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Paris, mai 1968 : sur les murs de la capitale des centaines d’inscriptions, parmi lesquelles « sous les pavés, la plage » ou « il est interdit d’interdire », fleurissent. Ces slogans, messages d’anonymes, de grévistes ou d’étudiants, symbolisent les revendications d’alors. Rome, mai 2016 : l’exposition « Guerre, capitalisme et liberté » composée de diverses oeuvres, issues de collections privées, de Bansky, street artiste mondialement connu, dont les pochoirs atteignent des milliers de dollars dans les ventes aux enchères new-yorkaises, ouvre ses portes à la fondation Terzo Pilastro. Séparés par 50 années, les contextes d’« exposition » des messages de mai 68 et des pochoirs de Bansky semblent en complète opposition. En outre, alors que les messages de mai 1968 peuvent être qualifiés de « graffiti », les pochoirs de Bansky, quant à eux, sont qualifiés de street art. Pourtant, les techniques utilisées, à savoir pochoirs et peinture, ainsi que leur contenu contestataire les rapprochent.

Il est donc nécessaire de s’interroger sur ces dénominations et de les mettre en rapport avec la notion de tag, graffiti et tag étant souvent assimilés, voire confondus. Les matériaux utilisés mais surtout leur objet sont en réalité les critères de distinction des tags et des graffitis. En effet, au sens strict, le tag est une simple signature réalisée au feutre ou à la peinture dont la graphie est travaillée, élaborée. Historiquement lié aux gangs américains, le tag permettait à ces derniers de marquer leur territoire. Le graffiti, de son côté, est un texte, et non une simple signature, ou une image, réalisé uniquement à la peinture. Le « graff », sous sa forme actuelle, que l’on peut considérer comme un descendant des peintures de la grotte de Lascaux et des messages de mai 1968, est apparu durant les années 70, après la mise sur le marché des bombes de peinture, dans le métro de New York. À l’origine, il était également pratiqué par des gangs. Les tags et les graffitis se sont peu à peu répandus en Europe à partir des années 80 en parallèle du mouvement hip-hop. La notion de street art permet, aujourd’hui, de désigner aussi bien des textes que des images réalisés à la peinture mais aussi au moyen d’autres techniques, allant de l’affichage à la mosaïque, en passant par le pochoir[1]. Si street art, tag et graffiti sont parfois distingués, il semble possible, au regard de leurs objets et des techniques utilisées, de considérer que les tags et les graffitis sont des formes de street art. Comme le montrent les exemples précités ou encore la multiplication de ses manifestations sur les murs du Caire depuis le Printemps arabe[2] ou sur les murs français à la suite de l’attentat au siège de Charlie Hebdo[3], cette forme d’expression est rarement neutre sur le plan social, même si parfois le seul but paraît être esthétique ou poétique[4].

Le street art est, dès lors, indissociable de la liberté d’expression protégée, notamment, par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme[5] et l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (DDHC)[6] : « l’étude de la liberté d’expression revêt […] l’ampleur de celle du vecteur privilégié des droits de l’homme, du droit suprême de refuser de se taire, à peine de se résoudre à n’être plus un homme digne de ce nom[7] ». Toutefois, tant la Convention européenne des droits de l’homme que la DDHC le soulignent, la liberté d’expression ne saurait constituer un abus. Elle ne peut être prétexte à porter atteinte à l’ordre public, au sens de tranquillité et de sécurité publiques[8], et aux droits des tiers. Elle peut, à ce titre, être limitée, encadrée, par les États, dès lors que cela apparaît nécessaire dans une société démocratique[9]. Or, de la liberté d’expression découle la liberté de création artistique, comme l’illustre l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques conclu le 16 décembre 1966[10]. Jusqu’alors, en droit français, la liberté de création artistique n’était reconnue expressément qu’au niveau international[11]. Désormais, la Loi no 2016-925 du 7 juill. 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine reconnaît expressément en son article premier la liberté de création artistique, tout en soulignant en son article 2 le lien existant entre cette liberté et la liberté d’expression[12]. L’exposé des motifs de cette loi précise que « [l]a formalisation juridique de cette reconnaissance répond à l’exigence de prise en compte de la création artistique comme liberté fondamentale reconnue par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[13] ». La liberté de création, comme la liberté d’expression, est vecteur de relations sociales. Elle est également indispensable à une véritable démocratie. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme a souligné, à l’occasion de l’affaire Muller c. Suisse, que « [c]eux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une oeuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique[14] ». De même, la jurisprudence administrative française retient que « la liberté de création et d’expression artistiques contribue à l’échange d’idées et d’opinions indispensables à une société démocratique[15] ». Les différents exemples de street art que nous avons mentionnés plus haut en sont une illustration. Toutefois, les juridictions administratives soulignent aussitôt que, « dès lors qu’il expose son oeuvre dans l’espace public, [ce qui est nécessairement le cas du street artiste] la liberté d’expression de l’artiste doit se concilier avec le respect des autres libertés fondamentales s’appliquant dans cet espace, en particulier celle protégeant chaque individu contre les atteintes à la dignité humaine », composante de l’ordre public[16]. Au-delà de la tranquillité et de la sécurité publiques, ce dernier peut, en effet, être défini « comme l’expression des valeurs considérées comme indispensables au développement harmonieux de la communauté au niveau de laquelle (au nom de laquelle) il est invoqué[17] ». Les relations sociales, par l’intermédiaire des règles de droit, constituent ainsi un curseur de la liberté de créer : une certaine conception morale ou sociale influencera nécessairement cette liberté de créer en laissant une marge de manoeuvre plus ou moins grande aux auteurs.

Or, aujourd’hui, les manifestations de street art sont de plus en plus assimilées par les autorités publiques et le monde de l’art à de véritables oeuvres artistiques. Ainsi, de nombreuses mairies, telles que la mairie de Paris, accordent des subventions à des associations favorisant le street art. À Lyon ou à Paris, des sites Web proposent des cartes de promenades urbaines permettant de découvrir les meilleurs graffitis. Certaines villes effectuent même des commandes publiques pour « habiller » certains bâtiments ou murs publics. Le street art devient alors un véritable élément de politique culturelle[18]. Le street art fait également son entrée depuis quelques années dans les musées. Pensons notamment au Lasco Project du Palais de Tokyo à Paris depuis 2012. Certaines manifestations artistiques sont partiellement, voire entièrement, consacrées au street art. Par exemple, en 2015 s’est déroulé le 3e festival Graff-ik’Art à Villeurbanne. Celui-ci bénéficie de subventions de la Région Rhône-Alpes. En outre, le Salon international d’art contemporain qui se tiendra à Lyon en 2017 comprendra un espace réservé à l’art urbain où auront lieu performances et expositions. « La marche de l’art urbain [le street art] vers une reconnaissance officielle globale est lancée […] L’art urbain [le street art] s’est bel et bien imposé comme un des enjeux de société majeurs du xxie siècle[19]. »

Pour autant, le regard social est loin d’être dénué d’ambiguïté. L’histoire des tags et des graffitis que nous avons mentionnée précédemment souligne l’intensité criminogène de ceux-ci dans l’imaginaire collectif. Ainsi, une enquête relative à la lutte contre les tags réalisée par le Conseil de quartier de la Croix-Rousse de Lyon en 2007 emploie pour désigner les tags et les graffitis les expressions suivantes : une « pollution visuelle », un « sentiment d’insécurité », une « culture d’exclus et d’exclusion » ou encore un « phénomène de gang très organisé avec des réseaux structurés, des sites internet qui font l’apologie de leurs méfaits[20] ». De même, le rapport de 2013 de l’Observatoire national de la délinquance dans les transports souligne que les tags et les graffitis participent du sentiment d’insécurité selon une enquête réalisée auprès des voyageurs en 2008 et en 2010[21].

