque de récidive, facteur atténuant. En imposant aux contrevenants sexuels de faire la preuve prépondérante qu’ils ne devaient pas être fichés, le législateur évitait au poursuivant de faire la preuve hors de tout doute raisonnable (selon l’article 724 (3) (e) C.cr.) d’un facteur aggravant susceptible de justifier une mesure comme le fichage de la délinquance sexuelle. Il faut rappeler que ce fardeau de preuve énoncé explicitement à la partie xxiii du Code criminel est une codification d’un principe fondamental de preuve énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt Gardiner[68] en matière de facteurs aggravants sur sentence. Nous sommes d’avis que le législateur aurait dû obliger le poursuivant à faire la preuve hors de tout doute raisonnable du risque actuel et significatif de récidive criminelle comme condition préalable à une demande de fichage de la délinquance sexuelle. À tout le moins, s’agissant de l’appréciation d’un risque futur, le poursuivant devrait assumer un fardeau de prépondérance de preuve comme cela a déjà été discuté dans l’arrêt Lyons en matière de dangerosité future[69].

Enfin, la LERDS* prévoyait que le juge devait motiver sa décision d’accorder ou de refuser l’exemption ou la dispense[70]. Or, le régime de fichage faisant partie, à notre avis, de la détermination de la peine, la LERDS* aurait dû prévoir que, même lorsque aucune demande d’exemption n’a été formulée, le juge avait l’obligation de rendre une décision motivée afin d’expliquer au justiciable pourquoi une telle décision avait été rendue et afin de permettre un examen en appel.

2.2 La LERDS : la presque totale absence de la justice naturelle

D’après les dispositions de la LERDS, l’ordonnance de fichage fait partie du processus de détermination de la peine. Pour cette raison, on aurait pu s’attendre à un accroissement des garanties juridiques à son endroit. Or, le législateur fait précisément le contraire en diminuant de manière substantielle les garanties propres au processus judiciaire qui existaient sous l’ancien régime. Bref, le justiciable est dans une pire posture procédurale que le justiciable contre lequel est prise une décision de nature purement administrative et qui a minimalement le droit à l’équité, et il a dans un processus formellement judiciaire, moins que les règles de justice naturelle.

En ce qui concerne la règle audi alteram partem, c’est la disparition du mécanisme d’exemption qui suscite les inquiétudes. En réalité, une fois l’exemption abrogée, le délinquant sexuel n’a plus la possibilité de se faire entendre[71] et le juge n’a plus l’obligation de motiver sa décision par rapport au fichage de la délinquance sexuelle. Le délinquant ne peut donc plus invoquer le faible risque de récidive qu’il présente, un facteur atténuant pourtant pertinent. Par ailleurs, il va sans dire que le poursuivant n’a pas à respecter les exigences en matière de preuve qui sont en vigueur durant la phase sentencielle — comme la règle de l’article 724 (3) (e) C.cr. En effet, le fichage est automatique dès lors que le juge a affaire à une infraction désignée à l’article 490.011 C.cr.

Enfin, même si le fichage est ordonné par un juge indépendant et impartial, il n’en demeure pas moins que ce juge n’a plus de discrétion judiciaire en raison du caractère désormais obligatoire du fichage. Bref, si la LERDS* soulevait certaines inquiétudes quant aux garanties judiciaires dont jouit généralement un contrevenant au moment de la phase sentencielle, la LERDS est véritablement préoccupante : il n’y a aucune garantie judiciaire propre à la décision judiciaire punitive (ou presque) alors que le législateur a pourtant intégré le fait de rendre l’ordonnance de fichage dans le processus de détermination de la peine ! Peut-être faudrait-il rappeler au législateur que dans l’arrêt Johnson[72] la Cour suprême a réintroduit la discrétion judiciaire en matière de dangerosité criminelle, même si des modifications législatives prévoyaient une imposition obligatoire de la détention préventive par le juge, une fois remplies les conditions d’ouverture par le poursuivant. Donc, l’exercice et le maintien d’une discrétion judiciaire constituent un minimum sur le plan constitutionnel lorsqu’il s’agit de punir davantage un délinquant et de le soumettre à une conséquence pénale qui alourdit sa peine.

Ces observations étant faites, il convient maintenant d’examiner le régime de fichage à la lumière des principes constitutionnels régissant la peine.

