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Nécessité d’une théorie de la dogmatique. Plongés dans l’étude de leur objet, travaillant sans relâche les solutions positives pour les justifier par une mise en système, les juristes n’ont guère l’occasion d’interroger la nature et la forme de leur activité intellectuelle. Ils font de la dogmatique, mais se préoccupent peu de la théoriser. Unifiant les règles posées par les sources autour de concepts, articulant ces concepts en théories plus ou moins générales, ils mettent en oeuvre une méthode demeurant largement impensée.

Curieusement, ce sont les juristes qui remettent en cause la dogmatique comme pratique doctrinale qui ont le plus travaillé à sa définition : ils dénoncent sa déconnexion d’avec le réel et les préoccupations économiques et sociales qu’il suscite, son caractère artificiel et académique, voire sa stérilité. Tout se passe comme si la dogmatique ne devait pas dépasser le stade de l’exposé pédagogique des bancs d’amphithéâtre[1] ; dès lors qu’un juriste se trouve aux prises avec les enjeux concrets du contentieux et les exigences utilitaires du corps social, il ne pourrait manquer d’abandonner la dogmatique, comme l’on se défait d’un idéal vieilli, d’un ciel d’idées pures qui, s’il n’est pas dénué de charmes, n’en est pas moins inadapté à qui veut affronter le réel et en relever les défis[2].

Bien peu de voix s’élèvent pour penser la dogmatique, étudier ses mécanismes internes et ses enjeux, sans constater ses insuffisances et regretter que les juristes ne l’aient pas encore délaissée au profit de démarches plus concrètes ou plus empiriques. Mieux encore, critiquer la dogmatique semble s’inscrire dans une certaine tradition doctrinale que l’on pourrait faire remonter à François Gény. En pointant les insuffisances des textes du Code civil français au regard des nécessités sociales et économiques du xxe siècle naissant, il aspirait à un changement de méthode radical, consistant à chercher les solutions dans des sources extralégales plutôt que de les déduire à toute force des principes et des théories élaborés à partir des lois[3]. Quoi qu’on en dise, l’idée d’épouser les méandres d’une « réalité » sociale (invoquée par opposition aux abstractions juridiques qui l’enserrent et la dénaturent) forme aujourd’hui encore la base de toute critique de la dogmatique en droit, qui prend le plus souvent également pour cible le positivisme en son ensemble[4]. Réputée dessécher l’appréciation juridique au point d’imposer des solutions inadaptées et concrètement impraticables, la dogmatique sera fuie par tout esprit réaliste soucieux de demeurer en accord et en prise directe avec son temps[5].

De toutes parts sonnent les appels au renversement méthodologique et à la mise à l’index de l’héritage dogmatique, que ce soit au nom d’une pluridisciplinarité dans laquelle les juristes devraient s’engager[6] ou de fonctions anthropologiques et politiques supérieures qu’ils devraient s’attacher à servir. Si la postmodernité a signé l’arrêt de mort de l’activité dogmatique, à quoi bon s’en préoccuper davantage ? À quoi bon prétendre en faire la théorie, puisque ses liquidateurs s’en sont définitivement chargés ?

Puisque l’esprit de contradiction ne peut être à lui seul une justification suffisante, l’on invoquera une raison plus objective. En effet, l’origine de la critique contemporaine de la dogmatique n’est pas elle-même au-dessus de tout soupçon. Ses adeptes, prompts à dénoncer les intérêts idéologiques dont serait animé le juriste le plus platement positiviste, fustigeant sans ambages la prétention à la neutralité axiologique, sont curieusement silencieux quant aux motivations sous-jacentes de la thèse dont ils se font les lointains échos :

François Gény et, avec lui, les maîtres du droit français qui entrèrent dans la carrière au début du xxe siècle surent se faire une place de choix. Convaincus de ne pouvoir être des disciples, ils voulurent être des fondateurs. Invoquant ici le vieillissement du Code civil, là la prétendue naissance du droit administratif, ils purent se faire les hérauts des temps nouveaux. La méthode d’interprétation qui avait été en honneur au xixe siècle, en donnant à la loi une place et une importance primordiales, les fondements mêmes de la civilisation juridique, le contrat, la responsabilité pour faute, furent critiqués : ils étaient surannés, bons pour une société révolue.

Les jeunes maîtres du droit civil, recrutés d’une manière spécifique et unifiée pour enseigner et écrire, allaient pouvoir exceller dans des genres nouveaux. Ils n’auraient pas à supporter la comparaison avec leurs glorieux prédécesseurs. Ils feraient autre chose[7].

La critique de la méthode dogmatique, dénoncée comme vieillie et éculée, est historiquement inséparable des ambitions intellectuelles et académiques d’une génération qui a voulu s’émanciper d’un héritage pesant. Plus techniquement, ces nouveaux auteurs se sont donné un concept de dogmatique qui leur permettait de justifier le renversement méthodologique qu’ils appelaient de leurs voeux[8]. En ce sens, il se pourrait que l’idée d’une dogmatique reposant sur un excès d’abstraction, coupée de la « réalité », bref d’une dogmatique sans contenu empirique et qui ne serait qu’un jeu d’idées pures, il se pourrait donc que cette idée ait été créée pour les besoins d’une cause prédéterminée et déjà entendue. Il s’agissait de penser la dogmatique de manière qu’elle soit condamnable[9], sur le plan intellectuel comme pratique. D’où les indignations plus ou moins calculées contre la « logique pure », le « raisonnement mécanique », la « prétendue neutralité morale des juristes », la valorisation de toute recherche externe dans la détermination des solutions et le « pluralisme des méthodes » qui dominent aujourd’hui encore le débat théorique[10]. Ainsi, le concept de dogmatique qui inspire aujourd’hui encore ses détracteurs est issu d’une démarche qui visait, dès sa base, à la condamner. C’est dire que le procès de la dogmatique fut jusqu’à présent sans doute loin d’être impartial. Le terme même « dogmatique » semble n’avoir été forgé que pour discréditer l’activité intellectuelle qu’il désigne, que pour l’accuser, par connotation, de naïveté et d’absence d’esprit critique. Il est donc temps de faire place à la défense : si elle n’est pas moins orientée que l’accusation, au moins a-t-elle le mérite d’équilibrer les débats. Elle montre que les liquidateurs de la dogmatique en proposent un concept qui n’est pas sans alternative.

Pareille tâche ne peut être menée d’un seul bloc ; le sort de la dogmatique ne saurait se décider en un jour. La présente contribution n’est donc qu’une pierre de plus à l’édifice[11]. Défendre la dogmatique en en proposant une théorie différente, une théorie qui ne la fasse pas dégénérer en jeu vide et formel dont il faudrait sortir pour épouser la « réalité » avec ses périls et ses contradictions. Au moins cela permettra-t-il de l’abandonner en toute connaissance de cause, en examinant des pièces autres qu’à charge. C’est dans cet esprit que la dogmatique sera pensée ici comme une activité artistique. Aussi surprenante soit-elle, cette thèse permettra de questionner le besoin auquel la dogmatique répond : elle pourrait, au terme de cette étude, ne plus apparaître seulement comme une erreur naïve, comme la tendance d’une culture à se complaire, voire se réfugier dans les mirages sécurisants de l’esprit.

Dissemblances premières. L’idée pourrait prêter à sourire tant rien, dans la dogmatique, ne semble pouvoir être qualifié d’artistique. La sécheresse du raisonnement, son orientation pratique (résoudre les litiges et réguler les diverses activités du corps social), le fourmillement de détails et d’exceptions dont ses sources sont de plus en plus émaillées et qui les apparentent à un appareil de gestion bureaucratique : tout semble séparer la laborieuse dogmatique, ses distinctions et ses méandres, de la majestueuse simplicité de l’oeuvre d’art comme de l’émotion qu’elle procure à qui s’en laisse affecter. Qu’est-ce qu’un exposé sur le caractère translatif de la subrogation personnelle[12] ou sur l’instance en homologation d’une sentence arbitrale[13] pourrait avoir de commun avec l’Art de la fugue ou Guernica ? Le juriste démontrant que le paiement de la créance par un tiers peut lui en transférer la propriété parle en des termes abstraits et se préoccupe de circulation de l’argent entre les acteurs économiques (la subrogation est une manière d’organiser le recours du solvens contre le débiteur originaire). De même, le juriste exposant la nécessité d’homologuer une sentence arbitrale afin de lui conférer force exécutoire use d’abstractions et traite des rapports des justiciables entre eux ; contraindre l’une des parties à l’exécution de la sentence matérialisera sa situation au regard de l’autre telle que l’arbitre l’a configurée.

Dans les deux cas, une articulation de notions abstraites débouche sur un résultat concret régulant les relations sociales et économiques (ou ayant vocation à le faire en cas de saisine des tribunaux). Le contraste avec l’art se fait encore plus frappant : l’on n’y retrouve ni le raisonnement abstrait dont le juriste fait l’expérience et dont il acquiert la maîtrise par sa formation académique, ni la finalité normative qu’il poursuit et qui se concrétise par l’exécution. Si Bach a composé l’Art de la fugue en mettant en oeuvre des connaissances musicales abstraites, telles que la définition des intervalles et les règles du contrepoint, force est de constater que l’oeuvre qui en résulte n’a rien d’une entité abstraite.

Sa réception est de l’ordre de la sensibilité, non de l’intellect : l’Art de la fugue ne déploie sa beauté que par l’écoute, sans intervention de la raison discursive qui engendre les syllogismes dont le juriste est familier. Nul n’a jamais saisi l’Art de la fugue à travers un commentaire. De même, si des connaissances poussées étaient nécessaires à la composition des pigments et des rapports géométriques qui ont permis Guernica, l’appréciation de la valeur esthétique de l’oeuvre dépend du regard, donc de la sensibilité. Aucune description langagière de Guernica ne pourra remplacer sa vision directe. En ce sens, l’oeuvre d’art et la dogmatique s’opposent comme le concret et l’abstrait, le perçu et le conçu[14]. Enfin, l’oeuvre ne rétablit aucun ordre troublé ni n’impose un modèle auquel le réel ou les hommes devraient se conformer ; même lorsque son auteur prétend transformer le monde[15], ce n’est certes pas à la manière de l’application d’une règle ou de la conclusion d’un raisonnement. L’oeuvre ne contient aucun impératif requérant obéissance. Elle ne génère pas de contrainte. La dogmatique relève du raisonnement abstrait et débouche sur des conclusions qui ont tout au moins une vocation contraignante ; l’oeuvre d’art s’adresse à la sensibilité et n’a d’autre pouvoir que la séduction qu’elle exerce. Partant de là, l’on ne peut que se demander ce que dogmatique et art peuvent avoir de commun, qui pourrait justifier de penser la première à l’aune du second.