Ainsi, entre réprobation et bienveillance, les réactions de la société devant ces manifestations de la liberté de créer restent ambivalentes. À l’image de la société dont il émane, le droit porte dès lors un regard à la fois réprobateur et bienveillant sur le street art. La liberté dont il est une illustration se révèle en conséquence strictement encadrée (partie 1). Toutefois, cette ambivalence conduit à s’interroger sur une éventuelle mise en place d’un statut juridique sui generis (partie 2).

1 Le street art : une liberté encadrée

Manifestation de la liberté de création, le contenu même du message délivré par les diverses formes de street art doit, dans une société démocratique, être contrôlé (1.1). Au-delà de leur contenu, ces créations, par leur technique même, constituent en soi des atteintes aux biens et sont, à ce titre, sanctionnées (1.2).

1.1 Un message contrôlé

En raison de l’atteinte aux droits des tiers que peuvent provoquer les messages véhiculés par les graffitis et les autres formes de street art, la liberté de création peut être limitée par les autorités étatiques dès lors qu’une série de conditions sont réunies (1.1.1). Cela conduit, dans l’exemple qui nous intéresse, à la recherche délicate d’un équilibre entre liberté de création et droits des tiers (1.1.2).

1.1.1 Les limites possibles à la liberté de création

Les rédacteurs de la DDHC, après des débats virulents[22], ont admis que la liberté d’expression ne pouvait être absolue. Ainsi, l’article 11 de la DDHC affirme ceci : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi[23]. » Un mécanisme de responsabilité, civile ou pénale, ou les deux à la fois, est ainsi prévu par la DDHC en cas d’abus. Conformément au principe de légalité du droit pénal, seule la loi, alors entendue au sens strict, peut prévoir les hypothèses de responsabilité. De même, en vertu du deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, la liberté d’expression peut être limitée, encadrée, par les autorités internes dès lors que cette atteinte est prévue par la loi et est nécessaire dans une société démocratique. La notion de loi renvoie en l’occurrence plus à l’idée de prévisibilité de la limite posée à la liberté qu’à un critère organique. En effet, la notion de loi doit être entendue, selon la Convention européenne des droits de l’homme et la Cour européenne des droits de l’homme, comme désignant la loi au sens matériel[24]. D’après elles, ce terme désigne non seulement la loi votée par le Parlement, mais aussi les actes réglementaires pris en application d’une loi ou de manière autonome. De plus, la Cour européenne des droits de l’homme assimile à la loi au sens matériel la jurisprudence qui l’interprète ou la complète en cas de vide législatif[25]. L’essentiel pour cette cour est que la mesure portant atteinte à une liberté fondamentale ait une « base en droit interne, écrite ou non écrite, et accessible[26] ».

Par ailleurs, la limite portée à une liberté fondamentale doit, au regard de la Convention européenne des droits de l’homme, être légitime, c’est-à-dire correspondre à l’un des buts énumérés. Pour ce qui nous intéresse, les deux buts légitimes des limites portées à la liberté d’expression sont la protection de l’ordre de même que celle de la réputation et des droits d’autrui. À ce titre, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît un pouvoir d’appréciation en la matière aux autorités nationales. Ainsi, elle estime que « les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la présence […] de dérogations nécessaires pour […] conjurer[27] » le danger public menaçant la vie de la Nation. Toutefois, elle affirme aussitôt qu’il ne s’agit que d’une marge. À l’origine, la marge nationale d’appréciation était surtout reconnue dans les cas d’application de l’article 15[28]. Cependant, elle a été étendue graduellement aux mesures limitant les droits et libertés reconnus par les articles 8 à 11 et, par conséquent, aux limites de la liberté d’expression et de la liberté de création. S’il est possible de considérer que la marge nationale d’appréciation a pour fondement la subsidiarité du contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme[29], elle constitue également une reconnaissance du pluralisme, des spécificités et de la souveraineté des différents États membres du Conseil. La marge d’appréciation assure une certaine souplesse dans l’application de la Convention en permettant aux États d’adopter des mesures limitant la liberté d’expression répondant à leurs particularités. L’appréciation de la légitimité substantielle d’une atteinte à la liberté d’expression, du fait de la conciliation des valeurs fondamentales qu’elle implique, est, en effet, nécessairement factuelle. La légitimité substantielle suppose que la gravité des dangers existant pour l’ordre public ou pour la réputation et les droits des tiers soit mise en balance avec la gravité de l’atteinte à la liberté fondamentale en question[30]. Une proportionnalité entre le but visé et les moyens employés doit être présente. Les autorités internes, puis, en cas de contrôle, la Cour européenne, doivent assurer

un équilibre entre l’évolution des moeurs et les facteurs criminogènes de dégradation de celles-ci, porteurs, à terme, d’une destruction des valeurs affirmées par la Convention [et par les normes internes] […] La condition première de [la] survie [des sociétés démocratiques] réside dans l’équilibre des droits. Elles doivent, à ce titre, à chaque instant veiller à ne pas succomber davantage aux sirènes […] d’un dogmatisme conformiste rétrograde. Un monde sans repère est un monde vulnérable et capable du pire de crainte de se l’avouer[31].

Or, la liberté d’expression peut être un tel « facteur criminogène de dégradation des valeurs ». Le contenu même des « messages » transmis par le street art doit donc être encadré par le législateur et contrôlé par le juge.

Lors des travaux parlementaires, la loi no 2016-925 du 7 juillet 2016 prévoyait en son article premier bis que « la liberté de création artistique est encadrée par les lois régissant la liberté d’expression et la protection du droit d’auteur ». La rédaction de cet article sera quelque peu modifiée à l’issue des débats. En effet, l’article 2, tel qu’il a été adopté, dispose en son premier paragraphe que « [l]a diffusion de la création artistique est libre. Elle s’exerce dans le respect des principes encadrant la liberté d’expression et conformément à la première partie du code de la propriété intellectuelle[32]. » Ce n’est donc plus la liberté de création elle-même qui est encadrée, mais la diffusion de la création artistique. L’Assemblée nationale avait considéré au départ que la liberté de création incluait la liberté de diffusion. Toutefois, la Commission mixte paritaire, prenant pour exemple l’affaire Dieudonné ou le film Orange mécanique, a souhaité distinguer les deux afin de mettre en exergue la sanction des abus de la seule diffusion[33]. En outre, par la substitution du terme « principes » à celui de « loi », le législateur englobe l’ensemble des sources possibles de limites de la libre diffusion de la création artistique. Les limites portées à la liberté d’expression sont, par conséquent, étendues à la liberté de diffusion de la création artistique. Les conditions des limites portées à ces deux libertés doivent dès lors être similaires. Certes, seule la diffusion de la création artistique est visée. Aucune limite n’est imposée expressément à la liberté de création en soi. Cependant, par son caractère nécessairement public une création de street art est systématiquement diffusée. Ainsi, s’agissant de ce mouvement du street art un équilibre doit être trouvé entre liberté de création et valeurs sociales ou droits d’autrui.

1.1.2 La recherche d’un équilibre entre liberté de création et droits des tiers

Au regard de l’article 11 de la DDHC et de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, tout abus dans le contenu du message véhiculé par le street art doit être sanctionné. Les juges, saisis par des tiers s’estimant victimes d’un tel abus, seront ainsi amenés à contrôler ce contenu. Au-delà d’une éventuelle responsabilité civile pour faute personnelle au sens des articles 1240 et 1241 du Code civil[34] en cas de préjudice, la responsabilité pénale de l’auteur du message peut être engagée sur divers fondements.