3 Les principes constitutionnels propres à la peine

3.1 Le droit à la peine la plus douce

L’article 11 (i) de la Charte prévoit le droit de bénéficier de la peine la plus douce : « Tout inculpé a le droit […] de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. » C’est dans le contexte de l’application du régime rétrospectif de fichage prévu par la LERDS* que certains justiciables ont invoqué la protection constitutionnelle offerte par l’article 11 (i) de la Charte. Les cours d’appel qui se sont penchées sur cette question ont refusé d’appliquer cette garantie, puisqu’elles ont déterminé qu’une des conditions sine qua non à la mise en oeuvre de l’article 11 (i) n’était pas respectée étant donné que le fichage ne constituait pas une peine. Comme nous soutenons le contraire, il s’agit de se demander comment et dans quelles circonstances il est possible de revendiquer le bénéfice de la peine la plus douce lorsqu’il est question de cette peine particulière.

Dans le cas du fichage de la délinquance sexuelle, l’application de la protection offerte par l’article 11 (i) se soulève d’abord dans un contexte de droit transitoire. Puisque le législateur a modifié sa loi à quelques reprises et qu’il est passé à une loi davantage punitive avec sa version récente, il faut conclure que au moment de la détermination de la peine, le justiciable qui a commis une infraction désignée, alors que la version précédente était en vigueur, a le droit de demander l’application de la LERDS*, qui lui est plus favorable. Si l’article 11 (i) s’applique au fichage fédéral de la délinquance sexuelle, les dispositions d’application rétrospective contenues dans la LERDS* contreviennent à la Charte. Par ailleurs, les nouvelles dispositions soulèvent un problème de droit transitoire, car elles sont plus afflictives que les anciens articles — notamment en raison de la disparition du mécanisme d’exemption. D’ailleurs, l’arrêt Johnson[73] que nous avons mentionné précédemment est on ne peut plus clair sur ce point.

Bien que nous soutenions tout de même que le fichage n’est pas une peine au sens du Code criminel, notre point de vue est le suivant : le fichage du délinquant sexuel emporte de véritables conséquences pénales à son endroit, de sorte que la décision doit être respectueuse des garanties propres à la peine de la Charte selon l’arrêt Wigglesworth[74]. Ce dernier est souvent mal compris sous l’un de ses aspects. La Cour suprême estime que les principes constitutionnels liés à la peine peuvent s’appliquer non seulement à la peine infligée dans une procédure criminelle, mais également dans un processus qui n’est pas de nature criminelle, par exemple dans un processus disciplinaire qui donne lieu à une décision qui emporte de véritables conséquences pénales comme une sanction d’emprisonnement ou une amende. Bref, la conséquence pénale analogue à une peine criminelle donne ouverture aux garanties judiciaires de la Charte propres à la procédure criminelle et, selon le cas, à l’application des principes constitutionnels relatifs à la peine à une sanction disciplinaire afflictive du type criminel, par exemple. D’ailleurs, l’arrêt Lambert[75] nous rappelle que le mot « peine » de l’article 11 (i) englobe non seulement les sentences formelles imposées par le tribunal, mais aussi les traitements punitifs ou coercitifs remplissant une fonction dissuasive.

Par contre, si la modification législative concerne le retrait d’un avantage qui n’est pas une peine, comme le retrait d’un privilège découlant d’une loi provinciale, la personne qui a été condamnée sous l’empire de la loi ancienne ne pourra demander l’application de la loi antérieure qui ne lui enlevait pas ce privilège[76]. On a refusé d’étendre la garantie constitutionnelle de l’article 11 (i) à certaines de ces situations, par exemple à la révocation d’un permis de conduire découlant d’une condamnation criminelle[77] et aux conséquences civiles d’une infraction criminelle[78]. De plus, si la modification législative concerne les mécanismes de libération conditionnelle et augmente la rigueur des règles d’admissibilité à la libération conditionnelle, des règles d’exécution de la peine d’emprisonnement, la personne condamnée sous l’empire de l’ancienne loi ne peut demander le bénéfice de cette loi plus douce si elle purge sa peine d’emprisonnement et n’a pas encore bénéficié de la libération conditionnelle au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi. On a même refusé à un détenu le droit de revendiquer l’article 11 (i) si les règles de libération conditionnelle étaient modifiées en cours d’incarcération et qu’elles devenaient plus avantageuses[79]. En revanche, on a estimé que l’article 11 (i) permet à un détenu de bénéficier de la réduction de la période de non-admissibilité à la libération conditionnelle découlant d’une modification législative entrée en vigueur durant les procédures de première instance[80] ou entre le prononcé de la sentence et l’appel de cette sentence[81].

