Article body

L’internormativité est un concept susceptible de désigner des réalités diverses. Depuis que Jean Carbonnier l’a utilisé durant les années 70[1], il n’a été que rarement l’objet de travaux ad hoc[2] et a toujours conservé une certaine plasticité[3]. Il n’en est pas moins très actuel et utile en vue de comprendre certains mouvements du droit au xxie siècle. Largement entendue, l’internormativité peut désigner les relations qui existent entre des normes de nature différente (juridique, technique, culturelle, etc.) ou entre des normes de même nature, mais d’origine différente (notamment publique et privée). Ces relations peuvent être formelles (rapports de validité) ou matérielles (rapports d’influence) ; et elles peuvent intervenir au moment de l’élaboration des normes ou encore de leur application. Peut-être l’internormativité s’oppose-t-elle à la plurinormativité, c’est-à-dire aux situations dans lesquelles les normes appartiennent à des espaces cloisonnés et sont indifférentes, formellement et matériellement, les unes aux autres. En d’autres termes, l’internormativité irait de pair avec un pluralisme juridique d’interpénétration quand la plurinormativité se conjuguerait avec un pluralisme juridique de juxtaposition. Et il y aurait également la mononormativité, lorsque l’essentiel des normes ont une origine étatique.

Par ailleurs, la distinction de l’internormativité et de la plurinormativité paraît correspondre à celle de la corégulation et de l’autorégulation : dans un cas, les normes publiques et les normes privées collaborent ; dans l’autre, elles s’ignorent ou même se combattent. Or il se trouve une branche du droit au sein de laquelle les phénomènes tant de corégulation que d’autorégulation, donc les phénomènes tant d’internormativité que de plurinormativité, sont nombreux : le droit des nouvelles technologies de l’information et de la communication (ou, pour le dire plus simplement, le droit du réseau Internet). Ensuite peut être posée la question de savoir laquelle de la corégulation ou de l’autorégulation, laquelle de l’internormativité ou de la plurinormativité devrait primer. C’est cette problématique que nous cherchons à approfondir dans le présent texte, en nous appuyant principalement sur l’exemple français, soit sur l’exemple de la pensée juridique française et des institutions françaises.

« [N]ul ne songe à nier que le droit évolue et que cette évolution se précipite à l’époque contemporaine, avec l’accélération de l’histoire[4] », écrit Jean-Louis Bergel. Le réseau Internet, au xxie siècle, accélère l’histoire ô combien soudainement, profondément et globalement. De la façon de faire la guerre à la manière de commercer, tout est plus ou moins radicalement changé en raison de l’avènement de ce réseau de communication mondial. Le droit est peut-être autant que tout autre pan des sociétés touché : embrassant le monde dans son entier, Internet « réseautiserait » les ordres normatifs et favoriserait l’internormativité, en premier lieu à l’échelle de son propre droit. Jean-Louis Bergel ajoute : « Le droit doit s’adapter maintenant sans répit à la modernité, ce qui bouscule ses rythmes temporels classiques et en précipite le mouvement[5]. » Le droit d’Internet n’est-il pas le premier visé par de tels dires ? Or l’un des traits remarquables de ce « nouveau droit » réside dans le fait que sa production est, dans une large mesure, assurée par des organisations privées, lesquelles peuvent être complémentaires, mais sont surtout souvent concurrentes des organisations publiques. Les acteurs du droit doivent en tenir compte et les commentateurs du droit doivent en rendre compte. En particulier, la présence grandissante des sources privées de normes est un défi pour les États ; et ces derniers y répondent notamment au moyen de la corégulation, laquelle sera l’objet de notre étude.

Les sources privées prenant part à la gouvernance d’Internet sont loin de se réduire à l’ouverture tolérée par les articles 1134 du Code civil belge et 1103 du Code civil français lorsqu’ils disposent que « [l]es contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits[6] ». Les normes qu’édictent ces sources privées se situent souvent à côté de la « pyramide » davantage qu’à la base de cette dernière, c’est-à-dire qu’elles relèvent plus d’ordres normatifs parallèles à l’ordre juridique étatique que de celui-ci. Et ces normes d’origine privée font régulièrement preuve d’autant de force et d’efficacité que les normes produites par les États. Elles pourraient donc s’analyser telles des paranormativités donnant lieu à un état de plurinormativité. Partant, si d’autres exemples tels que la responsabilité sociale des entreprises[7] ou la protection de l’environnement[8] pouvaient aussi être mobilisés, la gouvernance d’Internet apparaîtrait comme un objet d’étude opportun pour qui s’intéresse aux ordres normatifs privés, aux phénomènes normatifs extra-étatiques. Toutefois, les sources privées de normes applicables à Internet et à ses activités ne se développent pas toujours loin des États ; il arrive aussi qu’elles prospèrent à leur initiative. C’est dans cette situation qu’est en cause la corégulation telle que nous la comprenons en ces pages. Alors, les producteurs de normes publiques et les producteurs de normes privées se rencontrent, si bien que la corégulation semble constituer un cas topique d’internormativité.

En France, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, un monopole d’État a été institué sur la communication hertzienne, celle-ci s’étant révélée déterminante tant dans l’effondrement de la nation que dans son redressement. En conséquence, l’élaboration du droit de la communication hertzienne ne pouvait être abandonnée à quelques acteurs privés. Internet, au contraire, interdit pareil contrôle étatique qui ne saurait se justifier ni historiquement, ni techniquement, ni (surtout) politiquement. L’autorégulation est depuis toujours essentielle en matière de gouvernance d’Internet[9] et, pour diverses raisons, les États peinent à prendre en mains le droit d’Internet[10]. Lorsqu’on observe combien « les GAFA [Google, Apple, Facebook et Amazon] sont devenus, de fait, des régulateurs du net[11] », ce constat n’est pas un autre que celui d’une crise de l’État et de la politique à l’échelle du droit d’Internet[12]. On va jusqu’à accorder aux principales multinationales d’Internet une souveraineté identique à celle des États[13], si bien que les unes et les autres devraient négocier sur un pied d’égalité les modalités de leur éventuelle entente. Et ne dit pas autre chose celui qui observe que les « acteurs privés, entreprises et sociétés civiles sont, autant que les États et les organisations internationales, légitimes à réguler l’internet[14] ».

Dès lors, la corégulation pourrait déjà se comprendre tel un pis-aller : à défaut de régulation publique, les États préféreraient la corégulation à l’autorégulation. Devant l’absence d’instruments plus performants, ceux-ci restant à inventer, la corégulation serait donc un moyen pour les pouvoirs publics d’un peu mieux maîtriser le droit d’Internet. L’incompatibilité entre les spécificités d’Internet et les méthodes classiques de régulation jus-étatique est depuis longtemps soulignée[15]. Le droit d’Internet et l’autorégulation qui l’empreint constitueraient par conséquent un appel au changement des institutions et de la légistique. Déjà Georges Burdeau pouvait expliquer ceci :

[I]l est tout à fait inexact de considérer le Pouvoir étatique comme une puissance statique portant en elle sa justification définitive. Ce n’est pas un édifice achevé dont le style afficherait la pureté des oeuvres qui n’attendent plus rien des hommes que l’admiration et le respect ; c’est, bien au contraire, un monument composite tributaire de l’effort désordonné des générations ; tantôt temple et tantôt forteresse, sa destination change au gré des forces qui le soutiennent ou l’assaillent[16].