Ces messages peuvent ainsi avoir un contenu injurieux voire diffamatoire ou encore xénophobe ou pornographique. Réalisés sur le lieu de travail[35] ou dans un local de l’entreprise mis à disposition des salariés[36], ils peuvent justifier un licenciement pour cause réelle et sérieuse. Réalisés dans un lieu public, de tels messages ont longtemps constitué le délit d’outrage aux bonnes moeurs, la publication par voie de presse d’une photographie de ces graffitis et manifestations de street art constituant une nouvelle infraction imputable au directeur de la publication[37]. Certes, cette qualification d’outrage aux bonnes moeurs a été abrogée lors de l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal le 1er mars 1994. Toutefois, l’article 227-24 du Code pénal dispose depuis lors ceci :

Le fait soit de fabriquer, […] de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine […], soit de faire commerce d’un tel message, est puni de 3 ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur[38].

Le deuxième alinéa du même article ajoute que, « [l]orsque les infractions prévues au présent article sont soumises [commises] par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle ou de la communication au public en ligne, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables[39] ». Bien entendu, le champ d’application de cette infraction est réduit puisque le message doit être susceptible d’être vu ou perçu d’un mineur. Toutefois, du fait du caractère par nature public du street art, les messages qui nous intéressent sont par essence susceptibles d’être vus d’un mineur. Une certaine moralité vient ainsi primer la liberté d’expression et la liberté de création artistique.

En outre, le cinquième alinéa de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 dispose ce qui suit :

Seront punis des peines prévues à l’alinéa précédent [à savoir cinq ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende] ceux qui, par [les] moyens [énumérés par l’article 23], auront provoqué à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap ou auront provoqué, à l’égard des mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal[40].

Or, l’énumération de l’article 23 est suffisamment large pour englober diverses manifestations de street art, notamment les graffitis[41].

Au-delà de ces atteintes éventuelles à une certaine morale sociale, le street art constitue nécessairement et originellement une atteinte directe aux biens, et ce, par les techniques mises en oeuvre.

1.2 Une technique sanctionnée

La réalisation de tags, de graffitis et d’autres formes de street art constitue également une atteinte directe aux biens et une « atteinte indirecte et médiate » au droit de propriété en ce qu’elle suppose l’apposition notamment de feutre, de peinture ou de colle sur un bien qui n’est pas destiné à un tel usage[42]. Elle est ainsi source tant de sanctions civiles (1.2.1) que de sanctions pénales (1.2.2).

1.2.1 Une source de sanctions civiles

La réalisation de tags, de graffitis et d’autres formes de street art sur le bien d’autrui est en soi sanctionnée, indépendamment de son contenu, en raison de l’atteinte ainsi causée au bien utilisé comme support. À ce titre, la réalisation de tags et de graffitis par un locataire, ou par des tiers dont ce locataire est le garant, peut constituer un motif de résiliation du bail qu’il soit professionnel ou d’habitation et que ces « créations » aient lieu dans le local loué ou dans les parties communes. En effet, les juridictions les qualifient régulièrement d’occupation contraire à celle d’un bon père de famille[43] ou de la personne raisonnable.

De plus, cette réalisation constitue une faute au sens de l’article 1240 du Code civil[44]. La responsabilité civile délictuelle de son auteur peut alors être engagée, dans la mesure où aucun lien contractuel portant sur l’usage du bien n’unit l’auteur et le propriétaire du bien. Le préjudice devant être réparé correspond, au regard de la jurisprudence, aux dépenses de remise en état du bien, à savoir le coût de l’effacement et de la réfection de la peinture lorsque l’effacement laisse des traces[45]. En revanche, ce coût ne peut être mis à la charge des locataires par une copropriété dont les façades ont été taguées. La Cour de cassation considère en effet que, même en cas de répétition, ces dépenses « ne [peuvent] être assimilées à des travaux d’entretien courant ni être classées dans les dépenses relatives aux fournitures consommables[46] ». Il faut noter qu’en France il n’existe pas expressément d’obligation légale de procéder à l’enlèvement des tags et des graffitis mise à la charge des propriétaires d’immeubles. Cependant, certains arrêtés municipaux imposent une telle obligation en application de l’article L132-1 du Code de la construction et de l’habitation selon lequel « [l]es façades des immeubles doivent être constamment tenues en bon état de propreté. Les travaux nécessaires doivent être effectués au moins une fois tous les dix ans, sur l’injonction qui est faite au propriétaire par l’autorité municipale[47]. » Certaines municipalités, telles que Paris, ont mis à la disposition des propriétaires d’immeubles privés un service de nettoyage gratuit des tags et des graffitis. D’autres villes, par exemple Lyon, n’imposent pas une obligation de nettoyage, mais proposent aux habitants un contrat de « façades nettes » permettant au propriétaire d’un immeuble ou d’une maison individuelle, à une copropriété ou à un commerçant de bénéficier, sur simple appel téléphonique ou par l’envoi d’un courriel, de l’intervention, de manière illimitée, d’une entreprise spécialisée, mandatée par la Ville, moyennant un abonnement annuel d’un montant forfaitaire.

1.2.2 Une source de sanctions pénales

Bien plus, l’article 322-1 du Code pénal français réprime en son premier alinéa la dégradation et la destruction du bien d’autrui. Toutefois, cette répression est écartée lorsque le dommage n’est que léger. En présence d’un tel dommage, seul « [l]e fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain[48] » entraîne une répression délictuelle en vertu du deuxième alinéa de l’article 322-1 du Code pénal. Ces dispositions sont complétées par l’article R635-1 du même code selon lequel « [l]a destruction, la dégradation ou la détérioration volontaires d’un bien appartenant à autrui dont il n’est résulté qu’un dommage léger est punie d’une amende prévue pour les contraventions de la 5e classe[49] ». Ainsi, la réalisation des diverses formes de street art constitue une circonstance aggravante de la destruction et de la dégradation de biens causant un dommage léger, ce qui provoque une correctionnalisation de l’infraction. Cette correctionnalisation a été mise en place lors de l’entrée en vigueur du Code pénal le 1er mars 1994. Cependant, une interprétation littérale du deuxième alinéa de l’article 322-1 semble conduire à distinguer les cas selon la technique mise en oeuvre. En effet, le terme « tracer » du deuxième alinéa de l’article 322-1 renvoie à l’idée d’écriture mais il ne paraît faire aucune distinction selon le procédé, le matériel ou le support utilisés. À ce titre, la jurisprudence a retenu ce deuxième alinéa pour sanctionner des inscriptions réalisées à la peinture sur des wagons[50], sur un monument[51] ou sur les murs d’une faculté[52]. En revanche, il semblerait qu’une partie du street art sorte du domaine d’application du deuxième alinéa de l’article 322-1 : le terme « tracer » suppose effectivement une inscription. Dès lors, le simple usage d’une affiche ou d’une mosaïque ne constituerait qu’une contravention en cas de dommage léger.

La gravité ou la légèreté du dommage s’avère par conséquent le critère principal de distinction entre les différents fondements mentionnés. Un tag, un graffiti ou une autre forme de street art réalisé avec une peinture indélébile ne pouvant être enlevée sans détériorer le support correspond à un délit puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende en vertu du premier alinéa de l’article 322-1 du Code pénal[53]. En revanche, l’utilisation de techniques et de matériaux ne portant pas atteinte à la substance du support matériel du graffiti n’expose l’auteur qu’à une amende de 3 750 euros et, depuis la loi du 9 septembre 2002[54], à une peine de travail d’intérêt général. La Cour de cassation considère que la gravité ou la légèreté du dommage est une question de fait relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond[55]. Ces derniers prennent en considération, outre les techniques nécessaires à l’enlèvement, le coût de la restauration du support[56]. Si, par principe, la plupart des formes de street art relèvent du champ d’application du deuxième alinéa de l’article 322-1 du Code pénal français, les matériaux utilisés peuvent ainsi faire « basculer » la répression sur le fondement du premier alinéa et aggraver la répression.