3.2 Le principe « nul ne peut être puni deux fois pour le même crime »

L’article 11 (h) de la Charte prévoit ce qui suit : « Tout inculpé a le droit […] d’une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d’autre part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni. » L’application de cette garantie juridique au régime fédéral de fichage de la délinquance sexuelle soulève deux préoccupations. Il s’agit de la question de la double décision et du double fichage, que nous examinerons maintenant l’une à la suite de l’autre.

3.2.1 La question de la double décision

Dans la LERDS*, le fichage de la délinquance sexuelle donnait lieu, comme nous l’avons vu, à une décision différée et distincte de la sentence. Le délinquant sexuel aurait-il pu invoquer l’article 11 (h) de la Charte à l’encontre de l’ordonnance de fichage, alléguant qu’il a déjà été trouvé coupable et puni pour l’infraction désignée et ne peut plus faire l’objet d’une peine additionnelle de fichage pour la même infraction ? Même si la question mérite un examen sérieux en raison des éléments militant pour la reconnaissance du caractère punitif du fichage, la jurisprudence a rendu très hypothétique l’application de l’article 11 (h) de la Charte dans ce contexte en refusant de reconnaître au fichage le statut de peine[82].

En effet, les cours d’appel ont conclu à la nature non punitive du fichage fédéral de la délinquance sexuelle. Ce faisant, elles ont situé le fichage à l’extérieur du processus pénal, rendant impossible l’application de l’article 11 (h). Par ailleurs, la Cour suprême a statué que l’article 487.055 C.cr. ne contrevient pas à l’article 11 (h), car l’ordonnance de prélèvement d’ADN n’est pas une peine[83]. La Cour suprême des États-Unis a suivi un cheminement similaire dans l’arrêt Kansas v. Hendricks[84] en concluant qu’un régime ayant pour objet d’imposer une détention indéterminée aux délinquants sexuels dangereux à l’expiration de leur peine d’emprisonnement déterminée ne constituait pas une peine supplémentaire pour la même infraction, mais plutôt une mesure civile d’internement ne donnant pas lieu à l’application de la règle du double péril. Soulignons que la règle constitutionnelle interdisant le double péril a reçu une interprétation étroite dans le droit constitutionnel canadien, la protection constitutionnelle étant davantage minimale que la règle de common law[85]. Cette tendance à dissocier du processus de la détermination de la peine certaines mesures préventives (le fichage, le prélèvement génétique ou la détention civile à durée indéterminée à l’expiration légale de la peine en vigueur aux États-Unis) donne lieu à une érosion du principe constitutionnel interdisant de punir deux fois un individu pour le même crime.

3.2.2 La question du double fichage

Nous avons mentionné en introduction que le partage des compétences autorise les provinces et le fédéral à légiférer en matière de fichage de la délinquance sexuelle. Le fichage peut donc revêtir un caractère polycentrique. À la lumière de l’article 11 (h) de la Charte, le fait de rendre, par exemple, une ordonnance de fichage fédéral alors que le délinquant sexuel est déjà soumis à un régime de fichage provincial a-t-il pour effet de punir deux fois le délinquant pour le même crime ?

Pour répondre à cette question, on peut se référer à deux exemples jurisprudentiels. D’abord, dans l’arrêt Wigglesworth[86], la Cour suprême a jugé que l’article 11 (h) n’interdisait pas de reconnaître un policier coupable d’une infraction disciplinaire, puis de le poursuivre pour des voies de fait relativement aux mêmes évènements. Ensuite, dans l’arrêt Shubley[87], l’article 11 (h) n’a pas empêché de poursuivre pour voies de fait causant des lésions corporelles un détenu déjà condamné par l’institution pénitentiaire à des sanctions disciplinaires pour les mêmes faits. Dans ces deux exemples, le tribunal a jugé qu’il n’y avait pas identité entre l’infraction disciplinaire et l’infraction criminelle, l’une étant administrative (pénitentiaire ou disciplinaire) et l’autre, criminelle. Les juges ont ainsi refusé d’appliquer la règle du double péril à ces cas d’espèce. Bref, cet argument prévaudrait même si nous devions conclure que le fichage fédéral constitue une peine.

