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Je crois que je ne me relèverai pas de ce coup-là.

André Sauvage[1]

La croisière jaune, expédition commanditée par André Citroën, reste une des plus grandes aventures scientifiques, techniques et cinématographiques de son temps. De cette mission exceptionnelle qui, à partir d’avril 1931, traverse pendant une année l’Asie de Beyrouth à Pékin, en passant par l’Himalaya et la Chine centrale, un documentaire est tiré, entièrement conçu par André Sauvage[2]. Celui-ci est l’un des premiers auteurs documentaristes du cinéma français[3], avec La traversée du Grépon (1923), première production sur la haute montagne, Portrait de la Grèce (1927), fresque moderne sur le pays, et surtout Études sur Paris (1928), premier grand portrait filmé de la capitale. Intellectuel et artiste complet, Sauvage a pour amis Max Jacob, Robert Desnos, Jean George Auriol et Jean Tedesco. Avec ce dernier, il ouvre en 1924 le nouveau lieu d’avant-garde du Vieux-Colombier, et travaille aux côtés des cinéastes Man Ray, Jean Renoir et Marc Allégret, qui lui portent une grande admiration. Il est aussi écrivain et peintre. Ses romans, essais et poèmes sont vivement recommandés par André Gide et Jean Cocteau ; et ses tableaux, par Élie Faure. Quant à certains de ses films, ils inspirent les frères Jacques et Pierre Prévert. Malgré ses qualités indéniables, Sauvage demeure aujourd’hui méconnu, oublié par la plupart des cinéphiles. Cette étrange omission s’explique en grande partie par l’« affaire » de La croisière jaune, qui a brisé sa carrière cinématographique. En effet, une fois le film terminé après plus d’un an de montage, les pellicules lui sont confisquées par la société Citroën. Malgré le contrat de Sauvage avec la maison Pathé-Natan, supposé garantir les droits du réalisateur, le constructeur automobile rachète le film et le remet sans vergogne entre les mains de Léon Poirier, metteur en scène d’une précédente expédition d’ampleur similaire, La croisière noire (1925-1926). Or, un tel dénouement, difficilement imaginable aujourd’hui, nous semble étroitement lié à une certaine conception du cinéma et de la paternité (ou propriété) des films telle qu’elle régnait à l’époque.

L’art cinématographique n’a pas encore 40 ans à l’époque de l’affaire de La croisière jaune, mais son développement a été extrêmement rapide. Les années 20 l’ont vu déployer l’essentiel des richesses du langage visuel qui le caractérise. L’avènement du cinéma parlant a été une remise en question de cette prévalence de l’image, laquelle se perpétue cependant dans un documentaire tel que le film de Sauvage. Cependant, les années qui suivront permettront aux cinéastes ayant bâti leur réputation durant la période « muette », ainsi qu’à d’autres, de reconstruire un langage tenant compte de la présence d’un dialogue et d’une bande sonore de moins en moins contraignante du fait des progrès des techniques d’enregistrement.

Le droit a-t-il montré à cette occasion sa capacité à appréhender ce nouvel art et à accompagner ses évolutions ? La réponse serait, semble-t-il, mitigée en ce qui concerne la période 1930-1939, celle qui nous intéresse ici, car elle encadre notre « affaire ». Les juristes de l’époque sont fréquemment embarrassés devant une pluralité d’auteurs potentiels revendiquant les droits attachés à cette qualité (paternité, respect de l’oeuvre, droit d’exploiter l’oeuvre, etc.). Ils sont également partagés entre, d’une part, le souci d’une résolution efficace et adaptée des litiges et, d’autre part, l’embarras de devoir trancher entre des activités dont ils démêlent à grand-peine la part créatrice respective dans la version définitive de l’oeuvre : metteurs en scène, scénaristes, opérateurs, décorateurs et compositeurs de musique, mais aussi celui qui apparaît comme le « maître de l’ouvrage » dans une certaine logique juridique, à savoir le producteur.

Les juristes ne sont pas des êtres hors du temps, mais des gens de leur époque. Ils sont cultivés certes, mais, pendant la première partie des années 30 encore, comme l’écrit Andrezj Ruszkowski, « la grande majorité des intellectuels, qui pourtant profitent avec plaisir du divertissement fourni par le cinématographe, considère cet art comme inférieur aux autres[4] ». Pour cette raison notamment, un instrument essentiel à la protection des oeuvres, le droit moral, faute de reconnaissance unanime du metteur en scène comme auteur, est un droit balbutiant aux premiers temps du cinéma parlant.

C’est à la suite d’un « combat[5] » que le réalisateur a obtenu la qualité d’auteur. Or les temps n’étaient pas encore à cette reconnaissance lorsque Sauvage s’est engagé dans l’aventure de la « croisière Citroën ». À la différence d’une minorité de cinéastes connus du grand public — et encore —, il pouvait difficilement compter sur l’éclat d’un nom. En outre, ni les textes, ni les tendances jurisprudentielles, ni les pratiques contractuelles de l’époque n’étaient susceptibles de jouer en sa faveur. Ignorait-il tout cela ? Il semble en tout cas ne pas s’être douté que ses « partenaires », commanditaire ou producteur, allaient faire usage d’un état du droit déjà peu favorable au réalisateur pour rendre ce droit encore plus délétère (en particulier, par l’entremise d’une clause lui niant tout droit de protéger sa création). Enfin, le documentaire, pas toujours bien distingué des actualités à l’époque, constituait un secteur plutôt marginal du cinéma, trop sans doute pour que l’on envisage des possibilités artistiques équivalentes à celles d’une oeuvre de fiction[6].

Pour notre part, nous tenterons, par une démarche juridique et historique, de brosser le tableau d’une époque qui a vu maints juristes hésiter — voire se refuser — à reconnaître comme auteur le metteur en scène ; nous savons en effet que ce dernier ne s’imposera définitivement comme tel que deux décennies plus tard. Notre objectif n’étant pas de retracer une histoire complète de la question, ni l’ensemble des débats doctrinaux[7] qui ont conduit, par la suite, à la consécration du réalisateur dans la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique[8], nous chercherons plutôt à mettre en évidence les états d’esprit et les approches intellectuelles de quelques spécialistes du droit, souvent déconcertés par une forme artistique relativement nouvelle. Notre but est finalement de montrer que la reconnaissance du metteur en scène n’est pas une évidence, et qu’elle pourrait aisément être remise en cause au gré des évolutions techniques qui tendraient à favoriser la dimension industrielle et collective de l’« entreprise filmique ». C’est en effet le langage cinématographique, apport véritable du réalisateur, qui constitue, à notre sens, l’objet de son droit moral, ce langage nous semblant être le meilleur garant de l’originalité artistique de l’art cinématographique.

Dépassant la complexité d’un secteur fragile, des habitudes et des lobbies professionnels en lutte, nous étudierons de la sorte un aspect des rapports complexes entre le droit et l’art (partie 1). Le droit, qui avait en quelque sorte sanctuarisé l’auteur, laissait cependant le réalisateur quasi désarmé devant la puissance financière et la prééminence de fait du producteur. En effet, si ce dernier décidait de tenir d’un bout à l’autre les rênes d’une « entreprise artistique » où il jouait certes souvent gros, il avait les moyens juridiques, au besoin, de priver le réalisateur, vu comme un simple exécutant, de tout contrôle sur ce qui n’était pas reconnu comme son oeuvre, et ce, parfois jusqu’au dernier moment. C’est ce qu’illustre à l’extrême l’« affaire » de La croisière jaune. La vulnérabilité du réalisateur y apparaît tout particulièrement : non seulement le droit ne semble pas en mesure de le protéger, mais il est en outre utilisé au rebours de ses intérêts (partie 2).

1 La spécificité de l’oeuvre cinématographique et du travail du réalisateur (1930-1939) : des juristes déconcertés

La protection de l’oeuvre cinématographique se situe, selon nous, à la convergence de trois éléments clés :

  • la reconnaissance de la spécificité de ce type d’oeuvre, y compris dans le domaine du documentaire ;

  • la reconnaissance de la qualité d’auteur dans la personne du réalisateur ;

  • la reconnaissance du droit moral de l’auteur comme fondement de prérogatives extrapatrimoniales particulières.

Or, si le troisième point paraît acquis, les deux premiers sont loin de l’être au cours des années qui nous intéressent.

La difficulté vient en effet de la pluralité d’auteurs potentiels, pluralité inexistante ou presque pour les autres arts. Dans un tel cas, celui d’une oeuvre littéraire « composite » (comme une encyclopédie ou un dictionnaire), il est de tradition d’attribuer la qualité d’auteur à celui qui a « conçu et dirigé l’ensemble du travail », ainsi qu’il a été jugé dans l’affaire de l’encyclopédie de Louis-Gabriel et Joseph-François Michaud[9]. Or le problème, dans le domaine du cinéma, est précisément que deux personnes ont vocation à revendiquer cette place centrale ou dominante, soit le producteur et le metteur en scène. Le choix semble dépendre de l’idée générale que l’on se fait d’un film.

Qu’ils soient sollicités en vue d’une réponse à un litige ou qu’ils manifestent spontanément leur intérêt pour le sujet du droit d’auteur et du cinéma, les juristes de l’époque éprouvent une double difficulté (1.1) :

  • l’absence de textes adaptés à la question, ce qui les conduit à tenter de faire « entrer » l’objet-film, mal reconnu juridiquement, dans des catégories préexistantes à la naissance du cinéma ;

  • la très inégale connaissance — voire l’ignorance totale pour certains — de l’art cinématographique, pourtant déjà parvenu à maturité.