Si, au regard du dommage constaté, l’application du deuxième alinéa de l’article 322-1 est envisagée, le second élément déterminant est l’autorisation ou non du propriétaire du bien support de la réalisation de street art. L’autorisation du propriétaire exclut en l’hypothèse toute incrimination correctionnelle, seule la contravention de l’article R635-1 étant susceptible d’être retenue. Nous sommes ici en présence d’une exception en droit pénal. En principe, le consentement de la victime est indifférent en la matière, le droit pénal protégeant l’intérêt général, et non l’intérêt particulier de l’éventuelle victime matérielle de l’infraction. Or, en l’espèce, l’autorisation du propriétaire du support matériel exclura l’existence même de l’infraction délictuelle et conduira à une répression moindre. Cela peut s’expliquer par le droit de disposer de son bien que la société reconnaît au propriétaire et par le caractère absolu du droit de propriété rappelé par l’article 544 du Code civil. Cependant, le consentement de la victime doit ici remplir un certain nombre de conditions. Il doit ainsi, bien entendu, être antérieur à la réalisation de l’infraction ou concomitant de celle-ci. En outre, ce consentement doit être libre et émaner d’une personne bénéficiant du pouvoir et de la capacité de consentir à cet acte. Cette limite à la sanction du street art lorsque le dommage en résultant n’est que léger conduit à s’interroger sur un éventuel rapprochement de cette incrimination et des délits dits privés.

La notion de délit privé remonte au droit romain. Étaient alors distingués les délits publics et les délits privés. Alors que les premiers portaient atteinte à toute la collectivité et relevaient de la compétence de l’autorité publique, les seconds nuisaient à des intérêts purement privés. Cette distinction a subsisté à Rome jusqu’au Bas-Empire malgré une uniformisation et la « reclassification » progressives des délits privés en délits publics. Si, à l’origine, ces derniers ne comprenaient que l’homicide, le parricide, les crimes contre l’État, l’adultère, la violence et le faux, au fil des lois, le vol et l’injure, traditionnellement considérés comme des délits privés, sont devenus des délits publics en cas de circonstances aggravantes. Cette distinction était importante puisqu’elle commandait tant la procédure que les peines applicables. Celles-ci, dans le cas des délits privés, étaient, en effet, orientées vers l’intérêt de la victime. Ainsi, pour le vol, la victime disposait de trois actions à l’époque classique. La première tendait à la récupération de la chose volée ; la deuxième, au paiement d’une indemnité lorsque le bien volé était une chose de genre ; et la troisième, à une réparation allant du double au quadruple de la valeur de l’objet volé. En revanche, les peines des délits publics avaient un but répressif et comprenaient en particulier des peines corporelles. Aujourd’hui, quelques délits privés subsistent. Il s’agit principalement des délits et des contraventions prévus par la loi du 29 juillet 1881 sur la presse sanctionnant des atteintes à la vie privée[57]. Pour ces délits, aucune poursuite ne peut avoir lieu sans plainte de la victime. En outre, si la plainte est retirée, l’action publique prend fin. S’agissant d’intérêts purement privés, le ministère public ne saurait agir sans l’accord de la victime. Certes, pour ce qui nous intéresse, la plainte de la victime et son maintien n’ont aucune influence sur l’action publique. Toutefois, l’accord de la victime neutralisant l’existence même de l’infraction, il est possible de considérer qu’en l’occurrence le législateur fait prévaloir le caractère absolu du droit de propriété sur la protection de l’intérêt général. L’infraction semble trop peu grave dans l’esprit du législateur pour justifier une sanction correctionnelle indépendamment de l’accord de la victime. La même idée paraît se trouver aux articles 2-6, 2-8 et 2-20 du Code de procédure pénale. Ces dispositions autorisent les associations déclarées depuis au moins cinq ans à la date des faits ayant respectivement pour objet la lutte contre les discriminations fondées sur le sexe, sur les moeurs ou encore sur l’orientation ou l’identité sexuelle, la défense ou l’assistance des personnes malades, handicapées ou âgées et la défense des intérêts moraux et matériels des locataires, propriétaires et bailleurs d’immeubles collectifs à usage d’habitation, à exercer les droits reconnus à la partie civile en cas de poursuite sur le fondement, notamment, des articles 322-1 et suivants du Code pénal. Toutefois, ces associations ne peuvent pas agir sans l’accord de la victime. Ainsi, « [l]a défense de l’intérêt collectif visé dans l’objet social de l’association passe après la défense de l’intérêt de la victime individuelle, qui doit apprécier l’opportunité de l’action civile[58] ».

Cette dérogation aux principes de droit commun liée à la faible gravité de l’infraction, malgré sa qualification délictuelle, existe également dans le cas de la procédure de jugement et des peines prévues par le législateur. En vertu de l’article 398-1 du Code de procédure pénale, les délits prévus par les articles 322-1 à 322-4 du Code pénal sont jugés par le tribunal correctionnel en formation réduite d’un seul magistrat. De plus, si la réalisation d’une forme de street art constitue une cause de correctionnalisation de la dégradation d’un bien ayant entraîné un dommage léger, il a été noté que ce délit n’est puni que d’une peine d’amende de 3 750 euros et d’un travail d’intérêt général. Or, un tel quantum de l’amende est à souligner : c’est le montant le plus faible prévu par le Code pénal en matière délictuelle. En outre, la peine de travail d’intérêt général s’avère particulière. Introduite en droit français par la loi no 83-466 du 10 juin 1983, elle consiste, pour le condamné, à accomplir un travail non rémunéré utile pour la collectivité[59]. Il peut ainsi s’agir de travaux d’effacement de tags, de graffitis et d’autres formes de street art. Selon le Guide méthodologique du travail d’intérêt général, celui-ci « s’inscrit dans un quadruple mouvement : sanctionner le condamné en lui faisant effectuer une activité au profit de la société, dans une démarche réparatrice ; éviter l’effet désocialisant de l’incarcération ; favoriser l’insertion sociale notamment des plus jeunes par son caractère formateur […] ; impliquer la société civile, partenaire associé directement à l’exécution de la peine[60] ».

Le travail d’intérêt général peut être prononcé à titre principal ou complémentaire. Lorsqu’il l’est à titre principal, il consiste théoriquement en une peine alternative à une peine d’emprisonnement. Or, pour l’infraction qui nous intéresse, il faut noter que le législateur n’a prévu aucune peine d’emprisonnement. Le travail d’intérêt général n’est donc pas en l’occurrence une peine alternative. Cela souligne une nouvelle fois les spécificités de la sanction du street art en cas de dommage léger. La peine, du fait de sa faible gravité, semble principalement orientée vers la réinsertion de l’auteur des faits. Une telle volonté de réinsertion se trouve d’ailleurs à l’origine des murs d’expression libre apparus dans le xxe arrondissement de Paris à partir de 2009[61] et aujourd’hui présents également à Rennes, à Toulouse et à Strasbourg.

Cependant, le travail d’intérêt général ne peut, selon le guide méthodologique cité précédemment, être prononcé que par décision contradictoire. Il ne peut donc être utilisé en cas de procédure simplifiée puisque cette dernière est une procédure écrite et non contradictoire[62]. Or, l’article 495 du Code de procédure pénale permet au procureur de la République de recourir à la procédure simplifiée pour les délits des articles 322-1 et 322-2 alinéas 1 et 2, lorsqu’il

résulte de l’enquête de police judiciaire que les faits reprochés au prévenu sont simples et établis, que les renseignements concernant la personnalité, les charges et les ressources de celui-ci sont suffisants pour permettre la détermination de la peine, qu’il n’apparaît pas nécessaire, compte tenu de la faible gravité des faits, de prononcer une peine d’emprisonnement ou une peine d’amende d’un montant supérieur à celui fixé par l’article 495-1 et que le recours à cette procédure n’est pas de nature à porter atteinte aux droits de la victime[63].

L’article 495-1 ajoute que, dans le cadre de cette procédure, ne peut être prononcée qu’une amende dont le quantum est doublement limité puisqu’elle doit être d’au maximum la moitié de l’amende encourue sans pouvoir excéder 5 000 euros. En l’occurrence, seule pourra être prononcée une amende maximale de 1 875 euros d’après le deuxième alinéa de l’article 322-1 et une amende de 5 000 euros tout au plus selon le premier alinéa du même article.

