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Forgé durant les années 70 par Jean Carbonnier, sociologue du droit, le concept d’« internormativité » avait pour objet de penser la capacité de l’ordre juridique à s’approprier le contenu de normes émanant d’autres ordres normatifs, tels ceux de la religion, de la morale, de la politique ou de l’économie politique. Si cet outil témoignait, à l’époque, d’une ouverture bienvenue à la réalité sociale au sein de laquelle le droit n’a jamais exercé de monopole normatif, il doit être aujourd’hui réinterrogé dans un contexte de radicalisation de la concurrence des normativités. Non seulement le droit n’a pas le privilège de l’incorporation de normes extérieures à son ordre, mais sa centralité et sa supériorité sont mises en doute à l’heure actuelle[1]. D’où la question : quels sont encore le rôle et la place du droit dans un pareil contexte ?

Dans la première partie, j’aborde cette question de façon constative et factuelle, en réfléchissant aux modalités de confrontation des dispositifs normatifs dans le combat pour la dominance à l’intérieur du « grand tout culturel » (hégémonie, cloisonnement, ou domination assortie de collaboration).

Dans la seconde partie, j’assume une approche normative, et ce, en pensant les fonctions et les finalités que le droit est en mesure de poursuivre chaque fois que la société décide de le mettre au service des valeurs de liberté, d’égalité, de solidarité et de justice auxquelles les individus tiennent.

1 L’approche constative

La question de l’internormativité prend une acuité toute nouvelle de nos jours dans le contexte de ce qu’il est convenu d’appeler la « concurrence des normativités[2] », dont le constat est dressé un peu partout[3]. C’est que la vie sociale est saturée de normes actuellement : la concurrence des normativités se traduit d’abord par la « densification normative » mais, si l’on dénombre toujours plus de normes, leur juridicité, en revanche, se réduit. Il y a ainsi la prolifération des standards techniques et administratifs en vue, dans une culture de la performance et de la gestion (management), de la normalisation des objets et de la standardisation des pratiques. Viennent ensuite les normes « matérielles », au sens propre du terme, inscrites dans les dispositifs techniques eux-mêmes : par exemple, les injonctions technologiques consistant à devoir fournir des données personnelles, dans le courant d’une procédure informatisée, sous peine d’arrêt de la démarche, ou encore ces dispositifs qui empêchent la voiture de démarrer si le conducteur n’a pas bouclé sa ceinture de sécurité. Le tout est couplé à divers dispositifs de contrôle social assurant la traçabilité des déplacements et des gestes de tout un chacun : vidéosurveillance, localisation par télépéage, stockage d’informations recueillies en temps réel par des puces électroniques, etc. On note aussi l’empire des normes chiffrées, étudiées récemment par Alain Supiot, qui généralisent une culture de l’évaluation et transforment en impératif catégorique les objectifs chiffrés relatifs aux « bonnes pratiques[4] ». On en arrive même à constater la montée en puissance d’une gouvernance sans véritables normes, en se penchant sur l’empire des statistiques et la nébuleuse des nudges, ces objets normatifs non identifiés qui prolifèrent actuellement et qui, à l’instar d’un coup de coude, incitent « en douceur » l’usager à adopter le comportement souhaité[5].

Ces normes d’un genre nouveau touchent doublement l’« empire du droit » : d’une part, leur développement réduit mécaniquement la part qu’occupe le droit dans la régulation d’ensemble — dans ces conditions, l’« empire du droit » dont parlait Dworkin pourrait bien se réduire à un simple archipel ; d’autre part, cette concurrence ne laisse pas indemne le droit lui-même, comme s’il était condamné, pour donner l’illusion de sa survie, à emprunter le style et la logique de ses concurrents — dans ces conditions, l’archipel du droit pourrait bientôt être submergé par la montée de cette vague normative extérieure. Son empire serait compromis certes, mais son emprise — sa prise spécifique sur le réel — le serait également.

Ici encore, les diagnostics se multiplient ; abondent les études construites sur le modèle du « gouverner par… » — gouverner par tout, sauf le droit[6]. Et si, formellement, le droit ne disparaît pas, tant s’en faut, du moins sa substance se transforme-t-elle insidieusement, du fait de son insertion dans des dispositifs normatifs hybrides et de son alignement sur des normes techniques du type ISO (International Organization for Standardization ou normes produites par l’Organisation de normalisation internationale), des normes éthiques, des normes de gestion. Les différences s’estompent alors et la confusion des genres s’installe entre des normes formellement non juridiques qui exercent une réelle portée normative et s’autorégulent, d’une part, et des normes formellement juridiques qui sont dotées d’une normativité matérielle douteuse, d’autre part. Avec l’avantage, pour les décideurs, de disposer de normes dont la portée opérationnelle ne fait aucun doute, mais qui échappent cependant à la censure juridictionnelle (sans parler d’une adoption démocratique en amont), dès lors qu’elles ne disposent pas, selon le droit positif, du statut de règle de droit[7].

Dira-t-on que le droit a toujours manifesté une grande capacité d’« internormativité » — cette faculté de s’approprier des contenus normatifs qui lui sont extérieurs ? Ajoutera-t-on que cette capacité est même l’illustration de sa fonction sociale la plus importante, soit celle d’assurer une médiation sociale générale, un arbitrage global des multiples champs sociaux, complémentaires ou en conflit ? Certes, mais savoir si le droit est encore en mesure d’exercer cette fonction est précisément l’enjeu crucial de la question à un moment où les contrôles de validité juridique semblent marginalisés, voire instrumentalisés, par les contrôles de performance qu’imposent l’idéologie administrative et l’obsession de l’uniformisation. Une tendance lourde se dessine en ce sens, qui s’appuie sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication, et s’accélère par un effet d’emballement de la machine normative, le propre de ces régimes normatifs étant de s’autonomiser et de s’alimenter réciproquement[8].

Cet ensemble de questions touche au problème du contrôle global de la culture d’une société donnée — j’entends par « culture » la synthèse la plus vaste qu’il est possible de concevoir de l’ensemble de ses productions langagières, scientifiques, spirituelles, normatives et artistiques. Autrement dit, la question est de savoir quel discours global « donne le ton » dans une culture donnée à tel moment de son histoire. Quel est le dispositif dominant, quelles sont les finalités qu’il poursuit et que deviennent les autres discours et pratiques durant cette période de dominance ?