Or, dans le cyberespace, les forces qui assaillent les États et leur droit sont nombreuses[17]. C’est moins la question de l’« internet face au droit[18] » que celle du droit devant Internet qui mériterait d’être posée, le droit étant interrogé par ce réseau plus qu’il ne le remet en question puisque c’est bien le réseau mondial qui est un « vecteur de déstabilisation créatrice[19] ». Aussi des solutions devaient-elles être apportées et restent-elles, pour une part, à trouver. La corégulation, qui ne va pas sans internormativité, compterait au nombre de ces solutions, même s’il nous faudra en relativiser plus loin la portée et l’opportunité. Reste qu’elle semble a priori plutôt bienvenue en la matière, comme en témoigne la déclaration finale du Sommet mondial sur la société de l’information de Tunis, adoptée le 18 novembre 2005, selon laquelle « [l]a gestion internationale de l’Internet devrait s’opérer de façon multilatérale, transparente et démocratique, avec la pleine participation des États, du secteur privé, de la société civile et des organisations internationales[20] ». Puisque le droit d’Internet doit presque par nature être façonné dans une large mesure par des acteurs privés, les États auraient fait en sorte que cela se produise dans le contexte de la corégulation plutôt que de l’autorégulation, dans un espace d’internormativité plutôt que de plurinormativité.

Avec la corégulation, le droit d’Internet se retrouve entre les normes publiques et les normes privées ; peut-être même est-il fait d’une part de normes dont on ne sait pas exactement si elles sont publiques ou privées, les organes qui les édictent étant eux-mêmes à cheval entre public et privé ou bien les actes qui les portent étant cosignés par des institutions publiques et des organismes privés. Partant, Internet « “chahute” toutes les frontières structurantes de notre pensée juridique[21] » et l’internormativité, notamment en ce qu’elle interroge la summa divisio public/privé[22], joue probablement un rôle clé dans ces mouvements qui invitent à repenser le droit, si ce n’est la pensée même du droit. D’autant plus que, au-delà du droit d’Internet, l’heure serait à la « gouvernance globale » au sein de laquelle la corégulation pourrait être un instrument de premier plan[23]. La tendance générale serait dès lors à la mise en oeuvre de l’internormativité et au retrait de la plurinormativité.

Avant de nous intéresser concrètement à la corégulation d’Internet, de même qu’à ses modalités, à ses apports et à ses limites (partie 2), nous croyons important de nous pencher sur la notion de corégulation et sur les enjeux qui s’y attachent. En effet, le sens de la corégulation est incertain (partie 1). Reste que, si « le droit peut être en retard ou en avance sur son temps[24] », il faut gager que, en matière d’Internet, il est plus souvent en retard qu’en avance sur son temps[25]. Or l’un des premiers objectifs de la corégulation et de l’internormativité qui l’accompagne est certainement de combler partiellement ce retard, d’adapter les modes de fabrication du droit à ces objets atypiques que sont les technologies et les activités d’Internet, et cela, au profit de l’intérêt général ainsi que des droits et libertés individuels[26].

1 Le sens de la corégulation d’Internet

La conception de la corégulation retenue en ces lignes sera, pour une part, stipulative, c’est-à-dire personnelle et nouvelle. À notre avis, il pourrait difficilement en aller autrement tant est grande l’incertitude sémantique qui entoure les notions de régulation, d’autorégulation et de corégulation[27]. D’aucuns qualifient ainsi la corégulation de « concept polysémique[28] » et font observer qu’« [i]l n’y a pas de définition spécifique de la corégulation qui soit généralement acceptée[29] ». Aussi quelques efforts définitionnels constituent-ils, selon nous, un préalable nécessaire avant d’envisager empiriquement la corégulation (1.1). Puis nous insisterons plus particulièrement sur les enjeux et les conséquences de la corégulation d’Internet (1.2), surtout du point de vue étatique car, s’il nous fallait résumer en une phrase notre propre définition de la corégulation, ce serait en disant qu’elle donne lieu à un droit produit par des organismes privés à l’initiative d’organismes publics et validé par ces derniers. Pareil droit remet en question l’État, sa souveraineté juridique et sa puissance factuelle, les acteurs publics et privés étant de moins en moins dans un rapport de domination et de plus en plus dans un rapport de collaboration.

1.1 Un essai de définition de la corégulation

La régulation consiste en l’ensemble des actions dont l’objet est d’assurer le fonctionnement régulier d’un système, d’une société ou d’un secteur d’activité, et ce, au moyen de normes et de réglementations, mais aussi d’actes de gestion n’aboutissant pas à créer des « devoir-être ». Trois formes de régulation peuvent être décrites : la régulation publique, l’autorégulation et la corégulation, cette dernière se situant entre la première et la deuxième. La notion de corégulation n’en est pas moins vaporeuse, et il nous faut préciser plus finement sa signification. En particulier, si la corégulation constitue un hybride entre la régulation publique et l’autorégulation, quel est le degré d’engagement des acteurs publics et des acteurs privés nécessaire pour pouvoir parler de « corégulation » ?

Les réponses à cette question varient, car les conceptions de la corégulation sont multiples et plus ou moins conciliables. Il y a presque autant de formes de corégulation que d’auteurs et d’institutions s’y intéressant. La définition de départ est logiquement celle qui correspond à l’étymologie de « corégulation » (« réguler ensemble »)[30] : la corégulation désignerait la situation dans laquelle les actes de régulation sont imputables à différents acteurs et plus spécialement aux pouvoirs publics, d’une part, et aux acteurs privés destinataires des normes, d’autre part. La définition basique de la corégulation consiste donc à y voir, dans un secteur donné ou concernant une question précise, une association de fait de la régulation étatique et de l’autorégulation. Cependant, bien des acceptions divergentes existent. Notamment en France, on va jusqu’à voir de la corégulation lorsque le législateur et le gouvernement élaborent la loi et le règlement après avoir recueilli l’avis des destinataires des normes. Dans ce cas, les actes normatifs issus de la corégulation demeurent les actes normatifs classiques de la modernité. À l’inverse, on fait parfois de la corégulation un ensemble de nouveaux outils normatifs typiques de la « postmodernité » et de la « gouvernance » ouvrant beaucoup plus directement la fabrique des normes aux personnes intéressées. Et une tout autre approche de la corégulation n’intègre que les acteurs privés et exclut les acteurs publics : il y aurait corégulation lorsque, dans un secteur donné, les codes de conduite sont négociés entre des parties dont les intérêts s’opposent (chefs d’entreprise et salariés, entreprises commerciales et consommateurs, etc.). Enfin, mentionnons la conception de la corégulation selon laquelle cette dernière serait une combinaison de régulations de nature différente : juridique, sociale, économique, technique, culturelle.

Les définitions des « mécanismes de régulation alternatifs » retenues dans le contexte de l’Union européenne sont peut-être celles qui se rapprochent le plus des propositions de notre étude. Selon l’Accord interinstitutionnel « Mieux légiférer » du 16 décembre 2003, conclu entre la Commission, le Parlement et le Conseil, la corégulation serait « le mécanisme par lequel un acte législatif […] confère la réalisation des objectifs définis par l’autorité législative aux parties concernées reconnues dans le domaine (notamment les opérateurs économiques, les partenaires sociaux, les organisations non gouvernementales ou les associations)[31] ». Il y aurait donc corégulation lorsque les pouvoirs publics fixent des exigences essentielles puis laissent aux acteurs privés visés le soin d’établir leurs cadres normatifs dans le respect de ces exigences. La corégulation impliquerait ainsi un acte public positif de base, plus ou moins précis et contraignant, de même que divers actes normatifs privés subséquents. Quant à l’autorégulation, ce serait, toujours selon l’Accord interinstitutionnel « Mieux légiférer », « la possibilité pour les opérateurs économiques, les partenaires sociaux, les organisations non gouvernementales ou les associations, d’adopter entre eux et pour eux-mêmes des lignes directrices communes au niveau européen (notamment codes de conduite ou accords sectoriels)[32] ». L’autorégulation existerait ainsi loin de toute intervention des instances publiques, à l’abri de toute autorisation a priori et de toute validation a posteriori. L’Union européenne faisant grand cas de la subsidiarité et de la proportionnalité, il n’est guère surprenant que les « mécanismes de régulation alternatifs[33] » y prospèrent plus qu’ailleurs.