En définitive, vu les arrêts Wigglesworth[88] et Shubley[89], il y a fort à parier que l’article 11 (h) ne s’appliquerait pas dans le contexte du cumul d’une mesure de fichage provincial appartenant au domaine administratif et d’une ordonnance fédérale de fichage relevant du droit criminel.

3.3 Le châtiment cruel et inusité

L’article 12 de la Charte prévoit que « [c]hacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ». À ce jour, nul n’a invoqué que les dispositions relatives au fichage canadien de la délinquance sexuelle contrevenaient à cet article[90]. En ce qui a trait aux dispositions de la LERDS*, la possibilité de contrôler le prononcé d’une ordonnance de fichage découlant des mécanismes d’exemption pouvait constituer un processus de contrôle valable[91] faisant échec à l’argument de portée excessive en vertu de l’article 7 de la Charte[92], à la condition que ces mécanismes soient appliqués de manière contextuelle et individualisée. L’examen détaillé des questions que soulève le fichage au regard de l’article 7 de la Charte déborde le cadre de notre article, mais notre analyse de ces questions dans nos recherches précédentes montre que l’arrêt Lyons[93] rend très incertain l’argument de non-conformité de la LERDS* avec l’article 12 de la Charte.

En revanche, nous sommes d’opinion que l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions sur le fichage soulève des inquiétudes quant à leur conformité avec l’article 12. Outre qu’elle est transférée à la phase de la détermination de la peine, l’ordonnance de fichage est prononcée de manière automatique et a une durée impérative qui peut être perpétuelle, sans égard aux caractéristiques du contrevenant. On ne peut plus contrôler le fichage dans l’exercice d’une discrétion judiciaire de bon aloi, le mécanisme d’exemption ayant été abrogé[94]. Le fichage n’est donc pas mesuré ou proportionné à la situation du contrevenant. Or, il est maintenant acquis qu’une peine doit être respectueuse, d’après l’article 12, d’un impératif de proportionnalité qui se retrouve dans l’exigence d’imposer une peine non exagérément disproportionnée à ce que méritent le crime et le contrevenant[95]. L’imposition automatique du fichage à tout le groupe des délinquants sexuels indistinctement, sans considération aucune pour « la gravité de l’infraction commise, les caractéristiques personnelles du contrevenant et les circonstances particulières de l’affaire[96] », nous fait douter sérieusement de la conformité de la LERDS avec l’article 12 de la Charte.

En somme, la LERDS* a soulevé des arguments d’inconstitutionnalité qui n’ont toutefois pas été accueillis par les tribunaux supérieurs, essentiellement en raison de la déqualification du fichage comme peine de nature criminelle. Il en est donc résulté une érosion des principes constitutionnels propres à la peine. Cette déqualification est propice à une loi abusive et très afflictive qui ne serait aucunement acceptable, s’agissant d’une loi créant une peine criminelle. Par ailleurs, la nature encore plus afflictive de la LERDS ravivera assurément le débat constitutionnel. Ce sera alors l’occasion de réexaminer la nature du fichage. Nous espérons que les tribunaux revisiteront leurs conclusions, car les modifications législatives apportées — dont le transfert du fichage à l’intérieur de la phase sentencielle et la disparition de l’exemption — remettent en cause les anciennes conclusions de la jurisprudence.

Examinons maintenant comment la LERDS est aménagée en contravention des principes fondamentaux de détermination de la peine.

4 Les principes fondamentaux de détermination des peines selon la LERDS (dernière version)

L’imposition d’une peine constitue un exercice judiciaire d’équilibrage entre des fonctions de justice (comme la rétribution formelle, la réciprocité et le blâme) et de sécurité (comme la dissuasion générale et spécifique, la neutralisation et la réhabilitation)[97]. Mais dans le cas du fichage de la délinquance sexuelle instauré par la LERDS, comment cet exercice judiciaire d’équilibrage peut-il être juste tout en assurant la protection du public ? La réponse à cette question se trouve du côté des principes directeurs de détermination de la peine : la peine de fichage sera juste et permettra d’assurer la protection du public si elle respecte le principe de la justice méritée, si elle est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant de même que si elle prend en considération les facteurs atténuants et aggravants propres à chaque espèce.