Démentant toutefois cette impression d’une certaine bienveillance du législateur à l’égard des auteurs de street art en cas de dommage léger, l’article 706-55 du Code de procédure pénale prévoit que les traces et les empreintes génétiques des auteurs de dégradations de biens au sens des articles 322-1 et suivants, sans distinction, sont enregistrées dans le fichier national automatique des empreintes génétiques. Ce fichier a un objectif probatoire, à savoir l’identification et la recherche des auteurs. Le législateur montre ici une volonté d’efficacité de la procédure pénale et donc de la répression. Une question prioritaire de constitutionnalité a d’ailleurs soulevé l’absence de proportionnalité de cette disposition. Cette question a cependant été rejetée par le Conseil constitutionnel, celui-ci estimant qu’à l’exception de l’infraction prévue au second alinéa de l’article 322-1, à savoir street art réalisé sans autorisation et causant un dommage léger, toutes les infractions sont au moins punies d’une peine d’emprisonnement et qu’il y a donc adéquation entre cette mesure et l’objectif poursuivi par le législateur[64].

Cette sévérité se manifeste d’ailleurs au travers des interdictions mises en place par le législateur à l’égard des personnes condamnées en vertu des dispositions des articles 322-1 et suivants du Code pénal. Ainsi, la loi du 6 mars 2012 a interdit aux personnes condamnées pour une telle infraction d’acquérir et de détenir légalement du matériel et des armes de catégories B et C[65]. De même, les personnes condamnées conformément aux articles 322-1 à 322-4 du Code pénal, sans distinction des alinéas de l’article 322-1, ne peuvent obtenir une autorisation d’enseigner la conduite et la sécurité routière[66]. À titre de peine complémentaire, les personnes condamnées notamment selon le premier alinéa de l’article 322-1 encourent une interdiction de participer à des manifestations sur la voie publique, dans des lieux fixés par la décision de condamnation pour une durée ne pouvant excéder trois ans. En revanche, une condamnation d’après le deuxième alinéa du même article ne saurait entraîner une telle interdiction. En vertu de l’article L332-11 du Code du sport, les personnes condamnées sur le fondement des articles 322-1 à 322-4 du Code pénal peuvent se voir appliquer une peine complémentaire d’interdiction de pénétrer dans une enceinte où se tient une manifestation sportive, ou de se rendre aux abords de celle-ci, pour au maximum cinq ans lorsque « cette infraction a été commise dans une enceinte où se déroule une manifestation sportive ou, à l’extérieur de l’enceinte, en relation directe avec une manifestation sportive[67] ».

Au-delà de cet encadrement, le street art est aujourd’hui, en raison du regard bienveillant d’une partie de la société, source de droits qui s’opposent aux droits des tiers, conduisant nécessairement à une réflexion quant à la mise en oeuvre d’un statut sui generis.

2 Le street art : un statut sui generis à venir

L’évolution sociale de l’appréhension du street art amène à s’interroger sur la possible reconnaissance d’un droit d’auteur (2.1). Toutefois, la détermination d’une certaine protection juridique du street art nécessite de s’extraire des catégories juridiques établies (2.2).

2.1 Un droit d’auteur potentiel

À la suite de l’entrée du street art dans les musées, les collections privées et les politiques publiques, la question se pose quant à la possible reconnaissance d’un droit d’auteur. Ce droit devrait, par définition, être concilié avec le droit de propriété du support matériel de l’oeuvre de street art. Toutefois, le droit positif semble permettre tant une telle reconnaissance (2.1.1) que la conciliation avec le droit de propriété (2.1.2).

2.1.1 Une reconnaissance possible

Le premier aliéna de l’article L111-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « [l]’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous[68] ». Afin de définir le terme « création », la Cour de cassation met en exergue le critère tiré du choix esthétique traduisant la personnalité de l’auteur[69]. Est ainsi retenue comme critère principal l’originalité. L’article L112-1 du même code ajoute que « [l]es dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination[70] ». Le tribunal de grande instance de Paris en a déduit « qu’il n’appartient pas au juge de se fonder sur la forme d’expression choisie ni sur la valeur artistique du travail réalisé pour connaître ou refuser à l’auteur de celui-ci le bénéfice de la protection accordée par la loi aux oeuvres[71] ». En outre, pour reprendre les termes de Géraldine Goffaux-Callebaut, « le caractère éphémère de ces oeuvres situées dans l’espace public, soumises aux aléas des intempéries, du nettoyage et du vol, n’est pas un frein à leur reconnaissance par le droit d’auteur[72] ». En conséquence, toute forme de street art, dès lors qu’elle répond au critère de l’originalité, pourrait être considérée comme une création protégée par un droit d’auteur. S’il est possible de s’interroger sur l’originalité de certains tags en particulier, seule une appréciation in concreto peut être retenue. Il faut toutefois noter que la jurisprudence semble en l’occurrence relativement stricte. Ainsi, le 7 mai 2014, la Cour d’appel de Paris, saisie d’une action en contrefaçon, a rejeté cette action au motif que

les éléments les plus caractéristiques des deux oeuvres litigieuses créées par Mme [Y] comportent des ressemblances avec les oeuvres invoquées par Mme [X] ; que cependant l’ensemble de ces cinq oeuvres s’inspire d’une idée artistique répandue dans le mouvement d’art urbain dit aussi “Street art”, visant notamment à anthropomorphiser les objets pour en transmuter la banalité de manière poétique, humoristique, onirique, comme l’ont fait beaucoup d’autres artistes depuis plusieurs années ainsi que le montrent des documents versés aux débats ; [q]u’il n’apparaît pas de manière évidente que l’impression esthétique singulière dégagée par chacune des trois oeuvres présentées par Mme [X] porte l’empreinte de la personnalité de leur auteur au delà des stéréotypes du genre artistique dans lequel elles s’inscrivent[73].

Par ailleurs, le Code de la propriété intellectuelle ne fait en aucun cas référence au contexte légal ou non de la création artistique. Le législateur semble ainsi opter pour une certaine « neutralité amorale du droit d’auteur[74] ». Cette qualification permettrait alors la reconnaissance d’un droit d’auteur. Toutefois, certains auteurs soulignent que le droit d’auteur ne saurait être reconnu en cas d’illégalité de l’oeuvre[75]. Ils s’appuient sur plusieurs arrêts de la Cour de cassation, en particulier un arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 28 septembre 1999. Dans cet arrêt, la Cour retient en effet que, « en l’absence de preuve de son caractère illicite, une oeuvre pornographique bénéficie de la protection accordée par la loi sur la propriété littéraire et artistique[76] ». La Cour paraît implicitement s’appuyer sur l’article 16 du Code civil selon lequel « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie », ce qui apporte un certain tempérament à la neutralité amorale du droit d’auteur[77]. Un arrêt antérieur semble aller dans le même sens. En effet, dans un arrêt du 6 mai 1986, la chambre criminelle de la Cour de cassation retient une application possible du droit d’auteur aux films pornographiques, tout en soulignant que cette protection serait refusée en cas d’« étalage délibéré de violences et de perversions sexuelles dégradantes pour la personne humaine[78] ». La réalisation d’un tag, d’un graffiti ou de toute autre forme de street art supposant souvent une illégalité, comme cela a été mentionné précédemment, le droit d’auteur ne pourrait ainsi être accordé[79]. Cependant, ce propos peut, croyons-nous, être nuancé. Par exemple, la Cour de cassation ne soutient pas dans ces arrêts une position de principe au regard de la nature de la création, mais elle fait valoir une appréciation in concreto de son contenu, exigeant que la preuve du caractère illicite de l’oeuvre soit rapportée. Il apparaît donc possible d’admettre que par principe une création de street art, remplissant le critère de l’originalité, sera protégée par le droit d’auteur dès lors que son contenu, le message véhiculé, ne sera pas illégal. La Cour d’appel de Paris, en 2006, a d’ailleurs qualifié d’« oeuvre éphémère » des graffitis réalisés sur des wagons de train[80]. Cette qualification implique la reconnaissance d’un droit d’auteur. Bien plus, dans les deux arrêts cités, le motif potentiel de refus de la protection par le droit d’auteur invoqué, au-delà de l’illégalité, était l’atteinte à la dignité des personnes. Une compréhension stricte de ces deux arrêts pourra autoriser une protection par le droit d’auteur de toute création, y compris de street art, dans la mesure où son contenu ne portera pas atteinte à la dignité humaine. Une autre limite pourrait être tirée de la protection des tiers contre l’injure, la diffamation ou la xénophobie.