Reste à expliquer la définition de la corégulation que nous proposons ici, laquelle se place dans les pas de celle qu’a retenue l’Union européenne. Pour le dire en un mot, nous appréhendons la corégulation telle une autorégulation encadrée, une autorégulation dirigée, une « autorégulation provoquée[34] ». Cela signifie qu’il y aurait corégulation lorsque des acteurs privés élaborent des normes dans un cadre arrêté au préalable par les institutions publiques, lesquelles conservent un droit de regard sur les normes produites, qui peuvent être validées ou non à l’intérieur de l’ordre juridique étatique.

En d’autres termes, trois ensembles de sources privées de normes pourraient être distingués : 1) les sources privées indépendantes de l’État ; 2) les sources privées acceptées a posteriori par l’État ; et 3) les sources privées encouragées a priori par l’État. Il conviendrait de séparer les chartes et autres codes de bonne conduite privés souhaités explicitement par les pouvoirs publics, ceux dont ces derniers reconnaissent l’existence et ceux qui sont élaborés sans aucun égard pour l’État ni aucun regard de ce dernier. Un dispositif normatif privé dont les instances étatiques ont favorisé l’éclosion est différent de celui dont elles reconnaissent seulement la portée juridique a posteriori, par exemple grâce à l’intervention d’un juge ; et l’un et l’autre se révèlent incomparables à un dispositif normatif privé dont l’État nie toute relevance juridique — c’est-à-dire qu’il l’ignore[35]. La corégulation, selon notre conception, est associée aux sources privées encouragées par l’État, aux dispositifs normatifs privés que les autorités publiques favorisent a priori. Les interventions étatiques a posteriori ne sauraient donc transformer l’autorégulation en corégulation. Pour inviter des organisations privées à se donner leur droit, les instances publiques peuvent très directement consacrer l’obligation légale de le faire ou, moins brutalement, subordonner l’obtention de certains avantages ou autorisations à la preuve de l’élaboration de cadres normatifs suffisants. Également, les pouvoirs publics peuvent menacer d’édicter une réglementation plus stricte en cas de manque de normes privées. Encore, le législateur peut adopter par anticipation une réglementation de substitution applicable uniquement dans l’hypothèse où le secteur privé visé ne voudrait pas établir son propre cadre normatif ou n’y parviendrait pas. Cette législation virtuelle s’analyse alors telle une « loi “Damoclès”[36] ». Enfin, et surtout, les autorités publiques peuvent enclencher le processus normatif en engageant des discussions avec les partenaires privés afin d’aboutir à la signature de chartes et d’autres codes de bonne conduite.

Certains soulignent la « faculté exceptionnelle de captation du système juridictionnel étatique[37] » et l’État est en mesure, de manière plus ou moins artificielle, d’intégrer les sources privées sous sa coupe par des actes unilatéraux pouvant aller contre la volonté de la société civile. Par exemple, cette dernière peut bien défendre sa capacité d’établir contractuellement des règles de droit, l’État est, quoi qu’il en soit, libre de décider que « [l]es conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites[38] ». Et une norme privée indépendante de l’État peut en un instant muer en norme privée acceptée par l’État parce qu’un juge lui confère force juridique dans le système étatique en décidant de l’appliquer et d’en faire découler des effets de droit. Toutefois, il ne s’agit pas pour autant de corégulation : celle-ci, telle que nous la comprenons, suppose que la motivation de l’acteur privé à intervenir normativement réside dans l’incitation étatique à le faire, donc que la volonté de collaborer soit partagée par les pouvoirs publics et par les pouvoirs privés.

Peut-être est-il possible de réduire ainsi la corégulation à certaines situations précises dans lesquelles les sources publiques et les sources privées entrent en relation, soit celles où la connexion s’avère réciproque et non unilatérale. Il n’y aurait donc corégulation que lorsque les sources privées élaborent des normes parce que quelques organisations publiques les y invitent, et non lorsqu’elles décident de leur propre chef de faire oeuvre normative, même si l’État vient reconnaître par la suite cette intervention. De cette manière, il serait toujours question d’autorégulation quand des juges valident des usages ou des codes de conduite privés, faisant dépendre l’issue de certains litiges de leurs contenus, ou quand les sources privées profitent du silence du droit étatique pour créer des normes, ce silence ne pouvant s’analyser telle une invitation formelle à créer le droit. À l’inverse, lorsque le législateur édicte des lois supplétives de volonté, les normes privées qui sont produites en conséquence concourent à la corégulation ; mais, lorsque le législateur renvoie aux « bonnes moeurs », ces dernières ne relèvent pas de la corégulation, car elles existent indépendamment de la décision du législateur de s’y reporter, laquelle se comprend telle une consécration a posteriori desdites bonnes moeurs.

Partant, sous l’angle formel, ce sont des sources privées qui élaborent les normes dans l’hypothèse tant de la corégulation que de l’autorégulation. À notre avis, la corégulation ne saurait s’incarner dans des lois parlementaires ou des règlements gouvernementaux. Ainsi, lorsque la source formelle est étatique et que la source matérielle est privée, par exemple par le jeu des lobbies, il est toujours question de régulation publique. Quand le Parlement ou le gouvernement recourt à des consultations prélégislatives ou préréglementaires, est en cause la législation ou la réglementation, et non la corégulation. Et la quintessence de la corégulation se trouve peut-être dans les situations où la source formelle d’un acte normatif se révèle à la fois publique et privée : tel est le cas, par exemple, quand les signataires d’une charte sont des personnes publiques et des organisations privées.

Reste que la corégulation semble de plus en plus courante tant « l’ordre étatique, par nécessité plus que par mansuétude, doit s’en remettre aux communautés particulières, plus compétentes à pourvoir à leurs propres besoins[39] ». Et cela se vérifie tout particulièrement dans le domaine des nouvelles technologies de la communication. Aussi convient-il de nous pencher, du point de vue étatique, sur les enjeux et sur les conséquences de la corégulation d’Internet. En effet, si la corégulation correspond à des normes dont les sources formelles sont privées, ce sont néanmoins les institutions étatiques qui jouent le rôle clé en la matière puisque, suivant les définitions ici proposées, elles sont libres de décider « souverainement » de recourir à la corégulation ou non.

1.2 Les enjeux de la corégulation d’Internet

En premier lieu, la corégulation peut être utile à l’État dans un contexte, spécialement celui du droit d’Internet, où est toujours plus critiquée la dégradation de la qualité de son droit, notamment en raison de l’inflation normative. Avec la corégulation, il convient de n’édicter que les normes indispensables, celles que les acteurs privés ne sauraient élaborer eux-mêmes. La corégulation peut donc permettre de simplifier le droit étatique et de désengorger le Parlement. En second lieu, dans des matières telles que le droit d’Internet, l’enjeu est surtout celui de l’efficacité tant la loi et, plus largement, les interventions étatiques souffrent souvent d’ineffectivité, laquelle est généralement liée à des maladresses et à des incompréhensions auxquelles la corégulation a vocation à remédier, au moins en partie. Le droit pouvant de moins en moins reposer sur la contrainte, nous croyons important qu’il puisse s’appuyer sur la persuasion.

Aussi faut-il poser la question de savoir si, souvent et de plus en plus, les États seraient non pas libres mais contraints d’opérer le choix de la corégulation dans des domaines où les codes, les chartes et d’autres contrats types seraient toujours plus nombreux, les acteurs privés souhaitant se donner leur droit et écarter la régulation publique. Se développent chaque jour davantage des sources privées qui se situent dans un rapport de concurrence ou, du moins, d’indifférence réciproque avec les sources publiques. La corégulation serait une réponse : reconnaître la force juridique des sources de normes privées, tout en reprenant partiellement le contrôle du droit. S’intéresser à la corégulation et à l’autorégulation pourrait ainsi être opportun aux yeux de qui se questionne sur l’état de l’État (c’est-à-dire pour qui remet en cause la puissance de l’État). Par conséquent, peut-être avoir de l’intérêt pour l’internormativité serait-il de même porteur sous l’angle de l’état de l’État ou de la puissance de l’État : plus il y aurait d’internormativité, moins l’État dominerait le droit et serait l’alpha et l’oméga de la régulation de la société. D’aucuns remarquent que l’autorégulation et la plurinormativité sont un signe de l’autonomie et de l’émancipation de la société civile par rapport à l’État[40], ce qui, du point de vue de ce dernier, est révélateur de graves difficultés. Avec la corégulation et l’internormativité, le constat apparaît moins dramatique pour l’État ; mais cette corégulation n’en signale pas moins un déclin de l’État en comparaison de ce qu’était l’empire de son droit au temps du règne de la loi.