Ces deux aspects contribueront à rendre quasi impossible la reconnaissance du travail du réalisateur ; quant à l’existence pourtant bien établie d’un droit moral de l’auteur, elle se révélera inutile, faute d’avoir une idée assez précise de son objet (1.2).

1.1 Des présupposés peu favorables à une reconnaissance du réalisateur comme auteur du film

Les textes existants et applicables sont en effet antérieurs au cinématographe, en dépit parfois d’aménagements postérieurs, qui ne résolvent pas cependant tous les problèmes posés.

1.1.1 L’absence de textes adaptés

Les textes nationaux et internationaux en matière de propriété artistique étant tous antérieurs à l’invention du cinéma, les juristes de l’époque doivent se contenter de notions et de règles conçues pour la littérature, la musique, la peinture, la sculpture, etc., alors que l’art cinématographique pose des difficultés particulières.

Le décret relatif aux droits de propriété des auteurs d’écrits en tout genre, compositeurs de musique et dessinateurs[10] date des 19-24 juillet 1793. Il accorde un droit d’auteur aux créateurs des oeuvres, leur octroyant ainsi « droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la République[11] ». Rien n’impliquant que la liste des arts mentionnés soit exhaustive, il était donc tout à fait possible d’y inclure de nouvelles formes d’art postérieurement apparues (photographie et cinéma[12]). En revanche, si l’auteur d’une oeuvre littéraire, picturale ou musicale est aisé à déterminer (sauf exception), celle d’une oeuvre cinématographique ne l’est pas avec évidence pendant les années 20 et 30. La même difficulté apparaît, pour raison identique, avec l’application du décret des 19 juillet-6 août 1791, qui protège les auteurs contre les représentations non consenties de leurs oeuvres dramatiques. Autrement dit, ces textes ne sont, à l’époque qui nous intéresse, susceptibles de protéger en rien le metteur en scène de cinéma, à moins que celui-ci ne soit reconnu comme l’auteur (ou au moins l’un des auteurs) du film.

Sur le plan international, on trouve certes dans l’article 14 de la Convention d’union de Rome, issue en 1928 (2 juin) d’une révision de la Convention de Berne pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques[13], signée en 1886, une protection de l’auteur de film. Toutefois, elle se révèle tout aussi inutile, faute également de détermination de cet auteur[14]. Le seul critère sur lequel s’appuyer est le caractère « original » de l’oeuvre de cinéma qui justifie la protection, lequel exclut les actualités mais non les documentaires, selon du moins l’interprétation de Ruszkowski[15] et d’André Falco[16] : cependant, cette originalité attachée à l’oeuvre dans son ensemble ne permet pas d’identifier celui à qui elle est vraiment due.

Sur cette question, la jurisprudence ainsi que la pratique ont donc le champ libre. Ce sera en particulier dans l’essai de définition de l’oeuvre cinématographique que les juristes se montreront tantôt laconiques, tantôt perplexes. Et parfois relativement inspirés.

1.1.2 L’oeuvre de cinéma : un objet juridique difficile à reconnaître

Un véritable enjeu existe ici, car on ne pourrait correctement définir l’auteur d’une création qu’en s’entendant sur ce qu’est vraiment cette dernière. Or les juristes de l’époque s’appuient visiblement sur leur culture en matière littéraire, dramatique ou picturale, voire photographique, lorsqu’ils ont besoin de définir le film de cinéma. La difficulté est souvent de distinguer celui-ci de l’oeuvre dramatique dont il est parfois tiré (plus souvent avec le début du cinéma parlant). La tendance sera d’abord de voir dans l’enregistrement du film (à l’instar de celui d’un disque phonographique) une forme d’édition de l’oeuvre, distincte précisément de l’édition littéraire de l’oeuvre « adaptée », ce qui en fait une oeuvre « de seconde main » et permet de la placer sous la protection de l’article 2 alinéa 2 de la Convention de Berne[17]. Il en sera ainsi dans l’affaire du film d’André Hugon, Les trois masques, tiré de l’opérette d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy sur le plan littéraire[18]. Quant à la projection du film, on tentera parfois, sans grand succès, de l’assimiler à une représentation, notamment dans l’affaire Edmond Rostand. Dans cette espèce, le directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin échouera dans son action contre les héritiers du dramaturge, celui-ci lui ayant cédé l’exclusivité pendant douze ans de la représentation de Cyrano de Bergerac et de L’aiglon. Le directeur s’opposait à la projection d’un film muet tiré de la seconde de ces oeuvres[19]. La motivation des juges pour écarter la thèse de la projection-représentation est la suivante : les acteurs ne parlent pas directement devant le public mais devant un microphone qui reproduira de manière différée et démultipliée leur exécution[20].

Une vision dichotomique (dissociant la réalisation de la projection et voyant dans la première un simple enregistrement) ne pouvait d’ailleurs assurer à long terme la protection des oeuvres, en ce qu’elle devait conduire à ignorer le travail créatif original permettant de passer de l’oeuvre dramatique à l’oeuvre cinématographique : en outre, elle ne pouvait fonctionner pour un film non adapté d’une oeuvre préexistante.

Il arrive aussi que l’approche reste purement technique : ainsi, la loi italienne du 7 novembre 1925 en son article 20 vise la « bande cinématographique » à côté du scénario, le Tribunal de Rome[21] distinguant de manière similaire le « livret » (libretto) et la « pellicule ». Parfois, l’idée que le cinématographe a sa propre esthétique ou son propre langage surgit inopinément. À titre d’exemple, les conclusions de l’avocat général Cazenavette dans l’affaire Mascarade évoquent « les exigences d’un art très spécial[22] », d’où un « sujet nouveau » par rapport à l’oeuvre romanesque ou théâtrale dont elle est l’adaptation.

C’est à propos d’un documentaire que l’on trouve cependant en jurisprudence une des définitions les plus intéressantes. Pour les conseillers de la Cour d’appel de Dijon, en 1936[23], il est d’abord question de l’« entrepreneur de cinématographe, qui fait profession de représenter, grâce à des artifices divers, des spectacles plus ou moins réels dus à des combinaisons d’images ou de dessins auxquels il donne l’illusion de la réalité et de l’exactitude, par la perfection et l’utilisation des procédés photographiques[24] ». Plus loin, le même arrêt mentionne le film comme un « dispositif particulier de successions d’images », dont le créateur « élimine certains éléments, en grossit d’autres, compose véritablement un tableau qui devient son oeuvre personnelle[25] ».

Les auteurs, pour leur part, s’intéresseront plus ou moins à la question. La thèse de Claude Mayer semble hésiter entre une définition technique[26] et une approche artistico-littéraire[27]. C’est dans celle de Ruszkowski[28] que se trouve une vraie réflexion sur la nature du film, d’abord en le comparant aux autres oeuvres artistiques[29], ensuite en tentant d’en donner une définition indépendante ou spécifique : il use notamment de l’image d’une « main géante » qui pourrait correspondre aussi à ce que fait vivre un grand romancier[30]. Cette définition émane d’un juriste qui semble vraiment apprécier le cinéma comme un art. Ainsi, qu’il s’agisse de Ruszkowski ou de son prédécesseur Hubert Devillez[31], le choix du thème du droit d’auteur dans le cinéma comme sujet de leur doctorat révèle des juristes que le sujet intéresse réellement, tandis que les magistrats saisis d’un litige ne peuvent que par hasard s’avérer amateurs de cinéma. Il n’est pas étonnant dès lors que la thèse du producteur-auteur ait du succès surtout en jurisprudence.

En effet, les magistrats semblent voir l’essence de la création cinématographique non dans l’écriture du film, mais dans l’initiative d’un projet, le choix d’un sujet et la coordination d’un travail d’équipe, d’un bout à l’autre de l’aventure[32]. Sous cet angle, la balance pèse en faveur du producteur. En outre, le contrôle du scénario, des dialogues, du montage, etc., paraît faire une part importante à l’époque au même personnage. L’élément qui « saute aux yeux » des magistrats est donc plutôt l’activité extérieure au film lui-même, le nombre d’interventions et leur diversité, la supervision d’ensemble de ce qui est perçu comme une entreprise collective à vocation artistique, et non le travail de proximité, dans l’intériorité même (nous pourrions dire dans la « chair » ou l’être même du film[33]). Bien des juges s’empresseront alors de désigner l’auteur de l’entreprise comme l’artiste véritable, puisqu’il est au fond le plus visible. Le rôle de promotion et parfois aussi celui de défense des intérêts du film après sa réalisation feront probablement le reste, reléguant provisoirement le metteur en scène à un rôle plus ou moins subalterne selon les appréciations.

1.2 Un réalisateur ignoré, d’où une quasi-absence de protection

Comme nous l’avons noté plus haut, la proclamation de droits protégeant l’oeuvre ne peut bénéficier au réalisateur si la qualité d’auteur ne lui est pas reconnue : or les juridictions du fond — qui, dans des litiges divers, se prononcent à l’époque sur cette question — ont, à notre connaissance, opté pour la thèse de l’auteur-producteur (1.2.1). Il en résulte une quasi-impossibilité de voir accorder au metteur en scène la protection attachée au droit moral de l’auteur. Voilà qui révèle une méprise sur ce qui doit être, à notre sens, l’objet véritable de ce droit, c’est-à-dire le langage ou le style de l’oeuvre cinématographique (1.2.2).