D’autres auteurs estiment, au contraire, que le droit d’auteur existe bel et bien, mais que l’origine illégale de la création serait un obstacle à sa revendication par l’auteur en vertu du principe selon lequel nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude[81]. En effet, l’origine illégale d’un bien n’est pas en soi un obstacle à l’acquisition de la propriété. Ainsi, l’usucapion tant en matière mobilière qu’en matière immobilière est retenue malgré la mauvaise foi du possesseur dès lors que 30 années se sont écoulées pendant lesquelles la possession s’est révélée utile. En outre, l’article L111-1 du Code de la propriété intellectuelle ne mentionne pas la légalité comme critère de reconnaissance du droit d’auteur. Cependant, il est possible de s’interroger à cet égard. En effet, un droit peut être défini comme une « prérogative accordée par le Droit objectif et permettant à une personne d’user d’une chose ou d’exiger d’une autre personne l’exécution d’une prestation[82] », voire comme « l’attribution, par la règle de droit, d’un pouvoir d’imposer, d’exiger ou d’interdire, considéré comme utile à la personne prise à la fois comme individu et comme acteur de la vie sociale[83] ». La reconnaissance d’un droit d’auteur au créateur de street art lui permettrait donc d’être titulaire d’un pouvoir sur sa création, ce qui l’autoriserait, par exemple, à l’effacer ou à la modifier. Toutefois, le fait de lui refuser la possibilité de revendiquer ce droit reviendrait à le priver de toute action en justice lui permettant d’imposer ses prérogatives et d’interdire aux tiers de faire usage de sa création, voire de la modifier ou de la détruire. Le droit d’auteur ainsi reconnu serait donc privé de toute sanction juridique, élément déterminant, dans la conception classique, des droits subjectifs. Ce droit d’auteur serait dénué de réelle effectivité[84]. Cependant, la reconnaissance d’un droit d’auteur suppose la conciliation de ce droit et des droits des tiers. La première et incontournable conciliation qu’entraînerait la reconnaissance d’un droit d’auteur est celle de ce droit et du droit de propriété sur le support matériel de l’oeuvre.

2.1.2 Une conciliation possible

Par le mécanisme de l’accession, il est possible de considérer que le propriétaire du support matériel de l’oeuvre de street art devient propriétaire de celle-ci sur le plan matériel, et ce, que le propriétaire du support ait ou non donné son accord à une telle création. En effet, en vertu du premier alinéa de l’article 555 du Code civil, « [l]orsque les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers et avec des matériaux appartenant à ce dernier, le propriétaire du fonds a le droit, sous réserve des dispositions de l’alinéa 4, soit d’en conserver la propriété, soit d’obliger le tiers à les enlever[85] ». L’exception du quatrième alinéa renvoie à la bonne foi du tiers ayant effectué la construction, la plantation ou l’ouvrage. La bonne foi est ici entendue au sens de l’article 550 du Code civil français, à savoir l’existence d’un titre translatif de propriété dont le tiers ignore les vices[86]. Dans l’hypothèse qui nous intéresse, par définition, il ne peut y avoir de bonne foi de l’auteur selon l’article 550. Dès lors, qu’il ait ou non donné son accord, le propriétaire du support matériel conserve le choix entre faire enlever la création de street art par son auteur ou la conserver. En tant que propriétaire du support matériel, il est titulaire de l’abusus sur ce bien et peut donc décider de conserver l’oeuvre, voire de la protéger, ou de la faire enlever s’il considère que cela constitue une dégradation de son bien. C’est en ce sens que semblent trancher la jurisprudence et la pratique actuelles mentionnées précédemment, même si le fondement de l’article 555 n’est pas expressément retenu.

Toutefois, la reconnaissance d’un droit d’auteur au créateur de street art viendrait quelque peu nuancer cette solution, là encore conformément au droit positif. Le premier alinéa de l’article L111-3 du Code de la propriété intellectuelle dispose en effet que « [l]a propriété incorporelle définie par l’article L111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel[87] ». Ces droits ne sont pas hiérarchisés par le législateur, droit d’auteur et droit de propriété coexistant et devant être conciliés. Dans l’hypothèse où un droit d’auteur serait reconnu, le propriétaire du support matériel ne pourrait faire enlever l’oeuvre de street art sans l’accord de l’auteur, l’enlèvement constituant dès lors une contrefaçon en raison de l’atteinte au droit au respect de l’oeuvre qui découle du droit d’auteur. Cependant, une question se poserait alors.

En effet, quid de l’application des articles 322-1 et suivants et R635-1 du Code pénal en cas de reconnaissance d’un droit d’auteur ? Sur ce point, une légère évolution du droit positif apparaît nécessaire. Plusieurs pistes pourraient être envisagées. Tout d’abord, se fondant sur le mécanisme de l’autorisation de la loi prévu par le premier alinéa de l’article 122-4 du Code pénal français, le législateur pourrait prévoir une sorte de fait justificatif artistique. L’infraction serait ainsi constituée, mais la répression serait neutralisée. Toutefois, encore faudrait-il qu’en cas de poursuite le mis en cause soulève ce moyen de défense. Ensuite, aucune hiérarchie n’existant entre droit de propriété et droit d’auteur, leur conciliation pourrait consister à limiter la reconnaissance d’un droit d’auteur aux hypothèses où la création de street art ne provoquerait aucun dommage ou serait réalisée avec l’accord du propriétaire du bien support de la création. Cela permettrait à la fois de protéger le droit de propriété et de conserver une certaine liberté de création que préserve le droit d’auteur. En outre, pourquoi restreindre la prise en considération de l’autorisation du propriétaire à la seule hypothèse de dommage léger alors qu’aujourd’hui les commandes de création de street art se développent ? Au regard de l’appréciation du dommage mentionnée précédemment, limiter la prise en compte de l’autorisation au dommage léger revient à encadrer les techniques utilisables. Il pourrait même être envisagé, dans cette optique, de subordonner l’action publique sur le fondement de ces articles à une plainte de la victime. En la matière, ces infractions deviendraient ainsi expressément des infractions dites privées. Une exception pourrait toutefois être retenue : le ministère public retrouverait une totale liberté de poursuite en cas d’atteinte aux règles d’urbanisme, l’accord du propriétaire du support matériel étant alors indifférent.

En outre, en cas de reconnaissance d’un droit d’auteur au créateur de street art, le propriétaire du support matériel ne pourrait exploiter l’oeuvre de quelque manière que ce soit sans l’accord du titulaire du droit d’auteur. À défaut d’un tel accord, cela constituerait également un cas de contrefaçon.

