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En 1452, dans une affaire où la Chambre des communes d’Angleterre contestait l’emprisonnement de son président, un juge en chef, traitant du rôle des tribunaux dans la détermination des questions de privilèges, affirmait « [t]hat they ought not to answer to that question, for it hath not been used aforetyme, that the justices should in anywise determine the privileges of this Hight Court of Parliament ; for it is so high and so mighty in its nature that it may make law[1] ». Cette ancienne citation, bien qu’elle ne fasse plus jurisprudence depuis longtemps, demeure très révélatrice de la déférence traditionnelle des tribunaux à l’égard des questions de privilèges et est emblématique de nombreuses luttes entre les pouvoirs judiciaire et législatif au sujet de leur compétence respective à ce sujet.

Dans le contexte canadien, les conflits entre le pouvoir judiciaire et les assemblées législatives[2] relativement au privilège parlementaire n’ont pas connu la même ampleur. Cette réalité canadienne explique probablement en partie pourquoi, bien qu’ils fassent partie intégrante du parlementarisme importé du Royaume-Uni, les privilèges parlementaires demeurent sous-étudiés en droit constitutionnel canadien. Malgré ce désintérêt, ce type de privilège est essentiel au maintien de l’indépendance et de la dignité du Parlement en lui permettant de protéger ses membres et d’avoir les moyens nécessaires pour accomplir ses fonctions[3]. À titre d’exemple, le privilège parlementaire a été invoqué très récemment en Cour fédérale pour contester la justiciabilité d’une question relative aux pouvoirs du directeur parlementaire du budget[4]. Pourtant, il existe très peu d’ouvrages canadiens s’attachant à définir les privilèges parlementaires dans le contexte du constitutionnalisme canadien. De plus, aucune étude d’envergure n’a été effectuée par les parlementaires eux-mêmes tant au fédéral que dans les provinces et les territoires.

Pour ce qui est de la jurisprudence, l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés[5] a engendré une nette augmentation du nombre de jugements concernant les privilèges du Parlement. La Cour suprême du Canada a rendu trois décisions majeures au sujet de l’application de la Charte aux privilèges parlementaires : New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative)[6], Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général)[7] et Canada (Chambre des communes) c. Vaid[8]. Le premier de ces jugements a statué que les privilèges parlementaires nécessaires au bon fonctionnement des législatures ont un statut constitutionnel et sont donc à l’abri d’une contestation fondée sur la Charte[9]. Les deux autres ont confirmé cette idée centrale tout en précisant davantage le cadre d’analyse des privilèges par les tribunaux. Ces jugements, bien qu’ils soient éclairants sur la nature des privilèges au Canada, ne répondent pas à toutes les questions et peuvent faire l’objet de plusieurs critiques.

Les lacunes dans la définition et la compréhension du privilège parlementaire au Canada peuvent se révéler problématiques et même dangereuses pour le maintien de la primauté du droit, surtout lorsque ce type de privilège entre en conflit avec les droits et libertés garantis par la Charte. Ainsi, il y a eu quelques situations au cours des dernières années, relativement isolées, mais qui ont tout de même fait problème, où des législatures canadiennes ont adopté des motions de blâme contre de simples citoyens en violant les principes de justice naturelle, notamment la règle audi alteram partem (le droit d’être entendu). Cela a été le cas notamment de l’Affaire Michaud, où un candidat à l’investiture du Parti québécois a été visé directement par une motion de blâme, adoptée sans débat, le condamnant pour de prétendus propos antisémites[10]. Des résolutions semblables ont aussi été adoptées récemment par la Chambre des communes.

Ce genre d’incident soulève de nombreuses interrogations quant à savoir dans quelle mesure le « modèle canadien » en matière de privilège parlementaire propose un équilibre acceptable entre la primauté du droit, la déférence des tribunaux et les besoins d’indépendance des parlementaires en ce qui a trait à la gestion de leurs affaires internes. Le présent article tente de formuler une réponse à cette problématique et suppose que, malgré les critiques, l’approche de la Cour suprême dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, et subséquemment précisée dans l’arrêt Vaid, constitue une base intéressante. Néanmoins, les tribunaux, à commencer par la Cour suprême, devraient envisager une modernisation de cette approche. En outre, les parlementaires canadiens devraient faire davantage d’efforts afin de mieux comprendre leurs privilèges, les actualiser et, dans une certaine mesure, les exercer avec plus de sagesse et avec une meilleure considération pour les droits des tiers.

Pour faire cette démonstration, nous croyons tout d’abord nécessaire de revenir sur les origines historiques des privilèges parlementaires. Cet exposé permettra principalement de se former une idée sur l’état du droit avant la Charte. D’abord, la genèse du droit parlementaire au Royaume-Uni sera présentée de façon succincte. Par la suite, la réception des privilèges dans les législatures coloniales et au Canada ainsi que les sources et les limites des privilèges prévus dans la Loi constitutionnelle de 1867[11] seront analysées. Une partie importante du travail sera consacrée à la jurisprudence et à la doctrine qui ont suivi l’entrée en vigueur de la Charte. Cette analyse sera particulièrement axée sur les trois jugements de la Cour suprême cités plus haut, mais certaines décisions de tribunaux inférieurs seront également considérées.

Par la suite, l’approche de la Cour suprême fera l’objet d’une analyse critique. Elle sera confrontée à des critiques formulées par la doctrine et à certains évènements s’étant produits au cours des dernières décennies. Une attention particulière sera accordée au besoin de revisiter et de préciser le test de nécessité ainsi qu’aux problèmes liés à la définition de la nature, de l’étendue et de l’exercice des privilèges. En outre, l’interaction entre la Charte et les privilèges sera examinée. Nous verrons, en nous penchant sur quelques controverses récentes, dans quelle mesure les privilèges demeurent mal compris au pays et l’impact que cette situation peut avoir sur la direction que prennent les tribunaux.

Enfin, la dernière section présentera différentes possibilités d’évolution des privilèges au Canada. À l’aide notamment d’approches proposées ou adoptées par le Royaume-Uni et l’Australie, deux États partageant un modèle parlementaire semblable, cette section montrera les propositions formulées en vue de codifier le privilège parlementaire, d’en confier la gestion à un organisme indépendant ou d’inviter les tribunaux à un plus grand interventionnisme dans le domaine. Ces avenues seront explorées pour voir si elles sont viables et comment elles pourraient permettre d’établir ou de maintenir l’équilibre souhaité entre la primauté du droit, le respect des droits et libertés ainsi que les besoins des parlementaires.

Notre article se concentre avant tout sur le privilège parlementaire sur le plan fédéral, mais certains changements survenus dans les provinces seront abordés en raison de leur pertinence. Il est d’ailleurs intéressant de mentionner au passage que, bien qu’il n’ait pas été prévu que les législatures provinciales aient des pouvoirs importants en matière de privilège parlementaire, la Constitution canadienne a été rapidement interprétée de manière à permettre aux provinces de réclamer des privilèges plus étendus que ceux que possédaient les assemblées coloniales[12].

1 Le privilège parlementaire au Canada : ses origines et son évolution

Avant de poursuivre, nous trouvons opportun d’offrir une définition générale du privilège parlementaire. William McKay, dans Erskine May’s Treatise on the Law, Privileges, Proceedings, and Usage of Parliament, traité qui porte sur le privilège parlementaire au Royaume-Uni, le définit ainsi : « [The] sum of the peculiar rights enjoyed by each House collectively […] and by Members of each House individually, without which they could not discharge their functions, and which exceed those possessed by other bodies or individuals. Thus privilege, though part of the law of the land, is to a certain extent an exemption from the general law[13]. »

Cette définition mérite cependant d’être quelque peu nuancée. Contrairement à l’idée que le terme « privilège » peut impliquer, le privilège parlementaire, du moins dans sa conception contemporaine, n’est pas envisagé comme signifiant que les parlementaires sont considérés comme une classe à part, privilégiée. Le privilège parlementaire est plutôt défini de manière fonctionnelle, tel un outil permettant au Parlement de s’acquitter de ses fonctions, et est vu, dans une certaine mesure, comme faisant partie du droit commun[14]. Il est également pertinent de noter que cette définition du privilège est issue d’un contexte historique particulier. Avant d’analyser plus en profondeur l’approche canadienne en matière de privilège parlementaire, nous effectuerons un bref retour historique sur les origines du concept de privilège parlementaire dans la common law britannique ainsi que sur leur réception dans le droit des colonies et leur évolution dans l’histoire constitutionnelle canadienne.

1.1 Les origines britanniques du privilège

Le privilège parlementaire au Royaume-Uni fait partie de la common law et est le résultat de siècles de luttes entre les chambres du Parlement, la Couronne et les tribunaux portant sur les limites de leurs compétences et pouvoirs respectifs. Bien que les origines du privilège parlementaire en Angleterre soient diverses, son existence remonte au règne du roi Édouard le Confesseur. Le privilège du Parlement britannique est également complété par une compétence en matière pénale qui tire ses origines du rôle historique du Parlement comme cour de justice (High Court of Parliament)[15]. Le privilège était d’abord détenu et exercé par les lords au nom du roi avant d’être réclamé par les Communes, à qui ont été graduellement reconnus les privilèges qu’elles possèdent aujourd’hui[16].