Trois situations pourraient donc être distinguées :

  • la mononormativité, lorsque l’État est la puissance normative par excellence et que nul ne songe à édicter des normes en marge des procédures étatiques ;

  • la plurinormativité, quand l’État est concurrencé dans sa fonction de producteur des normes par des pouvoirs privés ;

  • l’internormativité, entre mononormativité et plurinormativité, lorsque ce sont les autorités publiques qui encouragent l’élaboration des foyers privés de normes, lesquels sont alors les associés et non les concurrents de l’État.

Reste qu’entre un droit d’origine privée parfaitement autonome et libre et un droit d’origine privée dans une certaine mesure sous contrôle, les pouvoirs publics ne peuvent que préférer ce dernier et donc opter pour l’internormativité plutôt que la plurinormativité. L’« autorégulation » et la « corégulation » en vertu d’une « investiture étatique[41] » comportent ainsi des sens très différents et même sans doute largement antinomiques aux yeux de l’État. Carré de Malberg ne professait-il pas que « l’État lui-même cesserait de subsister s’il pouvait s’établir chez lui, en vertu d’une puissance autre que la sienne, c’est-à-dire sans des habilitations venues de règles créées par ses propres organes, un système de normes pourvu de sanctions[42] » ? Peut-être l’« État postmoderne » est-il celui qui ne s’obstine pas à nier la « relevance » des ordres normatifs privés et qui cherche, en l’acceptant et en s’engageant de plain-pied dans l’internormativité, à mieux maîtriser ceux-ci.

Pour ce qui est du droit d’Internet, il s’élabore pour une part non négligeable loin des institutions publiques, qu’elles soient nationales ou internationales. Il tend presque « par nature » vers la plurinormativité. Beaucoup des règles privées constitutives de ce droit ne bénéficient d’aucun aval étatique. Notamment, si la lex mercatoria a depuis longtemps témoigné de la possible existence de règles juridiques spontanées, anationales et aterritoriales, donc indépendantes de tout ordre étatique, édictées loin du regard et de la tutelle étatique[43], la gouvernance d’Internet semble lui redonner de l’allant à travers son pendant numérique : la lex electronica. Or il faut gager que c’est un enjeu non secondaire du point de vue des institutions publiques que de mieux saisir le droit d’Internet dès lors que pratiquement toutes les activités humaines et sociales empruntent désormais le réseau mondial. Ce ne serait peut-être rien de moins que l’intérêt général, la démocratie ainsi que les droits et libertés fondamentaux qui seraient menacés si le droit était abandonné aux puissances privées. Pour contrer ce danger, des lois et d’autres règlements sont édictés. Cependant, devant leurs graves lacunes et limites, la corégulation peut se présenter telle une voie à privilégier afin que lesdites puissances privées soient moins tentées d’abuser de leur capacité normative.

Concernant Internet plus que tout autre domaine, il semble indispensable de trouver les moyens pertinents afin que la société civile et le secteur privé soient davantage portés à coopérer avec l’État qu’à le contester[44], car la remise en cause de la puissance de l’État dans le cyberespace est telle qu’une société civile et un secteur privé qui contestent l’État sont une société civile et un secteur privé capables de rivaliser avec lui, loin d’être dominés par lui et soumis à lui. C’est pourquoi la corégulation, droit d’origine privée instauré et soutenu par l’État et empreint d’internormativité, peut être une solution afin que le paysage du droit d’Internet soit davantage celui d’une alliance des puissances que d’une guerre des puissances, même si le visage de l’État ne peut qu’en sortir changé : de Léviathan dominant la société du haut de sa pyramide, il deviendrait simple partenaire parmi d’autres dans le réseau des ordres normatifs, dans le réseau des puissances normatives. Un grand enjeu de la corégulation serait ainsi de garantir la cohabitation harmonieuse de la puissance publique et des puissances privées en empruntant une « troisième voie innovante entre l’autorégulation des acteurs privés et la régulation par les acteurs publics[45] ».

Mentionnons ici un exemple d’acte normatif typique de la corégulation : en France, le « contrat d’édition à l’ère du numérique », issu d’un accord entre le Syndicat national de l’édition et le Conseil permanent des écrivains, a pour objet d’adapter le droit de la propriété littéraire et artistique aux mutations induites par Internet. Ainsi, plutôt que de recourir à la loi, les pouvoirs publics français privilégient, avec un certain succès, le recours au contrat type négocié entre acteurs privés du secteur de l’édition. Selon l’ancienne ministre de la Culture Aurélie Filippetti, ce serait là une « réforme audacieuse, d’une ampleur inédite depuis 1957[46] » — date de l’entrée en vigueur de la grande loi réformatrice du droit d’auteur en France. Ces paroles d’une jeune ministre traduisent un changement de conception du rôle de l’État dans le droit : on peut désormais préférer l’accord-cadre à la loi et donc la corégulation à la législation, y compris dans une matière d’ordre public, et cela, car on estime que les normes, que le ministère a validées, auront plus de chances d’être respectées par leurs destinataires si elles sont portées par un contrat type que par une loi ou un décret. Cependant, cette corégulation ne traduit-elle pas une démission de l’État quant à son rôle ?

En tout cas, l’État est potentiellement en mesure de développer la corégulation dans tous les domaines : il peut toujours inciter les sources privées à produire le droit, y compris lorsque celles-ci le faisaient déjà sous la forme de l’autorégulation. Seulement, encore faut-il, d’une part, que ces sources privées acceptent de devenir les associées de l’État et, d’autre part, que les normes produites satisfassent, quant à leur portée, les exigences axiologiques de l’État et lui permettent d’atteindre ses objectifs, ce qui est un autre problème mais non le moindre. La corégulation n’a de sens que si les normes en résultant sont favorables à l’intérêt général ainsi qu’aux droits et libertés fondamentaux tels que l’État les conçoit. D’aucuns soulignent combien les intérêts défendus par les institutions publiques et ceux qu’aspirent à protéger les organisations privées ne peuvent pas toujours être conciliés, tant s’en faut[47]. Or la corégulation n’est normalement envisageable que dans les cas où les unes et les autres poursuivent des fins identiques ou, du moins, proches. Voilà sa grande limite. Si l’État accepte de recourir à la corégulation lorsque les sources privées ne poursuivent pas les mêmes fins que lui, nul doute qu’il se dévoie et que cette corégulation se révèle alors lourde de sens sous l’angle de l’état de l’État et des crises de sa souveraineté et de sa puissance.

Pour autant, s’il est vrai, dans le domaine de la gouvernance d’Internet, que les normes d’origine privée sont globalement préférables aux normes d’origine publique parce qu’elles sont « purement pragmatiques[48] », parce qu’elles répondent mieux au caractère technique et évolutif de l’objet à régir, parce qu’elles peuvent être transnationales, parce que leurs auteurs sont seuls capables de comprendre les enjeux en présence et parce que les sanctions privées s’avèrent plus effectives que les sanctions publiques[49], alors l’État devrait, autant que possible, se reposer sur les sources privées de normes et donc s’ouvrir à l’internormativité. C’est peu ou prou ce qu’il tend à faire, et il convient à présent d’illustrer concrètement ces réflexions sur le sens de la corégulation d’Internet.