Je pars de l’hypothèse que l’être humain en société développe un certain nombre de besoins, mais aussi de capacités, qui débouchent sur un petit nombre de dispositifs primitifs (discours, pratiques, institutions, professions, réalisations, principes de jugement, etc.) : besoins et capacités de spiritualité aboutissant aux religions, aux sagesses et aux systèmes éthiques ; besoins et capacités d’interactions se répercutant, dans la société, sur les coutumes et les moeurs, et, dans la cité, sur le politique ; besoins et capacités de connaissance produisant les savoirs traditionnels, puis les sciences ; besoins et capacités d’imaginaire et de fiction générant la littérature et les arts ; besoins et capacités d’échanges ayant des conséquences sur l’économie ; besoins et capacités d’objets et de procédés à l’origine des techniques… Je ne m’aventurerai pas à décider si certains besoins sont plus primitifs que d’autres et, si oui, dans quel ordre ils apparaissent (à supposer que partout s’observe la même progression).

Je tiens cependant trois points pour acquis. Selon le premier, les besoins et les capacités juridiques (dont je ne parlais pas dans la liste précédente) ne sont pas primitifs, ce qui justifie que je parle de « passage » au droit et qui explique aussi pourquoi je traiterai plus loin de la « double institutionnalisation » (le droit est une institution seconde qui reformule des normativités qui le précèdent).

Concernant le deuxième point, je suis d’avis que chacun de ces dispositifs, même les moins normatifs en apparence (les arts par exemple), dès lors qu’ils en viennent à occuper la place supérieure, exercent, de ce fait, des effets normatifs sur tous les autres discours et pratiques au sein de la culture. La normativité n’est donc pas réservée notamment à la religion, à la morale ou au droit… Ce point est évidemment essentiel pour étudier la concurrence moderne des normativités, comme celle qui se développe à partir de la normalisation technique[9].

Troisième point, enfin, je soutiens que, lorsqu’un dispositif global, soit un macrodiscours, est en position dominante et donne le ton à la culture de son époque, les autres discours ne disparaissent pas pour autant, mais s’adaptent — selon des modalités qu’il s’agit de préciser — à la (relative) hégémonie de la raison du moment. Il est vraisemblable qu’un changement du contexte global entraînera des glissements parmi les dispositifs en concurrence, et que ce sera le plus performant au regard des besoins prioritaires du moment qui l’emportera, mais cette adaptation n’est pas de nature, d’après moi, à éradiquer les dispositifs ainsi repoussés à l’arrière-plan ; il leur appartiendra seulement de se combiner selon de nouvelles formules et de s’infléchir en fonction de la vulgate dominante : cela se produira-t-il au prix de leur dénaturation ? La question ne peut recevoir de réponse que circonstancielle.

Lorsque, au terme de la lutte que se livrent toujours, plus ou moins explicitement, les dispositifs en concurrence, l’un d’entre eux en viendra à occuper la position centrale, les autres se mettront à graviter autour de lui et adapteront leur orbite à sa plus ou moins grande force d’attraction. Cette force dominante, chaque fois différente — le profit pour l’échange économique, la volonté divine pour les religions, la performance pratique pour la normativité technique et administrative… —, sera alors en mesure de déteindre, dans une mesure variable, sur les représentations, les concepts et les processus des formations en position de satellite. Ce qui permet aussi de noter que ces discours, successivement dominants, ont la prétention et sont en mesure de « s’occuper de tout », en raison précisément de leur dominance ; et même si, du point de vue des discours colonisés, une telle prétention paraît excessive et réductrice, sous l’angle du discours dominant, en revanche, cette incursion se donnera à la fois pour légitime et concluante.

Ces considérations, bien qu’elles soient de nature très générale, devraient suffire pour suggérer ce que pourrait être, d’après la perspective du droit, un historique de sa position au regard de la culture (le « combat pour le droit[10] » de Von Ihering prenant ici le sens nouveau et élargi de combat pour la prééminence du droit au coeur de la culture globale). Elles devraient surtout me permettre de présenter, sur le plan structurel, les trois cas de figure possible de cette lutte pour le contrôle global de la culture : l’hégémonie sans partage, la segmentation et l’étanchéité des sphères ou encore la dominance et la collaboration (forcée ou volontaire, ou les deux à la fois) — on aura compris qu’au regard de mes prémisses je considère que seul le troisième cas de figure est réaliste.

1.1 Une hégémonie sans partage

Je ne dirai rien ou presque quant à l’historique annoncé : l’entreprise reviendrait à proposer en quelque sorte une histoire raisonnée du droit. Je me contenterai donc d’un rappel et d’un constat. Le rappel me permet de souligner à nouveau que le droit, si prestigieux soit-il, comme le droit « inventé » à Rome, est toujours une formation seconde, procédant généralement d’un mouvement progressif d’autonomisation par rapport à la religion. Pour ce qui est du constat, il concerne la situation culturelle présente et tient dans le fait, mille fois observé, de la « crise du droit », au sens de perte de sa capacité d’orienter le changement social, et même d’assurer sa fonction la plus primitive de garantir le contrôle social général. Norberto Bobbio, à l’origine de cette analyse, pointe le contraste avec la situation qui régnait au Siècle des lumières, à l’époque où le droit, placé au coeur même du processus civilisateur, était synonyme d’ordre et de progrès[11]. Kant, pour sa part, rêvait d’une grandiose république universelle des peuples, sous l’égide d’une constitution mondiale, garante de paix perpétuelle, tandis que Rousseau glorifiait le législateur, « sage instituteur des peuples ». Au xviiie siècle, en effet, le droit incarnait la raison politique et donnait le ton à la culture ; les autres dispositifs, sans disparaître, bien entendu, « marchaient au droit » : le religieux se développait à l’ombre du Concordat, le politique oeuvrait dans le cadre constitutionnel, l’économie prospérait, à l’intérieur des frontières nationales, dans le moule de la propriété et du contrat.

Est-on cependant condamné à raisonner de façon aussi dichotomique et à enregistrer de si nets changements de cap ? C’est, en tout cas, une première option, assez commode au demeurant, pour analyser la question du combat pour la dominance culturelle. La lutte séculaire que le pape et l’empereur se sont livrés en Occident, des siècles durant, en serait une illustration paradigmatique : le sceptre ou la crosse, la crosse ou le sceptre — en n’ignorant pas cependant que le pape était aussi un chef temporel, et le roi ou l’empereur, aussi un chef spirituel, ce que comprendra bien Hobbes qui dote le Léviathan, ornant le frontispice de son ouvrage homonyme, des attributs des deux pouvoirs. Ce qui est exact, c’est que toutes les composantes du pouvoir restent présentes et agissantes, mais certaines sont activées et prennent le dessus, alors que d’autres sont potentialisées et oeuvrent à l’arrière-plan.