C’est surtout la lutte entre trois institutions britanniques — les chambres du Parlement, la Couronne et les tribunaux — qui a été le moteur de l’évolution du privilège au cours de l’époque moderne[17]. Pendant la majeure partie de cette période, les deux chambres du Parlement britannique ont soutenu que le privilège parlementaire, constituant la lex parliamenti, ne faisait pas partie de la common law et était conséquemment inconnu des tribunaux judiciaires, qui ne pouvaient pas se prononcer sur son étendue ou sur l’opportunité de son exercice[18]. Au cours de cette période, il semble que cette interprétation ait été prépondérante dans la jurisprudence. À titre d’exemple, une décision de 1771 précise que la Cour « cannot judge of the laws and privileges of the House [of Commons] because [it has] no knowledge of these laws and privileges[19] ». Même si cette approche a été dominante, elle ne faisait pas l’unanimité et, très tôt, des tribunaux ont contesté l’idée que seules les chambres du Parlement soient habilités à traiter des questions relatives au privilège parlementaire[20]. Il faudra cependant attendre jusqu’au xixe siècle pour que cet aspect de la question soit résolu.

La question de la compétence des tribunaux de droit commun sur les questions de privilège a été revisitée au début du xixe siècle. Graduellement, les parlementaires ainsi que les juges ont convenu que le privilège parlementaire fait partie de la common law et que les juges sont donc aptes à en définir les limites. Une des premières manifestations de ce changement de cap a été la décision de Lord Ellenborough CJ dans l’affaire Burdett v. Abbott, où la Cour a indiqué que, bien que le privilège parlementaire soit essentiel au maintien de la dignité des deux chambres, il est possible que les tribunaux aient à se prononcer sur la validité de certaines actions accomplies en invoquant le privilège si elles étaient déraisonnables[21].

La célèbre affaire Stockdale v. Hansard est également digne de mention[22]. C’est la dernière fois où il a été plaidé que les tribunaux judiciaires n’étaient pas compétents en matière de privilège parlementaire. Dans sa décision, la Cour du Banc de la Reine a rejeté définitivement cette notion en affirmant que la proposition voulant que chaque chambre puisse individuellement établir ses privilèges et ainsi créer un droit inconnu du pouvoir judiciaire était « abhorrent to the first principles of the Constitution[23] ». La Cour a accepté l’idée de la nécessité d’une sphère de compétence exclusive afin de permettre à chaque chambre de gérer ses affaires internes, mais le rôle de déterminer l’existence et l’étendue d’une catégorie de privilège appartient désormais aux tribunaux[24]. Lord Denman, dans ses motifs, a expliqué le test permettant de déterminer l’existence d’un privilège : « The proof of this privilege was grounded on three principles, — necessity, — practice, — universal acquiescence. If the necessity can be made out, no more need be said : it is the foundation of every privilege of Parliament, and justifies all that it requires[25]. »

Dans cette espèce, la Cour a conclu que la Chambre des communes n’avait pas réussi à prouver l’existence du privilège invoqué, soit le droit d’imprimer et de publier des documents parlementaires diffamatoires. À la suite de l’arrêt Stockdale, l’évolution du privilège parlementaire a été surtout orientée vers la détermination des limites des « affaires internes » qui constituent la sphère de compétence exclusive des chambres du Parlement.

D’autres références à l’approche britannique, plus précises, seront faites plus loin. Nous traiterons notamment des propositions de réformes formulées au cours des années 90. Néanmoins, bien qu’il soit très succinct, cet aperçu de l’évolution du privilège parlementaire au Royaume-Uni est suffisant pour comprendre les dynamiques principales qui ont marqué son évolution et présenter les éléments en vue d’expliquer sa réception dans le droit des colonies d’Amérique du Nord britannique.

1.2 L’arrivée du privilège dans les assemblées coloniales

L’évolution du privilège parlementaire dans les colonies d’Amérique du Nord britannique s’est faite en suivant une dynamique très différente de celle qui a été observée au Royaume-Uni. En effet, contrairement à la situation qui régnait dans la métropole, le principal moteur de l’évolution du parlementarisme dans les colonies était l’établissement du gouvernement responsable et non la reconnaissance de privilèges aux assemblées législatives[26]. La question du privilège parlementaire était, en quelque sorte, reléguée au second plan. De plus, la hiérarchie des normes était (et est toujours) différente au Canada de ce qu’elle est au Royaume-Uni, où le Parlement est suprême et possède donc une plus grande latitude que les colonies, limitées par le Parlement impérial ou par une constitution, pour légiférer en matière de privilège.

Dans les différentes lois impériales créant les premières assemblées législatives coloniales, le Parlement britannique n’avait pas expressément investi ces dernières de privilèges parlementaires. Le Conseil privé, dans l’arrêt Kielley v. Carson, a néanmoins statué que ces dernières possédaient, en vertu de la common law, les privilèges inhérents, c’est-à-dire nécessaires à l’exécution de leurs fonctions[27], ce qui incluait la gestion interne des affaires de l’Assemblée législative[28]. Les privilèges reconnus à ces assemblées étaient considérés comme incidents à l’existence de tout corps législatif. Ils étaient néanmoins inférieurs à ceux des chambres du Parlement impérial, car celles-ci ne détenaient pas que des privilèges inhérents : elles avaient des pouvoirs remontant au rôle du Parlement comme cour de justice[29]. Dans l’arrêt Kielley, le Conseil privé est arrivé à la conclusion que le pouvoir de punir pour outrage commis à l’extérieur de l’Assemblée législative ne faisait pas partie des privilèges de cette assemblée à Terre-Neuve. Le Conseil privé a indiqué que les fonctions de l’Assemblée législative « may be well performed without this extraordinary power, and with the aid of the ordinary tribunals to investigate and punish contemptuous insults and interruptions[30] ».

Quelques années plus tard, soit en 1866, le Conseil privé, dans l’arrêt Doyle v. Falconer[31], a limité la portée du privilège d’une assemblée coloniale. Cette décision est allée au-delà des limites tracées dans l’arrêt Kielley en précisant que ces assemblées n’ont pas le droit d’incarcérer des individus pour outrage, même s’il a été commis à l’intérieur de l’Assemblée[32]. Les privilèges considérés comme inhérents aux assemblées législatives étaient donc limités à un objectif d’autodéfense et incluaient le droit de parole à l’Assemblée législative, le droit de cette dernière de régir ses travaux ainsi qu’une protection des députés contre les arrestations pour les actions civiles[33]. Il faudra attendre la Confédération en 1867 pour que les législatures, tant au plan fédéral que dans les provinces, se voient reconnaître un plus vaste éventail de privilèges.

1.3 Le privilège parlementaire dans l’ordre constitutionnel canadien depuis 1867

L’adoption par le Parlement britannique de la Loi constitutionnelle de 1867 a quelque peu modifié les sources du privilège parlementaire au Canada. Cette loi contient une disposition traitant explicitement du privilège parlementaire du Sénat et de la Chambre des communes, ce qui constituait une première dans l’Empire britannique[34]. Jusqu’à l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982[35] et l’entrée en vigueur de la Charte, le droit concernant le privilège parlementaire au Canada était relativement stable et accepté par les différents acteurs. D’ailleurs, la question du privilège parlementaire au Canada n’a jamais été déterminante dans l’évolution du parlementarisme et a toujours été considérée comme un acquis[36]. Le rôle des tribunaux en matière de contrôle judiciaire du privilège parlementaire était de déterminer l’existence, la nature et l’étendue d’un privilège revendiqué par la législature et, une fois cette tâche accomplie, l’exercice de ce privilège était laissé à l’entière discrétion de cette législature[37].

En raison de l’entrée en vigueur de la Charte, les droits individuels ont obtenu un statut constitutionnel et, par conséquent, une loi portant une atteinte injustifiable à ces droits peut maintenant être déclarée invalide pour cause d’inconstitutionnalité[38]. Se pose alors la question de la compatibilité de certaines catégories de privilèges avec ces nouveaux droits constitutionnels. Une législature peut-elle restreindre l’accès aux médias dans son enceinte ? La Chambre des communes peut-elle emprisonner un individu pour outrage sans égard aux principes de justice fondamentale garantis par l’article 7 de la Charte ? Il est également nécessaire de se demander jusqu’où les tribunaux peuvent traiter de ces questions sans s’immiscer dans les travaux des législatures et ainsi porter atteinte à la séparation des pouvoirs.

À cette problématique, la Cour suprême a répondu qu’il est important de maintenir une sphère d’autonomie au pouvoir législatif pour permettre aux élus d’exécuter leurs fonctions de manière indépendante et à l’abri d’interventions judiciaires inopportunes. La juge McLachlin, dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, a expliqué ainsi ce besoin d’équilibre :

Notre gouvernement démocratique comporte plusieurs branches : la Couronne représentée par le gouverneur général et ses homologues provinciaux, l’organisme législatif, l’exécutif et les tribunaux. Pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du gouvernement, il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre. Il est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre[39].

C’est donc par souci de maintien de la séparation des pouvoirs que la Cour suprême a déterminé que les privilèges inhérents — c’est-à-dire les privilèges qui remplissent le critère de nécessité — sont de nature constitutionnelle et ne sont pas sujets à un examen en vertu de la Charte. Depuis cette décision, les tribunaux continuent à déterminer l’existence, la nature et l’étendue des privilèges parlementaires. Si ce privilège est inhérent, les tribunaux vont toutefois laisser aux législatures la latitude de l’exercer comme elles l’entendent et cet exercice ne sera pas assujetti à un examen en vertu de la Charte[40]. Cependant, si un privilège n’est pas inhérent, il n’est pas nécessairement inconstitutionnel, mais il devra être exercé en conformité avec la Charte[41]. La question de la nature inhérente d’un privilège parlementaire sera abordée plus loin.