1.2.1 Le travail du réalisateur : un rôle souvent méconnu

Au cours des années 30, auxquelles nous limitons notre étude pour la raison déjà précisée[34], maintes décisions judiciaires — émanant de juridictions du fond — tendent ainsi à imposer le producteur comme l’un des auteurs, voire l’auteur principal du film[35]. Il s’agit en particulier de l’affaire Mascarade précitée[36]. Et cela se produit, bien que des auteurs déjà cités comme Devillez mettent l’accent sur le rôle essentiel du metteur en scène[37]. S’affirme ainsi la thèse du producteur-auteur, derrière laquelle on peut voir le souci de mettre en face des exploitants de salles, souvent indélicats, un interlocuteur efficace : ce souci peut s’accompagner d’une responsabilisation des producteurs — pas toujours fiables, voire durables — à l’égard des possibles dommages liés à la représentation du film[38]. Certes, le réalisateur se trouve de la sorte « protégé », mais à quel prix ?

Cette thèse a pu s’appuyer en outre sur un traité type signé en 1930, entre la Chambre syndicale du cinématographe et les différentes sociétés d’auteurs, notamment la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), qui avait dû subir l’« invasion » des « gens de cinéma[39] ». Or la première, présidée par Charles Delac, producteur renommé depuis les Films d’art (à l’origine du premier film à vocation artistique explicite, soit L’assassinat du duc de Guise en 1908), était une organisation patronale constituée essentiellement de producteurs[40]. L’objectif du « traité » était de s’accorder sur la perception des droits d’auteur, autrement dit sur la « propriété » d’un film, en affirmant au passage la distinction radicale entre l’oeuvre cinématographique et l’oeuvre littéraire ou dramatique sur laquelle elle s’appuyait souvent. Il n’est pas étonnant que l’article 3 de ce document déclare que « le producteur, qui participe à la création et à l’élaboration d’un film, et en dirige la réalisation [en coordonnant les divers éléments de la collaboration] pourra toujours signer comme auteur, avec les autres auteurs du film[41] ».

Ainsi, les producteurs se voient désigner comme auteurs par cette convention collective et octroyer des droits d’auteur, y compris un droit moral. Ajoutons qu’il arrive qu’un metteur en scène lui-même, cherchant à défendre son film contre les coupures intempestives de la part des exploitants, se désigne comme « producteur » : tel a été le cas de Julien Duvivier, dans sa lettre de protestation aux organismes professionnels représentant les gens de cinéma à la suite des multiples coupures infligées à son film Poil de carotte (version muette de 1926)[42]. Enfin, le désir d’autres participants à l’entreprise, tels les scénaristes, de s’imposer comme auteurs d’une oeuvre dont le metteur en scène n’aurait fait que mettre en images les idées et le déroulement littéraire[43] contribuera éventuellement à évincer ce dernier.

L’un des arguments s’appuie sur la destination du film de cinématographe, lequel, depuis l’invention des frères Auguste et Louis Lumière, est la projection devant un public[44]. C’est à ce moment-là en effet que le producteur manifeste — parfois en jouant son va-tout lorsque l’investissement financier est considérable — sa puissance et sa fragilité, la « sanction » commerciale dépendant forcément du public qui viendra ou non aux projections[45]. Dès son origine, le cinéma dans son ensemble a pu perdurer parce que le public a adhéré à ce nouveau « divertissement » : une faillite dans ce domaine aurait inévitablement conduit à un cantonnement dans les films d’illustration scientifique ou scolaire[46]. Ce caractère sera présent tout au long de l’histoire des films : en effet, ces derniers, du point de vue artistique, n’auraient pas été les mêmes s’ils n’avaient pas été prévus pour être présentés à un public, mais pour être vus, par exemple, de manière individuelle (à la façon du kinétoscope de Thomas Edison).

En outre, à cette époque, l’économie du secteur se révèle complexe et fragile. Il n’est pas exclu qu’un souci de protection du secteur ait en partie joué dans ces décisions, bien que cela reste à démontrer. Il n’est pas non plus impossible que ces décisions aient contribué à responsabiliser le producteur en exagérant son rôle (ou plutôt en l’élargissant) et en lui octroyant un certain nombre d’obligations, et ce, pour éloigner de la profession les moins fiables. La disparition quasi instantanée de nombreuses sociétés de production constituées en vue de réaliser un seul film, une fois celui-ci terminé, rendait évidemment quasi impossible la protection « après-vente » de l’oeuvre, lorsqu’elle tombait entre des mains indélicates[47].

C’est d’abord dans la répression de la représentation illicite de films (article 428 de l’ancien Code pénal français) que s’illustre la thèse du producteur-auteur. Il n’est pas certain que les juges du Tribunal correctionnel de Bordeaux[48], par exemple, aient éprouvé le besoin de se pencher sur ce qu’est un auteur de film. Ils se sont probablement inspirés d’une pratique habituelle des directeurs de salle, rapportée par l’avocat général Cazenavette dans ses conclusions dans l’affaire Mascarade, de s’adresser au seul producteur, afin d’obtenir de ce dernier le droit de projeter le film. La thèse développée par le magistrat repose ainsi sur une présomption dont bénéficierait le producteur, qui le dispenserait de prouver son activité créatrice dans le film, présomption basée sur des indices concordants : le fait que c’est généralement à lui que s’adressent non seulement les directeurs de salle mais aussi toutes les personnes qui se prétendent lésées moralement par le film en l’un ou l’autre de ses personnages ; le fait également que le nom du producteur est apposé sur l’oeuvre, à l’instar de l’auteur d’oeuvre littéraire présumé tel, si son nom figure sur la couverture, en application de l’article 15 de la Convention de Berne[49].

La réalité pratique semble confirmer cette vision. En effet, les contrats types liant producteur et metteur en scène — s’ils étaient encore en usage à cette époque[50] — sont des contrats de louage d’ouvrage, dont les termes très précis ne laissent pas toujours une grande liberté : en particulier, une clause du contrat type dit d’« engagement de metteur en scène » prévoit que, en cas de « mauvaise exécution d’un film » (!), le producteur peut résilier unilatéralement le contrat, par simple lettre recommandée, sans procédure judiciaire ni même mise en demeure préalable, et sans indemnité (art. 4). Aucune précision n’est donnée sur ce que serait la « mauvaise exécution » en cause, ce qui laisse cette expression apparemment à la totale liberté d’appréciation du juge éventuellement saisi par le cinéaste. Notons aussi que, dans le même contrat type (art. 5), le metteur en scène est rémunéré au mètre de film négatif réalisé (un peu à la façon des auteurs de feuilletons payés à la page). L’habitude de recourir à ce type de clause dénote une inégalité professionnelle et économique qui ne rend pas vraiment étonnante cette autre clause signée par Sauvage, selon laquelle il renonçait à toute protection de son oeuvre, même si cette dernière s’intégrait en outre dans une dynamique dès le départ « prédatrice », comme il sera montré plus loin[51].

La seule personne à pouvoir partager cette qualité d’auteur avec le producteur est l’auteur de l’oeuvre adaptée (roman ou pièce de théâtre), mais l’adaptation se traduit précisément par la création d’une oeuvre nouvelle dont le producteur est vu comme le créateur unique. En outre, en présence d’une oeuvre cinématographique totalement originale, le producteur demeure seul à pouvoir faire valoir des droits du type artistique[52].

Quant au metteur en scène, il exerce en apparence une fonction plus ou moins subalterne, à l’image du contrat type précité qui en fait un pur et simple exécutant d’un maître d’oeuvre, soit le producteur[53]. À la période qui nous occupe, on est pourtant déjà loin des premiers temps du cinéma où le metteur en scène ne se trouve pas distingué des opérateurs. Cependant, les magistrats auraient ignoré cette évolution ou bien ne s’en seraient pas embarrassés compte tenu notamment des habitudes de la profession.

Cette thèse n’est pas approuvée par tous. Ainsi Mayer s’y oppose-t-il[54]. Lors des travaux du Congrès de l’Association artistique et littéraire internationale, en 1932 et en 1933, à Budapest, un membre de l’Association, M. Hepp, estime que le producteur est une sorte de « capitaine de réalisation », et qu’il ne pourrait exercer les prérogatives d’auteur qu’en tant que mandataire du réalisateur. Cette opinion est reprise par Mayer[55]. « Artifice juridique », selon Mayer, ou position de principe, l’octroi de la qualité d’auteur au producteur[56] ne fait donc pas l’unanimité[57].

On semble donc attendre, pour voir évoluer le débat, un réalisateur pugnace, et disposant d’un intérêt juridique à défendre sa qualité d’auteur. Ce réalisateur sera Marcel L’Herbier. Cette fois, la question posée ne concerne pas le film lui-même, mais la personne de son auteur. Il ne s’agit pas de la défense d’une oeuvre par rapport aux divers censeurs ou à l’incompréhension d’un producteur, mais du fondement de la responsabilité d’un accident dont a été victime le cinéaste, sur le tournage du Bonheur, sorti en 1934.

Gravement blessé par la chute d’une caméra de 90 kg, L’Herbier refuse avec son avocat, maître Rivière, de se placer sur le terrain de la loi sur les accidents du travail de 1898[58], ce qui aurait été reconnaître sa qualité de salarié donc subordonné à un employeur (le producteur). Il assigne plutôt Pathé sur le fondement de l’article 1384, premier alinéa, du Code civil. L’Herbier s’affirme ainsi comme parfaitement indépendant dans son travail, le producteur n’étant alors que le gardien de la caméra, ou le commettant du technicien qui, dans ce cas-ci, a mal fixé l’objet. Le contrat liant le réalisateur et le producteur est alors qualifié de contrat d’entreprise et non de louage de services (autrement dit de travail), ce qui permet d’écarter la loi de 1898. Il est intéressant de noter un argument qui a semblé déterminant pour les juges, à savoir la notoriété de L’Herbier, exclusive de toute possibilité même d’un lien de subordination à l’égard du producteur[59]. La Cour d’appel de Paris le confirmera, le 18 juin 1941, dans les termes suivants : « le metteur en scène, suivant son inspiration, dirige et coordonne, en vue de l’effet qu’il recherche, les divers moyens mis à sa disposition[60] ».