Une source commune ?

Les hommes vivaient dans les bois quand un personnage sacré, un interprète des dieux, Orphée, les détourna du meurtre et d’une nourriture infâme, et voilà pourquoi l’on a dit qu’il domptait les tigres et les lions féroces ; et d’Amphion aussi, fondateur de la ville de Thèbes, on a dit qu’il remuait les pierres au son de la lyre et, par la douceur caressante de sa prière, les conduisait où il voulait[16].

À travers ce qui semble n’être qu’une remarque incidente de son Art poétique, Horace livre une vision profonde : le poète qui, par la force de son verbe, aplanit l’instinct vengeur des hommes en les liant par la civilisation et le droit. Ce que l’auteur latin livre ici, c’est la pensée d’une origine où artiste et juriste étaient un seul et même homme : « faire cesser les unions vagabondes, fixer un droit pour le mariage ; bâtir des places, graver des lois sur le chêne. C’est ainsi que la gloire, ainsi que le nom de divins furent acquis aux poètes inspirés et à leurs chants[17]. » Par le charme de son art, le poète détourne les hommes de l’usage de la force brutale ; par là s’accomplit un événement que les juristes ont pris l’habitude d’attribuer au droit, c’est-à-dire l’émergence de relations sociales régies par des règles abstraites communément acceptées, d’un ordre collectif permettant l’épanouissement de la créativité et de l’activité humaines. Si la mythologie a pu imaginer fondre artiste et juriste en un seul et même personnage, si elle a pu faire jouer au poète le rôle éminemment juridique de fondateur de civilisation, si elle a pu penser l’artiste comme donnant des lois aux hommes, c’est peut-être parce qu’elle détient dans ses profondeurs insondées une idée plus authentique sur le rapport entre l’art et le travail juridique.

Si l’artiste se fait législateur, si son art peut adoucir les hommes au point qu’ils se laissent brider par des règles contraignantes (mais libératrices), il n’est plus aussi improbable de voir le juriste comme un artiste oublié. Qu’y a-t-il de juridique chez l’artiste, qui permette de voir en lui un législateur des origines ? Qu’y a-t-il d’artistique chez le juriste, qui permette de voir en lui un poète créateur de règles ? Il s’agit là bien entendu des deux faces de la même question. C’est pourquoi il n’y sera donné qu’une seule réponse, qui formera la thèse soutenue ici : le juriste pose sur les règles de droit un regard d’artiste, qu’il a codifié et rationnalisé en une méthode, dénommée « dogmatique ».

Autrement dit, la dogmatique consiste à regarder comme une oeuvre d’art l’ensemble des règles de droit posées par les sources instituées. Il est donc indispensable de s’attarder sur l’oeuvre, sur ce qui la différencie de ce qui n’est pas art. Ce n’est que par là que la spécificité du regard artistique pourra apparaître, et ainsi le trait méthodologique fondamental de la dogmatique. Car avant de se sédimenter en corpus ou en disciplines, dogmatique et art résident dans un certain type de regard porté sur le réel, un regard émancipateur (partie 1) ; la cohérence qu’il instaure poursuit sans doute la finalité la plus noble : pacifier le monde (partie 2).

1 Dogmatique et art : aboutissements d’un regard émancipateur

Identité des regards artistique et dogmatique. L’oeuvre d’art ne se définit que par le regard que l’on porte sur elle. Plus précisément, c’est parce qu’elle fait l’objet d’un certain type de regard qu’une chose accède au rang d’oeuvre, un regard qui l’extrait de la causalité empirique dans laquelle elle est enchâssée (1.1). Ce regard, qui fait l’oeuvre d’art, est celui-là même que porte la dogmatique sur les règles de droit (1.2).

1.1 Le regard artistique

L’oeuvre d’art, entité autojustifiée. « D’ailleurs, tout est sujet ; tout relève de l’art ; tout a droit de cité en poésie[18]. » Par ces quelques mots, Victor Hugo a entendu répondre, fût-ce par anticipation, aux critiques qui auraient pu trouver étrange le choix du sujet des Orientales[19]. Sa réplique est simple et figure à elle seule un programme esthétique : la liberté du poète. Le poète n’a pas à justifier son oeuvre, précisément parce qu’elle porte en elle-même sa propre légitimité : « il n’y a, en poésie, ni bons ni mauvais sujets, mais de bons et de mauvais poètes[20] ». L’oeuvre ne tire pas sa puissance esthétique du contenu qu’elle décide de traiter, mais du traitement qu’elle lui impose[21]. En ce sens, tout contenu peut devenir de l’art, comme tout contenu peut devenir du droit dans le positivisme moderne[22]. Le poète français semble défendre là une conception formaliste de l’art, en déplaçant le centre de gravité de l’appréciation esthétique : l’art n’est plus dans le choix d’un sujet et d’une matière, mais dans la façon dont l’artiste la travaillera pour l’ériger en oeuvre. C’est pourquoi nul ne saurait demander des comptes à l’artiste, dont les décisions deviennent aussi arbitraires que l’octroi de la grâce divine ; l’artiste fait parce qu’il fait[23]. Seul le comment peut être objet de justification. Ce n’est donc pas en ce qu’il valorise la forme au détriment du contenu que le propos hugolien révèle son originalité, mais en ce qu’il institue la souveraineté de l’artiste, voire celle de l’oeuvre. L’oeuvre est sans pourquoi[24] ; elle est. Se dressant dans sa réalité hautaine, elle n’a précisément pas à rendre raison de son contenu, mais seulement de sa forme, autrement dit de ce qui lui appartient le plus intimement et la fait être elle-même. Après tout, l’oeuvre n’a fait que s’approprier un contenu qui lui est étranger. Que l’on pense aux peintures inspirées par des épisodes bibliques ou évangéliques : la signification mystique et religieuse de la scène du buisson ardent avait été abondamment commentée et étudiée avant que Nicolas Poussin en fît le sujet d’une toile en 1641. Il fut du reste loin d’être le premier à en avoir eu l’idée. Cette simple illustration montre que l’art incorpore sans cesse des contenus étrangers à toute intention artistique, des contenus qui subsistent sans lui dans d’autres formes de savoir ou de discours — la théologie et la philosophie (Dieu qui se manifeste sous la forme d’un buisson qui brûle, mais ne se consume pas). L’intuition hugolienne se confirme : l’oeuvre se caractérise par sa forme, par son comment ; du point de vue du pourquoi, elle est à elle-même une justification suffisante.

Dire que l’oeuvre est sans pourquoi ne signifie pas qu’elle soit née sans raison[25]. Un psychologue pourrait certainement découvrir et analyser les motivations de l’artiste soit en partant de ses propres déclarations, soit en étudiant le contexte d’émergence de l’oeuvre. Cette démarche, qui relève du reste davantage de la psychologie de l’art que de l’esthétique proprement dite, est de nature à insérer l’oeuvre dans le réseau factuel des causes et des effets, donc à lui donner une raison. Pour autant, l’oeuvre elle-même reste sans pourquoi : elle reste sans pourquoi parce qu’elle ne ressent pas l’appel à fournir la raison factuelle de son existence. Il est notoire que la figure de Moïse hantait particulièrement Nicolas Poussin ; ce trait psychologique (qui lui-même prend ses racines dans l’éducation religieuse du peintre, son histoire personnelle et le contexte social dans lequel elles se sont déroulées) pourrait expliquer le choix du sujet de la toile Moïse devant le buisson ardent. De même, les préoccupations politiques de Victor Hugo pourraient justifier la composition d’un recueil sur l’Orient au moment où prenait fin la guerre d’indépendance grecque[26]. De l’oeuvre il peut donc être rendu raison par diverses voies que les sciences humaines ont les moyens de déployer ; il n’en demeure pas moins que les explications auxquelles elles aboutiront encercleront l’oeuvre sans l’atteindre en son être, c’est-à-dire en sa forme. Elles ne peuvent que se borner à exposer les raisons pour lesquelles l’artiste a fait le choix de tel ou tel contenu, mais n’accéderont pas à ce qui a pu faire l’originalité du traitement formel qui lui a été imprimé. La versification des Orientales ne saurait dépendre de l’émotion que la révolution grecque a suscitée dans toute l’Europe ; la technique picturale de Moïse devant le buisson ardent n’est pas une suite naturelle des dispositions psychologiques de Poussin à l’égard du personnage biblique[27]. Le comment de l’oeuvre, qui est ce qui la caractérise en propre, ne se déduit pas de son pourquoi. Si l’oeuvre a bel et bien une raison, c’est-à-dire une cause factuelle qui rend compte de sa venue à l’existence, cette raison est au fond indifférente à la compréhension de l’oeuvre en tant qu’oeuvre.

Car, en tant que telle, l’oeuvre ne se justifie que par elle-même (souveraineté de l’artiste). Comme chose, comme élément parmi d’autres du réel, l’oeuvre s’explique par une multitude de facteurs contextuels qui justifient son existence ; comme oeuvre, elle n’a besoin que d’elle-même et ne se légitime que par elle-même[28]. D’évidence, le propos hugolien porte un projet d’émancipation de l’art qui a pu paraître d’une radicale nouveauté. En libérant l’oeuvre de toute entreprise de justification par le contenu, il rompt avec une tradition solidement ancrée qui légitimait l’art en considération d’une fin qu’il lui incombait de poursuivre : en ce sens, l’oeuvre réussie était celle dont le contenu était de nature à atteindre cette finalité. Il serait aisé de faire remonter ce mode de pensée esthétique à Aristote. Par une démarche analytique, le philosophe grec pose un concept de l’art (du moins de l’art tragique) englobant une finalité externe : « provoquer la crainte ou la pitié[29] ». Le contenu de l’oeuvre est alors dicté par cet impératif ; de là découlera ce qu’il est permis ou non à l’artiste de dire ou de faire :

Voyons donc quels genres d’événements peuvent être effrayants ou touchants. Il n’y a que trois possibilités : que ces actions soient le fait de personnages amis entre eux, ou ennemis ou indifférents. Le cas de deux ennemis n’a pas de quoi évoquer la pitié, ou la faire pressentir, sinon quand survient l’événement pathétique proprement dit. Le cas de personnages indifférents n’est guère plus intéressant. Ce qu’il faut, c’est que le drame vienne frapper des proches, qu’un frère tue son frère, un fils son père, une mère son fils, ou un fils sa mère ; meurtre, préméditation de meurtre, ou tout autre crime de cette sorte[30].