Plus récemment, dans l’arrêt Vaid, le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour suprême dans une décision unanime, a confirmé les principaux éléments de l’approche de la majorité dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting. L’arrêt Vaid a également précisé que le fardeau de prouver le privilège revient à la partie qui l’invoque[42]. Finalement, la Cour suprême a rejeté une règle d’interprétation provenant d’une décision britannique selon laquelle les lois doivent être interprétées comme ne s’appliquant pas au Parlement, sauf disposition expresse[43]. Désormais, la règle est renversée et veut que toute loi s’applique au Parlement, sauf si la loi l’exclut expressément. Dans cette affaire, un ancien chauffeur du président de la Chambre des communes contestait son congédiement et souhaitait porter plainte à la Commission canadienne des droits de la personne. La Chambre des communes s’y est opposée, arguant que son renvoi était un exercice valide du privilège parlementaire. Le juge Binnie est arrivé à la conclusion que la Chambre des communes ne s’était pas acquittée de son fardeau d’établir l’existence d’un privilège de gestion et de contrôle des employés assez vaste pour s’étendre aux relations de travail d’un chauffeur du président[44]. Par conséquent, la Loi canadienne sur les droits de la personne[45] peut être invoquée par les employés du Sénat et de la Chambre des communes[46].

2 Les sources du privilège parlementaire au Canada

C’est principalement l’adoption de la Charte, et l’ère de droits et libertés qu’elle a engendrée, qui a provoqué un certain regain d’intérêt pour la place du privilège parlementaire au Canada. Afin de comprendre la manière dont les privilèges parlementaires des deux Chambres du Parlement fédéral sont enchâssés dans la Constitution canadienne, nous trouvons important de déterminer leurs sources constitutionnelles. Pour ce faire, il est nécessaire d’analyser attentivement la jurisprudence en vue de mieux saisir, voire clarifier, l’approche de la Cour suprême à cet égard. C’est ce que nous tenterons d’accomplir dans les pages qui suivent. Nous y soutiendrons que, contrairement à ce qui semble être l’opinion dominante, la source principale du privilège parlementaire est, tant au fédéral que dans les provinces, le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Le lecteur y verra également que, bien qu’il soit largement inspiré du droit britannique, le privilège parlementaire au Canada opère dans un contexte qui lui est propre.

2.1 L’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867

Dans un geste sans précédent à l’époque, le Parlement impérial a inclus, dans la Loi constitutionnelle de 1867, une disposition qui permet au Parlement fédéral de légiférer afin d’octroyer au Sénat et à la Chambre des communes les privilèges et les immunités que possédait la Chambre des communes de Westminster[47]. L’article 18 permet, par exemple, au Parlement fédéral d’adopter des lois donnant aux chambres le pouvoir de punir pour outrage, ce qui était impossible pour les législatures coloniales. D’ailleurs, dès 1868, le Parlement a adopté une loi qui, dans une formule générale qui a repris essentiellement la formulation de l’article 18, accordait aux deux chambres tous les privilèges que possédait la Chambre des communes britannique lors de l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867[48].

En 1867, le libellé de l’article 18 ne permettait cependant pas au Parlement de s’octroyer de nouveaux privilèges obtenus par la Chambre des communes britannique après l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1867. Pour cette raison, une loi permettant aux comités parlementaires d’entendre des témoins sous serment a été désavouée par Londres au motif qu’elle était ultra vires des pouvoirs conférés au Parlement en vertu de l’article 18[49]. Cette impossibilité pour le Parlement fédéral d’obtenir ces privilèges a nécessité l’adoption, en 1875, d’une modification à l’article 18 en vue de clarifier le pouvoir du Parlement de prendre ces mesures. Voici le texte de l’article 18 tel qu’il est encore en vigueur aujourd’hui :

Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des Communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par loi du Parlement du Canada ; mais de manière à ce qu’aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucuns privilèges, immunités ou pouvoirs excédant ceux qui, lors de la passation de la présente loi, sont possédés et exercés par la Chambre des Communes du Parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande et par les membres de cette Chambre[50].

Avant l’adoption du paragraphe 91 (1) de la Loi constitutionnelle de 1867 en 1949[51], qui a donné au fédéral le pouvoir de modifier sa propre constitution, l’article 18 avait une importance particulière, car il s’agissait d’une des seules dispositions permettant au Parlement du Canada d’effectuer des modifications à son mode de fonctionnement interne. Cependant, de nos jours, il est permis de se questionner sur les effets de l’article 18 comme source du privilège parlementaire au Canada.

Dans l’arrêt Vaid, le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour suprême, précise que l’article 18 doit encore être considéré comme une des sources du privilège parlementaire au fédéral et que, par conséquent, le Sénat et la Chambre des communes possèdent des privilèges plus importants que ceux des provinces[52]. Il ajoute que l’une des conséquences de l’article 18 est que certains privilèges des chambres fédérales ne sont pas soumis au test de nécessité[53]. Bien qu’elle doive être reconnue comme acceptée en droit, cette conclusion a été critiquée par la doctrine qui la jugeait quelque peu prématurée, étant donné le traitement minime de la question dans les motifs du juge Binnie[54].

De plus, compte tenu de l’existence du pouvoir actuel du Parlement fédéral en matière de modification de sa propre constitution, l’absence de l’article 18 ne l’empêcherait pas de légiférer en matière de privilège[55]. Le Parlement pourrait toujours invoquer l’article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982 à cet effet. Il est donc plausible de croire que seule la limite aux privilèges qui est imposée par cet article, soit que les privilèges et immunités conférés par législation ne peuvent excéder ceux de la Chambre des communes britannique lors du passage d’une telle loi, a encore un effet pratique de nos jours. Néanmoins, il est probable que l’article 18 sera susceptible de modification ou d’abrogation par l’action du Parlement fédéral agissant seul en vertu de l’article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’approche adoptée par la Cour suprême à ce sujet semble donc négliger l’historique de l’article 18 et le fait qu’il est largement redondant depuis que le Parlement fédéral a été habilité à modifier sa constitution.

2.2 Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et le privilège inhérent

En plus des dispositions explicites que comportent les textes constitutionnels canadiens, certains principes font partie de l’ordre constitutionnel grâce au préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 : celui-ci prévoit que le Canada a « une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni[56] ». Dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, la Cour suprême a déclaré que les privilèges parlementaires inhérents ont un statut constitutionnel en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, même si ces derniers sont absents de la liste des textes qui forment la Constitution du Canada conformément à l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982[57]. C’est à partir de ce raisonnement que la Cour suprême est arrivée à la conclusion que les privilèges inhérents aux assemblées législatives provinciales, étant de nature constitutionnelle, ne peuvent faire l’objet d’une contestation en vertu de la Charte.

Un privilège est considéré comme inhérent lorsque son « existence ne dépend pas d’une loi » et lorsqu’on a réussi à démontrer qu’il répond au critère de nécessité[58]. Selon l’arrêt New Brunswick Broadcasting, « les organismes législatifs canadiens possèdent les privilèges constitutionnels historiquement reconnus qui peuvent être nécessaires à leur bon fonctionnement[59] ». S’exprimant au nom de la majorité, la juge McLachlin précise que les privilèges suivants ont été historiquement reconnus au Royaume-Uni et au Canada et considérés comme nécessaires au bon fonctionnement et au maintien de la dignité d’une législature : la liberté de parole, le contrôle de l’Assemblée législative sur ses propres débats, le droit d’en expulser les étrangers et le contrôle sur la publication de ses débats[60]. Cette liste ne se veut cependant pas exhaustive, et il est possible de prouver que d’autres privilèges satisfont aux critères nécessaires pour être considérés comme inhérents. La majorité a indiqué également que la norme de nécessité est un critère dynamique et qu’il faut toujours se demander si la catégorie de privilège réclamée se révèle encore nécessaire dans le contexte canadien contemporain[61]. Dans l’arrêt Vaid, l’importance du test de nécessité et son lien téléologique avec la fonction législative ont d’ailleurs été réaffirmés dans le contexte des privilèges des chambres du Parlement fédéral[62].

Les décisions de la Cour suprême dans les arrêts New Brunswick Broadcasting et Vaid rejettent toutes les deux la proposition du juge en chef Lamer qui affirmait qu’il faudrait plutôt distinguer les privilèges inhérents des privilèges légiférés[63]. Il s’appuyait sur l’article 32 de la Charte qui, selon lui, restreint la portée de cette dernière de sorte qu’elle ne pourra pas s’appliquer à une chambre agissant seule (par opposition à une loi adoptée par le Parlement, composé des deux chambres et de la Couronne). Ainsi, le juge en chef Lamer était d’avis que, une fois inscrit dans une disposition législative, le privilège perdait son statut constitutionnel et était ainsi assujetti à la Charte[64].

Le juge Binnie, en réponse à cette thèse, affirme ce qui suit :

C’est la nature de la fonction exercée (selon le modèle de démocratie parlementaire du Parlement de Westminster) et non l’origine de la règle juridique (selon qu’il s’agit d’un privilège inhérent ou d’un privilège établi par voie législative) qui confère l’immunité contre les examens externes découlant de la doctrine du privilège parlementaire. Le libellé du par. 32 (1) de la Charte n’a pas pour effet d’écarter la doctrine du privilège parlementaire lié à une constitution reposant, en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, « sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni »[65].

Cette affirmation semble peu compatible avec l’affirmation du juge Binnie relativement à l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 dans la mesure où il indique ici que l’analyse doit être centrée avant tout sur la fonction, renvoyant ainsi au préambule et, par conséquent, au test de nécessité. Si c’est la fonction qui est à la source de l’immunité, nous croyons peu probable de pouvoir invoquer avec succès l’article 18 pour obtenir des privilèges qui ne satisfont pas au critère de nécessité prévu dans le préambule. Par conséquent, bien que le juge Binnie ait l’air de penser autrement dans l’arrêt Vaid, il paraît plus approprié d’affirmer que c’est principalement — et peut-être uniquement — le test de nécessité énoncé dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting qui permet de déterminer si un privilège est inhérent et bénéficie ainsi d’une protection constitutionnelle.