En revanche, qu’il y ait ou non reconnaissance d’un droit d’auteur, le propriétaire du mur sur lequel l’oeuvre a été créée pourrait s’opposer à l’exploitation de la photographie d’une telle oeuvre. Au fil de ses différents arrêts sur ce point, la Cour de cassation a réduit cette possibilité accordée au propriétaire du bien photographié. Dans le dernier état de la jurisprudence, le propriétaire ne peut s’opposer à l’utilisation de l’image de son bien que si celle-ci lui cause un trouble anormal[88]. Dans l’hypothèse qui nous intéresse, le seul cas que nous pourrions imaginer est celui où l’exploitation commerciale de la photographie en question conduirait à un trouble de la jouissance paisible du bien support de tag, de graffiti ou d’une autre forme de street art, par exemple à la suite de multiples allées et venues de curieux.

2.2 Une nouvelle catégorie juridique nécessaire

Outre l’adaptation de certaines règles du droit positif en vue de concilier droit d’auteur et droit de propriété du support matériel, l’entrée du street art « en droit » conduit à s’interroger sur le rattachement de ce nouvel « objet juridique » à une catégorie juridique. Or, les catégories qui semblent les plus appropriées ne sont elles-mêmes, en quelque sorte, qu’en gestation en droit français. Si la catégorie de l’oeuvre libre est envisageable (2.2.1), celle de bien « commun » nous paraît la plus pertinente (2.2.2).

2.2.1 Une oeuvre libre

Selon des auteurs, l’oeuvre libre est une oeuvre pouvant « être copiée, diffusée et modifiée librement par tous[89] ». L’oeuvre serait alors évolutive et créée de manière collaborative. Mentionnant cette qualification au motif que les oeuvres de street art sont exposées à la vue de tous, bien souvent anonymes ou, lorsqu’elles ne le sont pas, en quelque sorte laissées à la disposition de chacun par leurs créateurs, certains n’hésitent pas à reproduire ces oeuvres et à en diffuser la reproduction par l’intermédiaire d’affiches (posters), t-shirts et autres objets dérivés sans l’autorisation de l’auteur ni du propriétaire du support matériel. Allant encore plus loin, des personnes ont mis en vente certaines de ces oeuvres, là encore sans autorisation de l’artiste. Pourtant, le recours à une telle qualification procède d’un raisonnement erroné. Si l’oeuvre libre peut être copiée, diffusée et modifiée librement par tous, elle n’en reste pas moins protégée par le droit d’auteur. Une oeuvre n’est pas par nature libre. Elle le deviendra par la volonté de son auteur qui accordera une licence permettant à des tiers désignés ou au public de copier, de diffuser et de modifier librement l’oeuvre. Des licences sont d’ailleurs plus limitatives que d’autres selon la volonté de leur auteur. À titre d’exemple, aujourd’hui dans le domaine de la liberté de création, à l’heure d’Internet, se développent notamment les oeuvres en usage partagé (creative commons)[90] en matière tant musicale qu’industrielle ou encore les copyleft pour les logiciels[91]. En l’occurrence, il n’y a pas réellement oeuvre libre. À vrai dire, c’est une sorte de démembrement du droit de propriété intellectuelle sur l’oeuvre. En effet, l’auteur en conserve particulièrement le droit de paternité et cède, par anticipation et à l’ensemble de la communauté, tout ou partie des autres composantes de son droit. S’il est possible de justifier l’existence de ces licences par la volonté de faire bénéficier les générations futures de ces biens, il semble que la volonté de favoriser la liberté de création, d’information, voire d’entreprenariat des générations présentes et futures soit une justification plus pertinente. Classer le street art dans la catégorie des oeuvres libres reviendrait à admettre que, en réalisant l’oeuvre dans un lieu public, l’auteur a nécessairement accordé au public une telle licence. Cela conduit à présumer de manière irréfragable le consentement de l’artiste. Non seulement il est possible de douter d’une telle volonté dans une démarche de street art, d’autant plus que l’écrit s’avère obligatoire dans le cas des oeuvres libres, mais en plus il est traditionnellement admis par les tagueurs, les graffeurs et les autres artistes qu’une oeuvre ne peut être modifiée par un tiers. L’esprit du street art semble ainsi quelque peu éloigné de la qualification d’oeuvre libre. Si certains street artistes renoncent à exercer leurs droits, cela ne transforme pas pour autant leurs oeuvres en oeuvres libres et cela ne peut être présumé[92].

Dès lors, la vente d’une oeuvre détachée de son support originaire sans l’autorisation tant de l’auteur que du propriétaire du support constitue à la fois une contrefaçon, dans l’hypothèse de la reconnaissance d’un droit d’auteur, et une cause de nullité de la vente. En effet, le droit d’auteur comprend le droit de représentation, à savoir le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute utilisation de son oeuvre. Le non-respect de l’une des prérogatives corollaires du droit d’auteur peut être sanctionné conformément à l’article L332-5 du Code de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, le droit de propriété en vertu de l’article 544 du Code civil comprend l’abusus, c’est-à-dire le droit de disposer de la chose. Le droit de propriété étant absolu et exclusif, seul le propriétaire d’un bien peut décider de la vente de celui-ci. En l’absence d’autorisation du propriétaire du support matériel de l’oeuvre de street art, la vente constitue une vente de la chose d’autrui. Selon l’article 1599 du Code civil français, « [l]a vente de la chose d’autrui est nulle[93] ». En outre, dans le cas de la vente d’une oeuvre d’art, l’authenticité s’avère essentielle, ne serait-ce que pour déterminer le prix de la vente. Le défaut d’authenticité de l’oeuvre peut constituer un vice du consentement, source de nullité de la vente. D’après les articles 1132 et suivants du Code civil[94], l’erreur sur la substance du bien objet matériel du contrat est une cause de nullité relative. La substance est aujourd’hui définie par la jurisprudence comme une qualité déterminante du consentement de l’acquéreur. Lorsqu’il est question de la vente des oeuvres d’art, le défaut d’authenticité peut donc être à l’origine d’une erreur sur la substance de la chose. Or, comment, à défaut d’autorisation de la vente par le street artiste, l’authenticité pourrait-elle être assurée ? Ainsi, les diverses ventes aux enchères des oeuvres de Bansky ont eu lieu sans que l’authenticité des oeuvres soit reconnue par Pest Control, service mis en place par Bansky et seul habilité à assurer l’authenticité de ses oeuvres et leur vente. De plus, en soi, le fait de détacher un graffiti ou une autre oeuvre de street art d’un mur suppose qu’une partie du mur soit enlevée, parfois sans l’autorisation de son propriétaire. Cela peut être assimilé au vol de cette partie du mur. L’acquéreur pourrait, par conséquent, être considéré comme un receleur, au même titre que la maison des ventes en tant que détenteur du bien pendant quelque temps ou comme intermédiaire dans la transmission du bien en vertu de l’article 321-1 du Code pénal français.

Enfin, la reconnaissance d’un droit d’auteur pourrait également permettre aux auteurs de ces oeuvres de s’opposer à l’exploitation de la photographie de leurs oeuvres, ce qui viendrait ainsi limiter la liberté de création des photographes et la diffusion d’objets dérivés tels que t-shirts, tasses et autres affiches. Le droit de reproduction découlant du droit d’auteur pourrait en effet permettre de considérer que l’exploitation d’une telle photographie sans l’autorisation de l’auteur constitue une contrefaçon. Cependant, la Cour de cassation a retenu ceci :

[A]yant relevé que, telle que figurant dans les vues en cause, l’oeuvre de MM. X… et Y… se fondait dans l’ensemble architectural de la place des Terreaux dont elle constituait un simple élément, la cour d’appel en a exactement déduit qu’une telle présentation de l’oeuvre litigieuse était accessoire au sujet traité, résidant dans la représentation de la place, de sorte qu’elle ne réalisait pas la communication de cette oeuvre au public[95].