Autre époque, autre dominance : au xixe siècle, Comte a réellement pensé que l’heure était venue pour les ingénieurs de remplacer les juristes et d’ainsi substituer l’« administration des choses » au « gouvernement des hommes », selon le mot prêté à Saint-Simon. Proudhon, lui aussi, rêvait la fin du politique — « l’atelier fera disparaître le gouvernement », prophétisait-il. L’histoire se répète, ou poursuit son cours, car Benoit Frydman n’hésite pas à écrire, en 2014, que « tout se passe donc comme si les normes de gestion, après avoir été longtemps les auxiliaires des règles juridiques, en charge des mesures techniques et des détails, devenaient à présent des instruments de pilotage du droit lui-même[12] ». Et cet auteur de citer, notamment, le Pacte de stabilité et de croissance de l’Union européenne qui érige la norme du 3 % de déficit public en « règle d’or » dont le dépassement est susceptible de sanctions et que certains États ont transformé en règle constitutionnelle. Ou encore les méthodes de classement (rankings) des universités, si déterminants, quoi que l’on en dise, de leur politique, les indicateurs chiffrés servant à évaluer l’exercice de la profession judiciaire (par exemple, les taux de réformation des décisions ou la productivité de chaque tribunal) ; ou bien les notes attribuées aux économies nationales par les agences (privées) de notation financière. Plus troublants en outre : les indicateurs chiffrés de conformité des systèmes juridiques des États par rapport aux standards de la primauté du droit (rule of law) : décernés par des organismes représentatifs des milieux d’affaires, ils sont censés éclairer les investisseurs dans leur politique de law shopping[13].

Cependant, cette nouvelle normativité s’épanouit elle-même dans le contexte plus englobant du marché, dont le modèle donne aujourd’hui le ton. Hayek n’hésite pas à écrire que l’« ordre du marché est probablement […] le seul ordre global qui s’étende sur le champ entier de la société humaine[14] » — un pape aurait pu dire la même chose, au cours des siècles précédents, à propos de la religion et de l’Église « universelle » — et que « les seuls liens qui maintiennent l’ensemble d’une Grande Société sont purement économiques […] c’est l’ordre du marché qui rend possible la conciliation pacifique des projets divergents[15] » — une telle phrase ne détonnerait pas non plus, mutatis mutandis, sous la plume d’un juriste. Il reste que la relativisation de la pertinence des frontières qui définissaient les territoires nationaux, sur lesquels s’exerçait l’essentiel du travail juridique, et la prolifération des domaines porteurs de leur propre normativité contribuent beaucoup de nos jours, en effet, à la perte de leadership du juridique pour le contrôle global de la culture.

Cela ne signifie pas pour autant un alignement sans condition, la lutte pour la dominance ne désarmant jamais. En témoigne, outre une angoisse récurrente dans le monde des juristes[16], cette réaction du juge fédéral américain Jed Radkoff, à qui était demandé d’homologuer une transaction pénale entre la banque Citigroup et la Securities and Exchange Commission (SEC), agence fédérale. Plutôt que de se pencher sur la présomption générale selon laquelle ce type de transaction sert nécessairement l’intérêt général, le juge Radkoff a entrepris un réexamen sérieux de l’ensemble du dossier ; pas question pour lui de se cantonner dans un rôle d’enregistreur, au sens de « personne qui approuve sans discussion » (rubber stamp judge), ou de larbin, au sens de « domestique » ou de « serviteur » (handmaiden), d’un accord qui profite plus aux parties (même à la banque condamnée, pour qui le montant de l’amende s’apparente à de l’argent de poche) qu’à l’intérêt général. Aussi bien le juge se charge-t-il d’examiner si la transaction est « juste, raisonnable et adéquate » et se met en quête des données de fait de l’affaire, rompant ainsi avec la logique qui consiste à ne pas chercher à établir la vérité factuelle, dès lors que, dans la transaction, la société « condamnée » ne reconnaît rien (neither admit, nor deny), l’important étant que les affaires reprennent leur cours usuel au plus vite.

Voici le commentaire d’Antoine Garapon au sujet de ce dossier : « ce n’est pas parce que cet accord est rationnel d’un point de vue économique pour chacune des parties qu’il est nécessairement conforme à l’intérêt général[17] ». Considérant par ailleurs que, dans cette affaire, les actionnaires, qui n’ont pas accès au dossier et n’ont pu participer à la négociation, paient pour une faute qu’ils n’ont pas commise, et que, par ailleurs, Citigroup était récidiviste, et bénéficiait, de surcroît, d’une bienveillance dont les autorités n’avaient pas fait preuve dans le cas d’autres banques, telle Goldman Sachs, le juge invalide la transaction — avant de voir sa propre décision réformée en degré d’appel[18]. Ainsi, la logique économique l’a emporté, mais un juge aura fait entendre les exigences de cette autre scène, celle du tenu pour juste, sur laquelle les choses ne se règlent pas dans l’immédiateté d’un rapport de force ou d’intérêt.

1.2 La segmentation et l’étanchéité des sphères

Un exemple de ce genre illustre bien la « colonisation » d’un domaine affaibli (ici la justice) par une logique dominante (ici le marché) — Habermas parlant, dans le même sens, de « colonisation du monde vécu » par l’argent ou la logique administrative ou les deux à la fois. Cette situation a conduit certains penseurs à décrire et à souhaiter un monde au sein duquel les différentes « sphères de justice » (ce que j’appelle les dispositifs généraux dans lesquels règnent des principes de jugement différents et des biens spécifiques à distribuer) fonctionneraient de la manière la plus étanche possible pour éviter précisément ce type de colonisation. C’est le propos notamment de Michael Walzer dans son ouvrage Sphères de justice[19], dont le sous-titre définit bien l’intention : Une défense du pluralisme et de l’égalité. Le danger, en fait d’hégémonie et d’inégalité, ne vient pas tant, selon cet auteur, de l’inégalité simple (un bien dans la sphère A est inégalement réparti : ainsi en est-il de l’argent dans la sphère économique, des grâces dans la sphère religieuse, du pouvoir dans la sphère politique) que de l’inégalité complexe, ce qui traduit un phénomène de « dominance » ou de « conversion » (un bien de la sphère A colonise indûment la sphère B : l’argent achète les grâces par concussion, ou le pouvoir par corruption, etc.). Le cours de l’histoire illustre diverses modalités de ce type de dominance, successivement exercée par le patrimoine terrien, l’appartenance à une caste, les charges religieuses, le parti unique, le savoir technique, l’argent, par exemple.

Dans ces conditions, l’idéal consiste à sauvegarder l’autonomie de chaque sphère et à égaliser en son sein la répartition de la ressource centrale. On comprend bien le souci de l’auteur, et on peut le partager dans une large mesure. Il reste cependant un problème de taille, laissé irrésolu dans ce tableau pointilliste de la vie sociale : celui de l’arbitrage d’ensemble présidant à la cohabitation des sphères. Et la question se révèle d’autant plus brûlante que Walzer convient lui-même que fait défaut un métaprincipe organisateur : « L’égalité complexe paraîtrait plus ferme si nous pouvions la décrire en termes d’harmonie, plutôt que d’autonomie des sphères. [Cependant,] les principes appropriés aux différentes sphères ne sont pas harmonieux entre eux[20] ».