La seule difficulté qui semble exister quant à cette conclusion est le fait que l’arrêt New Brunswick Broadcasting traite du privilège parlementaire dans les provinces, alors que l’arrêt Vaid porte sur les privilèges au plan fédéral. Le raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, c’est-à-dire la pertinence du préambule comme source du privilège parlementaire, peut-il s’appliquer dans le contexte du privilège parlementaire du Sénat et de la Chambre des communes ? Cela serait le cas. Même si le juge Binnie, dans l’arrêt Vaid, donne un poids important à l’article 18 comme source du privilège au niveau fédéral, il ne paraît pas exclure cette conclusion. Il affirme que le privilège parlementaire au Canada « émane du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867[66] » et que, malgré la présence de l’article 18, il est probable que le Parlement fédéral possède des privilèges différents de ceux de la Chambre des communes britannique, qui seraient assujettis au critère de nécessité[67]. Nous voyons donc difficilement la pertinence réelle de l’article 18 de nos jours. Ainsi, les assemblées législatives des provinces et le Parlement fédéral pourraient avoir pratiquement les mêmes privilèges inhérents émanant du préambule.

3 L’approche de la Cour suprême du Canada : une analyse critique

Les clarifications effectuées par la Cour suprême à la suite de l’entrée en vigueur de la Charte ont quelque peu balisé le champ d’action des législatures en matière de privilèges. Désormais, il est reconnu que celles-ci ne peuvent plus se conférer par voie législative des privilèges qui ne satisfont pas au critère de nécessité sans qu’ils soient soumis à la Charte. Par conséquent, on peut théoriquement s’attendre à un nombre réduit de situations où les Assemblées législatives pourraient utiliser leurs privilèges de manière à porter atteinte aux droits d’un individu. Néanmoins, de nombreuses incertitudes subsistent quant à la capacité de l’approche de la Cour suprême à maintenir un juste équilibre entre la séparation des pouvoirs et la prévention d’abus des législatures, ces dernières étant, il ne faut pas l’oublier, des institutions politiques.

3.1 L’approche de la Cour suprême n’a pas empêché certains abus des législatures

En toile de fond de cette analyse critique se trouvent deux épisodes relativement récents au cours desquels une législature canadienne a adopté, dans des contextes factuels différents, des résolutions blâmant un tiers pour des propos jugés inacceptables. Il appert à première vue que les principes de justice fondamentale n’ont pas été respectés, mais que, s’agissant de l’exercice d’un privilège reconnu, les tribunaux se sont vus dans l’impossibilité d’agir afin de remédier à la situation.

Le premier cas est celui d’un ex-député péquiste et candidat à une investiture du Parti québécois, Yves Michaud, qui a été blâmé par l’Assemblée nationale du Québec après avoir prétendument tenu des propos antisémites au cours d’une apparition publique[68]. Proposée conjointement par les députés ministériels et ceux de l’opposition, la résolution en question qui nommait directement Yves Michaud, a été adoptée immédiatement, à l’unanimité, sans débat et même sans le préavis normal de deux jours prévu dans le règlement pour ce type de résolution[69]. Yves Michaud n’a eu aucune occasion de s’expliquer devant l’Assemblée nationale et personne ne lui a offert l’opportunité de le faire. Après l’adoption de cette motion, Yves Michaud a entrepris de contester la validité de l’action de l’Assemblée nationale devant les tribunaux. Il a été débouté en Cour supérieure[70] et ensuite en Cour d’appel[71]. Dans sa décision, cette dernière a rappelé que la liberté d’expression constituait une catégorie reconnue de privilège et que, l’adoption de cette résolution étant un exercice de ce privilège, les tribunaux ne devaient pas se prononcer sur la sagesse de l’action de l’Assemblée nationale[72].

L’affaire Michaud est un exemple d’une utilisation du privilège qui semble aller à l’encontre de son objectif même. Le fait de permettre à une législature de blâmer ainsi des tiers sans leur donner une chance de s’expliquer porte atteinte à la liberté d’expression des citoyens au nom de la liberté d’agir d’une assemblée démocratique, qui est elle-même le résultat de cette liberté. Le juge Beaudoin, dans ses motifs concordants avec la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Michaud, sans remettre en question le bien-fondé de la décision, a pourtant bien expliqué le paradoxe qui existe dans le droit :

Pour préserver la démocratie parlementaire, et donc la libre circulation des idées, le Droit à l’époque des Chartes et de la prédominance des droits individuels permet qu’un individu soit condamné pour ses idées (bonnes ou mauvaises, politiquement correctes ou non, la chose importe peu), et ce, sans appel et qu’il soit ensuite exécuté sur la place publique sans, d’une part, avoir eu la chance de se défendre et, d’autre part, sans même que les raisons de sa condamnation aient préalablement été clairement exposées devant ses juges, les parlementaires. Summum jus summa injuria auraient dit les juristes romains[73] !

Plus récemment, une autre motion de ce genre a été adoptée à l’encontre d’un citoyen, cette fois par la Chambre des communes. Jan Wong, journaliste, a été condamnée par la Chambre des communes pour avoir publié des propos jugés offensants concernant la fusillade du Collège Dawson en 2006[74]. Comme dans l’affaire Michaud, la motion en question a reçu le consentement unanime pour être mis aux voix immédiatement et a été adoptée à l’unanimité. Jan Wong n’a pas eu l’occasion de se faire entendre par la Chambre des communes[75]. Elle n’a pas contesté la validité de cette résolution devant les tribunaux, mais il est probable qu’une telle démarche aurait eu le même résultat que celle qui avait été entreprise par Yves Michaud.

L’objet du privilège est d’abord de garantir le bon fonctionnement du pouvoir législatif et de s’assurer que les parlementaires seront capables de faire rendre des comptes au gouvernement. Cependant, l’utilisation du privilège dans ces deux cas est différente de cet objectif : « Traditionally viewed as a shield against the Crown, privilege has thus been transformed into a sword that conflicts with constitutionally guaranteed rights[76]. » Certes les tribunaux hésitent parfois à intervenir dans ces situations, car ils craignent de s’immiscer dans un débat politique. Néanmoins, il semble que l’impossibilité apparente des tribunaux de prévenir ce genre d’action de la part d’une législature constitue une lacune de l’approche adoptée par la Cour suprême par rapport au privilège parlementaire.

Il est pourtant possible et souhaitable qu’une législature soit capable de blâmer un individu dans certaines occasions. Les affaires Wong et Michaud contrastent d’ailleurs avec une autre motion de ce genre. Moins de deux ans après la résolution blâmant Jan Wong, soit en avril 2008, Barbara George, sous-commissaire de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), a été condamnée pour outrage après avoir prétendument induit un comité de la Chambre des communes en erreur[77]. Il s’agit de la plus récente condamnation d’un tiers par la Chambre des communes. Sans juger de la sagesse de ce geste de la part de la Chambre des communes[78], nous devons constater que, contrairement aux cas précédents, Barbara George s’est fait offrir une occasion de s’expliquer devant le Comité permanent des comptes publics, qui a par la suite recommandé à la Chambre des communes d’adopter cette motion[79].

3.2 Un test de nécessité trop décontextualisé

Comme nous l’avons expliqué plus en détail précédemment, le test de nécessité est en quelque sorte la pierre angulaire du système canadien de privilège parlementaire. Ce critère sert à établir la catégorie du privilège réclamé et est également utilisé pour déterminer son étendue[80]. Il est défini de manière assez large comme étant « ce qui est nécessaire pour que l’organisme législatif soit capable de fonctionner[81] ». Il faut donc démontrer, historiquement ou pragmatiquement, que le privilège réclamé est nécessaire à l’existence d’une assemblée législative mais qu’il est essentiel pour préserver son bon fonctionnement et sa dignité. Ce n’est que si un privilège s’avère nécessaire à une législature afin qu’elle puisse s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles que l’on considérera le privilège revendiqué comme inhérent et donc de nature constitutionnelle.

Il semble que la formulation très vague du test de nécessité tel qu’il existe présentement laisse la porte ouverte à une définition trop large ou trop restreinte des privilèges, négligeant ainsi des éléments contextuels importants et augmentant les risques d’abus. Le test de nécessité ne comporte pas une définition claire des fonctions qui sont inhérentes à une assemblée législative et qui nécessitent d’être protégées. En outre, il n’exige aucunement de prendre en considération l’impact du privilège réclamé sur les droits constitutionnels des tiers, c’est-à-dire des personnes qui ne sont pas membres d’une assemblée législative. Ce manquement est évidemment dû au fait que les privilèges remontent à une époque où ces droits n’avaient pas la même importance qu’aujourd’hui. Le résultat est le maintien et la constitutionnalisation de catégories trop vastes de privilèges à l’intérieur desquelles les assemblées élues ont toute la latitude pour agir de façon abusive.