Construisant une esthétique normative, Aristote déduit le sujet de la pièce tragique à partir de la finalité qui lui est assignée de l’extérieur, finalité psychologique puisqu’il s’agit d’engendrer des sentiments de crainte ou de pitié chez le spectateur. Pour atteindre ce but, rien ne sera plus efficace que la description de crimes entre gens liés par l’amour. Un crime entre ennemis pourrait certes se révéler horrible, mais il est trop « dans l’ordre des choses » pour susciter la pitié. Au contraire, un crime entre proches ne manquera pas de la susciter, car aux souffrances de la victime s’ajouteront celles de l’assassin. Si le crime est de surcroît involontaire et porte le sceau d’une fatalité aveugle qui peut atteindre chacun, la crainte ne manquera pas de s’ensuivre.

Aristote construit le scénario type le plus efficace pour atteindre le but psychologique de la tragédie. Dans une telle démarche, l’oeuvre ne se justifie que par la conformité de son contenu avec une finalité qui lui est imprimée de l’extérieur. Rien n’est plus étranger à l’esthétique hugolienne, pour qui l’oeuvre, se justifiant par sa forme et donc par elle-même, peut intégrer n’importe quel contenu. Si l’oeuvre d’art s’autojustifie, c’est précisément parce qu’elle échappe au principe de causalité, ou plutôt : la considérer sous l’angle de la causalité, c’est renoncer à l’atteindre comme oeuvre.

L’oeuvre d’art, évasion de la causalité. La causalité est la forme générale de la connaissance humaine[31], de sorte que comprendre une chose quelle qu’elle soit, c’est en rechercher la cause[32]. « Nihil est sine ratione » écrivait Leibniz : si rien n’est sans raison, c’est parce que l’entendement ne peut rien concevoir qui soit sans raison, sans cause. « Tout ne s’explique pas » diront peut-être certains, le réel a ses mystères et peut s’avérer rebelle à toute compréhension par la cause. Dire cela, c’est confondre le réel et la connaissance qui le prend pour objet. La causalité n’est pas inhérente au réel, mais à la connaissance que nous en avons. Le réel est opaque ; en lui-même, il n’est ni causal ni a-causal[33]. C’est la connaissance humaine qui, fonctionnant selon la causalité, a besoin de construire une cause pour comprendre[34]. Lorsqu’elle n’y parvient pas, ce n’est pas que la chose serait sans cause ou rebelle à toute explication rationnelle (car encore une fois, du réel indépendamment de notre connaissance l’on ne peut rien dire[35], ni qu’il contient une cause, ni qu’il n’en contient pas), c’est qu’elle n’a pas atteint un stade suffisamment avancé pour construire un modèle causal adéquat, donc pour intégrer la chose en question dans sa forme générale. La démarche cognitive consiste donc à rechercher la cause[36] ; pour la mener à bien, il faut voir la chose comme enserrée dans un réseau plus ou moins dense de causes et d’effets. Autrement dit, la connaissance ne peut fonctionner qu’en mode hétéronome : pour elle, il n’y a que des choses reliées les unes aux autres selon le principe de causalité. Expliquer une chose, c’est la ramener à être l’effet d’une autre. La causalité n’est bien entendu pas toujours aussi monolithique, de sorte que plusieurs facteurs concourent au même effet comme ses conditions nécessaires. De ce point de vue, la connaissance n’admet pas l’en-soi. Car l’en-soi, c’est précisément ce qui n’est pas en-autre-chose, donc ce que l’on pourrait saisir sans se référer causalement à autre chose. Être en-soi signifie se dresser dans son autonomie, se rendre indépendant de toute chose, bref s’émanciper de la causalité qui sans cesse ramène les choses les unes aux autres. Les philosophes l’ont souvent nommé « substance », au premier chef Spinoza : « Par substance, j’entends ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose pour être formé[37]. » Tel est l’authentique regard esthétique : saisir la chose, non dans le rapport de causalité qui l’unit aux autres selon la forme générale de la connaissance, mais en elle-même, comme substance.

Ramenée à la cause qui l’a produite ou à l’effet qu’elle recherche, l’oeuvre devient une chose comme une autre ; considérée en elle-même, l’oeuvre s’ouvre à la contemplation esthétique. Le regard esthétique exige donc que le spectateur s’évade, s’émancipe, pour quelques instants au moins, de la causalité. La forme même de l’oeuvre d’art y invite. La toile déchire la continuité de l’espace ; encadrée et clouée au mur, elle s’offre d’abord dans son contraste avec ce qui l’entoure. Mieux encore, sa contemplation attentive et persévérante peut absorber le regard au point que la toile devienne l’unique réalité, ou du moins une entité dotée d’une puissance ontologique si forte que tout le reste paraîtra humblement contingent.

Le spectateur, saisi par un bleu de Klein, se sentira, au bout de quelques instants, tant envahi par la couleur qu’elle lui semblera la seule réalité ; il se pensera littéralement absorbé par la couleur, au point d’en dépendre lui-même. L’expérience esthétique permet d’accéder à l’en-soi, car elle suspend l’application du principe de causalité ; l’oeuvre s’offre en dehors du circuit normal par lequel les causes engendrent les effets, ou du moins par lequel l’entendement juge que les causes engendrent les effets. C’est précisément ce principe de causalité dont on s’abstient momentanément de faire application devant l’oeuvre d’art. Envisager l’oeuvre à travers la causalité, comme la conséquence des visées de l’artiste — elles-mêmes conséquences d’une histoire personnelle et sociale — ou comme la cause d’un processus qui s’amorcerait à partir d’elle, c’est s’interdire de la saisir en tant qu’oeuvre[38]. L’oeuvre n’existe qu’à la faveur d’un regard émancipateur, d’un regard qui s’évade et l’évade de la causalité. Deux points de vue coexistent en ce sens : d’une part, le principe de causalité qui insère l’oeuvre dans le monde des faits, l’érige en effet d’une cause, voire en cause d’effets subséquents ; d’autre part, l’en-soi qui, libérant l’oeuvre de la causalité, la laisse être ce qu’elle est en elle-même. Ces deux points de vue ne sont nullement incompatibles et coexistent, par exemple, lorsque l’oeuvre est également pourvue d’une finalité utilitaire. Il en est ainsi de l’architecture. Poursuivant une finalité pratique (l’habitation par exemple), elle est immédiatement soumise au principe de causalité, qui peut prendre des formes aussi diverses que les rigueurs du climat, les contraintes liées au sol et aux constructions préexistantes, les matériaux disponibles. En la considérant comme une oeuvre d’art, l’on s’abstrait de la finalité pratique dans laquelle elle s’inscrit pour la regarder en elle-même. Ce n’est plus en tant qu’habitat qu’elle est regardée, mais en tant qu’oeuvre, donc détachée du principe de causalité qui lui impose une finalité externe[39]. Réduire l’édifice à sa fonction utilitaire, c’est mettre à néant l’architecture comme art.

Aboutissement du processus d’évasion : l’art « abstrait ». Dépourvue d’origine et de finalité, l’oeuvre semble suspendue au-dessus du monde, loin de ses combats et de ses contradictions. Non que l’artiste n’entende jamais dire quelque chose du monde à travers ses oeuvres[40], mais on les réduirait à de simples messages sociopolitiques en ne voyant que leur insertion dans le réel, et donc dans la causalité qui régit la connaissance que nous en avons. Si l’oeuvre n’est qu’un vecteur pour symboliser une révolte personnelle ou quelque opinion que ce soit, pourquoi ne pas tout simplement l’exprimer par un écrit démonstratif ? À vouloir à toute force exprimer un contenu, l’art finit par verser dans l’allégorie, et donc dans une certaine forme de banalité[41]. L’émancipation de l’oeuvre au regard de la causalité a trouvé son aboutissement dans ce qu’il est convenu d’appeler l’« art abstrait ». Plus que l’indépendance de l’oeuvre à l’égard de la causalité, c’est l’indépendance de l’oeuvre à l’égard du réel lui-même qui est affirmée. Depuis longtemps déjà, le réalisme intégral était vu comme une impossibilité : « Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire » enseignait déjà Boileau[42]. Poussé dans ses ultimes conséquences, le réalisme paralyse l’art et tourne au délire créateur. C’est là le triste destin du peintre Frenhofer conté par Balzac : cherchant non plus seulement à imiter le réel, mais à le supplanter par la peinture, à créer du vivant par l’art, Frenhofer sombre dans le barbouillage et la folie[43]. De même, chez Gogol, la réalité saisissante des yeux du vieillard est le signe avant-coureur du maléfice qui agit dans le portrait[44] : « ce n’était plus là une copie de la nature, mais bien la vie étrange dont aurait pu s’animer le visage d’un cadavre sorti du tombeau[45] ». Bien entendu, l’impossibilité du réalisme, au sens d’une copie parfaite du monde des faits, a également été montrée en termes moins imagés, par le biais d’une démonstration rigoureuse ; elle sert de support à une critique de l’art comme imitation du réel, concept pourtant solidement ancré dans la philosophie occidentale[46]. Copier l’objet réel mène à une impasse[47], car qu’est-ce que l’objet ? Un amas d’attributs et de caractéristiques que nul artiste ne saurait exprimer à la fois ; autrement dit, copier l’objet suppose de choisir ce que l’on veut copier en lui (l’imitation dépend d’une sélection préalable et n’est donc rien moins qu’objective et fidèle)[48]. Napoléon peut être peint en empereur glorieux, en potentat redoutable ou en déchu sublime. Le choix de l’artiste impose son angle et rend vaine toute idée d’imitation objective. Lorsque Gauguin exécute son Autoportrait sous les traits de Jean Valjean, il n’est plus question d’imitation fidèle, mais de peindre une image sociale de l’artiste comme condamné et réprouvé par les moeurs bourgeoises, bref comme marginal. L’imitation est là encore approximative et demande à être déchiffrée ; elle n’est rien de directement accessible. Même la perspective, dont les lois furent codifiées pour donner le plus grand réalisme à l’imitation, ne peut que manquer son but. En effet, l’imitation perspectiviste suppose, d’un point de vue physique, que l’objet ait transmis à l’oeil du peintre les mêmes rayons lumineux que l’image transmettra au spectateur[49]. Or un tel résultat ne peut être atteint que dans des conditions à la fois précises et burlesques :

L’image doit être vue à travers un judas, de face, à une distance déterminée, un oeil fermé et l’autre immobile. L’objet doit lui aussi être observé à travers un judas, sous un angle (qui, habituellement, n’est pas le même) et à une distance donnés, par un oeil unique qu’on immobilise. Autrement, les rayons lumineux ne correspondront pas […] Quelles raisons y a-t-il de prendre la correspondance entre des rayons lumineux obtenue dans des conditions aussi extraordinaires comme mesure de la fidélité[50] ?