Dans cette partie, notre propos est bien modeste : nous voulons essentiellement mettre en exergue que la LERDS ne respecte pas les exigences fondamentales de la pénologie canadienne qui se trouvent dans la partie xxiii du Code criminel. Or, nous soutenons que la LERDS devrait être élaborée de façon compatible avec les principes fondamentaux de détermination de la peine. Un tel processus présenterait un double avantage : d’une part, il mettrait un frein à l’érosion des principes constitutionnels propres à la peine découlant de l’application de la LERDS en instaurant des garanties judiciaires ; d’autre part, il permettrait à la LERDS de mieux remplir ses objectifs de protection du public, de prévention du crime[98] et de justice criminelle en matière punitive. Voyons maintenant chacun des principes de la pénologie canadienne pertinents quant à notre étude, en commençant par celui de la justice méritée.

4.1 Le principe de la justice méritée

Longtemps, la peine a été injuste et abandonnée à l’arbitraire de l’administration[99]. Durant les années 70, certains auteurs ont fait un retour au rétributivisme en dénonçant les conceptions purement et abusivement utilitaires de la peine[100]. Ce nouveau rétributivisme kantien a milité pour l’imposition d’une peine justement méritée qui s’est traduite dans la théorie du « juste dû » (just desert). Il ne s’agit donc plus uniquement de protéger la société au moyen de la peine, mais, comme l’avançait Kant, de faire justice[101]. Ce concept de « juste dû » traduit à la fois les idées de blâme moral et de proportionnalité contenues dans la peine[102]. Enfin, cette conception incorpore l’idée que la peine, pour être juste, doit s’inscrire dans un procédé acceptable qui respecte le « due process » ou les principes de justice fondamentale[103].

Or, le fichage instauré par la LERDS comporte, comme nous l’avons démontré précédemment, des lacunes importantes au regard des principes de justice fondamentale ou de due process : si le juge du procès pénal a la responsabilité d’ordonner le fichage, les accrocs aux principes de justice fondamentale sont multiples et la discrétion du juge est réduite à néant. Pire encore, il n’y a pas d’individualisation dans la décision du fichage, alors que la détermination de la peine doit pourtant être individualisée[104]. Bref, le dosage des principes requis en matière de détermination de la peine n’opère pas en matière de fichage de la délinquance sexuelle et ne repose sur aucune considération de justice individuelle ou d’équité et d’égalité entre les contrevenants sexuels[105]. Le fichage de la délinquance sexuelle est totalement irréconciliable avec les principes de la justice méritée, en ce qu’il viole les règles de la justice individualisée, le principe de l’harmonisation des décisions punitives si les contrevenants présentent les mêmes caractéristiques et celui de la différenciation s’ils ont des caractéristiques différentes[106].

4.2 Le principe de la proportionnalité

Le fichage est ainsi aménagé de façon à faire fi du principe fondamental de la proportionnalité. Ce principe rétributiviste, c’est celui de la « commune mesure[107] » : il doit y avoir correspondance entre la sévérité de la peine, l’ampleur des préjudices causés par le délinquant et son degré de responsabilité[108]. En d’autres termes, il doit y avoir proportionnalité entre crime et châtiment[109]. Il s’agit du principe fondamental de détermination de la peine, codifié à l’article 718.1 C.cr: « La peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. »

Ce principe est conçu différemment selon la version du rétributivisme à laquelle chacun adhère[110]. Pour certains rétributivistes, la proportionnalité comporte un élément de vindicte et serait l’expression de la vengeance collective. Cette conception a toutefois été rejetée par la Cour suprême, car « la vengeance n’a aucun rôle à jouer dans un système civilisé de détermination de la peine[111] ». Il faut distinguer la rétribution comme une expression de la vengeance et le principe de proportionnalité qui mesure la peine de façon rétrospective, c’est-à-dire en fonction du crime commis et du degré de culpabilité du contrevenant au moment du crime. On peut toutefois se demander si la LERDS n’est pas exclusivement le résultat d’une vengeance collective aveugle en raison de son postulat selon lequel tous les délinquants sexuels présentent un risque de récidive criminelle justifiant l’imposition du fichage. C’est, en quelque sorte, la passion, l’émotivité et l’hypersensibilité au danger qui ont dicté le recours au fichage et à son traitement indifférencié de la délinquance sexuelle. L’idée de vengeance traite tous les délinquants sexuels de la même façon, sans aucune individualisation, et nous pouvons reprendre à notre compte la manière dont Packer résumait la théorie de la vengeance : « you hurt X ; we will hurt you[112] ». Bref, bien que la Cour suprême ait formellement interdit le recours à la vengeance comme mesure de la punition, certains pourraient prétendre que le législateur n’a pas repris à son compte cette interdiction d’exprimer la vengeance en édictant la LERDS.