À titre d’exemple, le juge Binnie a reconnu dans l’arrêt Vaid que le critère de nécessité justifiait « que le privilège protège les relations entre la Chambre des communes et certains de ses employés », mais qu’il ne s’étendait pas jusqu’au chauffeur du président, ce dernier pouvant donc porter plainte[82]. Cependant, si des faits semblables à cette affaire venaient à se reproduire, mais que le demandeur qui alléguait une violation de la Loi canadienne sur les droits de la personne était le greffier de la Chambre des communes, le privilège priverait peut-être ce dernier de tout recours, et ce, peu importe les allégations. Le privilège parlementaire pourrait également rendre les tribunaux impuissants à intervenir dans une situation où le président de la Chambre des communes, ou d’une autre assemblée législative, refuserait d’accréditer un média à la tribune de la presse en raison de désaccords idéologiques ou avec une intention claire de porter atteinte à ses droits en vertu de l’article 2 (b) de la Charte. Une situation semblable est survenue récemment à l’Assemblée nationale alors que le président, à la suite d’une recommandation en ce sens de la part de la Tribune de la presse, a refusé d’accréditer deux journalistes afin d’éviter de créer des tensions dans la Tribune relativement à la grève des journalistes du Journal de Montréal[83].

Ces éventualités, quoiqu’elles soient relativement peu fréquentes, sont préoccupantes, car le système judiciaire consacrerait ainsi des violations des droits de la personne, commises à l’égard de tiers, au nom du privilège parlementaire. Le raisonnement par catégories trop abstraites ne prend pas en considération l’impact possible d’une définition du privilège assez large pour permettre de possibles abus. Au xxie siècle, à une époque où les droits et libertés individuels sont plus importants que jamais et sont garants de l’intégrité du débat public et de la démocratie, il est important de trouver un équilibre permettant à une assemblée législative d’avoir les outils nécessaires à l’accomplissement de ses fonctions, tout en l’empêchant de porter atteinte aux droits des individus qu’elle est censée représenter. Or, le manque de considération du contexte dans lequel s’inscrit le privilège crée une situation où le test de nécessité ne semble pas permettre de maintenir cet équilibre de manière appropriée.

3.3 Le manque de clarté dans la distinction entre la nature, l’étendue et l’exercice du privilège parlementaire

La plupart des privilèges qui sont — ou qui seront éventuellement — reconnus par les tribunaux ont déjà une définition et une assise historiques solides. C’est donc principalement en définissant l’étendue du privilège que les tribunaux peuvent encore influer sur la sphère d’immunité d’une assemblée législative[84]. Toujours dans l’arrêt Vaid, le juge Binnie s’est servi des faits afin de préciser la différence entre l’étendue d’un privilège et l’opportunité de son exercice :

Le privilège revendiqué par les appelants concerne les relations du Parlement avec tous ses employés. Si la revendication était justifiée, aucun organe indépendant de la Chambre des communes, y compris les tribunaux, ne pourrait examiner les raisons pour lesquelles le président de la Chambre appelant a congédié indirectement M. Vaid. Les organes externes n’auraient pas compétence à cet égard. Il reste toutefois que les tribunaux doivent définir l’étendue du privilège revendiqué. En l’espèce, il s’agit de déterminer si le privilège s’étend aux relations avec toutes les catégories d’employés ou seulement aux relations avec les catégories d’employés dont le travail est lié aux fonctions législatives et délibératives de la Chambre. Il s’agit plus particulièrement de savoir si le privilège vise les actions touchant le personnel de soutien (comme le personnel de la restauration) qui appuie les membres du Parlement d’une manière générale, mais ne contribue aucunement à l’exercice de leurs fonctions constitutionnelles[85].

L’étendue du privilège serait donc en quelque sorte à l’image d’un éventail dont le centre serait ce qui se rapproche le plus du rôle constitutionnel d’une assemblée législative, alors que son exercice, à l’autre extrémité, serait le cas particulier et les circonstances qui l’entourent. On pourrait s’attendre que tout privilège ait la portée nécessaire pour permettre à une assemblée d’accomplir ses fonctions constitutionnelles.

Une critique qui est souvent formulée par rapport à l’approche de la Cour suprême en matière de privilège parlementaire est l’absence de différence fondamentale entre la nature d’un privilège, son étendue et son exercice. En effet, bien que la distinction, telle qu’elle a été expliquée par le juge Binnie, puisse laisser croire qu’il existe une différence claire entre l’étendue d’un privilège et l’opportunité de son exercice, certains affirment que les deux sont indissociables. C’est l’avis d’Evan Fox-Decent, professeur, pour qui la détermination de l’étendue d’un privilège n’est qu’une détermination préalable des types d’exercice permis : « l’examen de l’étendue du privilège est d’une nature similaire à celle de l’examen de l’exercice du privilège, puisque tous deux exigent du tribunal qu’il soupèse les raisons favorables et défavorables à la reconnaissance d’un type particulier de privilège[86] ». Evan Fox-Decent reprend ensuite l’exemple de l’arrêt Vaid afin d’illustrer sa prétention : « Bien qu’il soit possible de déterminer l’étendue du privilège de façon à inclure, par exemple, “la gestion de l’adjoint administratif du président”, il est tout aussi possible de la déterminer ainsi : “gestion de l’adjoint administratif du président de façon à respecter les droits de la personne”[87]. » Il serait donc possible qu’un juge souhaitant contrôler l’exercice d’un privilège puisse le faire de façon indirecte en affirmant que le privilège n’avait pas l’étendue nécessaire pour permettre le geste étant l’objet du litige.

Par ailleurs, une situation semblable à l’exemple donné par Evan Fox-Decent s’est produite dans une décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire R. c. Basi[88]. En effet, la Cour a confirmé, dans cette espèce, l’existence du droit de l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique de discipliner ses députés comme une catégorie de privilège inhérent[89]. Le tribunal a reconnu que ce privilège s’étendait jusqu’au rôle du commissaire aux conflits d’intérêts et aux documents confidentiels qu’il possède, mais il a conclu ceci : « documentation that “is necessary to demonstrate the innocence of the accused” is not within the scope of parliamentary privilege[90] ». Étant donné le degré de précision avec lequel la Cour a indiqué la limite de la portée du privilège de discipliner les députés, nous voyons mal ici la distinction substantielle entre circonscrire la portée du privilège ou simplement interdire à l’Assemblée législative de l’exercer dans les situations très particulières où l’innocence d’un accusé est en jeu.

L’absence de distinction substantielle entre l’étendue et l’exercice d’un privilège peut être utilisée tant par ceux qui souhaitent un plus grand contrôle des privilèges par les tribunaux que par ceux qui croient plutôt qu’il faut avant tout donner aux parlementaires le plus d’outils possible pour leur permettre de s’acquitter de leurs responsabilités constitutionnelles. Quoi qu’il en soit, cette faiblesse dans l’approche de la Cour suprême, en permettant un plus grand activisme judiciaire, crée un risque d’instrumentalisation du privilège dans un conflit de compétence entre les tribunaux et les assemblées législatives.

3.4 L’incohérence des tribunaux inférieurs en matière de privilège parlementaire

L’approche de la Cour suprême en matière de privilège parlementaire a été appliquée par des tribunaux inférieurs à maintes reprises au cours des dernières années. Cependant, son application a engendré, dans certaines situations, des résultats incohérents et parfois nettement contradictoires[91]. Cette conséquence semble découler d’une approche mal articulée, qui comporte des lacunes, qui n’a pas été clairement expliquée et qui constitue également la preuve de la nécessité d’agir afin de clarifier la place du privilège parlementaire au Canada.

À titre d’exemple, la définition de l’étendue du privilège d’immunité testimoniale des parlementaires en fonction a été l’objet de trois décisions rendues par des tribunaux canadiens au cours des dix dernières années. La définition traditionnelle de ce privilège veut qu’un parlementaire soit exempté de comparaitre devant un tribunal pour les 40 jours précédant le début d’une session du Parlement et les 40 jours suivants la fin de la session[92]. Si l’existence d’une telle immunité est acceptée en droit canadien, son étendue de 40 jours a été considérée comme problématique par certains. Or, ces trois décisions fournissent trois réponses différentes à la pertinence de cette règle. Bien que ces arrêts ne traitent pas principalement de la nature constitutionnelle du privilège en question ou de sa relation avec la Charte, ils demeurent très révélateurs d’un problème de clarté dans la manière dont les privilèges sont examinés par les tribunaux.

En 2003, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique rendait sa décision dans l’affaire Ainsworth Lumber Co. c. Canada (Attorney General)[93]. Elle a conclu que l’immunité en question n’avait pas une étendue de 40 jours à l’époque de la Confédération[94]. Dans son analyse, le juge Low établit une distinction entre l’immunité testimoniale et l’immunité contre toute arrestation liée à des litiges civils (qui n’existent plus au Canada) : « there appears to be a distinction […] between the privilege as it relates to arrest and as it relates to obeying a subpoena or other court summons. The latter seems to apply only to when Parliament is in session[95]. » La Cour d’appel ne mène aucune analyse de la nécessité du privilège réclamé, tant pour ce qui est de l’établissement de la catégorie qu’en ce qui concerne son étendue. Cependant, étant donné que l’étendue du privilège est telle que ce dernier ne peut être invoqué que lorsque le Parlement est en session à l’époque de la Confédération, le juge en vient alors à la conclusion que la règle des 40 jours n’existe tout simplement pas en matière d’immunité testimoniale.

Un an après l’affaire Ainsworth Lumber, une décision de la Cour fédérale dans l’affaire Samson prend une direction très différente[96]. Reprenant en partie les conclusions de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, la juge Teitelbaum affirme que le privilège d’immunité testimoniale peut être établi historiquement[97]. Elle applique également le critère de nécessité et conclut que le privilège réclamé est nécessaire au fonctionnement du Parlement :

Pour que le Parlement fonctionne, il lui faut la présence de ses membres ; sans eux, pour reprendre les mots du juge McLachlin dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, on ne saurait parler de dignité et d’efficacité de la Chambre. Sans ce privilège parlementaire, il est possible que l’une ou l’autre des chambres se trouverait désertée par ses membres, obligés de répondre à des subpoenas, au point que le Parlement serait paralysé[98].