En ce sens, la perspective n’est qu’une manière parmi d’autres, non de reproduire le réel, mais de le dénoter et de le faire comprendre[51] ; un oeil habitué à la peinture orientale devra fournir un effort d’accoutumance pour saisir une peinture tracée selon les lois de la perspective[52]. C’est sans conteste l’art que le xxe siècle a qualifié d’« abstrait » qui, en se détachant de toute fonction imitative, a poussé le plus loin le processus d’évasion hors du principe de causalité. En cessant d’imiter le réel ou de prétendre même vaguement lui ressembler, l’art parfait son processus d’émancipation au regard du principe de causalité (puisque la causalité caractérise toute représentation du réel). L’oeuvre s’autojustifie d’autant qu’elle ne prétend même plus se référer à une réalité qui lui préexisterait et qui lui serait extérieure. L’oeuvre abstraite, au sens de non figurative[53], ne représente rien et s’épuise dans les rapports des lignes et des couleurs[54], moyens d’expression fondamentaux de la peinture. Si une référence à la réalité est encore visible dans les Danses à la source (1912) de Picabia, si les danseuses s’y reconnaissent encore aisément à travers la construction géométrique de la toile, l’on ne saurait rien discerner d’empirique dans le Cercle noir sur fond blanc de Malévitch. De même, ce n’est que de très loin que les formes de l’Élan tempéré de Kandinsky évoquent des créatures marines. En ce sens, la peinture abstraite devient peinture pure : pure, car radicalement autonome et ne contenant aucun élément étranger aux modes d’expression de l’artiste, c’est-à-dire lignes et couleurs. S’émancipant de toute fonction figurative, rompant leurs attaches avec le monde extérieur[55], lignes et couleurs se manifestent pour elles-mêmes et déploient leur puissance propre[56]. Tout se passe comme si leur essence demeurait cachée à elles-mêmes et au spectateur tant qu’elles n’étaient mobilisées que pour exprimer une réalité autre. De ce point de vue, l’art abstrait est libérateur[57] ; il permet aux lignes et aux couleurs de briser leurs chaînes figuratives et d’apparaître dans leur positivité. Par l’art abstrait, ce sont les lignes et les couleurs qui échappent à la causalité, plus précisément à la cause finale. D’où l’aboutissement du processus d’évasion. La toile figurative est déjà, comme oeuvre, à la faveur d’un regard qui s’émancipe du principe de causalité et qui la considère sans origine ni destination, la faisant se dresser dans une majesté énigmatique. La toile abstraite pousse plus loin encore l’exclusion de la causalité, puisque ce sont alors ses éléments constitutifs eux-mêmes, lignes et couleurs, qui rompent avec la causalité ; elles ne sont plus orientées vers une finalité extérieure qu’elles devraient servir (la ressemblance picturale), mais sont traitées par le peintre comme le sujet propre de son oeuvre : « la ligne, libérée de la fonction de représenter une chose, devient elle-même une chose, de sorte que l’objet ne sera jamais complètement éliminé du tableau, mais remplacé par la matérialité des signifiants graphiques[58] ». En tant qu’oeuvre, la toile abstraite n’existe qu’à travers un regard qui s’est émancipé du réel lui-même, et pour qui lignes et couleurs peuvent alors déployer leur puissance propre. Ces quelques éléments épars quant à la manière dont l’art s’émancipe de la causalité, voire de la réalité extérieure suffisent déjà à préciser le sens de l’énonciation précédente, selon laquelle la dogmatique pose sur l’ensemble des règles de droit un regard artistique. En ce sens, le regard dogmatique ne serait rien d’autre que le regard artistique porté sur les règles de droit.

1.2 Le regard dogmatique

Considérer les règles en elles-mêmes. Ce que l’analyse de l’oeuvre permet d’entrevoir, c’est qu’il est deux regards possibles sur une chose. La considérer dans son rapport avec les autres, c’est-à-dire selon le principe de causalité : la chose aura pour origine une autre chose (cause efficiente) et sera affectée à la poursuite d’un but (cause finale). Ou la considérer en elle-même, isolément, en la détachant du reste du réel. De ce point de vue, la chose n’a ni origine ni finalité : elle est, purement et simplement. La spécificité de l’oeuvre d’art est qu’elle a besoin d’être regardée de cette seconde manière pour exister comme oeuvre. Bien évidemment, l’oeuvre a une histoire : elle s’insère dans le réseau causal plus ou moins complexe des inspirations esthétiques de son auteur, de sa psychologie propre, de ses contraintes, voire de ses besoins. Mais à ne l’envisager qu’ainsi, on la réduit à n’être que l’effet de causes ou l’instrument de finalités. Saisir l’oeuvre comme telle, c’est la saisir en-soi, donc la détacher de ses origines et finalités externes. À défaut, l’on produit une histoire de l’art ou une analyse psychologique de l’artiste qui, pour passionnantes et fructueuses qu’elles soient, manquent la spécificité esthétique de l’oeuvre. Les règles de droit posées par les sources reconnues sont, comme toute chose, susceptibles d’être envisagées de ce double point de vue. Regarder une règle selon le principe de causalité, c’est rechercher ce qui l’a historiquement motivée, quels ont été les impératifs contextuels qui ont guidé son adoption ; c’est également s’enquérir des objectifs qu’elle poursuit et se demander si et dans quelle mesure ils ont été atteints.

Regarder la règle indépendamment du principe de causalité, c’est l’extraire intellectuellement de son contexte d’émergence, c’est refuser de la regarder comme la conséquence d’un ensemble de circonstances factuelles ; échappant à la causalité matérielle, la règle n’est plus issue d’un contexte de fait, mais ne sera rien d’autre que le produit d’une autre règle. C’est ce type de démarche qui est à l’origine, théoriquement, de la distinction du fait et du droit. Le fait, soumis au principe de causalité, se distingue du droit dans la mesure où les solutions que ce dernier prône ne sont plus regardées comme issues d’un contexte d’émergence, leur existence n’est plus conçue comme déterminée par des facteurs d’ordre factuel, ni comme animée d’un objectif pratique. Une telle mise entre parenthèses caractérise la dogmatique et cristallise du reste les critiques qui lui sont adressées.

Lorsqu’il raisonne dogmatiquement, le juriste fait abstraction des raisons concrètes qui ont motivé l’adoption d’une règle (causalité efficiente), il cesse de prêter attention aux objectifs que son auteur poursuit à travers elle (causalité finale). Pour lui, la règle n’est plus un produit, ni un instrument, ni une conséquence, ni une cause. Il regarde la règle en elle-même, comme une oeuvre d’art. C’est précisément grâce à un tel détachement que le juriste, se faisant dogmaticien, accède à un type de théorisation qui ne dépend d’aucune autre science sociale ; suspendant toutes les causalités factuelles qui pourraient relever d’autres corpus savants (de la sociologie, de l’économie, de la psychologie), il crée un savoir qui ne relève d’aucun d’entre eux et dont il faut bien reconnaître le caractère spécifiquement juridique. Aucun des deux points de vue possibles sur les règles de droit ne disqualifie l’autre : ils répondent tous deux à un besoin de l’esprit et, de ce simple fait, accomplissent une fonction que l’on ne saurait négliger et qui sera explicitée ultérieurement. Les avoir exposés abstraitement ne suffit pas ; encore faut-il montrer la manière dont ils se manifestent dans la pratique scientifique. Un exemple suffira à le saisir.

1.2.1 Première illustration du regard dogmatique

Le droit français impose de faire figurer dans les contrats de prêt consentis par un professionnel du crédit non seulement le taux conventionnel de l’intérêt, mais également le taux effectif global (TEG)[59], qui exprime le coût total du crédit pour l’emprunteur. Le calcul du TEG implique d’ajouter au taux conventionnel les « frais, commissions ou rémunérations de toute nature, directs ou indirects, y compris ceux qui sont payés ou dus à des intermédiaires intervenus de quelque manière que ce soit dans l’octroi du prêt, même si ces frais, commissions ou rémunérations correspondent à des débours réels[60] ». Si les textes applicables imposent de faire figurer le TEG dans l’acte constatant la convention, ils ne précisent pas quelle est la sanction de son omission ou de son inexactitude, sachant que la complexité de la formule de calcul favorise les erreurs mathématiques qui sont loin d’être de simples hypothèses d’école.