2 La pratique de la corégulation d’Internet

Le droit d’Internet est depuis toujours marqué par la plurinormativité, notamment parce qu’il a été historiquement très dépendant de l’autorégulation. Cependant, l’internormativité, depuis le début des années 2000, le gagne de plus en plus, spécialement parce que les États s’évertueraient à recourir à la corégulation. Pourtant, Internet est souvent décrit, en particulier par le Conseil d’État français[50], comme le principal lieu où peuvent être commises des violations des droits fondamentaux. On juge qu’il serait l’instrument qui permettrait l’avènement du « Big Brother » imaginé par George Orwell, mais un « Big Brother » incarné par les grandes multinationales du cyberespace et n’ayant rien à voir avec le Léviathan étatique[51]. Par conséquent, il serait nécessaire que le droit dur des États encadre aussi finement que possible les technologies d’Internet et ses activités. Toutefois, ce qui s’avère possible est peu de chose et l’expérience des premières lois adoptées pour saisir le cyberespace, par trop marquées par l’ineffectivité, invite à emprunter d’autres voies. Au premier rang de celles-ci figure la corégulation. Avec la législation, puissance publique et puissances privées en sont le plus souvent venues à s’affronter et la puissance publique n’a pas semblé en mesure de triompher dans cette plurinormativité aux allures de « guerre des sources » ; avec la corégulation et l’internormativité, sorte de « paix des sources », ces puissances s’associeraient. Et il faudrait espérer que cela profite à l’intérêt général de même qu’aux droits et libertés fondamentaux. Dans l’idéal, les normes privées issues de la corégulation ne seraient que des déclinaisons des normes publiques. Il semble en tout cas que le droit d’Internet soit une branche du droit dans laquelle les pouvoirs publics auraient depuis longtemps et largement souhaité recourir à la corégulation, notamment en France (2.1). En ce sens, un ouvrage collectif récemment paru porte significativement sur ce thème : Internet, espace d’interrégulation[52]. Et il est remarquable que l’organisme peut-être le plus au coeur du droit d’Internet, c’est-à-dire l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) (Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur internet), soit un organisme de corégulation (2.2).

2.1 L’expérimentation de la corégulation d’Internet au cours des années 2000 à l’échelle nationale

En France, les témoignages de droit d’origine privée encouragé par l’État et accueilli dans l’ordre juridique étatique, l’État se faisant alors « réflexif et […] incitateur[53] », ne manquent pas. C’est d’ailleurs de manière très classique que le législateur renvoie à la pratique le soin de compléter ou même de préciser la loi[54]. Et il faut redire que toutes les règles supplétives de volonté sont des autorisations données aux individus d’être leurs « propres législateurs[55] ». Quant à la convention collective de travail, elle est peut-être l’« exemple le plus achevé de législation privée[56] », spécialement dès lors que c’est la Constitution et non la loi qui consacre le recours à la corégulation. Le droit français des ordres professionnels (médecins, avocats, architectes, etc.) est très largement ouvert à la corégulation ; et, en matière de droit des médias, le droit de la communication audiovisuelle français comporte un grand nombre de chartes, car celles-ci sont privilégiées par le régulateur du secteur[57]. Quant au droit d’Internet, il a été tout spécialement conçu au moyen de codes de conduite, de déclarations, de chartes, d’accords, de standards et d’autres labels issus de la corégulation, outils qui sont aussi privilégiés par l’Union européenne[58]. Ainsi qualifie-t-on la corégulation de « phénomène d’abord français et, ensuite, européen[59] ». À titre d’illustrations, nous insisterons sur l’institution du Forum des droits sur l’Internet et sur les chartes d’initiative publique (2.1.1), quelques enseignements intéressants, et contrastés, pouvant en être tirés sous l’angle de la méthodologie juridique (2.1.2).

2.1.1 Les chartes et le Forum des droits sur l’internet

En France, beaucoup d’exemples de chartes élaborées dans un cadre de corégulation, donc à l’initiative des autorités publiques, peuvent être cités : « Charte contre les contenus odieux », rédigée sous l’égide des pouvoirs publics et signée par l’Association des fournisseurs d’accès et de services Internet (AFA), le 14 juin 2004 ; « Charte de confiance des plates-formes de vente entre internautes », signée par la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (FEVAD), différents services de vente entre particuliers et le ministère des petites et moyennes Entreprises au printemps 2006 ; « Charte du droit à l’oubli », signée le 13 octobre 2010 sous la houlette du secrétaire d’État responsable du numérique ; « Charte de lutte contre la contrefaçon sur internet » du 16 décembre 2009, « ratifiée » par ministres, plateformes de commerce électronique, titulaires de marques et associations de consommateurs.

Ce ne sont là que quelques illustrations parmi beaucoup. Ainsi, en 2008, en venait-on à décrire la situation suivante : « Les initiatives foisonnantes du très actif secrétaire d’État chargé de l’économie numérique donnent une actualité nouvelle [aux chartes et aux codes privés]. Ici, ce dernier presse les sites comparateurs de prix d’élaborer une charte déontologique, et là, dans le cadre des “assises du numérique”, il ne propose rien de moins que la rédaction de deux chartes[60]. » Devant les difficultés qu’il éprouve à saisir de manière efficace les activités d’Internet, l’État paraît recourir régulièrement à la corégulation dans l’espoir qu’un droit d’origine privée encouragé et validé par lui permette mieux qu’un droit d’origine publique largement inopérant et ignoré de protéger les droits et libertés.

La corégulation d’Internet peut prendre d’autres formes que la rédaction de codes ou de chartes. Par exemple, un label pour les sites comparateurs de prix a été créé par la FEVAD et la secrétaire d’État chargée de la prospective et du développement de l’économie numérique le 29 juin 2009. Ce label vient renforcer la « charte de confiance » élaborée un an plus tôt par différents services de comparaison de prix. In fine, toutes les formes de droit issues de l’autorégulation semblent pouvoir être également utilisées sous le couvert des autorités publiques, c’est-à-dire dans un contexte de corégulation. Les chartes et les codes de conduite sont l’instrument et le symbole de la concertation et du développement de la corégulation, mais cette dernière se présente aussi sous bien d’autres aspects.

Par ailleurs, au-delà des textes particuliers, la corégulation se traduit par la mise en place d’organisations ad hoc très originales sous l’angle de leurs statuts et de leurs modes de fonctionnement. Ainsi, au début des années 2000, les gouvernements français, d’abord, et belge, ensuite, ont créé chacun un organe de corégulation : respectivement le Forum des droits sur l’Internet (FDI) — pour lequel avait d’ailleurs été envisagée dans un premier temps l’appellation « organisme de corégulation de l’internet » — et l’Observatoire des droits de l’internet. En France, le FDI est devenu le symbole de la volonté des pouvoirs publics de s’en remettre à la corégulation. Consistant en une association réunissant les acteurs économiques du réseau (représentants des sites de commerce électronique, des fournisseurs d’accès à l’internet (FAI), des hébergeurs, etc.), des experts, des représentants des usagers et des associations de protection des cyberconsommateurs, ainsi que des représentants des pouvoirs publics, il a été décrit tel un « objet juridique hybride, ni étatique ni civil, ni moderne ni postmoderne. En fait une gabegie structurelle[61]. » Tel est peut-être le vrai visage de la corégulation et de l’internormativité. Reste que, pendant une décennie — puisqu’il a disparu à la fin de 2010[62] —, le FDI a été une source matérielle mais aussi une source formelle du droit d’Internet de premier plan.

Le FDI a été créé en 2001 à l’initiative du premier ministre, la responsabilité du projet étant confiée à Isabelle Falque-Pierrotin, maître des requêtes au Conseil d’État qui présentait alors la corégulation en tant que rencontre d’« acteurs publics et privés afin qu’ils travaillent ensemble[63] ». Qualifié d’« originalité juridique s’il en est[64] », le FDI se présentait tel le modèle type de ce que pourrait être la corégulation, ce « mariage de l’autorégulation et de la présence de l’État[65] » ou « autorégulation teintée de public[66] ». Le FDI se devait ainsi d’être « en dehors des structures gouvernementales [et] au service des acteurs publics et privés[67] ».