Contrairement à ce qui se passe pour l’affaire Ainsworth Lumber, la Cour fédérale affirme qu’il est nécessaire que l’étendue du privilège dépasse la durée d’une session du Parlement. En poursuivant avec une analyse basée sur la nécessité, elle indique qu’à l’époque contemporaine il n’est plus nécessaire de prévoir 40 jours afin de permettre aux parlementaires de faire l’aller-retour de leur lieu de résidence au Parlement[99]. Néanmoins, elle juge qu’« un délai est nécessaire, que ce soit pour conclure les travaux d’une session ou pour préparer le début d’une session » et conclut que l’immunité en question s’étend pour une période de 14 jours avant le début d’une session et 14 jours suivant sa prorogation[100]. Étant donné le statut constitutionnel du privilège, la Cour fédérale a refusé d’examiner les atteintes à la Charte alléguées par les demandeurs[101].

Environ un an après les deux jugements précédents, la Cour d’appel de l’Ontario, quant à elle, a statué dans l’affaire Telezone Inc. c. Canada (Attorney General)[102] que la règle des 40 jours était encore valide, infirmant ainsi une décision contraire rendue par la Cour supérieure de justice de l’Ontario[103]. Cette affaire concernait le refus de John Manley, alors ministre de l’Industrie, de témoigner dans le litige en question. Dans sa décision, la Cour d’appel n’a pas considéré la distinction entre l’immunité contre les arrestations et l’immunité testimoniale retenue dans l’affaire Ainsworth Lumber et a rejeté l’analyse de nécessité accomplie dans l’affaire Samson. La Cour d’appel indique plutôt que la portée du test de nécessité articulé dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting est limitée dans le contexte fédéral par l’article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada qui doit être interprété comme indiquant que la période pertinente pour évaluer la nécessité est le 1er juillet 1867[104]. Étant donné que le privilège s’étendait pour la période de 40 jours à cette époque, la Cour d’appel a refusé de considérer la nécessité d’une telle étendue de nos jours.

Ces trois décisions aboutissent à trois lectures fort différentes de la nature du privilège parlementaire des chambres du Parlement fédéral et sur le rôle du critère de nécessité dans sa définition. En effet, presque totalement absente des affaires Ainsworth Lumber et Telezone, l’analyse de nécessité n’est que superficiellement mentionnée dans l’affaire Samson. Cette situation est problématique dans la mesure où les tribunaux canadiens ne semblent pas s’entendre sur la manière de délimiter la sphère de compétence exclusive du Parlement fédéral et ne sont donc pas capables de trouver l’équilibre voulu entre la déférence des tribunaux et les besoins d’indépendance des parlementaires en ce qui a trait à la gestion de leurs affaires internes. Étant donné le statut constitutionnel qui est accordé aux privilèges inhérents, il peut se révéler dangereux de définir un privilège ou d’y appliquer le critère de nécessité de manière peu rigoureuse. Il y a risque ainsi de créer une sphère de compétence du privilège qui se révélerait trop grande et qui serait à l’abri de la Charte.

4 La modernisation de l’approche canadienne en matière de privilège parlementaire

L’analyse précédente mène au constat que, bien que les raisons justifiant le besoin d’une sphère de compétence exclusive du Parlement soient logiques et démontrent l’importance du privilège, les outils mis au point par la jurisprudence pour définir le privilège sont peut-être impropriés. En effet, ils n’ont pas empêché certains abus commis par des législatures ni engendré une jurisprudence cohérente. Concernant l’interaction entre le privilège et la Charte, c’est principalement l’impact des privilèges sur les « étrangers », c’est-à-dire les simples citoyens, qui se révèle problématique[105]. De plus, comme nous l’avons vu, certains auteurs ont formulé des réserves importantes quant à des éléments clés de l’approche préconisée par la Cour suprême.

Malgré le peu d’importance accordé au privilège parlementaire au Canada, tant sur le plan judiciaire que chez les parlementaires, l’approche canadienne a, au minimum, besoin d’être clarifiée et mieux expliquée. Il serait très bénéfique de voir la Cour suprême se prononcer à nouveau sur la question afin de clarifier son approche. Néanmoins, la modernisation du privilège parlementaire au Canada ne doit pas passer uniquement par une évolution jurisprudentielle. Les parlementaires eux-mêmes ont un rôle à jouer pour mieux définir et mieux exercer leurs privilèges. Sans nécessairement proposer une solution unique et cohérente, nous présentons dans les pages suivantes des pistes de solution qui pourraient permettre de rétablir l’important équilibre entre le besoin d’autonomie des parlementaires, le rôle des tribunaux et le respect des droits de la personne.

4.1 Les possibilités d’évolution de la jurisprudence

Tant au Canada qu’au Royaume-Uni, la jurisprudence sur le privilège parlementaire a connu une évolution très graduelle, s’échelonnant souvent sur plusieurs décennies, voire des siècles. L’établissement du statut constitutionnel des privilèges inhérents dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting constitue une évolution importante à cet égard, mais il s’inscrit tout de même dans une certaine continuité, les tribunaux continuant de reconnaître que l’exercice du privilège ne peut faire l’objet d’une révision judiciaire. Il semble donc peu probable que la Cour suprême ou d’autres tribunaux canadiens opèrent des changements profonds dans l’approche que celle-ci a établie dans les arrêts New Brunswick Broadcasting et Vaid. Ainsi, l’importation de principes du droit administratif dans l’examen du privilège parlementaire, comme l’a proposé le professeur Fox-Decent[106], nous paraît peu réaliste.

Néanmoins, comme l’indique Warren J. Newman, « parliamentary privilege, like parliamentary institutions themselves, must operate within — and never trump — the constitutional framework from which those bodies have emerged, and upon which they depend for their lawful authority and powers[107] ». Pour s’assurer que le privilège opère à l’intérieur du cadre constitutionnel, il serait sans doute souhaitable, d’abord, que les tribunaux inférieurs soient en mesure de mieux comprendre le privilège parlementaire. Il est nécessaire que la Cour suprême clarifie le critère de nécessité, notamment en réexaminant la place accordée à la reconnaissance historique d’une catégorie de privilège et en revoyant l’interaction entre les droits et libertés de la personne et le privilège.

4.1.1 La réduction possible de l’importance accordée à l’obligation de démontrer l’existence historique du privilège parlementaire pour satisfaire au critère de nécessité

Le critère de nécessité occupe une place importante dans la définition du privilège au Canada. Tous les privilèges inhérents des provinces, découlant du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, doivent satisfaire au critère de nécessité et, comme cela a été discuté précédemment, il est possible que le respect de ce critère soit également essentiel en ce qui a trait aux chambres du Parlement fédéral. Or, malgré son importance, le test qui est utilisé par la Cour suprême ne semble pas assez ancré dans le contexte contemporain pour jouer un rôle approprié. En effet, l’une de ses lacunes principales consiste à donner une place trop importante à l’aspect historique du privilège et à ses racines britanniques. Comme l’a indiqué la juge McLachlin dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, ce sont les « pouvoirs constitutionnels inhérents historiquement considérés comme nécessaires à leur bon fonctionnement[108] » qui sont protégés par la Constitution. La première étape à suivre afin de déterminer les privilèges constitutionnels d’une assemblée législative consiste donc à « examiner les pouvoirs traditionnellement confiés au Parlement du Royaume-Uni[109] ». Ce n’est que par la suite qu’il est nécessaire de prouver que le privilège réclamé est encore nécessaire.

Cette approche historique a pour effet de perpétuer un raisonnement et un système de privilège qui existaient avant la montée en importance des droits individuels et prévient également la reconnaissance de nouvelles catégories de privilèges qui pourraient être nécessaires au xxie siècle[110]. Le juge Harrington, de la Cour fédérale, fait écho à ce problème dans l’affaire Page c. Mulcair : « Puisque la constitution du Royaume-Uni n’est pas codifiée et qu’elle n’a pas, en tous les cas, été consignée dans une loi, il est peu aisé d’établir avec précision les privilèges, immunités et pouvoirs dont jouissent les chambres du Parlement, dont l’essentiel découle de la partie non écrite de la loi[111]. »

Les tribunaux canadiens devraient considérer l’idée de retirer l’analyse historique comme élément autonome du test de nécessité[112]. La reconnaissance historique d’un privilège serait sans doute encore un facteur important permettant d’établir sa nécessité, dans la mesure où elle permet d’établir si le privilège revendiqué a été considéré comme essentiel au bon fonctionnement d’une assemblée auparavant. Néanmoins, cet exercice ne devrait pas constituer un passage obligatoire pour remplir ce critère. Ainsi, il pourrait être plus facile pour les tribunaux de refuser de reconnaître une catégorie de privilège désuète et, si un contexte contemporain devait engendrer un besoin pour une nouvelle catégorie de privilège qui ne serait pas établie historiquement, les tribunaux pourraient aisément lui reconnaître un statut constitutionnel. En outre, ce changement placerait au centre du test de nécessité le besoin d’une justification réelle de l’existence du privilège invoqué, ce qui permettrait, dans une certaine mesure, une meilleure reddition de comptes, tout en maintenant une autonomie dans l’exercice du privilège.