Il est donc revenu à la jurisprudence, dans sa fonction complétive habituelle, de déterminer la sanction applicable lorsque la mention du TEG fait défaut ou se trouve erronée. Dans ces deux cas, la position de la Cour de cassation est d’une constance remarquable : assimilant TEG absent et TEG inexact, elle retient que la stipulation d’intérêt doit être purement et simplement annulée, le taux légal de l’intérêt s’y substituant[61]. La solution est rude pour les banques : privées des intérêts au taux convenu, elles devront se contenter de l’intérêt au taux légal, souvent bien moindre, et ce, depuis le jour de la conclusion du contrat, ce qui impose un nouveau calcul, voire une restitution du trop-perçu. Il est deux manières de regarder la règle selon laquelle la stipulation d’intérêt est nulle lorsque le TEG est inexact ou n’est pas mentionné dans l’écrit contractuel. Selon le principe de causalité, cette règle a une origine et poursuit un objectif, relevant tous deux de la réalité factuelle. C’est donc à partir de son contexte d’émergence que la règle de l’annulation de la stipulation d’intérêt en cas d’omission ou d’inexactitude du TEG sera comprise et interprétée. De ce point de vue, la volonté protectrice qui peut animer les juges face à l’inégalité de position économique paraît déterminante. Soucieux de protéger un emprunteur réputé faible, les juges n’hésitent pas à faire sentir le poids de leur glaive au banquier négligent ; ils exerceraient par là une pression salutaire sur les établissements financiers en leur tenant la bride haute.

En ce sens, cette solution apparaît comme la réaction judiciaire à une situation factuelle d’inégalité que les juges cherchent à rééquilibrer ou à des abus économiques qu’ils entendent réprimer. Le terme même « réaction » montre déjà que ce type d’analyse implique le recours au principe de causalité, comme forme de compréhension de la réalité factuelle. Envisagée comme un maillon de la chaîne causale, la règle de l’annulation du taux conventionnel de l’intérêt n’est plus qu’un instrument, un moyen au service d’une fin qui la dépasse, en l’occurrence la protection de l’emprunteur face aux banques. De même qu’en peinture figurative la ligne et la couleur sont vouées à n’être que des moyens dont l’objectif est de représenter le réel, la règle de droit est ici un simple moyen dont l’objectif est la protection de l’acquéreur.

Mais il est une autre manière de la considérer, qui suppose de suspendre la causalité, de voir la règle comme une entité qui n’a ni origine factuelle ni finalité, autrement dit comme une oeuvre d’art. Que peut-on dire de la règle selon laquelle la stipulation d’intérêt doit être annulée lorsque le TEG fait défaut ou s’avère inexact, en dehors des motivations qui l’animent et des objectifs qu’elle poursuit ? L’on peut dire que l’absence ou l’inexactitude du TEG vicie en toute hypothèse le consentement de l’emprunteur. En effet, le TEG est un instrument de comparaison. Intégrant l’ensemble des frais en plus des intérêts conventionnels, le TEG exprime le coût réel d’un crédit et permet donc au candidat à l’emprunt de faire jouer la concurrence. Ne pas mentionner de TEG ou faire figurer sur l’écrit contractuel un TEG erroné, c’est priver l’emprunteur d’une information alors qu’il devrait comparer les différentes offres en pleine connaissance de cause. Les juristes ont édifié une théorie entière pour penser l’asymétrie d’informations et apprécier la qualité de la circulation de l’information entre les contractants : la théorie des vices du consentement.

L’annulation de la stipulation d’intérêt ne serait rien d’autre que l’application de la théorie des vices du consentement à l’hypothèse d’un défaut ou d’une inexactitude du TEG. La Cour de cassation française semble du reste avoir fait sienne cette analyse dans une décision récente, où elle affirme que l’annulation est « fondée sur l’absence de consentement de l’emprunteur au coût global du prêt[62] ». En quoi ce raisonnement, dont on reconnaîtra aisément le caractère dogmatique, se différencie-t-il du précédent ? Il n’a pas recherché à relier la règle de l’annulation à une origine factuelle (le rapport de forces déséquilibré entre banques et consommateurs) ou à une finalité factuelle (la protection des seconds contre les abus des premières). Il l’a extraite de son contexte de fait ; dès lors, elle ne pouvait plus être que le produit d’une autre règle.

C’est pourquoi elle est apparue comme une application des règles relatives au consentement, que les juristes ont unifiées dans une théorie plus vaste baptisée « théorie des vices du consentement ». Deux regards sont donc possibles sur la règle de l’annulation de la stipulation d’intérêt : selon le premier, axé sur le principe de causalité, elle est une mesure destinée à protéger les consommateurs contre les banques ; selon le second (dogmatique), détaché de tout contexte et envisageant la règle pour elle-même, elle exprime le vice du consentement que subit l’emprunteur dès lors que le TEG est absent ou erroné. Entre ces deux regards, la même implacable distance qu’entre l’art figuratif et l’art abstrait : dans le premier, lignes et couleurs sont au service de la représentation de l’objet, ils doivent permettre au spectateur de l’identifier ; le second les affranchit de toute finalité et les étudie en elles-mêmes[63].

Considérant l’ensemble des règles de droit comme une entité autojustifiée, donc comme une oeuvre d’art, la dogmatique pense chaque règle comme le produit d’une autre ; l’ensemble des règles de droit se justifie par lui-même, car c’est par une autre règle que chaque règle s’explique, comme l’annulation de la stipulation d’intérêts s’explique par la nullité des contrats conclus sous l’empire d’un vice du consentement. Pour envisager la règle de l’annulation de la stipulation d’intérêt comme l’expression d’un vice du consentement, il faut avoir dépouillé le principe de causalité, il faut avoir cessé de voir cette règle comme la conséquence d’une situation de fait (le rapport de forces déséquilibré entre banques et consommateurs) ou le moyen d’atteindre un objectif factuel (la protection des consommateurs). Il faut l’avoir examinée pour elle-même, comme le peintre abstrait étudie lignes et couleurs pour elles-mêmes. Et ce, contrairement à la peinture figurative qui, n’ayant pas encore achevé son évasion de la causalité, les érigeait en instruments de représentation et de reconnaissance d’objets. De même que l’art abstrait est indépendant de la perception visuelle[64], la dogmatique voit la règle sans la réalité dans laquelle elle s’insère, donc sans le principe de causalité. L’on remarquera que l’adjectif par lequel certains peintres abstraits définissaient leur art est également utilisé pour discréditer la dogmatique en l’accusant de sombrer dans un monde de fantômes sans âmes : « pur ». La « peinture pure[65] » a pu désigner l’abstraction se détachant de toute réalité visible. Dans la bouche de nombre de juristes contemporains, le terme « pur » est devenu à lui seul une réfutation, la dogmatique étant définie, souvent implicitement, par la pureté du raisonnement, par l’éviction de toute donnée relative aux enjeux contextuels des règles dont il est question. Ce que l’on entend montrer ici, c’est que le regard causaliste et le regard dogmatique se situent sur un strict pied d’égalité et qu’ils répondent tous deux à un besoin différent de l’esprit. Il en est des règles de droit comme des oeuvres de l’architecture : on peut les considérer du point de vue de l’objectif pratique qu’elles poursuivent (l’habitation, la protection du consommateur) ou en elles-mêmes. Un second exemple le fera clairement voir.

1.2.2 Seconde illustration du regard dogmatique

Longtemps les juristes français se sont demandé si les professionnels étaient toujours exclus de la protection accordée aux consommateurs par les lois spéciales. Raisonnant à partir des règles relatives aux vices du consentement, la jurisprudence française considérait que la protection devait jouer dès lors que le contrat conclu par le professionnel n’avait pas de rapport direct avec son activité. Au regard de la théorie des vices du consentement (telle que découlant des règles relatives à la validité des contrats), le commerçant faisant installer un système d’alarme dans son magasin ou l’avocat achetant du matériel informatique pour son cabinet subissent, face à leur contractant, la même asymétrie d’informations que n’importe quel consommateur[66]. D’où l’idée des magistrats selon laquelle les professionnels agissant en dehors de leur domaine de spécialité doivent bénéficier des protections consuméristes. Si le vice du consentement manifeste un défaut d’information ou une mauvaise circulation de l’information, un professionnel est dans la même situation que tout consommateur dès lors qu’il s’aventure hors des sentiers de sa spécialité. Derrière cet argument issu de la théorie des vices du consentement se profile une précision du critère par lequel l’on reconnaît un consommateur. Que l’on soit consommateur dès lors que l’on agit à des fins étrangères à toute activité professionnelle, cela était acquis ; mais on peut également l’être lorsque les exigences de la vie professionnelle imposent de conclure des contrats étrangers à l’activité exercée.

La finalité de l’acte n’est plus le seul critère de la qualité de consommateur ; son objet au regard de l’activité professionnelle est également essentiel. À cette manière de raisonner, qui relie les règles consuméristes à celles qui régissent les vices du consentement, s’oppose une argumentation plus conséquentialiste : le champ d’application de la protection consumériste ne saurait dépendre d’une casuistique visant à rechercher, pour chaque espèce, si le professionnel a agi ou non dans le champ de sa compétence ; ce serait ruiner la prévisibilité des solutions, et donc la sécurité juridique. De surcroît, étendre la protection consumériste à certains professionnels en raison de leur ignorance quant au contrat conclu générerait des situations injustes, voire discriminatoires : qu’en serait-il alors des consommateurs, agissant à des fins privées, mais dans leur sphère de compétence[67] ? Faudrait-il les priver de la protection à laquelle ils ont droit[68] ?

Ce second raisonnement, qui se préoccupe des effets de la solution, met en oeuvre le principe de causalité. Alors que le premier cherchait la solution dans des règles (celles portant sur les vices du consentement), celui-ci tente de la déterminer à partir de ses conséquences factuelles : imprévisibilité des solutions, différences injustifiées de traitement. Les deux regards se montrent à nouveau dans tout leur contraste : soit l’on recherche la solution par les seules règles déjà posées et connues, indépendamment du contexte auquel elle devra s’appliquer, des finalités pratiques qu’elle pourrait poursuivre et des effets concrets qu’elle serait susceptible d’engendrer ; soit l’on tente de déterminer la solution précisément à partir de ces éléments extérieurs, contexte, finalités et conséquences pratiques. Regard dogmatique, regard causaliste : aucun des deux ne saurait supprimer l’autre ni le rendre superflu.