La Cour de cassation est ainsi venue limiter l’application de la contrefaçon protégeant la liberté de création du photographe. Dès lors que l’oeuvre de street art ne constitue pas le seul élément de la photographie exploitée, il ne peut y avoir contrefaçon. Cela est toutefois plutôt rare en pratique. À noter qu’à la suite d’un amendement a été intégrée, dans le projet de loi pour une République numérique, une exception de panorama. Cette dernière, déjà admise dans plusieurs pays européens, a été quelque peu réduite au cours des débats. Initialement, l’amendement adopté par l’Assemblée nationale prévoyait une telle exception pour « [l]es reproductions et représentations d’oeuvres architecturales et de sculptures, placées en permanence sur la voie publique, réalisées par des particuliers à des fins non lucratives[96] ». Toutefois, cette disposition a été modifiée par le Sénat[97] : l’exception étant prévue pour « les reproductions et représentations d’oeuvres architecturales et de sculptures, placées en permanence sur la voie publique, réalisées par des personnes physiques, à l’exclusion de tout usage à caractère directement ou indirectement commercial[98] ». Promulguée le 7 octobre 2016, la Loi no 2016-1321 pour une République numérique ne fait plus référence à la nature directe ou indirecte du caractère commercial de l’usage fait de la reproduction ou représentation de l’oeuvre[99]. Dès lors que l’usage de la reproduction de l’oeuvre architecturale a une visée commerciale, la contrefaçon pourrait être retenue en l’absence de consentement de l’auteur, l’exception de panorama étant alors exclue. Si l’application de la jurisprudence précitée aux oeuvres de street art ne fait aucun doute, tel n’est pas le cas de cette nouvelle exception. En effet, cela supposerait que ces créations seraient qualifiées d’« oeuvre architecturale ». Selon nous, il convient d’attendre l’interprétation jurisprudentielle de cette notion.

2.2.2 Un bien « commun » ?

L’article 714 du Code civil français dispose qu’« [i]l est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous[100] ». Longtemps interprété comme ne concernant que les choses dont la nature ne serait pas conciliable avec l’idée d’appropriation, cet article fait désormais l’objet d’une nouvelle interprétation doctrinale. Selon cette théorie, certaines choses seraient communes et ne feraient l’objet d’aucun droit de propriété par la volonté du législateur[101]. Des auteurs ont ainsi proposé d’étendre la qualification de choses communes aux oeuvres entrées dans le domaine public par le consentement de l’auteur, celui-ci ayant renoncé à son droit d’auteur, du moins à son aspect matériel. L’aspect moral du droit d’auteur n’ayant pas pour finalité d’empêcher l’usage de l’oeuvre aux tiers, la qualification de choses communes assurerait à tous un usage de l’oeuvre[102]. Il serait tout à fait possible d’étendre cette qualification aux oeuvres de street art. Du fait du caractère public et souvent anonyme de ces oeuvres, on pourrait considérer que les street artistes renoncent à l’aspect matériel de leur droit d’auteur afin de permettre la jouissance de leur oeuvre par tous. Cependant, cette qualification, séduisante de prime abord, n’est pas réellement satisfaisante puisqu’elle reviendrait à nier le droit de propriété attaché au support matériel du bien. L’absence d’appropriation n’étant pas totale, il convient de se tourner, non pas vers la qualification de choses communes, mais vers celle de bien commun, la notion de bien supposant une appropriation[103].

Qualifier les oeuvres de street art de « bien commun » reviendrait ainsi à admettre que l’auteur cède quelques-unes de ses prérogatives à l’ensemble de la société. C’est d’ailleurs ce que des habitants de Tottenham ont souligné lors de « l’enlèvement » de certaines oeuvres de Bansky[104]. Toutefois, la notion de bien commun renvoie, au sens strict, à l’idée d’une appropriation par un groupe de personnes ou au nom d’un groupe[105]. Cela implique donc une gestion commune du bien soumise à la règle de la majorité[106]. Or, dans l’esprit des partisans de cette qualification, le caractère commun d’une oeuvre de street art créerait un droit à l’accès à ce bien et à sa conservation au bénéfice de l’ensemble de la société, ou du moins de l’ensemble des habitants du quartier où l’oeuvre serait réalisée. La notion de « droit à[107] » suppose que son titulaire puisse revendiquer quelque chose, en l’occurrence l’accès au bien et sa conservation, à l’égard des tiers en cas de défaillance des règles générales issues, pour ce qui nous intéresse, du droit de propriété du support et du droit d’auteur. Ce n’est donc pas tant la qualification de bien commun au sens strict qui paraît la plus opportune, mais celle de « transpropriation » développée par François Ost[108] . La transpropriation désigne en effet l’hypothèse dans laquelle le propriétaire d’un bien détient celui-ci au bénéfice d’un patrimoine commun[109] dont les titulaires seraient ici la société ou du moins les membres du quartier. Plus précisément :

Aux côtés du titulaire de la propriété, qui peut être une personne privée disposant d’un droit traditionnel et exclusif, un groupe d’individus serait reconnu légitime dans l’usage du bien, de certaines de ses utilités, ou pour bénéficier de sa conservation. L’intérêt particulier du propriétaire demeurerait, et il n’y aurait pas expropriation. Mais, dans le même temps, un intérêt général ou collectif serait reconnu et justifierait que s’exercent les prérogatives évoquées[110].

Judith Rochfeld prend comme exemple les biens classés historiques. Bien qu’il soit titulaire d’un droit de propriété privée sur un bien de ce type, le propriétaire est soumis à certaines obligations en vue de la conservation de son bien et pour éventuellement assurer l’accès du public à ce bien. S’il n’y a pas réellement création d’une servitude en ce que celle-ci suppose la présence d’un fonds dominant, les caractères absolu et exclusif du droit de propriété sont ici limités. Un tel mécanisme pourrait être envisagé en ce qui concerne les oeuvres de street art dès lors qu’un droit d’auteur pourrait être retenu. Toutefois, cette qualification entraîne plusieurs interrogations. Comme nous l’avons mentionné précédemment, ce qui rend effectif un droit reconnu à un individu est le droit de s’opposer à ce qu’un tiers y porte atteinte. Comment le droit à la conservation de la création de street art bien commun « transproprié » pourrait-il être effectif ? Qui pourrait être chargé de protéger la création ? Le propriétaire du support ? Son auteur ? Cependant, nous l’avons souligné plus haut, ces deux personnes ne sont pas toujours les plus diligentes ou les plus à même d’agir.

Conclusion

À l’issue de notre étude, un constat paraît évident : les créations de street art supposent une nécessaire adaptation des règles de droit. Né dans la rue, bien souvent par opposition à l’ordre établi, le street art aspire aujourd’hui à devenir une « oeuvre d’art comme une autre ». Cependant, par ses origines, par son « milieu d’exposition » naturel et par le message régulièrement véhiculé, le street art reste nécessairement une création artistique à part. Dès lors, un statut sui generis, conciliant droits des tiers, en particulier droit de propriété, ordre public et liberté de création, nous semble plus adapté. Ainsi, pourrait être envisagée la création d’un alinéa introductif aux articles 322-1 et R635-1 du Code pénal français rédigé de la manière suivante : « Sans préjudice des dispositions du code de la propriété intellectuelle relatives au street art ».

Le Code de la propriété intellectuelle, quant à lui, pourrait être complété par les dispositions suivantes : « Sous réserve de leur originalité, les oeuvres de street art reçoivent protection par le droit d’auteur. »

« Toutefois, cette protection est exclue si :

  1. le contenu porte atteinte à la dignité humaine, a un caractère violent, xénophobe, diffamatoire ou discriminatoire ;

  2. la réalisation de l’oeuvre, sans autorisation du propriétaire du bien support matériel de l’oeuvre, cause un dommage à ce bien. La poursuite basée sur les articles 322-1 et suivants et R635-1 du Code pénal ne peut avoir lieu que sur plainte du propriétaire du bien support matériel de l’oeuvre ;

  3. la réalisation de l’oeuvre porte atteinte aux règles d’urbanisme en vigueur au moment des faits. »

Enfin, un renvoi utile au deuxième énoncé de cette disposition pourrait être inséré dans le Code de procédure pénale.