Un modèle à ce point segmenté est ingérable, me paraît-il, et de toutes façons infirmé par l’expérience[21]. Non seulement les sphères ne sont jamais étanches, mais surtout la lutte entre elles pour la dominance globale est permanente. Il me semble dès lors plus exact de reconnaître que les phénomènes de dominance et de conversion sont toujours à l’oeuvre, de sorte que l’urgence consiste plutôt à limiter les distorsions qu’elles induisent parmi les dispositifs dominés, tout en pensant les principes d’un arbitrage général le plus respectueux possible des virtualités de chaque sphère. Dès lors, si l’on s’accorde à dire que l’arbitrage ultime (en matière budgétaire, par exemple) revient au politique, on devra préciser que la pratique du débat réglé (par les principes de publicité et du contradictoire, notamment) dans les arènes explicitement politiques, tels les parlements, et dans chacun des mondes visés par ces arbitrages (entreprises, universités, médias, etc.) pourrait considérablement réduire les inconvénients de cette « intrusion », voire transformer le risque en opportunité. Dans ces conditions, la dominance observée, celle du politique sur l’ensemble des sphères, sera « mâtinée » de principes juridiques (procédure de débat, publicité, jugement contradictoire), le tout définissant une culture d’ensemble à vocation démocratique.

1.3 La dominance et la « collaboration » : enchevêtrement et catalyse

Cela me conduit à dégager une troisième manière de penser la question de la lutte globale pour le contrôle de la culture : après le modèle de la domination sans partage et celui de la segmentation, voici le modèle de la dominance assortie de la collaboration des autres dispositifs — en gardant au terme « collaboration » son inévitable ambivalence (compromission ou mobilisation positive ou les deux à la fois[22]). Pour penser ce modèle, deux conditions préalables, et liées entre elles, doivent être réunies. Il faut d’abord, sous peine d’enfermer le débat dans des oppositions à ce point trivialisées qu’elles rendent la discussion indécidable, penser au pluriel chacun des dispositifs en concurrence : droit, économie, politique, religion, etc. Et, si l’on fait un pas supplémentaire, il faudra apprendre à percevoir, dans ces macrodiscours, les traces laissées par l’action des autres dispositifs sur ceux-ci, autrement dit les hybridations résultant de leur cohabitation concurrentielle. À ce prix seulement, les analyses pourront revêtir la finesse et l’acuité nécessaires pour s’approcher de la réalité et en suivre les évolutions au sein du grand échangeur culturel.

« Le » droit, dont Bobbio disait qu’il était « en crise », s’entend sans doute du droit public étatique, dans sa forme légaliste et « objective », mais est-ce aussi certain du droit européen, du droit subjectif, du droit autorégulé des milieux économiques ? Et dans les sociétés, africaines et asiatiques notamment, où le droit n’a jamais présenté la même centralité, ni la même densité normative qu’en Europe, que signifie cette « crise » du droit ? Une certaine idée du droit est certainement en crise, celle d’un droit souverain en mesure de donner le rythme à la marche de la société tout entière. Loin de signifier son effacement, ce constat traduit plutôt une transformation de la place du droit et de son rôle dans le concert d’ensemble.

Et cela me conduit à ma seconde observation préalable : le développement de chacun des dispositifs considérés ne se comprend qu’à l’intérieur d’un jeu, d’une lutte d’ensemble, qui influe sur ces discours en profondeur, dans leur texture même, et pas seulement quant à leur situation sur l’échiquier. Dira-t-on par exemple que la loi du marché est aujourd’hui dominante ? Alors, il faut en suivre les effets jusqu’au plus profond de chacune des formations satellisées qui, sans disparaître, sont désormais « sous influence » : le discours de la foi sera refoulé de la scène publique et renvoyé au for intérieur, le droit objectif cédera le pas aux droits subjectifs, la création culturelle s’avérera largement dépendante d’un marché de l’art spéculatif ou de productions de masse commercialisées… Bien entendu, un tel conditionnement n’est jamais absolu, et survivent des poches de résistance — des contre-cultures au fil du courant de pensée majoritaire (mainstream).

Par ailleurs, comme je l’ai déjà noté, les glissements observés relativement à la place centrale s’opèrent le plus souvent moyennant le maintien d’une part au moins de l’acquis apporté par les dispositifs actuellement marginalisés : ainsi, l’attachement chrétien à la dignité de la personne humaine a certainement contribué à la promotion occidentale des droits fondamentaux, lorsque le droit a pris la place de l’imaginaire religieux ; et, en régime de marché actuel, on peut penser que cette idéologie des droits de la personne continue d’opérer en sous-main, au moins jusqu’à un certain point. Quand Weber écrit L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme[23], que fait-il d’autre sinon montrer comment une certaine variante du dispositif religieux jusque-là dominant, la déclinaison protestante, et même puritaine, de la religion chrétienne, prépare la rationalité économique qui lui ravira bientôt cette place centrale ? Cela dit sans du tout minimiser l’action de facteurs plus matériels, tirés des rapports de force en présence ; mais comme ces luttes sont elles-mêmes largement idéologiques, cette observation n’est pas vraiment une objection.

Il en va ainsi des grandes productions culturelles comme des langues, qui, elles aussi, se livrent une concurrence permanente et ne cessent de se féconder, ou de s’adultérer, comme on voudra. Aucune ne peut revendiquer pureté et autonomie radicales, toutes étant le fruit d’interactions permanentes et d’emprunts multiples. La langue anglaise, dominante de nos jours, est, comme on le sait, très largement imprégnée de termes issus du lexique français, alors même que le français s’inquiète de la dénaturation que lui impose le « franglais ». Il reste que certaines langues finissent par se transformer tellement qu’un jour elles deviennent « autres » — sans que l’on puisse dater précisément ce changement d’état : un bateau dont on aurait progressivement changé toutes les pièces au cours de la traversée est-il « le même » à l’arrivée[24] ?

Une leçon à retenir néanmoins : les lexicographes enseignent qu’une langue n’est pas menacée tant que les emprunts se limitent à son lexique ; en revanche, lorsque ses structures syntaxiques profondes s’altèrent, sa survie est en jeu. Cette observation rejoint l’idée que la force d’un dispositif normatif est concentrée dans son noyau culturel, plus que dans ses manifestations extérieures — pour le droit, ses principes fondamentaux, sa grammaire de base, plus que dans le nombre et l’impérativité de ses règles. Ou encore : la référence constante, et distanciante, au « il », l’égalité, même contrefactuelle, des protagonistes, la renonciation aux pressions de l’« opportunité » au profit de la « légalité », l’intégration au raisonnement du « chacun » anonyme, etc. Grammaire qui, à son tour, définit un « style » juridique, articulé autour des notions de publicité, de débat contradictoire, de motivation, de référence à des textes, de recours toujours possible. Tout diagnostic de crise, de déclin, de disparition ou, au contraire, de montée en puissance ou de dominance de tel ou tel dispositif au sein de la culture globale, qui n’atteindrait pas ce noyau culturel central, définissable par sa grammaire et repérable à son style, se condamne à des approximations ou à des contre-vérités.