Art abstrait et dogmatique : critiques communes. En extrayant les règles de leur contexte factuel, la dogmatique les fait échapper au principe de causalité qui gouverne le réel, ou plutôt grâce auquel l’intellect comprend le réel. De ce point de vue déjà, la dogmatique jette un regard artistique sur les règles qu’elle prend pour objet de son activité. Mais c’est peut-être à l’art abstrait que la dogmatique s’apparente avec le plus d’évidence : les règles, qui du point de vue causaliste ne sont que les moyens d’atteindre des fins, sont étudiées dogmatiquement pour elles-mêmes ; c’est pourquoi une règle ne peut alors s’expliquer que par une autre règle, une solution ne peut être recherchée que dans une règle préexistante.

La dogmatique envisage pour elles-mêmes des règles que le principe de causalité ramène à des moyens d’obtenir des résultats ; de même, le peintre abstrait travaille pour elles-mêmes lignes et couleurs, que la figuration ramène à de simples moyens d’obtenir la ressemblance picturale. À cet égard, il est particulièrement suggestif de constater que l’art abstrait a suscité des critiques étrangement identiques à celles que soulève la dogmatique encore aujourd’hui. Kandinsky, pourtant pionner en la matière, hésita longuement avant de couper toute attache à la figuration et à la réalité visible.

Un art qui se contenterait « exclusivement de la combinaison de la couleur pure et de la forme indépendante » créerait des oeuvres « qui seraient des ornements géométriques et qui ressembleraient, pour parler crûment, à des cravates ou des tapis[69] ». L’on retrouve l’accusation d’artificialisme qui tant de fois fut lancée à la dogmatique : qui s’éloigne de la nature ou de la réalité court le risque de sombrer dans le factice et l’inutile. Certains critiques plus radicaux virent dans l’art abstrait un art desséché et désincarné, un art qui, refusant la référence au monde extérieur et à la vie elle-même, ne peut que s’autodétruire[70]. Comme l’art abstrait verserait dans le décoratif[71], la dogmatique contiendrait de belles constructions qui ne dépasseraient guère le stade de la satisfaction esthétique. La parenté de la dogmatique et de l’art abstrait semble encore davantage attestée par ces reproches communs qu’ils durent encaisser. Il n’est guère étonnant qu’ils aient suscité des réactions semblables puisqu’ils procèdent tous deux de la même suspension du principe de causalité, l’art abstrait radicalisant de ce point de vue ce que l’art pratiquait de tout temps. Dogmatique et art abstrait envisagent pour eux-mêmes ce que l’on considère habituellement comme simples moyens : les règles juridiques pour l’une (moyens d’atteindre des fins plus ou moins politiques), les lignes et les couleurs pour l’autre (moyens de représenter les objets réels). Si art abstrait et dogmatique encourent les mêmes critiques, peut-être peuvent-ils leur apporter des réponses semblables. Les peintres tenants de l’abstraction soutenaient que, parce que rompant avec la réalité empirique, la peinture abstraite était seule réelle. À la peinture reproduisant le réel, ils opposaient la peinture créant une nouvelle réalité : « La peinture n’est pas un art reproducteur mais créateur[72]. »

La toile abstraite n’est pas moins concrète que n’importe quel objet ; elle est en tous cas plus concrète que la toile figurative, laquelle dépend directement de ce qu’elle entend représenter. En se détachant de tout support réel, la toile assume sa propre réalité picturale et constitue à elle seule une nouvelle réalité. Nulle opposition ne subsiste plus entre l’abstraction et la réalité, précisément dans la mesure où la réalité ne se réduit pas à l’ensemble de ce qui est visible dans le monde extérieur. Les pures conceptions du peintre sont tout aussi réelles que n’importe quelle montagne. En qualifiant son art d’« abstrait-réel », le peintre Piet Mondrian entendait signifier qu’à ses yeux l’abstrait relevait bel et bien du réel, « qu’il constitue une nouvelle réalité, celle de la peinture et de ses rapports purs, et qu’à ce titre il est bien concret[73] ». Dans un même ordre d’idées, Robert Delaunay, commentant la série de ses Fenêtres, considérait qu’elles ouvraient sur une nouvelle réalité qui n’était autre que l’« ABC de modes expressifs qui ne puisent que dans les éléments physiques de la couleur créant la forme nouvelle[74] ». Kandinsky a pu parler de « monde de l’art […] Un monde qui ne peut être engendré que par l’art. Un monde réel », d’où la dénomination d’« art réel » qu’il a choisie et proposée[75]. Les liquidateurs de la dogmatique pourraient faire leur cette manière de raisonner. À ne considérer comme réels que les éléments de fait ayant déterminé l’adoption de telle ou telle solution (qu’ils soient d’ordre social, économique ou politique), ils se masquent d’autres éléments tout aussi réels : les règles de droit. À ne considérer les règles que comme des moyens, ils finissent par les occulter dans leur réalité normative.

C’est précisément là qu’intervient l’originalité du regard dogmatique : de son point de vue, les règles sont ; elles sont en elles-mêmes et pour elles-mêmes, puisqu’elles cessent d’être au service d’une finalité extérieure. En suspendant le principe de causalité, en cessant de comprendre les règles de droit selon leur origine et leur finalité, la dogmatique rend les règles aussi réelles que n’importe quel objet visible et tactile. Rien d’irréaliste dans la dogmatique, pas plus que dans l’art abstrait. Au contraire, c’est plutôt au devenir, empêtré dans les affres de la causalité, que la tradition philosophique occidentale déniait toute réalité. Le devenir, incertain et changeant, n’est pas vraiment ; seul est ce qui (ou celui qui), hors du devenir, échappe à la causalité. Causalité et devenir sont inséparables, car la première est le principe même du changement incessant qui gouverne le second. Considérer une chose hors du devenir, c’est-à-dire hors de la causalité, c’est la considérer dans son être ; considérer une chose du point de vue du devenir dans lequel elle s’insère, donc soumise à la causalité, c’est la considérer comme dépendante et changeante, deux attributs que la philosophie considère de tradition comme étrangères à l’être.

« Lorsque le TEG fait défaut ou s’avère erroné, l’annulation de la stipulation d’intérêt doit s’ensuivre » : en regardant cette règle à la lumière du principe de causalité, on la réduit à un moyen, à une simple étape sur le chemin de la protection du consommateur ; en la regardant en elle-même, on l’extrait de tout contexte et de toute dépendance à des éléments externes, bref on la considère comme étant. Toutefois, un doute perce quant à la pertinence de cette opposition entre regard causaliste et regard dogmatique. Car si la dogmatique pense les solutions juridiques indépendamment du principe de causalité, comment peut-elle constituer un savoir ? Si le principe de causalité constitue la forme de toute compréhension cognitive et que la dogmatique s’en extraie dans sa manière d’appréhender les règles, ne se trouve-t-elle pas dépourvue de toute scientificité possible ? Il n’en est rien, car la dogmatique ne s’évade de la causalité des faits que pour mieux la recréer entre les règles.

2 Dogmatique et art : une cohérence au service de l’apaisement

Fonction de la dogmatique. Autonomisées de leur contexte d’émergence et d’application, les règles deviennent disponibles pour faire l’objet d’une autre démarche qui les reliera non plus à une extériorité empirique mais entre elles. Une causalité est alors reconstituée, non empirique mais normative (2.1). Reliées causalement entre elles, les règles forment un système dont l’essence réside dans l’inachèvement. Cette cohérence entre les règles n’est pas gratuite ni ludique ; elle est la forme même de l’apaisement que le droit apporte au monde (2.2).

2.1 Reconstituer une causalité

Dogmatique et cohérence. À la causalité empirique qui réduit les règles à leur contexte, la dogmatique substitue une autre forme de causalité, une causalité entre règles. C’est parce que l’absence ou l’inexactitude du TEG vicie le consentement de l’emprunteur que la stipulation d’intérêt doit être annulée ; c’est parce que le professionnel agissant hors de son domaine de spécialité peut subir une asymétrie d’informations qu’il est nécessaire de lui étendre la protection consumériste. En reliant ainsi les règles les unes aux autres, la dogmatique instaure entre elles une causalité particulière, distincte de la causalité matérielle qui gouverne le devenir. Une causalité que l’on pourrait qualifier de justificatoire ou de normative. Les règles régissant la validité du contrat, plus spécialement le consentement, justifient l’annulation de la stipulation d’intérêt ; elles justifient également l’extension de la protection consumériste à certains consommateurs.

Du point de vue dogmatique, les règles ne s’expliquent plus causalement par les éléments factuels qui les déterminent : elles deviennent ainsi disponibles pour recevoir un autre type d’explication ; ne s’expliquant plus par des faits, elles s’expliqueront par d’autres règles. Causalité justificatoire, car il ne s’agit plus de dire comment un fait peut provenir d’autres faits, mais comment d’une règle peut sortir une autre règle. Ainsi la dogmatique fait-elle fonctionner le droit en toute autonomie, ses règles se justifiant sans cesse les unes par les autres. C’est en ce sens que la dogmatique érige le droit en système ; sans son intervention, il n’y aurait que des règles éparses dépourvues de relations entre elles. En justifiant les règles les unes par les autres, la dogmatique crée une cohérence normative ou une nécessité interne qui fait système. En ce sens, la dogmatique est davantage une fonction qu’une institution universitaire. Le législateur peut se comporter en dogmaticien, lorsqu’il prend soin de définir les notions qu’il utilise, d’expliciter les distinctions qu’il pose et d’en tirer les conséquences normatives. Aux yeux de la dogmatique, le système juridique s’autojustifie, comme l’oeuvre d’art : pour chaque règle envisagée isolément, une autre règle vient toujours servir de fondement et apporter le soutien de sa justification. C’est ainsi que se crée un effet de cohérence par lequel les règles dépendent les unes des autres au sein d’un tissu causal qui les unifie. Même les innovations les plus audacieuses finissent par intégrer le système ; non seulement la règle nouvelle servira de fondement à une multitude de solutions qui en seront déduites par la doctrine ou les tribunaux, mais elle finira tôt ou tard par être rattachée elle-même à une règle préexistante.