En définitive, et hormis cette décision tardive, rien ne paraît vraiment protéger le metteur en scène en tant qu’auteur de l’oeuvre à l’époque de l’affaire de La croisière jaune. Au contraire, le producteur se voit plus ou moins investi du droit moral, lui donnant la mainmise sur le devenir de l’oeuvre, et ce, en dépit du fait que ce producteur est généralement une personne morale, titulaire problématique d’un droit personnel à un créateur, personne physique[61]. Cela nous semble révélateur des malentendus qui entourent ce droit[62], dont l’objet demeure complexe à définir, tout particulièrement en matière cinématographique, où diverses personnes ont part créatrice. Nous expliquons aussi de cette manière l’embarras de juristes dans le cas d’un art qui n’est pas encore l’objet d’études approfondies : notre recul sur la question vient en effet largement de la fréquentation de cinémathèques, d’analyses filmiques et d’entretiens de cinéastes qui font défaut alors.

1.2.2 La question cruciale de l’objet du droit moral du metteur en scène

Comme le rappelle Mayer[63], le droit moral de l’auteur existerait depuis le furtum laudis du droit romain. Il est reconnu par la jurisprudence française depuis au moins la décision du 27 août 1887[64], et intégré dans la Convention de Berne[65]. Son rôle est alors de « protéger la personnalité de l’auteur contre les atteintes dont elle pourrait être l’objet dans la manifestation de son activité créatrice[66] ». Son acception comme droit de la personnalité à part entière, et non seulement comme prérogative à l’égard de l’oeuvre, semble en difficulté aujourd’hui, et nous ne saurions trop insister sur l’intérêt particulier que possède cette vision dans le cas d’un cinéaste privé de son oeuvre et qui ne peut prendre appui que sur la défense de sa personnalité investie dans une création mutilée, à l’instar de celle de Sauvage.

À l’époque qui nous intéresse, on peut constater un véritable cercle vicieux : l’art cinématographique étant peu reconnu, sa figure artistique la plus spécifique, celle du metteur en scène, ne peut guère l’être davantage, ce qui a été l’objet de nos précédents développements. Dès lors qu’il y a, pensons-nous, erreur sur la personne du titulaire véritable du droit moral (non que nous pensions que le producteur doive être dépourvu de toute prérogative !), celui-ci ne peut que manquer sa cible, ne protégeant pas ce qui nous semble être l’essence d’un film. Celle-ci ne réside, à notre sens, ni dans l’histoire qu’il raconte (et qui parfois est inexistante, ainsi dans le cas d’un documentaire), ni dans la réalisation technique, aussi aboutie soit-elle, ni dans une succession de photographies, mais plutôt dans l’esprit que veut donner son créateur à l’ensemble, et qui tient particulièrement au langage choisi pour l’exprimer. S’il échouait à protéger la personnalité même du réalisateur rendant unique et irremplaçable son film, le droit moral se trouverait de la sorte vidé de tout intérêt. L’oeuvre deviendrait alors un pur produit destiné à servir les intérêts de ses détenteurs successifs.

L’objet du droit moral paraît difficile à reconnaître : notamment, s’agit-il de l’oeuvre ou de la personnalité de l’auteur[67] ? Ils ont plutôt un sens, un but. Le droit moral — dans le cas d’un cinéaste — aurait ainsi pour but la protection du langage personnel à l’auteur, exprimé précisément dans l’oeuvre considérée : élément qui, avec d’autres (par exemple, scénario, photographie ou interprétation), compose le film. Son titulaire devrait donc être l’auteur de ce langage. Dès lors, une coupure non souhaitée par l’auteur réalisateur ou un montage contraire à ses voeux, même s’ils n’apportent aucune modification au scénario et respectent la qualité de la photographie ou le jeu des acteurs, altèrent le langage de la même façon que si, dans une oeuvre littéraire, l’on supprimait ou intervertissait des phrases ou des paragraphes sans l’accord de l’écrivain.

L’art cinématographique possède un langage qui lui est propre[68], et sans la compréhension de la spécificité d’un tel langage, il nous paraît difficile d’avoir une idée à peu près exacte de la réalisation ou de la mise en scène.

Le style littéraire use de la métaphore, de l’allitération, du zeugme, de l’ironie langagière, de la rupture de ton ou du réalisme pleinement assumé. Cependant, les plans, les raccords, les champs et les contrechamps, la plongée et la contre-plongée ainsi que la rapidité de succession des images ou, au contraire, leur lenteur et leur contraste appartiennent au cinéma. Ce dernier partagera avec les autres arts visuels des éléments comme les plans ou la composition d’une image, mais tant d’autres lui sont propres : c’est certes sans la médiation des mots et des figures de style que dans Le cuirassé Potemkine la descente des escaliers d’Odessa par le landau impressionnera le spectateur : mais ce dernier n’aurait pas regardé de la même manière un plan fixe ou un travelling avant suivant le landau, ou encore une contre-plongée partant du bas de l’escalier et permettant de voir le landau se rapprocher de plus en plus rapidement. Cependant, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein a opté, dans le même film, pour une succession d’images — du landau, de la mère, etc. — évoquant la violence et la frayeur, le danger, le chaos, jouant avec l’attente du spectateur (plongé dans la confusion la plus totale qui lui interdit de dominer visuellement l’action), et ce, d’une manière qui lui est totalement propre. Le langage cinématographique y est bien aussi une médiation, et non une perception brute et directe d’un événement raconté.

Le choix de tel ou tel instrument de langage rappelle ainsi les options littéraires ou picturales opposées qui peuvent être celles d’un auteur ou d’un peintre, sans parler de l’approche musicale où l’abstraction est reine. Nous n’en prendrons qu’un exemple (tiré certes d’un film un peu plus tardif que la période étudiée, mais pertinent ici) : une scène du film de Vittorio De Sica, Umberto D, décrite avec précision par Paulo Sales Gomes[69], dans laquelle Maria, jeune domestique, prépare le café. Cette scène pourrait être racontée par un texte littéraire, lequel pourrait évoquer également la banalité, la misère, l’étroitesse, et malgré tout la liberté du personnage qui transcende son médiocre quotidien, mais par des moyens et un langage d’écrivain. On pourrait procéder par description littérale réaliste ou plus poétique de la cafetière, l’évocation de la fermeture de la porte par le pied tendu de la jeune femme grâce à des figures de style diverses (ou même sans aucune figure). Le cinéaste use d’autres moyens, le silence, les gestes las du personnage, le regard qui s’échappe et fixe toujours un ailleurs, la vue sur les toits avec un chat qui paraît fuir quelque chose, le cheminement circulaire dans la cuisine qui fait repasser le spectateur devant le buffet (resté ouvert), la gazinière, etc. Le décor et le jeu de l’actrice contribuent évidemment à cette scène, qui serait pauvre artistiquement si l’on s’était contenté d’un plan fixe et d’une scène plus brève. Il ne se passe rien, mais tout est dit. Bien sûr, comme le note Salves Gomes, il s’agit aussi de la vision du scénariste Cesare Zavattini, du « ne rien se passer[70] », et la scène est le résultat d’une collaboration entre deux auteurs. Cependant, une réalisation plate aurait réduit à néant le désir du scénariste[71].

Dans le cas d’un documentaire comme La croisière jaune, il n’y avait pas d’histoire à raconter. Cependant, la vie quotidienne des peuples rencontrés peut ainsi, en l’absence d’un style cinématographique, être une illustration exotique et cocardière de la traversée d’un pays par les véhicules triomphant des éléments (version Poirier), ou en présence d’un tel style, plonger le spectateur dans la vie des personnes, leur donnant ainsi une proximité semblable à celle que nous avons, par exemple, avec Maria mentionnée ci-dessus.

Il n’est pas étonnant que seule la pratique du spectateur néophyte ou averti ainsi que la théorisation par les auteurs eux-mêmes aient permis de mettre en évidence, au-delà du cercle étroit de ses inventeurs, à savoir les cinéastes, l’originalité de ce langage. Originalité que, pour les autres arts, des siècles avaient rendue évidente. La différence de qualité elle-même fait ressortir en creux la particularité des modes d’expression lorsqu’ils sont pratiqués par les meilleurs artistes. Au début du cinéma parlant, certes, le contraste entre les pièces filmées au son crachotant et les merveilles visuelles des plus grands cinéastes de la fin du muet était flagrant, du moins il l’est davantage aujourd’hui, grâce au recul qui permet de les voir quasi simultanément et de les comparer, éloignés en outre que nous sommes de l’étonnement représenté par l’avènement de la parole sur les lèvres des acteurs.

Dans un documentaire tel que l’oeuvre de Sauvage, les données visuelles sont quasiment exclusives, bien que la question des intertitres et de la bande sonore ait représenté une partie des points d’opposition. Et l’altération du langage (en particulier du fait de la « démolition » du montage réalisé par le cinéaste) produit une altération profonde du sens de l’oeuvre, une véritable dénaturation, ce qui fait de cette affaire une démonstration par l’exemple de la fragilité du statut du metteur en scène, lors de cette période que l’on peut dire « clé » de l’art cinématographique.