Le FDI était présidé par un conseiller d’État, tandis que le directeur du développement des médias et un représentant du ministère de l’Économie et des Finances siégeaient à son conseil d’orientation en tant qu’observateurs et que des représentants de différentes administrations étaient régulièrement invités à participer à ses groupes de travail thématiques. En outre, son personnel comprenait des agents de droit public et ses ressources financières provenaient en grande partie de l’État. Le FDI était donc une personne privée au sein de laquelle le public était présent mais sans être oppressant, même si l’on a pu critiquer son « manque apparent d’indépendance » par rapport à l’État[68]. La grande majorité des observateurs ont souligné les avantages d’un tel organisme, « remarquable dans la mesure où [il prenait] institutionnellement acte de l’originalité d’Internet[69] » et qui « a largement fonctionné, à la satisfaction de tous[70] », y voyant jusqu’au « pivot organique de la régulation de l’internet en France[71] ».

Le FDI devait servir à éviter de maladroitement « plaquer sur l’internet les modèles du passé[72] ». En ce sens, un rapport paru en 2011 relevait que « le caractère spécifique et novateur de l’Internet interdisant la transposition pure et simple des dispositifs de régulation étatique qui ont pu être mis en place dans les secteurs de l’audiovisuel et des télécommunications, les pouvoirs publics ont mis en place une forme nouvelle et originale de régulation, associant acteurs publics et privés : la corégulation[73] ». Si l’État ne maîtrise pas, par son droit, les activités d’Internet, ce n’est pas qu’il ne le souhaite pas et qu’il ne le doive pas : c’est seulement qu’il ne le peut pas, qu’il n’y parvient pas. La corégulation est alors bel et bien un pis-aller. Et quelques enseignements peuvent être tirés de ces expériences de corégulation qui, en même temps, ont été des expériences d’internormativité, le droit de l’État s’ouvrant au droit d’origine privée et ce dernier devant s’aligner sur le droit de l’État dès lors qu’il est « sous tutelle ». Autrement dit, la corégulation engendre l’internormativité, car les métanormes publiques se reposent sur les normes privées, tandis que les secondes doivent se conformer aux premières — en ce que les métanormes attribuent des compétences pour édicter des normes et qu’elles assignent des objectifs et des limites aux normes.

2.1.2 Des enseignements contrastés pour la méthodologie juridique

La corégulation a jusqu’à présent été plutôt fructueuse, en particulier en matière d’effectivité et d’efficacité du droit en raison de la légitimité supérieure du « droit négocié » par rapport au « droit imposé » et du dépassement des frontières entre régulation publique et régulation privée qu’elle permet :

[Le FDI pouvait ainsi se féliciter] du choix en faveur d’une approche multi-acteurs sur l’ensemble des questions relatives à la société de l’information, [car] [c]ette méthode constitue, sans aucun doute, l’axe de développement idéal d’une bonne gouvernance de l’internet, respectueuse des principes fondateurs du réseau mondial (outil ouvert, complexe, international, sans frontière où toutes les parties prenantes jouent un rôle fondamental), de nature à conférer aux solutions dégagées légitimité et efficacité[74].

Ainsi considère-t-on à cette époque-là que la corégulation et la « régulation multiacteurs », pour reprendre l’expression à laquelle goûtait particulièrement le FDI, seront à privilégier en vue d’établir de façon ouverte et innovante le droit d’Internet, ce qui impliquera d’opérer un « décloisonnement normatif[75] » et de s’ouvrir à l’internormativité.

Pourtant, les pouvoirs publics français ont préféré mettre un terme aux activités du FDI, alors même que celui-ci était au centre de la corégulation d’Internet. D’aucuns ont pu regretter la « disparition d’un lieu important de rencontre et de réflexion[76] » ou « déplorer le retrait d’une structure utile de médiation[77] » et d’une instance normative située « entre la régulation publique et l’autorégulation[78] ». Et des députés français d’en « [appeler] de [leurs] voeux [au] retour à […] un modèle plus ambitieux d’enceinte de corégulation disposant de l’ensemble des compétences qui étaient celles du Forum des droits sur Internet, en particulier celles de médiation et d’élaboration et de suivi de chartes de bonnes conduites[79]. » Si le FDI a disparu, il a malgré tout, semble-t-il, mis en lumière l’intérêt de la corégulation.

Cependant, l’expérience du FDI n’ayant pas été renouvelée[80], se pose la question de savoir si les autorités publiques françaises ne tendraient pas, aujourd’hui, à se désintéresser de la corégulation. En tout cas, si les entreprises de corégulation dans le domaine du droit d’Internet ont été nombreuses en France, le bilan à en tirer se révèle mitigé. Notamment, l’apport du FDI doit être relativisé par le fait que, s’il a pu édicter diverses normes et jouer un rôle de source formelle, sa principale mission n’était cependant que de formuler des recommandations et des avis à l’intention du gouvernement et du Parlement. Or nous avons précédemment souligné qu’il ne saurait être question, en cas de loi ou de décret, de corégulation, celle-ci se comprenant telle une régulation assurée par les pouvoirs privés à l’initiative des pouvoirs publics, et non l’inverse.

Par ailleurs, l’invitation des personnes privées désireuses d’établir leur propre droit est un outil dont se servent les instances publiques lorsqu’elles souhaitent contourner les problèmes de contrainte, de complexité, de lenteur et de rigidité de la voie législative ou réglementaire. Dans un certain nombre de cas, cela s’avère pertinent — les normes en cause se révélant à la fois effectives et satisfaisantes du point de vue des attentes axiologiques de l’État. Spécialement dans des domaines techniques, la voie des chartes cosignées par les autorités publiques et par les autorités privées peut être utile. Toutefois, elle peut aussi conduire à des échecs. En effet, la construction privée du droit d’Internet à l’initiative des pouvoirs publics est une étrange figure et les tentatives en ce domaine n’ont pas toujours été couronnées de succès. En réalité, l’autorégulation serait plus souvent que la corégulation à l’origine de normes efficaces. L’une des premières tentatives de corégulation en France, l’élaboration du « Code de bonne conduite de l’internet » en 1997, a ainsi rapidement périclité. À la demande du gouvernement, cette charte (dite « Beaussant ») avait été établie pour faciliter le développement harmonieux des activités dans le cyberespace. L’application de ce texte devait être assurée par une association, le Conseil de l’internet, construit sur le modèle du Bureau de vérification de la publicité, mais le projet a échoué, notamment parce qu’il n’a suscité ni l’adhésion des professionnels ni celle des associations de consommateurs. De même, la « Charte d’engagements pour le développement de l’offre légale de musique en ligne » de 2004 n’a guère porté ses fruits et des commentateurs sont allés jusqu’à la qualifier d’« échec total[81] ». Quant à la « Charte pour la confiance en ligne » que les autorités publiques ont entendu établir en 2008, elle n’a pas vu le jour, mais a en revanche suscité une vive polémique parmi les usagers et chez les professionnels, les deux groupes ayant accusé l’État de vouloir « filtrer l’internet comme en Chine[82] ». La « Charte du droit à l’oubli » de 2010, pour sa part, a pâti du fait que ni Facebook ni Google ne l’ont signée, tandis que la « Charte de lutte contre la contrefaçon sur internet » de 2009 n’a, elle, pas été signée par des acteurs dominants tels qu’Amazon ou eBay.