Ces diverses observations devraient préserver le monde juridique de constats trop dichotomiques et l’engager à envisager de façon plus fine les situations de dominance dans le « grand tout culturel ». Pour m’en tenir au rapport du droit et de l’économie, par exemple, et en admettant la dominance relative de la seconde sur le premier, je propose donc d’introduire deux instruments d’analyse : les notions d’« enchevêtrement normatif », d’une part, et de « catalyse », d’autre part, en vue d’enrichir la notion devenue trop vague d’« internormativité » jusqu’ici en cours.

Longtemps on a pu décrire les rapports entre systèmes normatifs à l’aide de la notion commode d’« internormativité » que Carbonnier définissait comme la capacité de l’ordre juridique de « faire siennes » des normes empruntées aux systèmes normatifs les plus divers, les marquant ainsi de son sceau, notamment en assortissant généralement leur violation d’une sanction organisée[25]. Cette présentation, émanant d’un juriste, est évidemment unilatérale, et devrait, au minimum, être multilatéralisée, ce type de réappropriation n’étant pas réservé au droit[26]. Par ailleurs, Guy Rocher fait observer que, dans l’analyse de Carbonnier, flotte une seconde acception de la normativité, moins explicite mais plus fine : elle s’entendrait dans ce cas comme un processus dynamique de réception et de résistance, lui-même dépendant des « rapports de pouvoir et aux modalités d’interinfluence[27] » qui s’installent entre les ordres en présence[28]. C’est ainsi que Carbonnier finira par écrire qu’il y a « fluidité plutôt que distinction nette entre règles juridiques et règles sociales » : beaucoup d’énoncés et de comportements revêtent en effet un statut intermédiaire (du droit in statu nascendi par exemple, comme l’interpellation préalable à une mise en demeure) ou mixte (relevant à la fois du droit et des usages, notamment) ; et que, de surcroît, « la ligne de partage se modifie avec le temps[29] ». Poussant encore d’un cran cette relativisation, Roderick A. Macdonald rejette finalement le concept d’internormativité qui, selon lui, présuppose encore que deux ordres normatifs distincts entrent en relation : considérant comme impossible d’identifier de tels ordres, et estimant que « le droit perd […] toute sa spécificité comme phénomène normatif[30] », il propose de lui substituer les concepts de « mêlée normative » et de « fluctuation[31] ».

Personnellement, je préfère réserver l’expression « mêlée normative » pour désigner ce que j’ai appelé le « grand tout culturel » et continuer à travailler à l’aide des catégories d’ordre juridique et d’ordre économique, à la fois pour rendre justice, au moins dans un premier temps, au « point de vue interne » de leurs acteurs respectifs, et aussi pour conserver son caractère opérationnel à l’analyse, car si d’emblée « tout est dans tout », on voit mal comment on pourrait progresser. L’hypothèse d’un droit « soluble » qui se dissout, comme un morceau de sucre, dans l’océan de la normativité sociale, et donc en définitive l’« impossibilité » de le reconnaître en tant que tel, parce qu’il « perdrait toute spécificité », me paraît excessive et finalement contre-productive.

Il est exact, en revanche, que l’« enchevêtrement normatif », le concept que je propose de retenir, est poussé fort loin aujourd’hui, entre droit et économie, ou droit et politique par exemple. Ainsi, Patrice Duran, qui se demande quelle est la part du droit dans le pilotage de l’action publique de nos jours[32], part du constat qu’« il ne peut y avoir de régulation simple d’un univers complexe[33] ». Il observe une intrication systématique des deux registres :

[Le droit est] tout à la fois le cadre du management, un de ses objets et un de ses outils :

1/ le cadre, dans la mesure où le management ne saurait s’affranchir d’un certain nombre de dispositions fondamentales […] ;

2/ un outil, car la règle de droit constitue un instrument à l’aide duquel on poursuit la réalisation d’objectifs spécifiques […] ;

3/ un objet, dès lors que la règle ne garantit pas nécessairement un usage conforme à celui que l’autorité publique peut attendre […] il faut bien « opérationnaliser » le droit[34].

On pourrait, du reste, inverser cette proposition et soutenir que la gestion est tout à la fois le cadre, l’outil et l’objet du droit ; ainsi, le droit est « un mode de structuration du pouvoir, et le produit de cette structuration[35] », ou encore « [i]l y a […] mouvement de managérialisation du droit en même temps que juridicisation du management[36] ». De son côté, Paul Ricoeur, qui discutait les « sphères de justice » de Michael Walzer et critiquait leur présentation segmentée et étanche, notait ce paradoxe de la sphère juridique : « le tout et […] la partie, […] [l’]instance inclusive et [la] région incluse[37] ».

La montée en puissance de la normalisation technique, qu’étudie Arnaud van Waeyenberge, constitue un exemple significatif de cet enchevêtrement, sous dominance économique cependant[38]. Cette normalisation, que l’on aurait tort de juger purement technique tant sont nombreuses les normes de comportement qu’elle induit, a fini par toucher tous les domaines de la vie sociale. Lancée au départ dans le domaine des objets de mesure et de la communication, elle s’est successivement étendue aux transports et à l’électricité, puis, à la faveur de l’État-providence, s’est appliquée aux secteurs de la santé et de la protection du consommateur, pour viser à l’heure actuelle, par l’entremise de l’« assurance qualité », nouveau graal des temps modernes, le domaine entier des services, tels le traitement des plaintes, la gestion des universités et la responsabilité sociale des entreprises, sans parler des performances de l’État de droit lui-même[39].

L’analyse de ces diverses applications révèle la tension entre deux philosophies opposées. D’un côté se trouvent les tenants d’une approche « publiciste » désireux de limiter les applications de la normalisation aux seuls cas de distorsion qui entravent le marché. Ceux-là s’efforcent de renforcer ses cadres formels et de favoriser l’intervention d’opérateurs publics comme le Comité européen de normalisation (CEN), agence européenne, ou à tout le moins d’instances indépendantes telle l’Organisation de normalisation internationale, organisation non gouvernementale (ONG) composée d’experts indépendants. De l’autre côté, on observe les partisans de l’extension de la normalisation à tous les secteurs d’activité ; ils émanent de consortiums privés et prisent des objectifs de qualité et d’efficacité. Leur préférence va aux normes sectorielles définies par les opérateurs de marché plutôt qu’aux principes généraux définis par les juristes[40].