D’ailleurs, au moment de rédiger la LERDS, le législateur aurait mieux fait de s’inspirer de la proportionnalité expressive ou symbolique[113], c’est-à-dire celle qui est exprimée dans l’article 718.1 C.cr. Dans cette vision du principe de la proportionnalité, « [l]a peine permet alors d’exprimer la désapprobation sociale, tout en protégeant le contrevenant en assurant que la peine sera proportionnelle à son degré de culpabilité morale[114] ». La justice méritée, ou le juste dû, comporte nécessairement une telle vision de la proportionnalité[115]. Ce principe emporte l’idée de la mesure et de la modération[116]. Ainsi, la peine de fichage devrait absolument être le résultat d’un processus judiciaire individualisé dans lequel les caractéristiques du contrevenant et de l’infraction ont été pondérées pour donner la juste mesure du fichage.

Cette vision de la proportionnalité emporte l’idée de modération qui reflète une notion de maîtrise de soi informée : ce principe reconnaît la douleur et les privations que les peines trop sévères peuvent infliger aux contrevenants[117]. Or, le fichage que l’on impose avec la version actuelle de la LERDS est tout, sauf modéré : ce qui dicte la mesure du fichage, faut-il le redire, c’est la gravité objective (caractère sexuel) du crime. Étant donné qu’il s’agit du seul facteur d’appréciation, le fichage punitif peut être excessif au regard des deux composantes du principe de proportionnalité qui sont écartées comme facteurs pertinents d’appréciation. Des crimes sexuels de gravité différente peuvent donner lieu à un fichage d’une même durée. L’absence de considération du degré de responsabilité individuelle fait en sorte que le principe de la juste mesure de la peine est mis au rancart. Est écarté ainsi le préambule de l’article 718 de la partie xxiii du Code criminel voulant que la détermination de la peine donne lieu à l’imposition de sanctions justes et assure le maintien d’une société à la fois juste, paisible et sûre. On lui a plutôt préféré un processus objectif qui donne lieu à un fichage injuste sur le plan individuel en vue d’assurer la seule protection de la société. Le fichage se révèle du reste totalement injustifié au regard des données scientifiques sur la délinquance sexuelle[118], et les durées de fichage prévues législativement sont arbitraires en ne permettant pas l’exercice de la discrétion judiciaire. Le législateur opte donc pour des peines identiques de fichage fondées sur le seul critère de la nature sexuelle des crimes commis. Il faudrait d’ailleurs s’inquiéter de cette façon de légiférer qui annonce un changement radical de modèle en matière de détermination de la peine ou qui pourrait en être le précurseur : en arriver à des grilles tarifaires en matière punitive conformément à une certaine manière étasunienne, dont la conséquence est de réduire ou d’annuler la discrétion judiciaire et d’écarter le principe de proportionnalité comme élément déterminant de mesure de la peine.

4.3 La preuve d’un facteur aggravant et la preuve d’un facteur atténuant

Les principes de justice méritée et de proportionnalité militent, comme nous venons de le voir, pour une individualisation du processus de détermination de la peine. Cette individualisation implique nécessairement la prise en considération de la situation particulière du délinquant et des circonstances particulières de l’infraction[119], et donc de facteurs atténuants et aggravants pertinents. Il va sans dire que, dans son état actuel, la LERDS n’autorise pas le juge du procès à tenir compte des facteurs atténuants et aggravants propres à chaque cas d’espèce, ce qui donne lieu à l’injustice du fichage des délinquants sexuels qui ne devraient pas être fichés.

Une décision de fichage devrait plutôt être le résultat de l’exercice de la discrétion judiciaire en matière de détermination de la peine, afin que la peine soit « adaptée aux circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la perpétration de l’infraction ou à la situation du délinquant[120] » et qu’elle soit en harmonie avec la partie générale du Code criminel. En ce sens, le délinquant devrait, par exemple, pouvoir faire la preuve de sa conduite favorable depuis la commission de l’infraction désignée, de son absence de condamnation antérieure, du contenu positif du rapport présentenciel, de sa réaction positive aux traitements et pouvoir plaider des circonstances de l’infraction. Quant à la poursuite, elle devrait être obligée de faire la preuve hors de tout doute raisonnable, en application de l’article 724 (3) (e) C.cr., des facteurs d’aggravation punitive comme le degré de préméditation, le risque élevé de récidive, l’existence d’antécédents judiciaires en semblable matière, etc.[121].