Certaines objections pourraient être soulevées quant à cette proposition. Par exemple, ce changement apporté au critère de nécessité pourrait être vu comme donnant une plus importante discrétion aux juges dans leur appréciation du privilège parlementaire, ce qui pourrait engendrer une trop grande intervention des tribunaux dans les affaires des assemblées législatives. Certains pourraient également soutenir que la reconnaissance d’un statut constitutionnel à des catégories de privilèges qui n’existaient pas en 1867, ou bien le retrait du statut constitutionnel de privilèges qui avaient cours à l’époque, est problématique. Néanmoins, le risque d’abus des tribunaux semble faible étant donné leur retenue traditionnelle relativement aux affaires internes des législatures. De plus, l’interprétation dynamique du contenu des privilèges constitutionnels serait sans doute jugée conforme à l’esprit de l’interprétation dynamique dont doit aussi faire l’objet la Constitution canadienne qui est, pour reprendre la célèbre formule du Conseil privé, « a living tree capable of growth and expansion within its natural limits[113] ». Ainsi, le privilège parlementaire serait plus à même d’être adapté aux réalités changeantes et pourrait, par conséquent, mieux jouer son rôle qui consiste à permettre aux législatures de s’acquitter de leurs fonctions.

4.1.2 La prise en considération des droits et libertés de la personne dans la définition du privilège parlementaire

Dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, la majorité a affirmé le dynamisme du critère de nécessité, ce qui implique qu’il faut toujours se demander si le privilège est nécessaire dans le contexte contemporain. Or, on ne peut tenir compte du contexte juridico-politique du xxie siècle sans considérer aussi la Charte. Le plus grand défi dans l’évolution de l’approche canadienne en matière de privilège parlementaire est donc de l’adapter pour le rendre plus conforme aux attentes contemporaines en matière de droits et libertés de la personne. En effet, protéger constitutionnellement des privilèges qui peuvent être utilisés, non pas comme simple bouclier protégeant une assemblée législative, mais plutôt comme une épée pouvant servir à attaquer des tiers, semble une anomalie dans l’ordre constitutionnel canadien contemporain. Les tribunaux britanniques et canadiens ont généralement montré une certaine réticence à laisser les législatures faire usage de leurs privilèges de cette façon, mais ils ont souvent refusé de restreindre la portée d’un privilège plutôt que de risquer d’être perçus comme s’ingérant dans leurs affaires. Or, il est essentiel de trouver un moyen terme entre le privilège parlementaire et les droits et libertés, surtout en ce qui a trait aux tiers.

Dans l’arrêt Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur Général), la juge McLachlin avait, dans des motifs concordants, abordé la question du conflit entre le privilège parlementaire et la Charte[114]. Elle avait alors affirmé que le statut constitutionnel d’un privilège inhérent devait donner lieu à un exercice de conciliation entre le privilège et le droit ou la liberté en jeu :

Vu que le privilège parlementaire jouit d’un statut constitutionnel, il n’est pas « assujetti » à la Charte, comme le sont les lois ordinaires. Le privilège parlementaire et la Charte constituent tous deux des parties essentielles de la Constitution du Canada. Ils ne l’emportent pas l’un sur l’autre. De même qu’il faut maintenir le privilège parlementaire et l’immunité contre l’intervention inappropriée des tribunaux dans le processus parlementaire, il faut aussi maintenir les garanties démocratiques fondamentales de la Charte. Lorsque surgissent des conflits apparents entre différents principes constitutionnels, il convient non pas de résoudre ces conflits en subordonnant un principe à l’autre, mais plutôt d’essayer de les concilier[115].

Dans cette espèce, l’exercice de conciliation mené par la juge McLachlin consistait à interpréter l’article 3 de la Charte en se fondant sur son objet et à le considérer comme compatible avec le privilège réclamé[116]. Cette solution paraît logique étant donné que l’article 3, à l’instar des autres droits et libertés garantis par la Charte, conserve un champ d’application très large malgré la présence du privilège[117]. Néanmoins, il semble peu probable que le privilège se trouve mieux encadré par une approche qui a l’air de privilégier une interprétation atténuée de la Charte au profit du privilège parlementaire.

Une autre solution qui pourrait être envisagée par les tribunaux afin d’inclure les droits et libertés dans l’approche en matière de privilège parlementaire serait d’inclure les valeurs de la Charte dans le critère de nécessité. Il s’agirait dans ce cas d’appliquer par analogie une partie de la méthode employée par les tribunaux lorsqu’ils doivent reformuler des règles de common law. L’idée est qu’il faut modifier la common law à la lumière des valeurs de la société, ce qui inclut assurément les valeurs de droits et libertés prévues dans la Charte. Ces valeurs doivent donc être prises en considération lorsqu’il est question de faire évoluer une règle de common law bien que la Charte ne s’applique pas aux rapports purement privés[118]. Ainsi, les juges vont effectuer un exercice de pondération souple de la common law et des valeurs de la Charte[119]. Les tribunaux doivent cependant faire preuve, à cet égard, d’une certaine prudence : « ils doivent veiller à ne pas aller plus loin que nécessaire lorsqu’ils tiennent compte des valeurs de la Charte. Les changements d’ampleur à la common law doivent être laissés au législateur[120]. »

Le raisonnement employé par la Cour suprême dans l’arrêt Hill afin d’inclure les valeurs de la Charte dans l’examen et la reformulation des règles de common law pourrait être intégré à même le critère de nécessité. Tout en maintenant la déférence traditionnelle des tribunaux en matière d’affaires parlementaires, les tribunaux pourraient exercer un certain contrôle en amont dans la définition des catégories de privilèges inhérents. Les tribunaux auraient alors à se demander si la formulation de la catégorie de privilèges revendiquée est compatible avec les valeurs de la Charte. À l’instar de la méthode étayée dans l’arrêt Hill, le fardeau de démontrer qu’une catégorie de privilèges revendiquée est incompatible avec la Charte, et que cette incompatibilité ne peut être justifiée, reviendrait à la partie qui conteste sa reconnaissance par les tribunaux[121]. Si une catégorie de privilèges semble intrinsèquement liée à la capacité d’une assemblée législative de s’acquitter de ses fonctions, mais qu’elle se révèle incompatible avec les valeurs de la Charte, les tribunaux auront alors une certaine latitude pour tenter de redéfinir la catégorie de privilèges revendiqués de façon à la rendre plus compatible.

À l’aide de cette approche d’inclusion des valeurs de la Charte, il serait probablement plus facile pour les tribunaux de limiter les catégories de privilèges de manière qu’ils entrent moins en conflit avec les droits des tiers. À titre d’exemple, les tribunaux pourraient reconnaître le droit d’une assemblée législative de contrôler l’accès à ses locaux, tout en ne permettant pas que l’étendue du privilège soit définie de manière à en interdire l’accès pour des motifs discriminatoires ou afin de nuire délibérément à la liberté de presse d’un média en particulier. Il est vrai que cette approche risque de rendre la distinction entre la nature, l’étendue et l’exercice du privilège encore plus floue qu’elle ne l’est présentement. Néanmoins, la déférence nécessaire des tribunaux en matière de privilège devrait empêcher des interventions trop fréquentes à ce sujet.

L’inclusion d’une pondération souple du privilège parlementaire et des valeurs de la Charte au sein du critère de nécessité pourrait grandement contribuer à établir un meilleur équilibre entre les protections nécessaires au fonctionnement harmonieux d’une assemblée législative et les attentes contemporaines en matière de respect des droits et libertés de la personne. Cette solution aurait également l’avantage d’assurer une plus grande cohérence au sein du système juridique, dans la mesure où presque tous les autres domaines du droit sont touchés d’une manière ou d’une autre par les différents régimes de droits de la personne. Il devient donc de moins en moins justifiable que le privilège parlementaire demeure à l’abri de ces régimes : il s’agit, après tout, du même système juridique.

4.2 Les possibilités de réforme du privilège parlementaire

L’évolution du privilège parlementaire par l’entremise des tribunaux n’est pas le seul moyen de s’assurer que celui-ci reflète mieux les aspirations contemporaines en matière de droit de la personne. En effet, il n’est aucunement souhaitable de voir les tribunaux contrôler directement et unilatéralement l’exercice du privilège. Une telle situation pourrait engendrer des ingérences nocives du pouvoir judiciaire dans les affaires internes d’une assemblée législative élue et irait ainsi à l’encontre du principe démocratique qui sous-tend le privilège ainsi que les droits et libertés garanties par la Charte. Par conséquent, le meilleur moyen de contrôler l’exercice du privilège parlementaire est de le faire à l’interne, c’est-à-dire qu’il serait souhaitable que les parlementaires eux-mêmes mettent au point des mécanismes permettant de réguler leur propre usage du privilège parlementaire. En s’inspirant de quelques éléments mis en place ou proposés en Australie et au Royaume-Uni, nous survolerons dans les pages qui suivent divers mécanismes de contrôle qui pourraient permettre d’accomplir cette tâche.

4.2.1 La codification du privilège parlementaire

Un effort de codification du privilège par les parlementaires aurait l’avantage d’améliorer leur propre compréhension de ce dernier, tout en l’actualisant, et de se débarrasser ainsi de certains types de privilèges qui sont probablement tombés en désuétude. L’adoption d’une loi afin de clarifier l’état du droit sur le privilège parlementaire a d’ailleurs été recommandée au Royaume-Uni par un comité mixte de la Chambre des lords et de la Chambre des communes chargé d’étudier la question et qui notait ceci : « At present, there is no sense of a coherent framework or structure, because the period over which privilege has developed is so long : the earliest privilege case cited in Erskine May was decided 700 years ago[122]. » Ce comité était d’avis qu’une codification de grands principes et de définitions pourrait générer un code flexible et capable de s’adapter[123]. Il s’était par ailleurs inspiré d’une loi australienne, soit la Parliamentary Privileges Act 1987[124], qui a eu pour effet de codifier et de clarifier une bonne partie du privilège parlementaire des chambres fédérales en Australie.