Dans la réalité, les deux approches se combinent, et s’estompe la distinction séparant le public du privé ; si, par exemple, l’Union européenne a fini par rendre obligatoires, pour les sociétés européennes, les normes comptables internationales (International Financial Reporting Standards ou IFRS) définies par un organisme privé, le Bureau international des normes comptables (International Accounting Standards Board ou IASB), c’est faute d’être parvenue à s’entendre avec ses États membres sur une directive à ce sujet[41]. En s’appuyant ainsi directement sur les milieux économiques visés, l’Union européenne se crée des alliés et s’assure flexibilité et effectivité accrue de sa régulation. Et, si la substance de la règle lui échappe, du moins tente-t-elle de moraliser le processus en le soumettant à certains principes procéduraux ; selon une Communication de la Commission européenne au Conseil de l’Union européenne, « il est nécessaire qu’il existe un processus de normalisation formelle qui respecte pleinement les principes d’ouverture, d’inclusion, de transparence et de cohérence et permette l’instauration d’un consensus[42] ».

Il reste que l’ensemble du mouvement de normalisation semble plutôt s’expliquer par une logique de marché et répondre à une rationalité technique dont l’objectif est la performance. En amont du processus, l’initiative revient au secteur privé, l’ISO n’élaborant de nouvelles normes que « sur demande du marché ». En aval, les opérateurs éventuellement préjudiciés n’auront guère de possibilité de solliciter l’annulation de ces normes, leur origine privée leur conférant une manière d’immunité à cet égard[43]. Enfin, l’observation du sort réservé sur le terrain à un certain nombre de ces normes révèle qu’elles échappent vite à leurs créateurs, emportées qu’elles sont dans un vaste marché de la régulation au sein duquel les opérateurs pratiquent une forme de « magasinage des normes » (standard shopping), choisissant en définitive parmi ces dernières celles dont l’adéquation technique, la diffusion et le prix leur conviennent le mieux[44].

Un autre exemple d’intrication des logiques sous influence du marché est celui de l’indicateur de la primauté du droit dans la politique de développement de la Banque mondiale. En soi, le fait que le respect de l’État de droit est désormais considéré par la grande banque comme un objectif de développement, et non plus seulement à titre d’instrument de réforme économique, est sans doute un progrès de la conscience et de la culture juridiques. En revanche, la mise en oeuvre de cet objectif révèle que l’intérêt se concentre principalement sur la défense de la propriété privée, notamment intellectuelle, et que les exigences qualitatives de l’État de droit sont ici appréhendées sous la forme d’indicateurs chiffrés. Les performances attendues du système juridique sont ainsi soumises à des méthodes quantitatives standardisées, celles-ci produisant des indicateurs destinés à permettre les comparaisons interétatiques et intertemporelles sous forme de méthodes de classement (rankings) et, par voie de conséquence, la fixation normative de standards ou d’objectifs chiffrés, aussi appelée « étalonnage » (benchmarking)[45]. De sorte qu’une telle appréhension chiffrée d’exigences qualitatives (échappant elles-mêmes à la discussion sous le voile rassurant de l’« État de droit ») se transforme inévitablement en mécanisme de production de normes et de standardisation des systèmes juridiques. Conclusion : « [d]ans la lutte pour le droit, [les indicateurs de la primauté du droit] permettent à la Banque d’avancer sa propre conception[46] ».

Ainsi s’illustre l’« enchevêtrement » des normativités dans la « mêlée » culturelle ; j’avais cependant annoncé un second instrument d’analyse afin de penser la manière dont les dispositifs normatifs se confrontent pour exercer une forme de dominance au sein du tout : le concept de catalyse. Il est né sous la plume du juriste-sociologue Jean-Guy Belley qui venait précisément d’opérer un premier constat, celui d’un droit « plus souvent qu’autrement mélangé à d’autres substances de la réalité[47] » ; faisant un pas de plus, il s’interroge : « Et si le droit n’était pas une substance réactive des mécanismes de régulation sociale, mais y remplissait plutôt une fonction de conditionnement, d’activation, de catalyse ou d’inhibition[48] ? » Un rôle indirect, en somme, une intervention oblique et discrète d’un droit au service des objectifs les plus divers (d’où l’imbrication observée), mais les inscrivant discrètement sur une autre scène, comme une catalyse qui provoque un effet déterminé — accélère une réaction, favorise tel effet plutôt que tel autre — sans qu’il apparaisse lui-même dans la solution finale. Une observation fine de la réalité conduit donc à noter non seulement l’enchevêtrement des multiples dispositifs normatifs, mais aussi la présence du droit sous différents « états » (tantôt solides, dura lex, sed lex, mais aussi flexibles, liquides, gazeux, etc.[49]) et développant une action, dans la grande mêlée sociale, qui n’est pas que mécanique et binaire, mais aussi indirecte et graduelle, importante ou secondaire, immédiate ou lointaine, spécifique ou diffuse.

C’est au bénéfice de ces observations sur le caractère fluctuant et composite des normativités en compétition, et donc sur le constat d’absence d’hégémonie du droit (mais aussi, à l’inverse, sans conclure à sa disparition au motif qu’il n’opère ni de manière isolée ni de façon dominante), que j’aborde maintenant l’approche normative du sujet qui m’occupe.

2 L’approche normative

L’approche descriptive et explicative suivie jusqu’ici est éclairante, certes, mais elle reste en deçà des exigences normatives propres à l’instrument juridique. Le domaine de l’action collective ne se ramène pas, en effet, au simple constat de ce qui se fait ; il implique aussi des décisions quant à ce que la société juge souhaitable qu’il se fasse. Autrement dit, il faut opérer des choix de valeurs et penser les potentialités de l’instrument juridique lorsqu’il est mis au service des valeurs retenues. C’est l’exercice auquel je me suis livré dans la troisième partie de mon ouvrage À quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités[50] : si l’on souhaite maintenir la consistance du lien social en promouvant les valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité, si l’on entend défendre la justice et la démocratie, quelle finalité du droit doit-on mobiliser, et quelle plus-value sociale peut-on en espérer dans le contexte décrit de concurrence des normativités ?

En réponse à cette question, je dégage trois finalités intrinsèques du droit, trois finalités dialectiquement liées, l’une ne pouvant être pensée sans les autres, leur réunion seule répondant à la question des finalités du droit : (1) définir un équilibre social général à vocation opératoire, (2) susceptible d’être imposé par une contrainte contrôlée génératrice de la confiance, et (3) de nature à être remis en cause, au moins dans une certaine mesure, dans le contexte d’une procédure déterminée.