En somme, il y a complète incompatibilité entre la LERDS et les principes fondamentaux de détermination de la peine — soit la justice individuelle et méritée, le principe de proportionnalité et la prise en considération de facteurs aggravants et atténuants pertinents. Il ne faut d’ailleurs pas se surprendre de cette incompatibilité : la LERDS est le résultat d’une politique criminelle populiste contemporaine découlant des insécurités que nous a léguées la modernité tardive[122]. Ce type de politique criminelle est, pour certains, en nette contradiction avec la théorie de la justice méritée[123]. La LERDS s’inscrit dans un discours politique axé exclusivement sur une rationalité punitive utilitariste et de neutralisation du risque associé à la délinquance sexuelle. La peine devient instrument abusif et irrationnel de protection de l’ordre social. Le pouvoir politique instrumentalise le droit sans tenir compte des limites au pouvoir de punir dans une démocratie et qui résultent d’une longue histoire de civilisation en matière punitive[124].

Conclusion

Notre étude suggère que le fichage fédéral emporte pour les délinquants sexuels une stigmatisation qui a toutes les caractéristiques d’une peine criminelle. Toutefois, le régime législatif a été aménagé et modifié stratégiquement avec l’intention de déqualifier ou de disqualifier le fichage à titre de peine. Le tout a favorisé une interprétation judiciaire consacrant la nature non punitive de ce stigmate de la criminalité sexuelle. La volonté législative a été interprétée de façon à ne pas exiger du régime législatif canadien de fichage qu’il soit conforme aux principes fondamentaux de la justice criminelle et punitive. Projet politique populiste et interprétation judiciaire timide ont contribué à une érosion des principes de justice fondamentale du système canadien de justice pénale, à une détérioration des garanties constitutionnelles propres à la peine et à une mise à l’écart des principes fondamentaux de détermination de la peine.

Cette conclusion doit être mise en contexte avec les données statistiques de 2011 : 25 177 contrevenants sexuels figuraient au Registre national des délinquants sexuels[125]. En raison de l’entrée en vigueur récente d’une LERDS plus afflictive et plus étendue, nous pouvons parier sur l’augmentation future du nombre de contrevenants sexuels fichés. Or, les règles les plus fondamentales du système canadien de justice pénale ont été mises de côté pour plus de 25 000 délinquants sexuels qui ont été jugés comme des récidivistes potentiels méritant un fichage, ce qui autorise la surveillance policière constante de leur liberté après avoir purgé leur peine. Cet effritement des droits et libertés participe d’une idéologie d’amplification irrationnelle du risque criminel associé à la délinquance sexuelle. La législation comporte par ailleurs le danger d’une application arbitraire du fichage de la délinquance sexuelle, ce qui remet en question le principe de la primauté du droit si cher à la démocratie canadienne[126].

Par ailleurs, le fichage fédéral de la délinquance sexuelle témoigne d’un phénomène de transformation des sociétés néolibérales, qui sont de plus en plus obsédées par l’incertitude et l’insécurité, à un point tel qu’elles deviennent « risquophobes[127] » ou hypersensibles au danger[128]. La peine a désormais pour objet de prévenir le danger à tout prix et à n’importe quel prix. Même si l’existence d’un danger est mise en doute, certains préfèrent néanmoins neutraliser le risque imaginaire ou hypothétique[129]. C’est donc la prévention radicale qui prédomine à notre époque et l’idéologie de la surveillance extrême[130] ou totalitaire[131]. La société semble disposée à créer des mécanismes de contrôle de l’individu en liberté qui ressemblent étrangement au système panoptique de Bentham inventé pour la surveillance en prison[132].

Enfin, notre recherche montre la nécessité de s’interroger de manière plus fondamentale sur le concept théorique de « peine ». À cette fin, une approche sociologique du droit permettant la « désubstantialisation » du concept nous paraît une avenue prometteuse[133]. Ce processus de désubstantialisation a deux implications importantes. D’abord, il permettra d’expliquer la manière dont le système de droit criminel construit le concept de peine et les raisons qui motivent la qualification ou la déqualification de certaines institutions punitives, comme le fichage. Mais surtout, la « désubstantialisation » du concept de peine permettra d’étudier de quelle façon ce concept pourrait être autrement défini.