Un exemple le fera clairement voir. Depuis quelques décennies, la jurisprudence française indemnise les victimes de troubles de voisinage, dès lors qu’elles en démontrent le caractère anormal. Chacun est contraint de supporter les troubles « normaux » qu’implique toute proximité géographique[76], l’indemnisation étant ouverte dès que l’intensité du trouble dépasse la mesure de la normalité. Embarrassée, la jurisprudence fonde ce cas de responsabilité qu’elle a elle-même créé sur un principe autonome, selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage[77] ». C’est dire que les juges n’ont pas su rattacher leur création à une règle préexistante. Ils l’ont donc livrée telle quelle à la doctrine, qui s’est chargée de lui assigner une place dans le système en la faisant dériver d’une règle préexistante. Des théories divergentes ont été proposées, dans le détail desquelles il n’est nul besoin d’entrer : soit l’indemnisation des troubles anormaux de voisinage constituerait un cas de responsabilité pour faute, bien que la preuve d’une faute ne soit pas explicitement exigée (l’anormalité révélant le caractère fautif du trouble)[78] ; soit elle constituerait la sanction de l’aggravation d’une servitude, la servitude de supporter les troubles normaux[79]. Dans les deux cas, une même démarche, caractéristique au fond de toute connaissance : ramener l’inconnu au connu[80], le neuf au préexistant. S’évadant de la causalité, la dogmatique suspend les règles de droit au-dessus de la réalité empirique et les organise en un système dans lequel elles s’expliquent et se justifient les unes par les autres.

La quête dogmatique de la cohérence. Toutefois, le système que les règles forment sous l’action de la dogmatique n’est rien de figé ou de clos sur soi-même. Car la cohérence qui fait système n’est jamais acquise ; elle est précaire et demande à être sans cesse reconstruite. L’évolution des solutions, qu’elle soit déterminée par un changement législatif ou un revirement de jurisprudence, force la dogmatique à repenser sans répit la connexion entre les règles. Très révélateur à cet égard est le revirement opéré par la Cour de cassation française quant à la possibilité pour un tiers de se prévaloir d’une inexécution contractuelle qui lui a causé dommage. Dans un premier temps, la Cour exigeait que le tiers prouve que le manquement contractuel allégué constituait également une faute délictuelle, qu’en violant le contrat la partie en cause avait également méconnu une obligation générale de prudence. D’un point de vue justificatoire, cette solution s’appuyait sur la relativité des conventions : le tiers ne peut se prévaloir de l’inexécution à l’état pur, car ce serait l’autoriser à invoquer la force obligatoire d’une convention à laquelle il n’était pas partie.

Le revirement survint, après plusieurs soubresauts, par un arrêt rendu par la formation la plus prestigieuse de la Cour de cassation, l’Assemblée plénière. Renversant sa position classique, la Cour a posé que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage[81] ». L’effet relatif ne pouvait plus causalement justifier la position prétorienne ; c’est le recours à la notion d’opposabilité qui a permis de reconfigurer la connexion normative, redonnant au système une cohérence sur le point de le fuir. L’opposabilité est alors réputée permettre à un tiers de se prévaloir de l’existence, voire de la violation d’une convention, comme il se prévaudrait de n’importe quel fait. Opposable aux tiers, le contrat l’est donc également par les tiers. C’est à partir de lui-même que le système se recrée une cohérence. Dogmatiquement, le système n’a nul besoin de sortir de lui-même ; comme l’oeuvre d’art, il se justifie par lui-même. C’est en cela que la dogmatique est artiste.

La quête artistique de la cohérence. Car l’art n’échappe lui aussi à la causalité que pour mieux la recréer et l’intérioriser. Il est frappant de constater combien l’impératif de cohérence est présent dans l’art et la théorie esthétique en général. Évoquant la tragédie, Aristote en souligne l’inexorable nécessité interne : elle doit présenter « une action bien bouclée, complète et d’une certaine étendue[82] », c’est-à-dire qui se déroule selon un ordre nécessaire en un commencement, un milieu et une fin. « Le commencement est ce qui ne succède pas nécessairement à autre chose, mais après quoi une suite doit naturellement venir ou être attendue. La fin, au contraire, est ce qui, de soi, par nécessité ou entraînement, succède à autre chose, et après quoi rien ne peut plus survenir[83] » : avant le commencement, rien n’est nécessaire puisque l’oeuvre ne règne pas sur cette partie du temps ; après la fin, plus aucun événement ne s’impose puisque, là encore, l’oeuvre cesse de dicter sa logique.

Tout se passe comme si l’oeuvre tragique délimitait un espace de nécessité qui, ne s’alimentant que de lui-même, forme à lui seul un système. C’est pourquoi « les actions qui la constituent [doivent être] agencées de manière que, si l’on en ajoute ou que l’on en retranche une, tout l’ensemble en soit affecté et démis. Et si l’une d’elles peut être impunément ajoutée ou enlevée, c’est qu’elle n’est pas une partie intégrante de l’ensemble[84]. » Les oeuvres réussies se reconnaissent alors à leur économie de moyens : tout ce qui ne s’enchaîne pas à l’action précédente selon une nécessité inexorable y est proscrit. À cet égard, l’Iliade ou Oedipe-Roi font figure de modèles éternels. D’où également l’impératif de vraisemblance qui pèse sur l’auteur tragique ; ce qui n’est pas vraisemblable est ce qui n’est pas nécessairement impliqué par les événements qui précèdent[85]. Pour s’en tenir à l’oeuvre de Sophocle, la nécessaire succession des événements y est singulièrement frappante : peste sur Thèbes, oracle du dieu enjoignant de laver la ville de la souillure qui l’accable, rapprochement avec la mort du roi Laïos, audition du devin Tirésias désignant Oedipe comme le criminel, Créon accusé de complot par Oedipe, récit de Jocaste qui, en voulant discréditer la parole du devin, permet à Oedipe de rassembler en son esprit les éléments nécessaires à l’éclosion de la vérité. La peste, événement premier, lance une machine inexorable aussi impitoyable que le destin qu’Oedipe n’a pu fuir en quittant Corinthe. De ce point de vue, l’oeuvre d’art organise une nécessité plus rigoureuse que celle gouvernant le réel. Précisément parce que le réel offre des événements qui n’ont pas entre eux le moindre rapport causal ; au physicien ou à l’historien de faire le tri et de démêler l’enchevêtrement pertinent des causes : « c’est à la même époque que survinrent le combat naval de Salamine et la bataille contre les Carthaginois en Sicile, qui ne tendaient nullement au même but. C’est qu’en effet la suite chronologique montre parfois des événements qui se succèdent sans avoir du tout la même fin[86] ».

Or tous les événements de la tragédie s’enchaînent inexorablement vers une même fin, d’où l’unité d’action qui n’est qu’une manière de désigner la nécessité qui anime le déroulement tragique et qui ne se trouve pas même dans les récits historiques. À cet égard, si le classicisme a pu paraître comme une sorte d’apogée artistique, c’est bien parce que ses oeuvres, fortement codifiées, correspondaient à une nécessité interne particulièrement intense. Plus l’artiste est contraint dans l’élaboration de l’oeuvre, plus inexorable apparaîtra son contenu. « Danser dans les chaînes », telle est la définition nietzschéenne de l’art :

En face de chaque artiste, poète ou écrivain grec, il faut se demander : quelle est la nouvelle contrainte qu’il s’impose et qu’il rend séduisante aux yeux de ses contemporains (au point de trouver ainsi des imitateurs) ? Car ce que l’on appelle « invention » (dans la métrique par exemple) est toujours une de ces entraves que l’on se met en soi-même. « Danser dans les chaînes » : regarder les difficultés en face, puis étendre dessus l’illusion de la facilité, – c’est là le tour de force qu’ils veulent nous montrer[87].

Ce que le spectateur admire dans l’oeuvre, c’est la contrainte dont elle est issue, la nécessité interne qu’elle déploie. Devant l’oeuvre, l’on doit pouvoir se dire que l’artiste n’eût pu faire autrement, qu’il n’eût pu réaliser une oeuvre autre que celle qui est en train de se donner à l’écoute ou au regard. Être et devoir-être fusionnent : l’artiste a fait ce qu’il devait faire et ne devait faire rien d’autre que ce qu’il a effectivement fait. Dans l’oeuvre, le gratuit est toujours superflu. Richard Wagner, portant à la scène le poète Hans Sachs admirant l’un de ses jeunes confrères, lui fait dire : « [Il] a chanté comme il le devait[88] ! » Que l’on pense à l’art tragique du xviie siècle ou aux fugues de Bach, l’on retrouve toujours des contraintes normatives fortes[89], qui font de l’oeuvre un déploiement de nécessité. Ce qui compte, c’est la cohérence au regard des règles que l’artiste s’est imposées[90] ou que la tradition fait déjà peser sur lui. Évoquant le travail de Georges Braque, Apollinaire souligne : « [s]es toiles ont l’unité qui les rend nécessaires[91] ». Ce dont on jouit dans l’oeuvre, c’est de sa cohérence, c’est de la nécessité interne qui s’y déploie. Là encore, la cohérence est l’objet d’une quête incessante ; elle est un modèle à atteindre davantage qu’une qualité réelle inhérente à telle ou telle oeuvre. Sans doute pourrait-on citer des oeuvres qui, miraculeuses et solitaires, s’y conforment intégralement (l’Oedipe-Roi qui vient d’être évoqué) ; elles ne doivent pas faire oublier que, comme la dogmatique, l’art reconfigure sans cesse sa propre cohérence à partir de son évolution concrète.

Sitôt qu’une forme artistique parvient à figer les canons de sa propre cohérence, elle dégénère en académisme stérile ; des novateurs feront éclater l’ancienne cohérence et en feront émerger une nouvelle, patiemment élaborée. C’est ainsi que, peu à peu, les canons de cohérence de la peinture impressionniste ont pu naître des débris d’un classicisme dont l’unité interne ne donnait plus rien de neuf. Comme la dogmatique, l’art est en recherche permanente de sa propre cohérence. La quête dogmatique est déterminée par une évolution des solutions, qui rend nécessaire une nouvelle connexion causale entre les règles, donc une nouvelle configuration de la cohérence. La quête artistique est déterminée par une évolution des genres, qui rend nécessaire de repenser leurs nécessités internes. À cet égard, l’on pourrait dire que l’oeuvre tend à une cohérence d’intuition et que le savoir dogmatique tend à une cohérence de réflexion. La cohérence artistique est ressentie immédiatement ; la cohérence dogmatique nécessite la médiation des théories qu’elle élabore. Sous ce rapport, dogmatique et art sont tous deux en quête d’une cohérence qui ne soit pas celle issue de la causalité empirique. Cette cohérence n’a rien d’un jeu : c’est par elle que le droit comme l’art pacifient le monde.