Or les chartes et les codes de bonne conduite sont dépourvus de l’effet obligatoire erga omnes qui fait la force des lois et des règlements. Ils ne lient que ceux qui acceptent volontairement de s’y soumettre. Partant, si l’État peut encourager la corégulation de leurs activités par les acteurs privés, le succès de ces initiatives dépend forcément du bon vouloir de ces derniers et non de quelque contrainte exercée par la puissance de l’État, laquelle se révèle, dans tous les cas, fort diminuée. Devant ces limites, on dresse un constat négatif :

D’abord, l’initiative des pouvoirs publics dans la rédaction des chartes est souvent mal vécue dans le monde de l’internet. Le spectre d’un contrôle étatique est couramment agité. Ensuite, les chartes, quand elles ne sont pas signées par les personnes qui doivent modifier leurs comportements – et comment pourraient-elles l’être dans le cas de personnes se livrant à des activités illicites ? —, connaissent peu de succès[83].

La corégulation est donc très loin de constituer un remède miracle pour le droit d’Internet. Les institutions étatiques ne sont qu’un peu moins sujettes à la suspicion quand elles entendent recourir à la corégulation que lorsqu’elles veulent s’appuyer sur la législation. Beaucoup d’acteurs privés d’Internet sont récalcitrants à la perspective d’entrer en relation avec les pouvoirs publics au moment d’établir les normes censées régir leurs activités, tandis que lesdits pouvoirs publics, qui hier étaient de même méfiants quant à l’idée de « privatiser la production du droit », s’efforcent désormais de négocier le droit avec ses destinataires et même de leur déléguer la tâche de le produire, mais suivant des modalités qui ne sont pas toujours les plus adroites et qui souvent ne permettent pas à la corégulation d’exprimer tout son potentiel.

Par ailleurs, il est remarquable que l’organisme peut-être le plus essentiel au sein du droit d’Internet et pour le fonctionnement de ce dernier s’analyse tel un organe de corégulation. Nous parlons ici de l’ICANN. Aussi convient-il de terminer notre exposé en présentant cet autre « ovni institutionnel » qui constitue peut-être l’exemple le plus topique d’édiction privée de normes avalisée par l’État — en l’occurrence, les États-Unis.

2.2 Un organe de corégulation au coeur du droit d’Internet à l’échelle mondiale : l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers

Le réseau mondial de communication qu’est Internet est né aux États-Unis et son « coeur », s’il existe vraiment, s’y trouve aujourd’hui encore, y compris sous l’angle du droit ou de la gouvernance d’Internet. C’est pourquoi les États-Unis jouissent depuis toujours de prérogatives éminentes et primordiales en matière de régulation d’Internet. Or ils goûtent tout particulièrement au « droit de tutelle », qui régit les agences et, concernant le droit d’Internet, s’exprimait en premier lieu, jusqu’en septembre 2016, dans l’ICANN, autorité phare du cyberespace puisqu’elle est chargée de l’attribution et de la gestion administrative et réglementaire des adresses IP et des noms de domaine, lesquels constituent les rouages essentiels d’Internet et du Web.

En juin 1998, le Département du commerce américain publiait un livre blanc, après d’intenses négociations (avec des chercheurs, l’industrie des télécommunications, les fabricants d’équipements, les fournisseurs de contenus, etc.), comportant une déclaration de politique générale relative à la base de données du système de noms de domaine (Domain Name System ou DNS) qui a reçu un accueil très favorable de la part des acteurs commerciaux et non commerciaux d’Internet. En particulier, le Département du commerce souhaitait permettre l’instauration de mécanismes de prise de décision ascendante (bottom-up) devant accroître la flexibilité du système. Et le gouvernement américain de déclarer très significativement : « Nous nous engageons à mettre en oeuvre une transition qui permettra au secteur privé de conduire la gestion du DNS[84]. »

Puis, c’est par des statuts en date du 6 novembre 1998 que l’ICANN a été instituée sous la forme d’une société privée à but non lucratif destinée au bien public[85] et régie par le droit californien. Et un accord signé avec le Département du commerce le 25 novembre suivant a précisé ses fonctions et ses pouvoirs. L’ICANN est ainsi un excellent exemple de corégulation et d’internormativité puisque c’est une personne privée à vocation normative issue d’une initiative publique. Ses prérogatives dépendent entièrement des contrats passés avec l’administration des États-Unis. À l’instar du FDI précédemment mentionné, l’ICANN est une source de normes remarquable en raison des grandes particularités de son statut, de ses missions et de ses moyens, ainsi que du fait des spécificités de ses organes internes et des principes qui régissent son fonctionnement. Sa complexité, sa souplesse et l’évolutivité de son cadre juridique et de son fonctionnement peuvent « dérouter » tant ils « échappe[nt] aux références habituelles[86] » et tant ils reposent sur « des règles qu’il faut bien désigner comme un “maquis”[87] ». S’il n’y a pas lieu, en ces lignes, de détailler toutes ces spécificités, l’important est de remarquer combien la corégulation aboutit à la création d’instances qui se révèlent tout à fait originales et qui renforcent nécessairement les phénomènes d’internormativité puisque, dès lors que les sources publiques et privées sont intimement liées, c’est aussi le cas des normes publiques et privées, les unes et les autres ne devant pas entrer en confrontation mais se compléter, se concilier.

Simplement faut-il insister sur les principes de la gouvernance de l’ICANN, car ils sont peut-être, en même temps, les principes de la corégulation et les explications de l’internormativité. Ces principes consacrent un modèle multi-intervenants — l’ICANN se définit tel un « environnement unique à intervenants multiples[88] » — censé permettre à toutes les parties intéressées de participer à l’élaboration des normes (de manière décisoire ou, le plus souvent, de manière consultative) et engendrant une quête constante du consensus. Ainsi ces principes sont-ils principalement, selon les statuts de l’ICANN, l’ouverture, la participation, la documentation[89], la confiance, la transparence, l’impartialité et la responsabilité. En outre, la « rapidité d’action » fait également partie des objectifs que l’ICANN s’efforce d’atteindre. Le contraste entre la corégulation et la législation est ainsi patent. Néanmoins, tout le monde ne se félicite pas de l’état actuel de la gestion d’Internet par l’ICANN et la complexité et le caractère opaque de son processus de décision se trouvent régulièrement critiqués. Il n’en demeure pas moins que l’ICANN, qui reste une société de droit privée, s’efforce depuis toujours de paraître la plus légitime aux yeux d’un maximum d’acteurs du monde du Web et d’Internet et que, pour ce faire, elle recourt à des procédés « démocratiques » dans son mode de prise de décision et impose de rigoureuses normes déontologiques à ceux qui participent à ses travaux.

Surtout, le fait que l’ICANN est un organe de corégulation par excellence s’explique par la tutelle longtemps exercée par le gouvernement américain. Celui-ci, lorsque les statuts de l’ICANN ont été négociés en 1998, s’est réservé un droit de veto sur ses décisions. Malgré son statut d’organisation privée, l’ICANN était donc l’objet d’un contrôle plus ou moins étroit mais réel de la part de l’administration américaine. Et d’aucuns n’hésitaient pas à la qualifier de « régulateur mi-privé mi-public[90] ». Or cette tutelle du gouvernement américain a été la principale cible des critiques adressées à l’ICANN, et celles-ci, par conséquent, visaient en même temps cette forme très perfectionnée de corégulation. Cependant, lorsque, en 2009, l’accord liant l’ICANN aux États-Unis a été renouvelé, l’Union européenne a obtenu un droit de regard et de suggestion plus important au sein de l’organisation, ce qui a alors conforté la corégulation.

Toutefois, depuis le 1er octobre 2016 et l’arrivée à échéance du contrat liant l’ICANN et les États-Unis, et malgré la forte hostilité des représentants républicains au Congrès qui ont tenté sans succès de bloquer le processus, la tutelle des États-Unis a pris fin et l’ICANN est devenue une « entité internationale autonome et à but non lucratif[91] ». Cette transition est un « “moment constitutionnel” clé pour la gouvernance d’internet », a-t-on pu commenter[92]. Cela ne saurait toutefois empêcher de continuer à analyser l’action de l’ICANN comme s’inscrivant dans le contexte de la corégulation d’Internet puisque son existence reste le fruit d’une volonté étatique et que son émancipation également est le résultat d’une décision étatique, la réforme ayant été voulue et conduite par l’administration du président Barack Obama en réaction aux révélations d’Edward Snowden.