Sans doute pourrait-on dire qu’aucune de ces trois finalités, envisagée isolément, n’est spécifique du droit ; en revanche, leur interaction intime est la caractéristique d’un droit qui entend se mettre au service des finalités extrinsèques mentionnées plus haut. À titre de comparaison, on pourrait dire qu’il en va de même des trois symboles habituellement rattachés à l’allégorie de la justice (et, par extension, au droit tout entier) : la balance, le glaive et le bandeau. La balance pourrait aussi bien évoquer le commerce ; le glaive est souvent associé à la puissance militaire ou à la force policière ; quant au bandeau qui masque les yeux, il accompagne habituellement les représentations de l’amour et de la fortune. En revanche, aucune autre figure que le droit ne regroupe les trois symboles, dans une association parfaitement originale, dont on aura compris qu’elle n’est pas sans rapport avec le bouquet de finalités que je propose.

On peut soutenir — et voici l’essentiel de ma pensée — que la manière propre au droit d’articuler ces trois finalités est de nature à générer des « propriétés émergentes » qui ne se contentent donc pas de redoubler et de reproduire des contenus normatifs inscrits dans les normativités primaires (économiques, politiques, éthiques) sur lesquelles il prend appui. Il y va, au moins dans le meilleur des cas, d’une logique à somme positive par inscription du rapport social sur un autre plan, dans une logique supérieure, soit celle de la scène publique du « tenu pour juste ».

Je viens d’écrire que l’articulation réussie des trois finalités juridiques est de nature à inscrire le rapport social considéré dans une logique « supérieure ». L’emploi de cet adjectif est trompeur : c’est que je n’entends pas, ce disant, renouer avec l’affirmation a priori d’une supériorité de principe du juridique sur les autres sphères. La « logique » dont il est question n’est pas hiérarchiquement supérieure : elle est chronologiquement seconde et logiquement « méta », des traits que la mise en lumière de la secondarité du droit a fermement établis. Cependant du coup, c’est sans doute là un acquis essentiel : le droit ne serait définitivement pas à comprendre comme une sphère à côté des autres (spiritualité, économie, politique, etc.), mais plutôt comme un niveau distinct qui se met en place dans un temps second et assume des finalités de deuxième ordre (au sens logique) : coordination, limitation, traduction, garantie et ainsi de suite. L’étude des fonctions du droit éclaire la face technique et opérationnelle de cette secondarisation ; en effet, l’examen des finalités du droit entend mettre en lumière le versant éthique de cette inscription des rapports sociaux dans le niveau second. Sans me complaire dans une arithmétique douteuse, je peux soutenir que ce niveau distinct (techniquement, le niveau secondaire) tient dans l’institutionnalisation de ce que j’appelle la « scène tierce », c’est-à-dire l’instance du tiers qui, en dédoublant le « je » et le « tu », en civilise les rapports (les rend « civils », au sens de « raisonnables et justes »).

L’inscription sur la scène tierce, dont je montrerai ci-dessous la manière dont elle est liée à la poursuite des trois finalités, comporte un moment négatif de déprise et un moment positif générateur de la plus-value que je tente de faire apercevoir. Le moment de négativité concerne tout ce que la juridicisation d’un rapport humain ou social entraîne : dépersonnalisation de la relation vécue, objectivation d’une situation, abstraction et même fictionnalisation de la qualification, impartialité de la justice, écart et distanciement de la représentation, suspens de l’action, voile d’ignorance, volonté de ne juger que des actes et non des personnalités, obéissance aux lois et non aux personnes, anonymat et collectivisation des profils et des rôles. Ce moment s’entend aussi du mouvement de décentrement entrevu dès qu’une relation sociale quelconque passe au droit, soit le léger écart, l’imperceptible décentrement, susceptible pourtant de modifier profondément la nature du lien social. J’insiste sur l’importance de ce moment de détachement, cette phase de déprise ou de « déformation », car c’est lui seul qui assure le mouvement, le « jeu » indispensable à la poursuite de la partie : en un mot, la « permutation des positions » dont on sait l’importance extrême en vue de garantir la constitution symbolique de l’humain. Il en va des rapports sociaux comme du jeu de taquin : sans case vide, aucune permutation de position, aucune poursuite du jeu. La case vide, source de mouvement et de créativité, est la phase négative de la déformation.

Toutefois, de ce « moins » peut surgir un « plus » : l’apparition d’une propriété émergente, l’inscription sur une scène différente qui assure davantage et autre chose que la poursuite du lien social, c’est-à-dire son développement et son raffermissement. Chacune de mes trois finalités, pour autant qu’elle soit dialectiquement poursuivie, est susceptible de produire pareil effet.

En ce qui concerne l’équilibre ou l’arbitrage visé par la première finalité, on dira que ceux-ci ne doivent pas s’entendre comme d’une sorte de médiocre moyenne, qui ne manquerait pas d’être souvent réductrice. Les concessions imposées, loin d’amputer les intérêts en présence, sont de nature à générer une dimension qui les transcende tous, les dépasse et les raffermit à la fois : l’intérêt général ou le bien commun. Il faut savoir redécouvrir le mystère et l’énergie que recouvrent ces deux termes, aux apparences moralisatrices, et usés par des siècles d’emploi routinier. Quoi de plus improbable, cependant, quoi de plus vulnérable qu’un intérêt général ? Et pourtant comment imaginer une cité (une cité globale et pas seulement les « cités » sectorielles de Luc Boltanski et Laurent Thévenot) sans l’accès, au moins en certaines occasions, à ce niveau tiers[51] ? Deux exemples importants me permettront d’illustrer ce point. J’emprunte le premier à la pensée du contrat social par Rousseau ; et le second, aux finalités de la justice chez Ricoeur.

Comment se construit une cité ? Telle est la question sur laquelle réfléchit Rousseau et dont le contrat social constitue la réponse. Une réponse complexe, au demeurant, dès lors que jamais l’intérêt général ne surgirait du simple accord des volontés. Immanente aux intérêts en conflit, cette convention ne saurait ni les accommoder, ni les transcender, ni les garantir. Il faut y introduire une autre dimension, une profondeur métaphysique (je ne trouve pas d’autre terme)[52], celle-là même qui suscitera le dédoublement de l’individu (égoïste) en citoyen (vertueux) et fera émerger la volonté générale qui est plus et autre chose que la volonté de tous, de sorte que la multitude désunie se mue en peuple souverain. Alors que la volonté de tous ne représente que la somme ou la moyenne des volontés individuelles, la volonté générale implique le dépassement ou la transformation de ces volontés individuelles, qui changent ainsi de niveau en devenant partie du tout — le tout de la cité qui dépasse et intègre en même temps. Lorsque ce « saut par-dessus ses propres épaules » réussit, le souverain apparaît à la fois intérieur et extérieur à chaque sujet (ce qui explique que, dans le contrat social, chacun contracte aussi avec lui-même) et l’obéissance à la loi est manifestation de liberté[53]. On est donc à cent lieues d’un moralisme béat du bien commun ; c’est plutôt d’une condition de possibilité qu’il s’agit : sans cette construction sociale à deux niveaux, sans ce dédoublement et cette référence au tiers, il n’y a pas société politique (« cité »), mais simple agrégat voué à la poursuite d’intérêts particuliers.