2 L’« affaire » de La croisière jaune : de la négation du réalisateur à la quasi-disparition de l’oeuvre

La croisière jaune[72] possède trois versions, dont seule la dernière, celle de Poirier, est aujourd’hui accessible. De son périple, Sauvage rapporte 150 000 mètres (soit 91 heures) de négatif et de positif[73]. La première version montée par lui fait 3 500 mètres (soit 3 heures 20 minutes) et comporte des intertitres. Un an plus tard, Sauvage termine sa seconde version avec commentaire postsynchronisé, destinée à satisfaire au mieux les volontés de Citroën, déjà peu convaincu par son travail. Puis ce dernier lui retire les pellicules et demande à Poirier une ultime version, qui fera 4 000 mètres (soit plus de 3 heures). Par ailleurs, Poirier tire du matériau 24 courts-métrages, des « bandes annexes » destinées à permettre une exploitation plus importante à l’étranger, notamment aux États-Unis. La croisière jaune sort en salle en février 1934 avec la signature de Poirier comme réalisateur. Sauvage ne figure plus dans le générique du film de l’expédition ni dans ceux des courts-métrages annexes. Non seulement il voit son film détérioré après trois années de travail, mais encore son nom est effacé. Il faudra attendre 1991 pour qu’il réapparaisse au générique en tant que « cinéaste de la mission », à la suite du procès intenté à la société Citroën par les deux enfants de Sauvage.

Lorsque le documentaire est projeté à l’Opéra de Paris le 18 mars, Sauvage doit payer sa place pour le voir. Une lettre envoyée à son frère témoigne de sa réaction :

Je viens d’assister, moyennant place payée, à la projection de La croisière jaune. Je repoussais avec raison cette épreuve. Jamais je n’ai autant souffert de ma vie… On n’a rien apporté à mon ouvrage. On l’a simplement sali, décomposé, mutilé. Les fautes techniques abondent. La synchronisation est lamentable, le commentaire d’une nullité absolue. Les plus belles images, les plus beaux ensembles, notamment chez les Mois, ont été supprimés. Il vaut mieux que ce soit Poirier qui prenne la responsabilité d’une oeuvre aussi médiocre, et qui, cependant, aurait pu être l’oeuvre de ma vie. Je crois que je ne me relèverai pas de ce coup-là[74].

Les deux versions de Sauvage semblent avoir disparu. Aucune trace n’en a été retrouvée dans les archives de la Fédération internationale des archives du film et, selon la cinémathèque de la société Citroën, les épreuves de tournage (rushes) de Sauvage n’existent plus. Les vestiges de l’oeuvre d’origine apparaissent cependant quand on croise trois types de documents. D’abord, bien sûr, la dernière version de La croisière jaune. Ensuite, les carnets de route, les carnets de voyage et les lettres de Sauvage ainsi que les rares témoignages que les collaborateurs du film ont laissés. Enfin, Dans la brousse annamite est le seul conservé parmi les 24 courts-métrages « annexes » de l’expédition signalés plus haut, « prélevé » dans la version de Sauvage de La croisière jaune. Cette bande est d’autant plus précieuse que, selon Sauvage, son montage image y serait resté intouché et que le passage visé était un de ceux auxquels le cinéaste tenait le plus. La méthode de reconstitution à mettre en place pour extraire de la version de Poirier celle, originelle, de Sauvage s’appuie sur une technique quasi archéologique qui permet de dégager les couches stratigraphiques de La croisière jaune. Ces couches — qui, pour l’archéologie, sont des coupes de terre – constituent, pour la pellicule, les éléments ajoutés ou retranchés par Poirier, c’est-à-dire le montage image et son[75].

Cependant, avant de procéder à la fouille du terrain filmique, commençons par situer l’oeuvre afin d’en comprendre la genèse.

2.1 La genèse de l’oeuvre

2.1.1 Le choix du réalisateur

Sauvage est recruté en octobre 1930 par Citroën pour une expédition en Asie devant durer une année entière. Cette mission fait suite à La croisière noire de 1925-1926, pour laquelle le constructeur automobile a envoyé au coeur du continent africain une importante mission d’études. La croisière noire a été conçue et organisée par le directeur général des usines Citroën, Georges-Marie Haardt, qui déjà en 1922 a servi de guide à l’industriel pendant la première traversée du Sahara en autochenille. Après les missions en Afrique où il est engagé comme commandant en chef, il conduira La croisière jaune en 1931. Citroën décrit Haardt comme un être possédant « au plus haut point le sang-froid, l’esprit de décision, la netteté, l’autorité de commandement et le sens pénétrant du contrôle, nécessaires aux véritables conducteurs d’hommes[76] ». De son côté, Poirier a filmé l’expédition pour en rapporter un documentaire, La croisière noire, sorti en salle en 1926. Comme le dit Christine Hemar dans son ouvrage sur l’entrepreneur, Citroën sait « associer son nom au prestige de la France et flatter le sentiment patriotique de ses concitoyens[77] ». Poirier lui donne alors le spectacle qu’il attend, soit des vues à la fois exotiques, patriotiques, colonialistes et propagandistes, dont les retombées commerciales et publicitaires seront considérables.

Quatre ans plus tard, Citroën, après le succès de cette mission, veut réitérer l’expérience, en Asie cette fois, avec La croisière jaune, et souhaite relever un défi : retrouver la route de la soie tracée par Marco Polo au xiiie siècle. Haardt sera de nouveau commandant en chef. Citroën pense bien sûr reprendre Poirier pour la réalisation du documentaire. Toutefois, le cinéaste ne tient pas à se lancer de nouveau dans une telle aventure et prétexte une mauvaise santé qui contre-indiquerait le voyage dans les zones himalayennes. Pour échapper à Citroën, il part rapidement à Madagascar tourner un autre film, Caïn. Il témoignera 30 ans plus tard de cette fuite dans son autobiographie :

En 1929, Citroën m’avait demandé d’être […] le « cinégraphiste » de La croisière jaune […] Haardt avait employé en vain tous les arguments possibles pour me convaincre. Amitié, argent, renommée, pression officieuse de Philippe Berthelot des Affaires étrangères […], ou encore celle, inattendue, de l’archéologue […] Teilhard de Chardin. De guerre lasse, il avait fini par où il aurait dû commencer : s’attaquer directement au veto de [ma femme] Jeanne […], arguant que la fragilité de mes poumons ne me permettrait pas de supporter le froid himalayen […] Jeanne était restée inflexible et c’est pour ne pas succomber à la tentation que nous sommes alors partis réaliser Caïn à Madagascar[78].

Devant le refus de Poirier, Sauvage est recruté pour filmer la mission du 4 avril 1931 au 11 avril 1932. Haardt et Citroën ont vu ses documentaires, et c’est en connaissance de cause qu’ils le font engager par la société Pathé-Natan Cinéma, coproductrice du film. Le contrat signé par Sauvage le 26 janvier 1931 doit expirer le 30 novembre 1933. Il contient la clause suivante :

Vous vous interdisez de faire aucune réclamation au sujet de toute modification de quelque nature que ce soit que la société Pathé Cinéma désirerait apporter au cours de la réalisation ou après le montage du film, de revendiquer aucun droit de propriété quel qu’il soit sur les films qui seront établis pendant la durée du contrat, ni de soulever aucune contestation au sujet de ces mêmes films.

Le contrat avec Pathé-Natan est doublé d’un contrat moral avec Haardt, garantissant à Sauvage l’exclusivité de la réalisation. Émile Natan, lui aussi, prend cet engagement verbal. Le cinéaste, très enthousiaste à l’idée de ce voyage, projette de réaliser un film exceptionnel, poétique, comme il a l’habitude d’en faire. En mars 1931, Sauvage part donc dans la plus grande confiance, après avoir été assuré à plusieurs reprises par Haardt d’être le seul et unique réalisateur de La croisière jaune. Malgré l’esprit militaire et colonial de ce grand projet, aux antipodes du sien, rêveur et humaniste, Sauvage se prépare avec joie. Il pressent que l’entente avec les chefs de la mission fera parfois défaut, mais l’aventure et la création filmique lui semblent l’enjeu le plus important. Les difficiles épreuves du voyage ne l’impressionnent pas : 11 000 kilomètres de routes, avec des cols à passer de plus de 4 000 mètres, des fleuves, des climats rigoureux, aucun ravitaillement en essence pour les quatorze autochenilles Citroën mises à la disposition des 40 explorateurs, sans compter les difficultés mécaniques et les guerres.

2.1.2 L’expédition artistique et scientifique en Asie

L’expédition doit traverser le Liban, la Syrie, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan, le Cachemire, l’Inde, le Sin-Kiang, la Mongolie, la Chine et l’Indochine française (les actuels Vietnam, Laos et Cambodge). Elle s’organise en deux groupes distincts, en raison de l’interdiction de passage de l’Union soviétique sur son territoire, le Turkestan russe. Elle est obligée d’étudier un nouvel itinéraire, plus au sud, par l’Himalaya et le Pamir. Alors que l’un des groupes, le groupe « Pamir », part du Liban vers la Chine, l’autre groupe, le groupe « Chine », comme son nom l’indique, traverse ce vaste pays et la Mongolie d’est en ouest. Les deux groupes se retrouvent au milieu du continent asiatique, à Ouroumtsi, au nord-ouest de la Chine, afin de poursuivre leur route ensemble en direction de Pékin.