Dans le contexte canadien, un exercice de codification aurait beaucoup d’avantages. Tout d’abord, comme l’avons mentionné plus haut, il est possible de limiter les privilèges inhérents par disposition législative. Ainsi, une codification législative, pour tout le champ qu’elle engloberait, permettrait de remplacer les privilèges tels qu’ils existent en common law. Il ne serait donc plus nécessaire de s’appuyer sur le corpus incohérent de décisions anglaises et canadiennes qui existent depuis des siècles. D’ailleurs, une telle réforme au fédéral devrait fortement envisager l’abrogation de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 ou, au minimum, la limite qui ne permet pas aux chambres de jouir de privilèges excédant ceux que possède la Chambre des communes du Royaume-Uni. Le privilège parlementaire existe au Canada dans un contexte constitutionnel qui lui est propre et un tel changement permettrait d’en tenir compte davantage[125].

Une loi définissant mieux les contours du privilège parlementaire serait probablement issue d’un processus de délibération ayant permis aux législateurs de faire des choix et ainsi d’actualiser le privilège parlementaire. Par exemple, en Australie, la Parliamentary Privileges Act 1987 a expressément aboli l’outrage par diffamation : il n’est donc plus possible pour une chambre de condamner un tiers pour outrage en raison à des propos qu’il a tenus envers elle[126]. Cette loi a également limité et précisé les amendes et les peines d’emprisonnement qui pouvaient être imposées pour outrage au Parlement[127]. Ainsi, en matière de privilège parlementaire, le résultat de ce processus serait probablement une clarification du privilège qui, en même temps, serait plus respectueuse des droits et libertés de la personne.

Enfin, un autre avantage non négligeable de la codification serait qu’elle fournirait des assises plus solides pour le privilège parlementaire. En effet, un privilège qui ne satisfaisait pas au critère de nécessité pourrait désormais être inscrit dans la loi et, s’il n’enfreint pas la Charte ni aucune autre disposition de la Constitution, pourrait, dans une certaine mesure, placer son exercice hors du contrôle des tribunaux. De plus, certains privilèges qui ne seraient probablement pas reconnus comme protégés par la Constitution pourraient être modifiés et codifiés de façon à être conformes à la Charte[128].

Les avantages d’une codification rendent cette proposition très intéressante et certains parlementaires canadiens sont ouverts à l’idée[129]. Les seuls désavantages de la codification mis en évidence par le comité mixte britannique mentionné plus haut sont le manque de flexibilité d’une codification et le fait que son interprétation serait entre les mains des tribunaux[130]. Or, comme ce comité l’a lui-même affirmé, une bonne codification définissant les principes généraux et ne se perdant pas dans les détails permettrait d’éviter facilement ce désagrément[131]. En outre, tant au Royaume-Uni qu’au Canada, il n’y a plus vraiment de place pour la prétention selon laquelle les tribunaux ne jouent pas déjà un rôle prépondérant dans la définition de la nature et de l’étendue des privilèges parlementaires.

4.2.2 L’amélioration des règles de procédure interne afin de mieux gérer l’exercice du privilège parlementaire

À l’instar d’une loi, un règlement d’une assemblée législative pourrait servir d’appui à une codification du privilège. Cependant, un règlement n’aurait pas d’effets à l’extérieur du Parlement et n’aurait donc pas d’impact direct sur l’interprétation du privilège parlementaire par les tribunaux. Malgré tout, le règlement pourrait être utile en vue d’établir une procédure régulant l’exercice du privilège par les parlementaires.

Une grande partie de l’exercice du privilège de contrôle d’une assemblée sur ses affaires internes est déjà codifiée dans les règlements des assemblées législatives canadiennes, qui structurent une bonne part du déroulement des débats, de la procédure de vote, de l’adoption des résolutions, des recours au règlement, etc. Il pourrait s’avérer opportun de pousser cet exercice un peu plus loin et de créer une procédure régissant l’exercice de certains privilèges qui pourraient avoir un impact sur les droits et libertés des tiers. Le règlement d’une assemblée est d’ailleurs relativement facile à modifier, car il est possible de le faire par simple résolution : il n’est pas nécessaire de passer par le processus d’adoption en trois lectures que doivent subir les projets de loi. Par exemple, on pourrait créer des mesures d’équité procédurale pour encadrer les pouvoirs en matière d’outrage ou lorsqu’une assemblée procède à l’arrestation d’un individu. On pourrait, entre autres, codifier une obligation pour qu’une enquête soit effectuée par un comité parlementaire avant l’adoption d’une motion de blâme. On avait d’ailleurs procédé de cette façon dans le cas de Barbara George. Ainsi, ces privilèges seraient exercés fort judicieusement et feraient l’objet d’un processus décisionnel plus ouvert.

Des mesures semblables ont par ailleurs déjà été implantées dans d’autres pays. En Australie par exemple, plusieurs assemblées législatives, tant au plan fédéral que dans les États fédérés, ont adopté une procédure de « droit de réplique ». Celle-ci autorise un individu à répondre à un commentaire qui l’a nommément visé et qui pourrait porter atteinte à sa réputation[132]. Cette procédure permet, dans une certaine mesure, de remédier à de possibles abus de la part des parlementaires et pourrait ainsi avoir un effet préventif. Cependant, dans le cas d’un vote de censure hautement médiatisée à l’égard de citoyens (par exemple, l’affaire Michaud), ce genre de remède ex post facto n’aurait probablement pas eu pour effet de rétablir la situation.

Pour répondre aux lacunes de l’approche australienne, il serait possible d’ajouter une procédure destinée aux citoyens qui pourraient se faire entendre ex ante lorsqu’une résolution de censure explicite est débattue par une assemblée législative. Cette procédure permettrait un plus grand respect des règles de justice naturelle et éviterait également l’adoption trop rapide de ce genre de résolution. Ce genre de mesure serait d’autant plus bénéfique qu’elle dépasserait les mesures de justice naturelle garanties par l’article 7 de la Charte, qui ne sont déclenchées que lorsque la vie, la liberté ou la sécurité de la personne sont en jeu. L’adoption d’une procédure semblable avait d’ailleurs été envisagée par l’Assemblée nationale québécoise à la suite de l’affaire Michaud.

En somme, une réforme des règles de procédure interne constituerait une évolution sans doute très bénéfique du modèle canadien de privilège parlementaire, et ce, peu importe si ces mesures étaient adoptées de manière indépendante ou comme complément d’une codification législative.

Conclusion

Encore au xxie siècle, il est essentiel que les parlementaires disposent des droits et de l’immunité nécessaires à leur fonction. Il leur serait impossible de mener un débat public sain s’ils devaient courir le risque d’être poursuivis pour des paroles prononcées en Chambre ou si une simple citation à comparaître dans un procès civil pouvait effectivement les empêcher de se présenter au Parlement. De plus, étant donné la nature de l’ordre constitutionnel canadien et l’importance du privilège pour assurer l’intégrité du processus démocratique, il est important que certains privilèges aient un statut constitutionnel et soient en mesure de « résister » à des interventions trop agressives de la part du pouvoir judiciaire. À cet égard, l’approche adoptée par la Cour suprême dans les arrêts New Brunswick Broadcasting et Vaid confirme avec justesse le principe qui veut que les tribunaux judiciaires ne contrôlent pas le bien-fondé de l’exercice d’un privilège parlementaire. Ce dernier est une composante primordiale du constitutionnalisme canadien et semble là pour rester.

Néanmoins, comme c’est le cas pour l’ensemble des normes de l’ordre juridique, il faut que l’approche canadienne en matière de privilège parlementaire évolue pour mieux correspondre aux attentes de la société canadienne contemporaine. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons tenté d’offrir un survol critique des enjeux importants, et ce, en présentant quelques possibilités de réformes qui pourraient rendre le privilège parlementaire plus conforme à l’époque de droits et libertés dans laquelle se trouve la société canadienne. Tout d’abord, nous avons établi qu’il était à la fois probable et souhaitable que la jurisprudence reconnaisse que la source du privilège au Canada est le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, tant pour les assemblées provinciales qu’à l’échelle fédérale. Par la suite, un regard critique sur l’approche actuelle nous a permis de constater que les privilèges étaient susceptibles d’abus de la part des parlementaires et que les outils mis au point par les tribunaux ne répondaient pas à ce problème de manière appropriée. Finalement, nous avons avancé quelques propositions en vue de combler ces lacunes en ce qui a trait à l’évolution de la jurisprudence et au rôle des parlementaires.

L’évolution du privilège parlementaire au Canada ne pourra se faire de manière cohérente sans que les tribunaux s’efforcent de mieux saisir cette notion le privilège et son importance pour le parlementarisme au Canada. Il faut également souligner la nécessité que les parlementaires fassent plus d’efforts afin de mieux comprendre leurs privilèges. Ceux-ci n’ont pas tenté d’étudier récemment la place du privilège au Canada et ce manque de connaissances a sans doute contribué à certains des excès qui se sont produits au cours des dernières années. Ce serait d’ailleurs à leur avantage de mener ces études pour faire le ménage dans plusieurs siècles de jurisprudence afin de dégager les privilèges qui peuvent être considérés comme nécessaires. En effet, si les cas d’abus devaient se multiplier, il ne serait pas surprenant de voir les tribunaux adopter une approche plus énergique dans ces examens du privilège en vue de s’assurer que les droits de la personne seront respectés.