Il est également important de noter que l’ICANN abrite des représentants des États, l’un de ses comités étant le Governmental Advisory Committee. Celui-ci comprend des délégués agréés par de nombreux gouvernements nationaux — ceux qui acceptent le rôle prépondérant de l’ICANN et qui s’acquittent d’une substantielle participation financière. Cette situation renforce le lien entre l’ICANN et la corégulation. Toutefois, les prérogatives du Governmental Advisory Committee sont uniquement d’ordre consultatif et en aucun instant d’ordre décisoire, ce qui est significatif de la tournure qu’a prise la corégulation en matière de droit d’Internet. Désormais, les rôles tendent à être inversés : ce sont les pouvoirs privés qui font le droit et les États qui sont consultés. De plus, la compétence de l’ICANN étant par nature mondiale et transnationale comme Internet — a fortiori depuis son changement de statut le 1er octobre 2016 —, ses décisions s’imposent aux États, bien qu’il s’agisse d’une structure originellement de droit californien soumise seulement à l’Attorney General (ministre de la Justice) de la Californie. Néanmoins, l’ICANN, pour mener à bien ses missions, a besoin d’un soutien minimal de la part des principaux gouvernements de la planète, si bien que ses organes directeurs s’efforcent d’écouter les recommandations du Governmental Advisory Committee. Telle est bien la logique profonde de la corégulation. Par suite, les normes produites par un organisme comme l’ICANN ne peuvent que se conformer autant que possible aux cadres juridiques étatiques. C’est notamment en cela que la corégulation est source d’internormativité et s’oppose à l’autorégulation, source de plurinormativité.

L’ICANN assure donc une fonction de régulation technique qui n’est pas dénuée de considérations politiques, et qui est capitale du point de vue de la sécurité et de la fiabilité d’Internet, à tel point qu’il est tentant de convenir que « l’ICANN a la mainmise sur l’internet[93] ». Cette organisation privée dispose en tout cas de prérogatives considérables et a pu, par exemple, suspendre l’enregistrement des sites en « .iq » (pour l’Irak) et en « .af » (pour l’Afghanistan)[94]. Que cette organisation soit typique de la corégulation et que son action soit globalement efficace et bien acceptée, tant des acteurs publics que des acteurs privés, montre que la corégulation et l’internormativité peuvent donner des résultats convaincants au coeur d’une branche du droit aussi importante et cardinale à l’ère de la mondialisation que le droit d’Internet.

Conclusion

De nos jours, les sources privées de normes remportent quotidiennement de nouveaux succès et concurrencent de plus en plus les sources publiques. Dès lors que l’empire des normes d’origine privée est une réalité, deux possibilités s’offriraient aux gouvernants : 1) le déni, soit l’autorégulation et la plurinormativité ; ou 2) la reconnaissance, c’est-à-dire la corégulation et l’internormativité. Dans le premier cas, les sources s’ignorent les unes les autres : les sources privées édictent leurs normes sans égard pour les normes publiques et pour les exigences de l’État, profitant simplement de leur puissance normative de fait ; les sources publiques, de leur côté, contestent la possibilité pour des organisations privées de produire des normes et agissent comme si seuls les « devoir-être » posés par l’État constituaient le droit. Dans le second cas, au contraire, les sources collaboreraient et les normes entreraient en relation : les instances publiques, au moyen de métanormes, de normes secondaires, de normes procédurales et attributives, conféreraient aux sources privées le soin de dire le droit dans certains secteurs, et cela, dans le respect d’un cadre normatif et d’objectifs préexistants et donnés ; les sources privées bénéficiaires de la corégulation, quant à elles, s’attacheraient à respecter les métanormes publiques, tant qu’elles ne leur apparaissent pas inadmissibles, le tout afin de pérenniser la confiance sur laquelle reposerait essentiellement la corégulation. La confiance serait ainsi, sous l’angle de la corégulation, à la fois l’origine et la conséquence de l’internormativité. La plurinormativité, elle, irait de pair avec la méfiance et même la défiance des sources les unes à l’égard des autres.

Dans tous les cas, au-delà du droit d’Internet, le droit d’origine privée semble se développer de manière inédite au xxie siècle, que ce soit dans le contexte de l’autorégulation, de la plurinormativité et de la défiance ou dans celui de la corégulation, de l’internormativité et de la confiance. Ainsi est-on désormais tenté d’étendre au droit dans son ensemble l’analyse autrefois opérée relativement aux conventions collectives de travail : « Cette réglementation [privée] ne se contente plus de compléter la législation : elle la concurrence, elle la devance, elle l’ignore[95]. » À l’ère de la mondialisation et a fortiori à l’aune d’une branche du droit telle que le droit d’Internet, il devient difficile de ne pas décrire, avec Jean-Louis Bergel, le paysage juridique en ces termes :

De nos jours, les sociétés contemporaines multiplient et diversifient les sources de droit, faisant exploser les modèles étatiques et les ensembles normatifs classiques pour se diffuser librement, au-delà des frontières, dans le monde entier. Il faut donc songer, au-delà ou en deçà des ensembles étatiques, inter-étatiques ou supra-étatiques, à l’importance de nombreux ordres juridiques « délégalisés » à caractère privatif, propres à des groupements privés, à des branches particulières d’activité ou à des groupes sociaux déterminés qui ignorent les frontières et diffusent dans le monde entier leurs usages, leurs pratiques et leurs modes spécifiques de règlement des litiges […] Ainsi voit-on émerger une multitude de systèmes juridiques particuliers, distincts des ordres juridiques étatiques ou internationaux publics, qui bénéficient d’une certaine forme d’autonomie, mais qui coexistent ou même rivalisent avec eux[96].

Aussi n’y a-t-il peut-être guère d’autre choix envisageable pour les États que celui de préférer la corégulation à l’autorégulation, la législation et la régulation publique étant de moins en moins des options performantes devant les puissances privées. Les pouvoirs publics devraient désormais accepter la force juridique des pouvoirs privés et, de plus en plus, ils l’accepteraient, favorisant la corégulation et l’internormativité et limitant l’autorégulation et la plurinormativité. Ainsi pourraient-ils espérer endiguer le « déploiement anarchique des nouveaux phénomènes normatifs qu’appellent la technicisation et la scientifisation de la société et du système juridique[97] ». Devant le risque de désordre normatif accompagnant la plurinormativité et les paranormativités, le développement de la corégulation et de l’internormativité aurait vocation à contribuer à une « recomposition du paysage juridique [qui soit] celle d’un enchevêtrement de logiques, des éléments de production du droit en réseau venant s’insérer dans les interstices, de plus en plus larges, ouverts dans la construction pyramidale traditionnelle[98] ». On passerait « de la pyramide au réseau » ou, plutôt, « des pyramides au réseau », car le « réseau » serait un « réseau de pyramides ». La plurinormativité laisserait ainsi la place à l’internormativité. Cela n’irait pas sans passage du droit moderne au « droit postmoderne » et de l’État moderne à l’« État postmoderne », dont la corégulation serait le prototype institutionnel et l’internormativité, l’un des effets les plus remarquables.

Et le droit d’Internet pourrait servir de révélateur de ces mouvements du droit et de l’État. Puisque le droit d’Internet est l’un des points de friction les plus intenses entre progrès technologique et droit, à tel point que l’on évoque des « malédictions numériques » frappant le droit[99] — mais c’est surtout que ce dernier s’accommode mal du nouveau rythme installé à l’échelle mondiale, lequel n’est pas un autre que celui d’Internet —, et puisque le droit du réseau est peut-être le meilleur exemple de ce droit « en réseau » (l’antanaclase n’étant évidemment pas anodine) qui s’oppose au classique droit « pyramidal[100] », il faut gager que cette branche du droit témoigne tout spécialement du dynamisme du droit et que l’internormativité est de plus en plus l’un des coeurs donnant vie au droit.