Le groupe principal Pamir, conduit par Haardt et son adjoint Louis Audouin-Dubreuil, part de Beyrouth le 4 avril 1931 et traverse l’Asie en franchissant l’Himalaya avec deux autochenilles le 13 juillet de la même année. Une partie des hommes, dont Sauvage, se voit obligée de parcourir la chaîne de montagne à dos de mulet ou de cheval. Le groupe Chine, dirigé par Victor Point, part, lui, le 6 avril et passe par T’ien-Tsin en Chine du Nord pour traverser l’empire du milieu afin d’atteindre les régions de l’ouest. Les deux groupes se rencontrent à Ouroumtsi le 27 octobre. Après un mois passé dans cette ville dans l’attente d’un passeport collectif pour la mission délivré par les autorités locales, l’expédition redémarre vers le désert de Gobi pour rejoindre Pékin le 12 février 1932. De là, les explorateurs embarquent sur deux bateaux pour le sud du continent asiatique et s’arrêtent à Hongkong. Puis reprenant la mer, la mission s’oriente vers l’Indochine. Arrivant à Huê, dans la région de l’Annam (dans l’actuel Vietnam), les deux groupes à terre se divisent à nouveau. Les caravanes « Pamir » et « Chine » se recomposent différemment. Un groupe se dirige vers Hanoï au nord du Tonkin, tandis qu’une autre partie des hommes prend la route de Saigon. L’expédition repart vers l’Europe en mai 1932 par voie maritime.

Durant la totalité de la mission, les groupes Pamir et Chine sont suivis régulièrement par la presse et se veulent à la pointe de l’évolution technologique. Une équipe exceptionnelle a été choisie pour répondre aux missions précises de plusieurs ministères (les Affaires étrangères, l’Instruction publique et les Beaux-Arts, la Marine, les Postes et Télégraphes) mais aussi par des institutions prestigieuses (la Société de géographie de France, le Muséum d’histoire naturelle, l’Institut d’ethnologie et le musée Guimet). Les hommes constituant les équipes scientifiques reviendront avec des données précieuses pour leurs recherches. Joseph Hackin, archéologue, André Reymond, naturaliste du Muséum d’histoire naturelle, et Pierre Teilhard de Chardin, théologien et paléontologue, entre autres chercheurs, rédigeront à la fin de l’expédition des ouvrages actualisant les études sur l’Asie. La mission emporte des appareils cinématographiques et d’enregistrement sonore des plus perfectionnés, en vue de contribuer à l’étude du folklore asiatique et des langues d’Asie centrale dont certaines sont alors en pleine disparition.

Sauvage avec le groupe Pamir filmera la mission en compagnie de deux chefs opérateurs : Léon Morizet (ancien collaborateur de Louis Feuillade) suit Sauvage, et assure la première partie du voyage jusqu’à Ouroumtsi. Georges Specht (déjà engagé pour La croisière noire de Poirier et pour Études sur Paris de Sauvage, par ailleurs ancien directeur du Service cinématographique des Établissements Citroën) part de T’ien-Tsin avec le groupe Chine. Durant le trajet entre Ouroumtsi et Pékin, ainsi qu’entre Hongkong et l’Indochine française, Morizet, Specht et Sauvage travaillent ensemble. La prise de son est assurée par plusieurs opérateurs, dont le jeune William Sivel qui deviendra le plus fameux ingénieur du son français de sa génération. Ce dernier décrit Sauvage dans ces termes :

Le moment est venu de parler d’eux [mes camarades]. À tout seigneur tout honneur, je commencerai par André Sauvage. Il devait avoir dans les quarante ans. Très beau, avec des traits fins, c’était à la fois un artiste et un érudit […] Il paraissait avoir une susceptibilité exacerbée et un scepticisme qui ne collait pas avec mon enthousiasme juvénile, lequel, en retour, l’énervait un peu. De plus, il se méfiait, à juste titre, de mon inexpérience professionnelle. Je dois avouer, tout à son honneur, qu’il avait très sportivement accepté ma candidature. J’ai donc commencé par le respecter comme un chef, pour finir par l’admirer et l’aimer comme un frère aîné[79].

2.1.3 Le spectre de Léon Poirier durant la traversée

L’expédition se déroule normalement. Sauvage, assisté de ses opérateurs, enregistre les images qu’il souhaite. Il agence déjà sur le papier certains ensembles, des séquences pour un montage futur. Les carnets de travail qu’il tient pendant l’expédition sont constitués d’une centaine de feuilles sur lesquelles sont inscrits de manière régulière les plans qu’il filme : y apparaissent le lieu, la date précise, l’indication du moment (jour ou nuit, parfois l’heure), suivis de la taille et de la description des plans (paysage, portrait, etc.), de la lumière et de l’éventuelle prise de son, enfin sont reportées quelques indications sommaires concernant l’agencement des scènes les unes par rapport aux autres. Chaque jour, Sauvage écrit. En tant que poète, il éprouve le besoin de tout noter : les moments forts de la journée, les relations entre les hommes. Il en profite aussi pour donner son opinion sur l’expédition. Ses descriptions, de même que les courriers qu’il adresse à sa femme, révèlent son état d’esprit empreint d’une angoisse latente.

La raison de cette inquiétude se trouve dans la présence souterraine et indirecte de Poirier. Les documents à notre disposition aujourd’hui révèlent un élément essentiel : l’intervention de Poirier dès le début de l’expédition, alors que Sauvage vient tout juste de partir.

En effet, la société Citroën, une fois le contrat signé, a essayé d’imposer rapidement à Sauvage l’idée qu’un autre cinéaste puisse intervenir dans le film. Sauvage a refusé cette possibilité, car Haardt et Natan lui ont garanti la réalisation totale du documentaire, et c’est à cette condition qu’il a accepté le voyage. Il fait confiance à Haardt, qui lui a donné sa parole d’honneur et qui, durant toute la traversée de l’Asie, défend son travail. Une lettre de celui-ci à Citroën, entre autres éléments, l’atteste :

En ce qui concerne la partie cinématographique, nous avons une équipe de premier ordre. Sauvage et ses collaborateurs ont fourni un travail acharné pendant nos déplacements, se dépensant sans compter pour arriver à créer une documentation sur ces pays aussi complète que possible. Les difficultés surmontées rendent ces documents plus précieux encore et je compte sur votre amitié personnelle, dont vous avez donné plus d’un témoignage à la mission, pour veiller au développement et à la conservation de ces films. Je suis certain que vous vous rendez compte mieux que quiconque de la double nécessité de soigner le développement des films et de ne pas déflorer le film par des actualités prématurées[80].

Haardt soutient Sauvage comme il le peut. Malgré cette aide, le réalisateur doit lutter durant tout le voyage pour conserver la paternité du film. Une lettre d’Alice Sauvage à son mari témoigne de cette situation tendue, amorcée avant même le démarrage de l’expédition : « Écris à Haardt… Précise la chose pour Poirier afin qu’il n’abuse ni de ton coeur, ni de ton émotion du départ. Montre-toi ferme et souriant[81] ! »

Cinq mois plus tard, une autre lettre d’Alice Sauvage prouve que le cinéaste ne possède pas la garantie d’apposer sa griffe sur le film : « Tâche d’avoir le cran de continuer… pour être seul à signer cette croisière jaune[82]. »

2.2 L’archéologie des deux versions d’André Sauvage : une chaîne opératoire

2.2.1 Un conflit sur les matières premières

Rien n’est gagné pour Sauvage, d’autant que son seul soutien, Haardt, meurt vers la fin de l’expédition, à Hongkong, à la mi-mars 1932. Citroën est le légataire universel de Haardt, et la mission prend alors une autre tournure en changeant de nom. De « mission scientifique et artistique », elle se transforme en « mission Citroën Centre Asie ». Il ne reste plus que Pathé-Natan et le commanditaire Citroën pour gérer la fin de l’expédition.

Alors que la mission, après la mort de Haardt, est écourtée et repart de Hongkong pour la France, Sauvage demande à rester afin d’achever un long documentaire en Indochine française, chez les Moïs. Morizet, Specht et Sivel suivent le réalisateur, tandis que Victor Point et Louis Audouin-Dubreuil se dirigent avec quelques autres vers le port de Saigon. Sauvage demande par courrier à Citroën l’autorisation de rester quelques jours supplémentaires pour finir le tournage. Sa requête est rejetée. L’équipe de tournage repart donc de Saigon le 18 avril 1932 par voie maritime. Le 14 mai, le bateau atteint les rives de l’Hexagone.

Durant l’expédition, les bobines de pellicule (film et photographie) sont envoyées au fur et à mesure à Paris, chez Pathé-Natan. De là, elles passent au développement dans le but de donner des images à la presse et d’organiser quelques conférences scientifiques. Sauvage, au cours de son voyage, sait que ses prises de vues sont réussies. Citroën et Pathé-Natan sont satisfaits des épreuves de tournage.

Dès son retour en France, le cinéaste tire le reste des pellicules rapportées du voyage. Les bobines se répartissent en deux catégories distinctes : les prises de vues de Sauvage et Morizet, et celles de Specht du groupe Chine. Ces dernières, envoyées à Pathé-Natan en cours de mission — sans l’accord de Sauvage — et développées, sont presque entièrement ratées, et tout est rejeté dès la première vision. On ignore pourquoi Specht, opérateur reconnu, encore auréolé du succès de La croisière noire, a ainsi manqué ses prises.