J’emprunte mon second exemple d’exhaussement au niveau tiers de l’intérêt général à Ricoeur et à sa célèbre analyse des deux finalités de la justice. Au terme d’une sorte de phénoménologie du jugement, le philosophe en distingue une finalité courte « en vertu de laquelle juger signifie trancher, en vue de mettre un terme à l’incertitude[54] », à quoi il oppose une finalité longue, « à savoir la contribution du jugement à la paix publique[55] ». Dans le premier sens, l’« arrêt » met un terme à un débat, virtuellement interminable, par une décision qui deviendra définitive par l’écoulement des délais de recours et à l’exécution de laquelle la force publique prêtera son concours. Ce faisant, le juge aura rempli sa première fonction : il aura attribué la part qui revient à chacun, en application du vieil adage par lequel les Romains désignaient le rôle du droit : suum cuique tribuere. Le juge aura attribué des parts ou rectifié les parts indûment accaparées par l’un ou l’autre : en un mot, il aura départagé les parties. Il opère ainsi comme une institution essentielle de la société que Rawls présente précisément tel un vaste système de distribution de parts. En ce premier sens, juger est donc l’acte qui sépare, qui départage (en allemand, Urteil, qui signifie « jugement », est explicitement formé à partir de Teil, au sens de « la part »).

Cependant, l’acte de juger ne s’épuise pas dans cette fonction séparatrice. S’il est vrai que, plus fondamentalement, il se produit sur un arrière-plan de conflit social et de violence larvée, il faut bien que le procès et le jugement qui le clôture poursuivent une fonction plus large, de solution de rechange institutionnelle à la violence, à commencer par la violence de la justice que l’on se fait à soi-même. Dans ces conditions, poursuit Ricoeur, « il apparaît que l’horizon de l’acte de juger, c’est finalement plus que la sécurité, la paix sociale[56] ». Ce n’est pas seulement la pacification provisoire qui résulte d’un arrangement imposé par la loi du plus fort, mais une harmonie rétablie du fait qu’une reconnaissance mutuelle s’est produite : chacun des protagonistes, quel que soit le sort de son action, doit pouvoir admettre que la sentence n’est pas un acte de violence mais plutôt de reconnaissance des points de vue respectifs. À ce niveau, on s’est élevé à une conception supérieure de la société ; ce n’est alors plus seulement un schème de distribution de parts, synonyme de justice distributive, mais bien la société comme schème de coopération : par la distribution, mais au-delà de celle-ci, par la procédure, mais au-delà de cette dernière, se laisse alors viser quelque chose comme un « bien commun », qui précisément fait lien social. Un bien, paradoxalement, fait de valeurs éminemment partageables. En ce point, la dimension communautaire a pris le relais de la dimension procédurale, incapable, à elle seule, de conjurer la violence. On pourrait mentionner ici l’exemple sud-africain des commissions Vérité et réconciliation qui « tentent moins de juger l’histoire que de l’alléger des germes de ressentiment qu’elle garde en ses flancs et qui peuvent l’amener à se répéter[57] ». Qualifiées de justice « reconstructive », ou encore « transitionnelle », ces méthodes entendent sans doute préserver la mémoire et les droits des victimes, mais aussi et surtout garantir les conditions qui conjureront le retour du passé.

En résumé, le partage judiciaire est tout à la fois l’attribution de parts (qui séparent) et ce qui amène l’individu à prendre part à la même société, c’est-à-dire ce qui rapproche les êtres humains[58]. De la répartition surgit une propriété émergente, plus importante que la part qui échoit à chacun : la concorde rétablie, la coopération relancée.

La deuxième finalité que je retiens (imposition de la contrainte) est, elle aussi, susceptible de produire des propriétés émergentes dans la mesure où elle accompagne également le mouvement d’inscription sur la scène tierce. À vrai dire, la contrainte qu’elle mobilise et la pacification qu’elle produit ne sont pas le résultat d’une force nue qui s’imposerait sans médiation. Dès lors au contraire que son imperium emprunte les formes et les actes de procédure du droit, en faisant référence à des textes préétablis et à des rôles institués, l’exercice de ce pouvoir est, par définition, sujet à limitations et à contrôle ; mieux encore : il ne s’exerce que dans les limites de cette habilitation légale, de sorte que les gouvernants, qui ne sont jamais que des mandataires publics, demeurent eux-mêmes intégralement soumis au droit. En matière de constitution symbolique, cela signifie que les ordres comminés par les « tu », ainsi que les éventuelles sanctions qui l’accompagnent, ne sont pas des ukases personnels, qui ne vaudraient que pour leurs destinataires (comme tous ceux dont les personnages de Kafka s’imaginent les victimes, ainsi que lui-même dans ses rapports à son père[59]), mais l’actualisation d’une législation attribuable au « il », dont les « tu » sont également les destinataires dès l’instant où ils se trouvent personnellement dans la situation visée par la loi.

Bénéfice supplémentaire de cette inflexion tierce de l’autorité : elle laisse entrevoir la possibilité d’une « permutation des positions » dès lors que cette autorité trouve son origine dans le respect du prescrit légal (le « il ») et non dans la détention d’une qualité personnelle (condition naturelle ou statut héréditaire). Platon et Rousseau, parmi tant d’autres, ont souligné cet immense avantage du règne des lois. Platon affirme ceci : « dans une cité où la loi règne sur les chefs et où les chefs se font les esclaves des lois, c’est le salut que je vois arriver[60] » ; quant à Rousseau, il précise qu’« un peuple libre a des chefs et non des maîtres. Il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes[61] ». À l’inverse de la mère prieure de Bernanos qui prétendait garder la loi, en régime juridique, c’est la loi qui garde les hommes[62].

Enfin, la troisième finalité (remise en cause) concourt elle aussi, et sans doute le plus explicitement, à l’émergence de la troisième dimension du normatif, dès lors qu’il lui revient de réactualiser sans trêve le principe d’autodistanciation qui se creuse au milieu du droit lui-même. En effet, en multipliant les conditions et les limites du pouvoir légitime, en organisant l’exercice de contrôles et de voies de recours, la finalité de « remise en cause » apparaît comme l’agent même de la secondarisation en acte (re-cours, re-mise en cause, etc.) qui n’entend conférer la force normative à la relation sociale que moyennant la possibilité toujours entretenue de son suspens réflexif.