2.2 Pacifier le monde

Une dogmatique repensée. Il semble étrange de soutenir que la dogmatique puisse avoir une quelconque action sur le réel, lors même qu’elle ne songe, par essence, qu’à s’en évader. L’analyse de la dogmatique comme activité artistique n’a-t-elle pas alors confirmé le concept qu’en offrent ses détracteurs ? Après tout, ce qu’ils reprochent à la dogmatique, c’est sa déconnexion vis-à-vis du réel, son manque d’égards pour les enjeux contextuels des règles qu’elle étudie. La comparaison avec l’art paraît bel et bien corroborer cette vision de la dogmatique : considérant les règles en elles-mêmes, les détachant du principe de causalité et donc de la réalité sociale dans laquelle elles s’insèrent, la dogmatique crée un système autonome qui fonctionne selon sa propre cohérence. Est-ce à dire que les contempteurs de la dogmatique s’en font une juste représentation ?

Il n’en est rien dans la mesure où l’art apporte un élément essentiel dans la théorie de la dogmatique. Il montre que se rendre indépendant du réel et du devenir est une condition de la créativité. Ce que les détracteurs de la dogmatique voient comme un vice rédhibitoire, l’art le hisse au rang des qualités premières. L’art présente sous un jour positif ce qui est tant critiqué dans la dogmatique depuis Gény : la mise entre parenthèses du devenir et de la causalité, l’indépendance au regard du contexte. Là encore, une objection se fait jour, car ce qui est qualité chez un artiste pourrait fort bien être une défaillance chez un juriste.

Que l’on encourage l’artiste à pousser ses recherches toujours plus loin du réel est une chose : il peut se permettre de s’évader de la réalité et de créer des mondes. Mais le tolérer chez le juriste en est une autre. En charge des affaires humaines et de leurs contradictions, le juriste peut-il se permettre de détourner les yeux et de s’épuiser dans des jeux conceptuels ? Sa mission sociale ne lui impose-t-elle pas de demeurer engoncé dans la réalité ? Au risque de paraître cultiver le paradoxe, l’on soutiendra que c’est précisément parce que son activité est au centre d’enjeux économiques, sociaux, politiques et moraux que le juriste doit savoir s’en éloigner pour déterminer la solution en toute impartialité.

En construisant un système indépendant de la réalité dans laquelle les règles ont vocation à s’appliquer, la dogmatique permet au juriste une salutaire mise à distance. La solution qu’il donnera au litige, ou plus généralement à la situation qui lui fait face, sera d’autant plus impartiale et objective qu’elle aura été construite indépendamment des données issues de son contexte d’application. Un exemple le fera clairement voir. Un chantier est en cours, produisant auprès du voisin immédiat les nuisances que l’on imagine : perte de valeur d’un fonds qu’il désire peut-être vendre, troubles de jouissance divers (poussières, fumées, bruits). C’est indépendamment des enjeux économiques et émotionnels de l’espèce que la dogmatique recherchera la réponse juridique à lui apporter. Dépassionnant le débat, elle se demandera dans quelle mesure le constructeur peut être considéré comme un voisin, débiteur d’une indemnisation s’il cause un trouble anormal. Un voisin peut-il n’être que temporaire ou le voisinage implique-t-il une certaine stabilité ?

Le voisinage peut-il résulter d’une occupation qui n’a pas pour but de jouir du fonds (comme propriétaire ou détenteur précaire), mais d’y effectuer des travaux[92] ? C’est par ce type de questions abstraites que la dogmatique traitera la situation concrète, lui conférant ainsi une solution impartiale. Impartiale, car non issue des données de la situation litigieuse ; impartiale, car généralisable à des cas semblables. S’extraire des enjeux concrets de la cause et la ramener à des questions abstraites, telle est la spécificité de la démarche dogmatique. Paradoxalement, il faut savoir sortir du réel pour mieux y revenir : la solution appliquée sera d’autant plus acceptée que les justiciables la ressentiront comme indépendante de leurs personnes respectives et des particularités de la situation. C’est en transformant un débat émotionnel et intéressé en débat conceptuel et logique que la dogmatique est en mesure de créer des solutions impartiales. Ce n’est qu’une fois déterminée dogmatiquement que la solution devra passer l’épreuve de la réalité.

Contrôle de réalité. Car, bien entendu, une solution déterminée par une démarche dogmatique peut se révéler inadaptée au litige, voire injuste selon les canons moraux. À la dogmatique alors de repenser ses concepts et ses théories de manière à leur faire produire des conséquences plus admissibles. C’est ce qui s’est passé en France lorsque s’est posée la question des dommages causés par les industries nouvelles : aucune faute n’étant caractérisée dans de telles hypothèses, la responsabilité aquilienne n’eût pas permis d’indemniser les victimes. Les juges se sont alors saisis de l’ambiguïté d’une disposition apparemment anodine du Code civil, selon laquelle « [on] est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde[93] ».

Ce texte, qui ne paraissait qu’annoncer les dispositions relatives à la responsabilité des père et mère ou du fait des immeubles menaçant ruine, a servi de fondement à un principe général de la responsabilité du fait des choses. Principe dont la dogmatique a défini les contours et les conditions d’application et dont elle a théorisé le fondement sous la forme de la responsabilité pour risque, s’opposant à la responsabilité pour faute. On le voit, les solutions prônées par la dogmatique à partir du système autonome qu’elle ne cesse d’élaborer font toujours l’objet d’un contrôle de réalité ; si elles y échouent, la dogmatique sera incitée à repenser ses concepts toujours en utilisant le mode de raisonnement qui lui est propre. Que se passera-t-il le jour où l’on estimera que l’on ne peut plus décemment contraindre une banque à l’application du taux légal pour une inexactitude vénielle du TEG sans grande incidence arithmétique ? Que dirait la dogmatique si, changeant sa position pour des raisons de pure opportunité, la Cour de cassation venait à écarter l’annulation de la stipulation d’intérêt et se bornait à imposer l’application du taux tel qu’il figure sur le contrat[94] ?

La dogmatique n’aurait d’autre choix que de revoir sa justification. La solution fondée sur la théorie des vices du consentement ne passant plus l’épreuve de la réalité économique, c’est sur la force obligatoire des conventions que la solution nouvelle sera justifiée : prescrire l’application du TEG tel que mentionné au contrat, c’est mettre en oeuvre la force obligatoire elle-même. L’autonomie du système juridique est donc relative et non absolue, d’abord en ce que sa cohérence interne est mouvante et évolue sans cesse au gré des changements de solutions, et ensuite en ce que les solutions qu’il produit dogmatiquement sont confrontées au réel, qui peut le contraindre à revoir sa copie. En ce sens, le contrôle de réalité est un facteur essentiel des changements de solutions qui font l’instabilité essentielle de la cohérence dogmatique. Des échanges incessants se nouent ainsi entre le système juridique et la réalité empirique. La question est alors de savoir si les juristes, hors les cas d’évidence, sont les mieux placés pour procéder à ce contrôle de réalité, pour apprécier les conséquences des solutions qu’ils obtiennent dogmatiquement : peut-être doivent-ils donner la parole à leurs collègues philosophes, sociologues, économistes, bref aux autres sciences de la société. L’apport des sciences du fait à la science du droit passe avant tout par une coopération entre les savants.

« L’art est une abstraction » écrivait Paul Gauguin[95] ; l’art est abstrait comme un acte juridique peut être abstrait, c’est-à-dire n’avoir d’autre justification que lui-même. En construisant un système qui s’autoalimente en justifications, les juristes édifient une entité qui repose sur elle-même, une entité qui est son propre fondement, c’est-à-dire une entité abstraite. Le système juridique peut cognitivement s’abstraire du réel, il n’en demeurerait pas moins autosuffisant du point de vue de la justification des règles qu’il contient. C’est dire si les juristes ne trouvent pas le système juridique déjà présent devant eux, comme quelque chose de disponible et de préconstitué. Ils le construisent patiemment et laborieusement, se donnant un seul mot d’ordre : qu’une règle en justifie une autre.

C’est ainsi que, à chaque moment de son existence, le système s’autosuffit, puisqu’il produit lui-même la justification des règles qu’il intègre, sauf le contrôle de réalité qui, le contraignant à modifier les solutions issues de ses théories, lui impose de réorganiser sa structure interne. En portant, grâce à l’art, un regard positif sur la suspension de la causalité — tant critiquée par nombres d’auteurs contemporains —, l’on perçoit que le regard dogmatique est indispensable à la détermination d’une solution impartiale et objective, qui s’éloigne de la passion des intérêts en jeu. Voix sans visage, la dogmatique émet une solution que les deux parties peuvent accepter sans déchoir ; elle mérite, plus encore que le juge, le titre de tiers impartial et désintéressé. Le justiciable ne perd pas son procès par la puissance de son adversaire ou de son influence, mais par la force intellectuelle d’une théorie qu’il n’aura pas su renverser. Faire dépendre l’issue d’un conflit passionné d’une question de connaissance, là est l’oeuvre d’apaisement. Car, comme la dogmatique, l’art est pacificateur : « c’est pour apaiser, pour pacifier, qu’une grande oeuvre d’art se manifeste à l’univers […] l’art respire la paix jusque dans l’agitation[96] ». La paix par l’art, n’est-ce pas ce qui était recherché à travers la catharsis, purge des passions ? Quant au regard causaliste, centré sur le contexte dans lequel la solution doit trouver application, il n’est nullement disqualifié, car c’est par lui que la solution sera confrontée au réel. C’est à travers lui que sa praticabilité et son admissibilité seront testées et, le cas échéant, consacrées. D’où la complémentarité des deux regards sur la règle. Pas plus que l’art, la dogmatique n’est un jeu gratuit et stérile. Ils répondent tous deux à cet impératif apparemment contradictoire : pour pacifier le monde, il faut savoir s’en évader.