Quatre mois plus tard, un montage provisoire est présenté à Citroën. On peut lire ceci dans le carnet de travail de Sauvage à la date du 31 août : « Citroën arrive à 3 h ¼ avec femme, fille et garçon […] Citroën dit : Pas assez de soldats à Damas. En Afghanistan, où sont nos soldats ? Il faut en mettre[83]. »

Et Sauvage de conclure par cette phrase résumant la pensée de l’industriel : « Pas assez de Citroën et trop de femmes nues. »

Citroën se situe en effet à l’opposé du cinéaste. Les vues poétiques de paysages, de visages étrangers et de rites inconnus le laissent de marbre. Il veut un film qui vante la France et les grandes nations étrangères. Son regard se porte sur les militaires (notamment les chefs de la mission), les gouvernants étrangers et, bien sûr, ses autochenilles.

Six mois plus tard, en décembre, Sauvage présente, à la demande de Citroën, son premier montage terminé, long de 3 heures 20 minutes, avec « sous-titres[84] ». Le constructeur automobile se déclare cette fois à 95 p. 100 d’accord avec la conception du long-métrage. Toutefois, Pathé-Natan s’oppose aux cartons.

Finalement, en juillet 1933, les intertitres sont remplacés par la voix off de Georges Le Fèvre, historiographe de la mission, désigné par Citroën pour rédiger avec Sauvage le commentaire. La musique, quant à elle, écrite par Maurice Jaubert, promet quelques inventions subtiles. Sauvage est aussi musicien et reconnu comme un très bon pianiste. C’est en connaisseur qu’il a fait le choix de prendre pour compositeur Jaubert, alors directeur de la musique chez Pathé-Natan, remarqué un an plus tôt pour sa composition dans L’affaire est dans le sac de Pierre Prévert. Lorsque Sauvage fait appel à Jaubert, celui-ci travaille à la partition du Zéro de conduite de Jean Vigo. Selon Sivel, lors de la projection des épreuves de tournage sonores de La croisière jaune aux studios de Joinville, Jaubert a été « enthousiasmé par les tonalités musicales[85] » qu’il entendait, notamment pour la séquence filmée au théâtre de Pékin. La partition a fait l’objet de nombreuses recherches en ethnomusicologie, aidées par les chercheurs du musée Guimet. Si l’on en croit Reymond, la totalité du travail de Sauvage sur tous les domaines présentait une « documentation inégalable sur l’Asie et la Chine, sur les hommes, sur l’état social et matériel des peuples et des villes, sur les témoignages du passé et les mouvements de l’histoire en cours[86] ».

Sauvage reste aux studios de Joinville durant les mois d’été 1933 pour remonter le film dans l’urgence, afin qu’il soit prêt pour sa présentation attendue en octobre. Il déplore le commentaire de Le Fèvre, dont les propos nationalistes le mettent hors de lui. Obligé de couper quelques-unes des séquences exposant les populations locales, il replace, à contrecoeur, les scènes des cérémonies officielles. Sa correspondance avec sa femme donne une idée de son désenchantement : « Vu tout le monde à Joinville […] Jamais mon film ne sera matériellement achevé pour octobre […] Il s’agit de flatter la France par le bruit de ses drapeaux[87]. »

Et dix jours plus tard : « Inutile de te dire que je suis effondré par cette histoire Citroën. Le Fèvre n’aura pas fini son nouveau travail, auquel je ne veux participer, et qui n’est qu’un recopiage au hasard des mots de Citroën[88]. »

Sauvage, Citroën et Pathé-Natan veulent imposer chacun leur scénario, et donc une conception différente du film. La confrontation se fait surtout entre Citroën et Émile Natan, car ils pensent avoir un droit sur le film : Citroën en tant que commanditaire et Natan à titre de producteur. Quant à Sauvage, considéré comme un simple technicien, il est censé exécuter ce que l’un ou l’autre veut. La situation, tendue, s’aggrave de jour en jour.

En novembre 1933, Natan visionne de nuit une copie de travail du film presque terminé, en compagnie de Citroën, sans la présence de Sauvage[89]. Mécontent de ce qu’il vient de voir, Citroën rachète tous les droits du film à Pathé-Natan afin de confier à Poirier la tâche d’exécuter une nouvelle version. Le 22 novembre, Sauvage est évincé. Le 25, le film est confisqué. Le 27, la pellicule se trouve entre les mains de Poirier. Curieusement, ces décisions sont prises quelques jours avant l’expiration du contrat liant Pathé-Natan et Sauvage, le 30 novembre. On ne peut s’empêcher de penser que cette situation se révèle alors avantageuse pour Citroën.

Sauvage proteste et entame des démarches auprès des instances professionnelles telles que le Syndicat des chefs cinéastes français. Citroën fait alors pression sur l’Association des auteurs de films, dont Poirier est vice-président, et commence à faire allusion à l’existence de plusieurs groupes dans la mission et, par conséquent, à la présence de plusieurs auteurs. Sauvage réaffirme chaque fois l’engagement moral de Haardt qui lui avait assuré la paternité du film. Toutefois, le chef de la mission est mort, et nul ne peut plus protéger Sauvage. Le contrat entre ce dernier et Pathé-Natan expiré, et les droits du film rachetés, Citroën devient le nouveau producteur de La croisière jaune. En mai 1934, dans son virulent article « Un film assassiné », l’écrivain René Daumal dénonce le traitement infligé à Sauvage par l’industriel et compare l’« affaire croisière jaune » à celle de ¡Que viva Mexico ! d’Eisenstein. Le texte s’achève par cette charge contre Citroën : « Aujourd’hui, l’homme-qui-a-le-plus-grand-thermomètre-du-monde[90] assassine une grande oeuvre, transforme un document unique en spectacle publicitaire et patriotique, et marche avec ses pieds de pourriture dorée sur un homme qui avait osé faire, au cinéma, un travail propre[91]. »

2.2.2 La version Poirier-Citroën : un gisement altéré

N’ayant pas suivi l’expédition, Poirier est obligé de faire appel à des membres de celle-ci pour l’aider au montage. Proche de lui, Specht accepte tout naturellement cette tâche. L’opérateur n’a cependant participé qu’au groupe Chine. Il reste donc des zones d’ombre concernant les parties enregistrées dans les pays traversés par le groupe Pamir. Poirier, visiblement ennuyé, s’adresse aux collaborateurs directs de Sauvage, comme Morizet et Sivel : tous refusent l’offre par solidarité avec l’auteur. Ainsi, Poirier travaillera davantage avec les séquences prises par le groupe Chine.

La version de Poirier recompose le matériau filmé, dans une structure globale respectant la chronologie de l’expédition. En dehors des plans larges sur les paysages, l’ensemble reste pesant, avec de longues séquences explicatives introduites par Poirier (plans, cartes, etc.) et des scènes valorisant les personnalités officielles, les militaires et les automobiles. Comme le résume le critique René Jeanne, « c’est Léon Poirier qui, avec son art et son goût habituels, a assemblé les documents de manière à en faire un drame angoissant, le récit le plus intéressant et l’hymne le plus éloquent à la gloire de l’énergie française[92] ».

Poirier supprime le commentaire off écrit par Sauvage et remanié par Le Fèvre. Dans un premier temps, Poirier remet des intertitres, pour revenir, dans un second temps, à la voix off afin de mettre en valeur cette fois l’expédition en elle-même, ses membres, les personnages officiels, les voitures, les drapeaux. Le ton patriotique et l’abandon total des commentaires poétiques d’origine révoltent Sauvage. Poirier garde en revanche un des éléments marquants de la première version : le son synchrone[93], dont Sauvage avait découvert les qualités, pour des séquences telles que les danses en Mongolie et la lettre adressée par Haardt à Citroën. Poirier commente comme il peut les séquences filmées par le groupe Pamir. Il revoit le mixage et intervient sur la musique. À la place de celle de Jaubert, il insère une musique symphonique et emphatique écrite par Claude Delvincourt et Joseph-Émile Szyfer, où le souci ethnomusicologique cède la place à un exotisme facile.

La première version de Sauvage présentait un grand nombre de documents ethnographiques qui ont été coupés par le montage de Poirier. Sauvage précise que plusieurs séries d’images ont été supprimées dans la traversée de la Perse (notamment des séries de portraits, des prises de vues des villages ou des cultures) pour en garder d’autres, comme la longue séquence de l’égorgement d’un chameau sur la place publique. Sauvage déplore aussi la disparition de plans réalisés en Afghanistan. Ainsi, Poirier n’a sélectionné que l’image du plus petit des deux gigantesques bouddhas de Bamiyan taillés à même la montagne — aujourd’hui disparus — en coupant la plupart des séquences prises dans les rochers de l’Hindu Kuch. Concernant la traversée de l’Himalaya, de larges coupes sont faites dans les scènes que Sauvage estime les plus intéressantes, et qui présentaient là encore les populations locales. Nombre d’autres exemples de ce type sont soulignés dans ses correspondances. Cependant, ce qui l’attriste le plus reste la suppression de scènes entières de rituels chez les Moïs.

2.2.3 Les plans : des vestiges matériels dégagés

Les carnets de Sauvage et les documents de ses collaborateurs, confrontés au film de Poirier, permettent de comprendre ce que Sauvage a tourné et la manière dont il voyait la mise en forme de son film. Durant la traversée de l’Asie, certains endroits inspirent Sauvage plus que d’autres. Par exemple, il tourne peu à Beyrouth, alors qu’en Syrie il filme avec Morizet les magnifiques ruines de Palmyre et le Krak des Chevaliers. Sivel témoigne du tournage de ces séquences le 7 avril 1931 :

Les autochenilles roulent dans le désert de Syrie. Deux automitrailleuses, une en tête et l’autre en queue, accompagnent le convoi pour le protéger contre une éventuelle attaque. Haardt nous conseille d’être prudents et de ne pas trop nous éloigner du reste de la troupe. Sauvage fait semblant d’obéir, mais s’en moque un peu : il est là pour faire un film, il ne veut pas rater l’occasion de filmer des images qui, espère-t-il, seront magnifiques […] Ces nuages se détachant sur un très beau ciel, cette solitude du désert, enthousiasment Sauvage et Morizet[94].

De ces longues séquences muettes, de nombreux plans ont été coupés par Poirier. La caravane automobile traverse ensuite l’Euphrate au moyen d’un bac. Cet épisode mettant en valeur les autochenilles Citroën est, en revanche, entièrement gardé par Poirier. Le convoi séjourne trois jours à Bagdad, ce qui permet de filmer à l’intérieur de la célèbre mosquée de Kamozin aux coupoles polychromes, ainsi que du château médiéval d’Omar. Les deux édifices se situant dans un quartier pauvre, Sauvage en profite pour tourner une séquence sur le cimetière des voitures où des carcasses d’automobiles inutilisables sont à moitié immergées dans les eaux du Tigre. Il s’attache aussi à filmer les rues de Bagdad et les mosquées en dehors de la ville. Il rédige de nombreux commentaires sur ces séquences. Sauvage insiste sur les visages des autochtones, notamment ceux des enfants, et il réalise des photographies témoignant de ces prises de vues. Cette série de portraits disparaît entièrement dans la version de Poirier. Quelques jours plus tard, Haardt demande à Sauvage d’aller filmer le prince héritier à l’École de guerre. Le cinéaste charge Morizet et Sivel de cette tâche qui le motive peu.

Après Bagdad, la mission se rend en Perse où le documentariste s’intéresse aux populations paysannes locales. Voici ce qu’en dit Sivel : « La scène est belle et beaucoup d’autochtones nous regardent […] Malgré les pluies diluviennes qui s’abattent sur les routes et les transforment en véritables cloaques, nous avançons. Sauvage voudrait filmer tous ces nomades pataugeant dans la boue[95]. »

Cependant, Sauvage, à son grand regret, n’a pas le temps de tout filmer, car il faut toujours avancer. Le 26 avril, il obtient de Haardt l’autorisation de tourner pour la première fois en sonore le départ de la caravane pour Kazvin. À Téhéran, les prises de vues se portent sur la mosquée Sepah Salar, mais aussi sur la cérémonie de l’immolation traditionnelle du chameau. Poirier fera le choix d’exclure en grande partie les vues de la mosquée pour valoriser le sacrifice de la bête, sans doute plus pittoresque à ses yeux.

Poursuivant leur expédition, les aventuriers arrivent le 12 mai dans une des plus grandes villes saintes de l’Islam, Meshed. Ils pénètrent ensuite en Afghanistan, où les difficiles traversées des fleuves sont enregistrées par la caméra et le micro. Ces éléments, là encore, ont disparu dans la version de Poirier. Le 6 juin, aux alentours de Kandahar, Sauvage, fasciné, filme les danseurs frénétiques de la région, accompagnés par le rythme des tambours. Il s’en donne à coeur joie et réalise des prises de vues en accéléré, accentuant ainsi le spectacle étonnant des danseurs soufis. Cette séquence de transe est étonnamment conservée par Poirier.

Six mois plus tard, le 29 novembre, Sauvage explore avec sa caméra les grottes de Bézéklik avec le directeur de la délégation archéologique française, Joseph Hackin, Teilhard de Chardin et Sivel. Il filme les scientifiques, notamment Teilhard de Chardin, en train de prospecter les lieux. Ces prises de vues disparaissent totalement dans la version définitive. Bien d’autres exemples analogues pourraient être encore cités.

2.2.4 Dans la brousse annamite : les éclats conservés et en place

Dans la brousse annamite reste l’unique bande qui n’a pas été totalement mutilée par le remontage de Poirier. Elle est le témoin de la beauté du film initial de Sauvage. Ce passage en Indochine est à l’origine monté par celui-ci dans la dernière partie de la première version de La croisière jaune. Cet extrait est coupé dans le montage de Poirier qui ne conserve que quelques-unes des séquences (cinq minutes environ). En revanche, Poirier reprend le reste de la partie composée par Sauvage pour former un court-métrage autonome sur les Moïs, long d’une vingtaine de minutes. Le remontage de Poirier reprend ce petit chef-d’oeuvre à son compte : selon Sauvage, il gomme le son et les commentaires poétiques, mais ne touche pas à son montage image.

Le tournage se fait en l’espace de deux mois. Sauvage n’a pas le loisir de s’attarder longtemps en Indochine, devant repartir rapidement en France. Détaché du gros de la mission repartie vers l’Europe, il est enfin libre de ses mouvements. La découverte de cette culture l’enchante. Avec Morizet, il filme la vie quotidienne des Moïs en muet, avec la petite caméra Eyemo, tandis que Sivel enregistre les chants. À chaque départ du courrier de Saigon, Sauvage assure l’envoi de textes portant sur l’évolution de ses vues, qu’il accompagne de commentaires. Certains de ces articles ont été publiés dans des revues diverses. Des indications précises sur le montage et le rythme visuel confirment tout le soin porté par l’artiste qui respecte au plus près les images impressionnées. À vrai dire, Sauvage est ébloui par la population moïs qui représente, pour lui, les habitants d’une sorte de paradis perdu. Dans la brousse annamite rend compte des impressions du cinéaste. De nombreux plans présentent des portraits éclairés par une lumière exceptionnelle : le spectateur sent la douceur et la délicatesse de Sauvage qui filme les Moïs avec la plus grande discrétion. Certaines contre-plongées élèvent les hommes filmés au rang de sculptures vivantes ou de divinités. Le travail plastique témoigne de la beauté et de la grâce des autochtones, les femmes-fleurs s’amusant dans l’eau ou participant à la « danse des seins », les hommes pêchant et les enfants jouant : en dehors des prises de vues, le montage reste la vraie force du film. Il fonctionne d’après des associations d’idées, idées qui sont toujours poétiques. Il s’appuie avant tout sur les motifs qui ont été filmés, à savoir une majorité de visages. Les relations entre images chez Sauvage ne sont pas fortuites, et c’est souvent de manière assez fine qu’elles sont agencées et amenées par les séquences. C’est cette structure poétique que la version de Poirier de La croisière jaune n’a pas pu rendre. Pour quelles raisons ? Tout simplement parce que de nombreux plans longs traduisant la pensée contemplative de Sauvage, qui faisaient ressentir au spectateur l’âme des êtres à travers la force des regards, ont été tronqués pour donner un rythme plus soutenu au film.

Dans tous ses films, Sauvage s’attache aux petits riens, aux gestes simples, presque insignifiants. Ces éléments seront largement élagués de La croisière jaune pour leur préférer des plans plus impressionnants, comme dans La croisière noire où Poirier donne une vision pittoresque et folklorique des populations en présentant des images racoleuses (scènes violentes, gros plans de personnes présentant des déformations, etc.). Ainsi, pour s’en tenir au traitement des Moïs, Poirier fait disparaître du film de Sauvage les danses rituelles ainsi que la plupart des plans présentant la pêche des hommes, tandis qu’il garde ceux du bain où l’on voit les jeunes femmes moïs dénudées.

2.2.5 Une faille érodée

Poirier avoue en 1968 qu’il n’a jamais été le réalisateur de La croisière jaune : « [S]i j’avais réalisé le film de La croisière Jaune, je serais aujourd’hui, pour le moins, officier de la Légion d’Honneur[96] ! »

Sauvage n’a bien évidemment jamais reçu cette distinction. Bien qu’il ait passé deux années et demie de sa vie à réaliser le documentaire de la mission, il n’a aucunement eu l’honneur de porter de son vivant le titre d’auteur de La croisière jaune. Broyé par Citroën et écarté par la profession, il finira ses jours comme agriculteur, très loin du cinéma.

La « version réalisateur » a bien existé pour ce film. Cela étant, peut être posée légitimement la question de savoir si le montage de Sauvage s’avérait meilleur que celui de Poirier. Du point de vue anthropologique et artistique, il l’était certainement. L’apport d’un grand nombre de documents inédits sur les modes de vie et les rituels faisait de la version de Sauvage un film ethnographique avant l’heure. En dehors de ces informations et des témoignages, il suffit de s’appuyer sur son travail antérieur, notamment Portrait de la Grèce, pour en être assuré. La version de Sauvage était truffée de vues poétiques qui proposaient une recherche esthétique complexe. De son côté, le film de Poirier semble trop souvent fait de morceaux assemblés à la va-vite, sans cohérence claire, avec des éléments dont on sent qu’ils ont été tronqués, et surtout mal compris. Du point de vue économique, en revanche, la version de Poirier, plus courte, avec ces films annexes tels que Dans la brousse annamite, a permis une exploitation plus importante de La croisière jaune. Quant au point de vue politique, Poirier s’est accordé parfaitement avec les tendances colonialistes du moment, et avec la commande de Citroën.

Il n’est pas impossible que la version d’origine de La croisière jaune soit un jour retrouvée dans les fonds oubliés d’une archive ou d’une cinémathèque. Cependant, en attendant cette hypothétique découverte, il faudra encore passer par la version de Poirier et ses scories pour entrapercevoir les vestiges du chef-d’oeuvre de Sauvage.